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  • Un traducteur naturiste et crématiste

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    Andries de Rosa et la France

     

     

    La note « Israël Quérido poète et guide », qui reprend la préface de Henri Barbusse au roman Le Jordaan d’Israël Querido (éd. Rieder, 1932), fait allusion au duo franco-néerlandais des traducteurs de cette œuvre. Esquisser le portrait de ces deux hommes, en particulier celui d’Andries de Rosa, sera l’occasion de revenir sur le romancier néerlandais, sur l’auteur de L’Enfer ainsi que sur le précoce Saint-Georges de Bouhélier.

     

    Gaston Rageot, mandarin des lettres

     

    GastonRageot-Photo.png Professeur agrégé de philosophie, Gaston Rageot (1871-1942) était lié à Bergson dont il fut l’élève et auquel il consacra quelques ouvrages. Homme de lettres prolifique et ambitieux, il « se donna les outils nécessaires pour mener sa carrière au sommet, cumulant les postes d’influence, briguant avec succès les postes honorifiques. Il sera Président de l’Association de la Critique littéraire, Président de la Société des gens de lettres et seule la guerre de 1939-1940 l’empêchera d’accéder à l’Académie où ses amis lui réservaient un fauteuil ». Romancier, conférencier doué, il collectionna admiratrices et décorations. Pourtant, la trentaine passée, il avait écrit : « Le succès industrialise la littérature. Il cesse d’être le signe pour devenir le but. »  (source). En tant que Président de la Société des gens de lettres, il demanda en 1934 l’interdiction de la diffusion de la traduction non autorisée de Mein Kampf. Dans le cadre de ses nombreuses fonctions honorifiques, il s’est rendu à plusieurs reprises en Hollande. On le sait là-bas en 1919. Le 27 novembre 1925, il tient une conférence sur « L’Avarice dans la littérature française » au Stadsschouwburg d’Amsterdam avant une représentation de L’Avare. Déjà sous le patronage de l’Alliance française, il avait fait une série de causeries dans différentes villes bataves en 1922. Son œuvre n’est pas passée complètement inaperçue aux Pays-Bas : son roman Un grand homme a été traduit en néerlandais (Een groot man, trad. J.L.A. Schut, éd. Munster) ; quant à son essai critique portant sur le théâtre et le cinéma : Prise de vues, Martin J. Premsela (1896-1960), lequel a beaucoup fait pour la littérature française dans les terres néerlandophones, lui a consacré un papier (NRC, 16/03/1928). L’immense production de Rageot comprend quelques passages sur la Hollande dont ceux qu’il a confiés au Figaro du 19 octobre 1920 – à l’occasion de l’apposition d’une plaque en l’honneur de Descartes – sous le titre « Une Fête de la Pensée ».

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    Après être revenu sur le séjour du penseur français « au pays des eaux mortes et des brumes », Rageot consigne quelques impressions de voyage : « […] La saison dernière, appelé aux Pays-Bas par des comités de conférences pour y parler de notre avenir intellectuel, j’étais parti avec le stock habituel des images qu’évoque pour nous ce pays du clair obscur et des moulins à vent, des tulipes, des canaux, des grands traités historiques : j’étais bien loin de la Hollande décrite par Descartes à Balzac !

    « Mais, dès mon arrivée à Rotterdam, dans un somptueux logis devenu le lieu d’élection des Français en tournée, mon hôte entreprit de me remettre à la page, – à la page historique.

    « – Pour vous initier à l’âme hollandaise, dit-il, considérez seulement cette maison que j’ai fait édifier moi-même sur le quai des Harengs. Voici, sur ce plan, les fondations lacustres. J’y ai aménagé, pour mes invités, le plus d’agrément et de commodité possible… Je l’ai tout de même bâtie, cette maison neuve, comme les ancêtres avaient bâti la cité tout entière, non sur la terre, mais sur les eaux… Nous sommes une race de gens acharnés à l’impossible… L’homme d'affaires d’aujourd’hui est resté chez nous l’homme des digues.

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire« Et, dans un crépuscule qu’eût adoré Verhaeren, tandis que glissaient les bateaux et roulaient les bicyclettes (toute la Hollande roule à bicyclette), je compris que le caractère des peuples, comme celui des individus, ne change guère.

    « Au temps de Descartes, la Hollande était une nation puissante, maîtresse des mers. Aujourd’hui, elle souffre de voir traitées en dehors d’elle les questions qui l’intéressent le plus. Ces hommes que vous voyez se presser dans les rues étroites des grandes villes nen sont pas moins tout pareils aux paisibles travailleurs qu’avait aimés l’esprit le plus libre des temps modernes.

    « Pénétrez […] entre deux réceptions officielles, dans un intérieur familial, participez au lunch, regardez ces enfants blonds et roses grignoter indéfiniment des tartines, entretenez-vous avec des femmes instruites et réfléchies, et vous comprendrez bien vite que, par ses mœurs et son esprit, la Hollande s’efforce d’autant plus de rester fidèle à ses traditions nationales que ses affaires et son négoce menacent davantage de l’européenniser.

    « Ce n’est plus seulement contre la mer que luttent les Pays-Bas, mais contre tout ce que la mer leur apporte d’étranger.

    « Heureusement que Descartes et les cartésiens ne sont pas pour eux des étrangers […] ».

    couvJordaan.png

    Outre le roman de Querido, Gaston Rageot a traduit, ou plutôt « transcrit », des Contes japonais racontés par Mme Foumiko Takebayashi (Fasquelle, 1933). Il a pu s’exprimer sur la traduction à propos d’une œuvre espagnole mise dans notre langue par Rémy de Gourmont. S’il a collaboré à la version française de De Jordaan, c’est sans doute à titre de réviseur. On peut supposer qu’il ne maîtrisait pas le néerlandais. C’est donc Andries de Rosa (1869-1943) qui, habitué à écrire en français, aura livré une première mouture du texte. Il n’est pas inutile de relever que cet Amstellodamois connaissait de longue date Léon Bazalgette (1873-1928) (1) ; celui-ci a dirigé jusqu’à sa mort la collection « Les Prosateurs étrangers modernes » qui accueillit en 1932 le roman d’Is. Querido. Cette traduction avait été annoncée dès 1930 par la presse hollandaise et dInsulinde à la suite d’une information diffusée par L’Œuvre (De Indische courant du 14/06/1930, Het Volk du 11/06/1930, le Leeuwarder nieuwsblad du 05/09/1930…). Bien trop optimiste, l’Algemeen Handelsblad du 13/05/1930 déclare que le reste de la tétralogie verra le jour en français ! Un critique hollandais, H. W. Sandberg, après avoir comparé la traduction à l’original et demandé l’avis de lecteurs français (« Querido’s Jordaan in de Fransche taal. Vreemde en aantrekkelijke sfeer. Meesterwerk werd op grootsche wijze vertaald », Het Volk, 27/12/1932), estime que le duo a livré dans l’ensemble une prouesse, mais qu’il aurait dû, par endroits, prendre plus de liberté ; qui plus est, la traduction des noms des personnages ne lui paraît pas aboutie : elle ne restitue pas la saveur de l’original. Le chroniqueur relève par ailleurs que Barbusse, admirateur du réalisme de Querido, se montre dans sa préface à la fois « trop romantique et… trop révolutionnaire ». 

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    Annonce de la parution de Le JordaanHet Volk, 07/07/1932 

     

     

    Andries de Rosa, musicien

    et disciple de Saint-Georges de Bouhélier

     

     

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakNé à Amsterdam dans le quartier juif, De Rosa reçoit, comme Israël Querido, une formation au sein du milieu diamantaire. En 1892, il s’établit à Paris. Il taquine la Muse et tente de gagner sa vie en tant que musicien. Sous le pseudonyme d’Armand du Roche, il signe des compositions, certaines publiées par E. Gallet, qu’il jouera par exemple lors de soirées organisées par Hollandia. Cette association relevant de la Fédération des Universités populaires, il la fonde lui-même fin 1905, dans l’esprit préconisé par Anatole France, pour les ouvriers et employés (néerlandais) résidant dans la capitale française – elle regroupait en réalité fin 1906 essentiellement des tailleurs et des ouvriers du diamant, abritait des rencontres artistiques et s’efforçait de venir en aide à ses membres dans la difficulté ; des salariés du Printemps et du Crédit Lyonnais en firent également partie.

    Les Pionniers du Naturisme

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakAndries de Rosa a été le critique musical de Le Rêve et l’Idée (rebaptisée Revue naturiste), la revue de Saint-Georges de Bouhélier et de Maurice Le Blond (futur gendre de Zola), à laquelle a également collaboré Querido sous le pseudonyme de Théo Reeder. Dans le n° 1 (mars 1897) de la Revue naturiste, De Rosa signe par exemple un article intitulé « Le Mouvement flamand ». Faisant partie de la « première phalange turbulente et passionnée du Naturisme » (La Proue, déc. 1932 - fév. 1933, p. 7), le Hollandais compte au nombre des soutiens de Zola durant l’affaire Dreyfus. Il côtoie à l’époque maintes personnalités du monde politique, littéraire et artistique : Rodin, Van Dongen, Apollinaire, Verhaeren, le compositeur Gustave Charpentier, Verlaine, Albert Fleury, les écrivains Eugène Montfort, Paul Alexis, Christian Beck et Maurice Magre, les politiciens Jean Jaurès et Joseph-Paul Boncour, l’anarchiste Vaillant… Dans une série d’article Parijsche filmpjes (Petits films parisiens) publiée en 1917-1918 dans le Weekblad voor Stad en Land, l’Amstellodamois décrit sa rencontre tant avec Zola qu’avec Verlaine, évoque Louise Michel ou encore Aristide Bruant. En 1910, Andries de Rosa publie Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme, étude regroupant le texte de deux conférences tenues l’année précédente sur cet auteur dont il a été un intime. À propos de son rôle et de celui de Querido au sein de la mouvance naturiste, il écrit dans ce petit livre : « En Hollande, la nouvelle école n’avait pas tardé à se faire connaître. Pendant un moment, l’organe du groupe, Le Rêve et l’Idée, avait même été rédigé mi-partie en français, mi-partie en hollandais, sous la double direction de Maurice Le Blond pour Paris et d’Is. Querido pour Amsterdam. 

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    entrefilet sur le sommaire du Rêve et lIdéeDe Amsterdammer, 16/04/1896

     

    « Il serait intéressant de retrouver cette collection du Rêve et l’Idée, où je me rappelle qu’ont paru des poèmes inédits de Léon Dierx, Paul Verlaine, Francis Viélé-Griffin, une partie de la Vie héroïque de Bouhélier, des poèmes de Quérido, etc., et qui était ornée de dessins de Bottini, Fabien Launay, Anquetin, Édouard Manet, etc…

    « Cette revue n’a pas eu de nombreux numéros, mais elle marque une date.

    « Quérido, qui était alors à ses débuts, est devenu un personnage considérable dans la littérature hollandaise. Il a fait triompher là-bas les méthodes de vérité que le symbolisme avait battues en brèche. Ses romans, d’une conception d’art souvent vraiment grandiose, sont actuellement les plus lus de Hollande.

    « Il était intéressant de montrer, au début du Naturisme, l’union des tempéraments français et étrangers qui devaient faire chacun tant de bruit dans le monde littéraire. » (p. 16-17)

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    Le bruit en question se répercuta jusqu’aux Pays-Bas. Ainsi, l’influent Jan ten Brink  consacre deux pages à la déclaration de guerre au symbolisme lancée par le naturisme (« Uit de studeercel », Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift, janv.-juin 1897, p. 289-290). « De nos jours, écrit l’essayiste qui, à une époque, avait pris fait et cause pour le naturalisme, les modes littéraires durent presque aussi longtemps que celle des pardessus. » Cette révolte contre l’école symboliste lui paraît digne d’intérêt car « Saint-Georges de Bouhélier, Abadie, Gide, Le Blond et Fort en reviennent à la grande littérature d’un Victor Hugo, d’un Balzac, d’un Flaubert et d’un Zola en se référant surtout à ce dernier. Même s’il est probable qu’ils ne vont pas le suivre quand il avance hardiment : ‘‘J’ai la prétention qu’on peut tout écrire’’ ». À plusieurs reprises, le périodique De Hollandsche revue propose de son côté de brefs comptes rendus sur les publications et les combats des naturistes, souvent entrelardés d’extraits traduits ou repris en français, mais en restant très discret sur les protagonistes néerlandais de ce cercle (23 mai 1897, 22 juin 1897, juillet 1897, 23 novembre 1897, 24 décembre 1897, 23 janvier 1898, 24 février 1898…). En 1920, la même revue, à l’occasion d’un portrait qu’elle brosse de l’écrivain Querido, rappellera le rôle que celui-ci a joué au sein de cette école littéraire. (2) 

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    Entrefilet sur la version hollandaise et la version française

    du Rêve et l'Idée, Nederland, 1895, p. 238

     

    Lettre de Bouhélier à Dreese et de Rosa, 08/09/1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDans ses souvenirs publiés en volume un demi-siècle plus tard, Saint-Georges de Bouhélier évoque sa rencontre avec les jeunes artistes néerlandais. Un dimanche matin de mars 1894 – il n’a pas encore 18 ans, mais, désireux de cultiver son âme, d’explorer « les possibilités d’éternel » de son être et « le caractère de ses relations avec le divin »,  il s’est déjà lancé dans les lettres en publiant les revues éphémères L’Académie française et L’Assomption, qui accueillirent quelques auteurs de renom dont Verlaine, puis L’Annonciation – un inconnu sonne à sa porte : il s’agit de Jacques Dreese, le beau-frère d’Andries de Rosa : « Le hasard lui avait placé sous les yeux un des derniers numéros de L’Annonciation et, profondément étonné de l’esprit visionnaire qu’il y avait trouvé et qui n’avait pour lui d’analogie que chez un poète hollandais nommé Quérido (3), fort aimé de lui, il avait désiré faire ma connaissance. […] Il m’avoua qu’il n’appartenait à aucune école littéraire, qu’il exerçait la profession de violoniste […] s’il pratiquait la musique en tant que gagne-pain, il n’en aimait pas moins Berlioz et Wagner, sans compter de nouveaux venus, comme Chausson et Vincent d’Indy, lesquels passaient à l’époque pour extravagants. […] il me dit qu’en Hollande, la jeunesse était tout entière à Verlaine et Mallarmé, que des écrivains très intéressants y propageaient leurs doctrines dans plusieurs revues, que je devrais aller là-bas, car j’y trouverais de grands échos et notamment, chez Quérido, avec lequel j’étais fait pour m’entendre. Il ajouta qu’ainsi que Quérido, il appartenait à la race des Juifs, mais il vivait en dehors du commerce et je l’ai toujours connu d’un profond désintéressement. Il ne s’est jamais séparé du milieu des pauvres et il est mort sur un grabat après avoir tout ignoré des choses temporelles. 

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    ‘‘Je vis à Paris depuis un an, m’exposa mon nouvel ami. […] Un de mes amis d’Amsterdam, qui est compositeur de musique, habite avec nous. Il a pour nom Andries de Rosa. Si vous le voulez bien, je vous l’amènerai.’’ Deux jour après, j’étais au Clou, à une table de la terrasse quand je vis arriver Jacques Dreese qui, en compagnie d’un garçon au profil nettement égyptien et que coiffait un feutre aux larges bords, quittait le haut de la rue des Martyrs pour se diriger vers moi. Je me doutai que c’était de Rosa. […] De Rosa avait l’air de s’être échappé d’une des fresques qu’on voit au Musée du Louvre, dans la section des antiquités orientales. Des cheveux crépus, et extrêmement noirs, une moustache et une barbe de même couleur, un nez d’oiseau de proie et des yeux de gazelle, accusaient son type. Pour un étranger, il parlait fort bien le français. Son ambition était de se faire jouer. Il avait déjà composé quelques mélodies dont un éditeur de Paris avait accepté de courir les risques et, pour chacune desquelles, il lui avait octroyé 25 francs. Assidu aux concerts Colonne, il n’y assistait que du haut de l’amphithéâtre, aux places à vingt sous et, encore, les jours de faste, car quant aux revenus de chacun, ils étaient fort maigres. Tout ce qu’il me dit m’était sympathique. Au bout d’une demi-heure de conversation, nous étions amis. Et désormais, comme il était riche de loisirs, j’allais, presque chaque soir, l’avoir comme compagnon, autant au restaurant de la place d’Anvers que dans les brasseries que je fréquentais. » (Le Printemps d’une génération, Nagel, Paris, 1946, p. 185, 186 et 187)

    J. Dreese, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliC’est également par l’intermédiaire de Dreese que Saint-Georges de Bouhélier devait faire la connaissance d’Albert Fleury – auteur d’un « effarant chef-d’œuvre », « un poème déchirant et presque sans égal dans les Lettres françaises : Au Carrefour de la Douleur » –  et de Georges Pioch.

    Parmi les moments que le fils d’Edmond Lepelletier a partagés avec Andries de Rosa, il y a nombre de soirées au Chat noir. Ils y rencontrent ou retrouvent Alfred Jarry, Gaston de Pawlowsky, Ernest La Jeunesse, Léon-Paul Fargue… Là, on leur garde une table et un petit cercle d’amis se constitue bientôt pour « ne s’occuper que du spirituel et de l’éternel », pour « apporter aux hommes une croyance nouvelle », pour « les régénérer par la vérité et par la religion de la nature ». « Nous éditions maintenant une revue, Le Rêve et l'Idée, dont je crois bien que j’avais pris la direction avec Quérido et qui se publiait en deux parties : l’une en français et l’autre en hollandais. Comme Victor Rousseaux en était toujours l’imprimeur, on peut penser de quelles fautes de typographie le texte hollandais pouvait fourmiller. Pour nos rares lecteurs de La Haye et de Rotterdam, il était indéchiffrable. Nous n’en persistions pas moins cependant dans notre dessein. Notre revue était d’ailleurs d’aspect magnifique. Bottini et Launay y donnaient des planches. Des estampes de Suzanne Valadon et d’Édouard Manet y étaient insérées en supplément. Sur le sommaire, on lisait les noms de Verlaine, Léon Dierx et Vielé-Griffin. Comment avons-nous réussi à faire face aux frais d’une publication de ce caractère ? Quérido, je crois, en payait la plus grande partie, Le Blond et Fleury, le reste. Quant à la vente, elle n’atteignait pas quatre-vingt ou cent lecteurs ! » (p. 220-221) L’entreprise était donc vouée à l’échec, même si Quérido, qui avait rendu visite aux Parisiens, « s’était enthousiasmé » pour les « vues à la fois mystiques et réalistes » de ce petit cercle et s’il estimait « qu’il n’était pas de poète en France que l’on pût » comparer à Saint-Georges de Bouhélier. Le 10 janvier 1896, ce dernier, Andries de Rosa et quelques autres membres du groupe Naturiste assistaient aux obsèques de Paul Verlaine : « Si différents que nous fussions par notre conduite dans la vie et par notre conception de la poésie, nous nous unissions pour Verlaine dans la même admiration. » (p. 253-254).

    Is. Querido, 1903

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAlors que quelques publications attirent toujours plus l’attention sur leur mouvement, notamment les revues Les Documents sur le naturisme et Le Livre d’ArtLe Rêve et l’Idée français s’est séparé du Rêve et l’Idée hollandais, cette dernière continuant de paraître en Hollande sous le direction de Théo Reeder – Saint-Georges de Bouhélier décide, en juillet 1896, de se rendre aux Pays-Bas avec Maurice Le Blond et Eugène Montfort, non sans faire une halte à Bruxelles chez leurs amis Henri Van de Putte et Arthur Toisoul. « Nous avions combiné de faire un voyage. La Hollande dont nous rêvions tous n’était pas pour nous que la terre féérique des tulipes et que l’asile des plus beaux Rembrandt que l’on pût connaître. C’était la terre de Quérido, notre compagnon sur la route de l’art. Nous entretenions avec lui une active correspondance. Auprès de ses compatriotes, il m’avait servi de truchement et d’introducteur ; dans les volumes de vers qu’il avait publiés, il s’était déclaré favorable à toutes mes idées, et m’avait abreuvé de louanges merveilleuses !

    « Faisant à Amsterdam une exposition de toiles de Van Gogh, il m’avait demandé d’en écrire la préface et je m’étais rendu compte que c’était bien plus par esprit d’équipe que pour aider au développement de la gloire du peintre. J’avais donc en lui un ami extrêmement dévoué. » (p. 266) Sans connaître encore l’épouse de Querido – « une créature extraordinaire, avec un front couleur de lune et des yeux traversés de phosphorescences » –, si ce n’est par les propos de Jacques Dreese et d’Andries de Rosa qui l’avaient tous deux courtisée, il lui dédie son Discours sur la mort de Narcisse.

    Saint-Georges de Bouhélier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLe lendemain de leur arrivée en train à Amsterdam, Israël Querido passe à leur hôtel : « C’était un petit homme avec une grosse tête, alors tout à fait imberbe, des cheveux blonds rejetés en arrière et un regard aigu sous le binocle. Parlant assez bien le français, fort désireux de se manifester, et du reste, d’une grande culture, il s’était mis immédiatement à notre disposition pour nous piloter à travers la ville. » Il les conduit au Rijksmuseum, objet de leur vœu, puis dans un restaurant « les plus à la mode » et enfin, le soir venu, chez lui où les attendent la séduisante Jeannette. « Quérido s’en montrait extrêmement épris, mais sans doute était-il plus sensuel que rêveur et son tempérament exigeait des satisfactions qu’il n’était pas au pouvoir de Jeannette de lui procurer indéfiniment. Ils devaient par la suite se séparer. […] Porté bientôt au rang des premiers romanciers de sa belle patrie, Quérido n’avait plus connu de mesure. » (p. 271) On sent poindre chez Saint-Georges de Bouhélier, plutôt habitué à un style de vie ascétique, une certaine réserve vis-à-vis de la nature du Hollandais : « S’étant jeté dans un fauteuil, Quérido paraissait y être un monarque. Il avait allumé un énorme cigare, et il en tirait de larges bouffées : son front était beau, son regard perçant et sa bouche gourmande. Des cheveux rebroussés et comme en bataille, étaient destinés à faire croire aux agitations d’un génie furieux et aux désordres insensés d’une vie de poète profond. Je crois que ce n’était là chez lui qu’attitude. Il affichait à l’époque des tendances mystiques. C’était à la mode. » (p. 271-272)

    Envoi de Bouhélier à la duchesse Edmée de La Rochefoucauld

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDe leurs conversations, le  Français retient que les poètes de la « jeune école », les Van Deyssel, Kloos, Verwey et Gorter n’ont « fait qu’importer  chez eux de vieux procédés, les mêmes dont s’étaient déjà servis Rimbaud et Verlaine ». Les quatre hommes en viennent à parler du séjour de Verlaine en Hollande, mais Querido a tendance à tout ramener à sa propre personne : « Si j’avais été sur mes gardes ou que l’expérience de la vie m’eût mis sur la voie de la vérité, pour chacun de nous, je me serais méfié d’une telle pétulance et j’y aurais vu le symptôme d’une grande ambition. J’étais jeune, enfoncé dans un rêve sans fin, et profondément crédule. Sans me passionner, Quérido me semblait d’une intelligence des plus singulière et doué splendidement. Je ne me trompais d’ailleurs pas. La vie a fait jaillir de lui ses immenses mérites et il a laissé un nom dans les lettres. » (p. 273) Sur la route du retour, les îles de Walcheren procureront au jeune homme une impression moins équivoque.

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    Israël Querido vers 1920

     

    Saint-Georges de Bouhélier a joui d’une certaine réputation aux Pays-Bas. Ainsi, dans ses chroniques littéraires, Israël Querido évoque à plusieurs reprises son « ami plein de verve » qui lui conseillait d’arracher « les tifs de la caboche » de Maeterlinck car celui-ci écrivait un français à mourir de rire (Algemeen Handelsblad, 13/07/1916). Dès l’époque du Rêve et l’Idée, le Hollandais avait fait part, en particulier dans De Amsterdammer et sous un autre pseudonyme (Joost Verbrughe), des activités de Bouhélier. Un quart de siècle plus tard, le samedi 4 octobre 1924, il revient sur le rôle du fondateur du Naturisme dans une chronique publiée par l’Algemeen Handelsblad. À la fin du même mois, la pièce Le Carnaval des Enfants est jouée à plusieurs reprises à Amsterdam dans une version néerlandaise de Betsy Ranucci-Beckman. Pour sa part, Andries de Rosa a semble-t-il traduit La Tragédie Royale en vue de la faire jouer en Hollande (Het Nieuws van den dag, 15/01/1909). Notons au passage que la célèbre actrice néerlandaise Marie Kalff a joué à Paris dans Le Roi sans couronne.

    On peut regretter que Saint-Georges de Bouhélier, dans son Printemps d’une génération, n’ait pas brossé un portrait plus approfondi d’Andries de Rosa. Pour sa part, ce dernier a consacré au génie de son ami quelques lignes en faisant sienne une comparaison obligeante : « Quelqu’un, je crois, à propos de Bouhélier a, un jour, prononcé le nom de Rembrandt et c’est certainement un de ses grands ancêtres que le peintre des Pèlerins d’Emmaüs. Chez Rembrandt le réalisme n’est, en effet, qu’extérieur. Quand Rembrandt nous montre une salle d’auberge, un coin de rue, une femme qui se regarde dans un miroir, ou un menuisier à son établi, ce n’est jamais à la façon des copistes de la réalité étroite. Il semble toujours, tant il met de rayonnement et de mystère dans ses tableaux, qu’il a voulu peindre l’auberge où le Christ a reposé, la rue par laquelle un ange va apparaître, une reine ou un prophète à son travail. Le voyant Rembrandt savait, lui aussi, qu’il n’y a pas de petites destinées. C’était un mystique de la peinture. » (Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme, p. 69-70)

    G. Charpentier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire Au sein de la mouvance naturiste, Andries de Rosa voue également une réelle admiration à Gustave Charpentier – lequel, à Rome, avait été très proche du peintre hollandais Paul Rink –, ce dont il témoigne dans Saint-Georges de Bouhélier et le naturisme. Cela nous rappelle qu’il n’a pas manqué, au cours de sa vie parisienne, de faire partager ses goûts et de mettre en avant ses propres connaissances en matière musicale ; il a par exemple attiré l’attention de Saint-Georges de Bouhélier sur Messidor d’Alfred Bruneau, sur l’œuvre de Debussy… et, en vain, sur celle de Wagner. En compagnie de Dreese, les deux amis ont ainsi assisté, en 1896, au Concert du Vendredi Saint au Châtelet : invité à parler des compositeurs joués ce jour-là (Berlioz et Wagner)Catulle Mendès eut bien du mal à se faire entendre tant l’assistance le chahuta.

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAu début du XXe siècle, Andries de Rosa devait donner un cycle de conférences : « l’Évo- lution des genres dans la musique », annoncé par des journaux comme Le Figaro, Le Matin, Le XIXe siècle ou La Lanterne qui n’omet pas de préciser : « Le citoyen de Rosa est un ouvrier. Il fait partie du syndicat des diamantaires, et les camarades de la Bourse du Travail se souviennent de la part active qu’il prit à la dernière grève de cette corporation. La musique, qui fut toujours un art aristocratique, deviendrait-elle une joie populaire, destinée à tous ? C’est, en tout cas, un symptôme intéressant. » (06/02/1901) Le Gil Blas mentionne que, les quatre mardis de janvier 1902, l’expatrié entretiendra son auditoire du « Conservatoire et son influence sur l’Art musical » au Collège d’Esthétique Moderne, 17, rue de La Rochefoucauld (4). En 1907, De Rosa signe quelques articles politiques – « Esthétique prolétarienne » (23/10/1907), « Idéal et travail. Images pour le Peuple » (30/10/1907), « Idéal et travail en Hollande » (20/11/1907) – dans L’Aurore, journal dont il est à l’époque le critique musical : « Nous avons le plaisir d’annoncer à nos lecteurs que la critique musicale de L’Aurore est confiée à partir d’aujourd'hui, à M. Andriès de Rosa, le compositeur bien connu », annonçait l’édition du 18 avril 1907. Même si, à la date en question, Georges Clemenceau n’en était plus le rédacteur en chef, on peut penser que les liens particuliers qui unissaient le politicien à Saint-Georges de Bouhélier ne sont pas étrangers à cette nomination. Toutefois, pour nourrir sa famille, le Hollandais avait repris assez tôt ses activités de coupeur de diamants, occupant au début du XXe siècle le poste de secrétaire de la fédération parisienne des diamantaires.


    Maria Callas, Depuis le Jour - Louise, de G. Charpentier

     

     

    Andries de Rosa, auteur, traducteur et propagandiste

     

    Andries de Rosa passe près vingt années en France, une période simplement interrompue, à la fin du XIXe siècle, par un intermède batave d’un peu moins de deux ans. Peu avant la Grande Guerre, la crise du diamant le contraint à rentrer pour de bon avec sa famille aux Pays-Bas où il va défendre de plus belle les idéaux socialistes, notamment à travers l’Association des Travailleurs pour la Crémation. Cet organisme visait à rendre l’incinération accessible au porte-monnaie du simple ouvrier. Le militant va en diriger l’organe : De urn (L’Urne), qui accueille des contributions de Barbusse et de Querido, non sans continuer de publier nombre d’articles dans dautres périodiques (sur la politique, Eugène Pottier, le duc de Saint-Simon, Louis XIV…).

    Critique de la traduction du Rembrandt de Van Dongen, Het Volk, 01/10/1930
    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliSon œuvre de traducteur reflète aussi en partie son inépuisable activisme. On lui doit en effet des versions hollandaises de livres de Henri Barbusse : Le Feu (qui connut rapidement plu- sieurs réimpressions), L’Enfer (De Hel : traduction qu’il préfaça en mettant en garde le lecteur contre les passages « licencieux », et dont la diffusion a été à un moment interdite, les volumes étant saisis en mai 1919 sur ordre du ministre de la Justice), Le Couteau entre les dents, Quelques coins du cœur (édition de 1922 agrémentée de 24 bois gravés de Frans Masereel), Les Enchaînements, La Lueur dans l’abîme, ainsi qu’un choix de textes dans : Henri Barbusse: over zijn leven en [uit] zijn werk, mais aussi de Charles Rappoport (Jean Jaurès, l’homme, le penseur, le socialiste, avec une introduction de W. H. Vliegen et une lettre d’Anatole France, éd. Querido, 1915) et de Romain Rolland (La Vie de Tolstoï). Sa production, dont une bonne part a, on peut s’en douter, paru aux éditions Querido, comprend par ailleurs un volume de nouvelles de Zola (Nagelaten werk, avec une préface du traducteur), La Fille Élisa d’Edmond de Goncourt, Salammbô de Flaubert, À l’ombre d’une femme de Henri Duvernois, Les Don Juanes de Marcel Prévost (Prévost dont De Rosa disait, dans sa brochure de 1910, que c’était un scandale de le voir au pinacle, et non pas, par exemple, un Camille Lemonnier), La Vie de Rembrandt de Kees van Dongen, La Madone des sleepings de Maurice Dekobra, un recueil de textes de Maeterlinck… On sait encore que De Rosa est l’auteur de la traduction de La Fin du Monde de Sacha Guitry, jouée aux Pays-Bas en 1936. Dès 1909, on l
    a dit, il avait peut-être transposé en néerlandais la pièce La Tragédie Royale de Saint-Georges de Bouhélier. Pour les revues de andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakcelui-ci, il aurait, à la fin du XIXe siècle, traduit en français des pages du jeune écrivain Henri Borel et de Herman Gorter. Toutefois, il ne semble pas s’être risqué à mettre en néerlandais une autre œuvre de son ami parisien dont il s’est sans doute, avec le temps, distancié.

    En 1929, Andries de Rosa dédie à Querido son unique roman : Sarah Cremieux. Parijsche roman (Sarah Cremieux. Roman parisien). Il s’agit d’une œuvre largement autobiographique, qui dépeint non sans humour et sarcasme le milieu des diamantaires parisiens, parmi eux Jules Charles Le Guéry, ainsi que celui des anarchistes au temps des attentats. Elle a été prépubliée en feuilleton sous le titre Parijsche Levens (Vies parisiennes) dans une revue fondée par Is. Querido, Nu (Maintenant). La critique hollandaise ne s’est guère montrée élogieuse – le NRC du 20 décembre 1929 salue cependant ce livre malgré son style parfois abâtardi par le français –, reprochant à l’ensemble un côté décousu, un rendu peu réussi de l’atmosphère et une langue plutôt empruntée. Roman à clef, Sarah Crémieux conserve à n’en pas douter une valeur documentaire sur le Paris fin de siècle. (5)

    Réclame pour 4 titres traduits par De Rosa

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLes critiques stylistiques ont également porté sur certaines de ses traductions. Les plus féroces proviennent de A. M. de Jong – pourtant très proche de Querido –, par exemple dans une chronique relative à l’édition néerlandaise de Salammbô (Het Volk, 31 décembre 1923) (6), livre qui sera toutefois réédité à quelques reprises. Des recensions encensent son travail, d’autres le descendent en flèche.

    En février 1943, Andries de Rosa est emmené avec sa femme malade à Westerbork. Deux mois plus tard, ils sont déportés à Sobibor où ils meurent. En janvier de la même année, il avait adressé une longue lettre rédigée en français à leur fille Virginie. José, leur fils, était un portraitiste doué.

    Parmi les écrits laissés par Andries de Rosa, il convient de mentionner un hommage à Henri Barbusse : « Herdenkingsrede », inséré dans Henri Barbusse. Over zijn leven en zijn werk (Amsterdam, Pegasus, 1935), un recueil qui comprend également des contributions de Romain Rolland, Arnold Zweig et Alfred Kurella, une description des derniers moments de l’écrivain par Annette Vidal, ainsi qu’un choix de l’œuvre dans une traduction que Jef Lastami de Gide, ne manqua pas de louer (De Tribune, 20 novembre 1935, p. 3).

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    Réclame pour Sarah Crémieux, Het Volk, 30 octobre 1929 

     

     

    Les pugilistes Andries de Rosa

    et Alexandre Cohen

     

    Pour illustrer un aspect de la personnalité d’Andries de Rosa, revenons sur une des querelles qu’il a avivées lors de son époque naturiste. Le bonhomme était prêt à tout pour soutenir ceux qu’il considérait comme de grands esprits (Querido et Barbusse en particulier) ou pour se ruer sur ses/leurs ennemis (dans la presse hollandaise, pour se défendre et défendre Querido, il s’en prendra ainsi à la veuve du poète Willem Kloos à propos d’une affaire vieille de plusieurs dizaines d’années). Il est assez amusant de le voir croiser le fer, par revues françaises interposées, avec un autre juif batave.

    A. de Rosa, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliDans la Revue naturiste du 15 novembre 1900, il s’offusque en effet du compte rendu qu’Alexander Cohen, au fil de sa chronique des « Lettres néerlandaises » du Mercure de France (octobre 1900, p. 259-260) avait fait de Studiën en Tydgenooten (Études et Contemporains) d’Israël Querido, en réalité un hommage au théoricien marxiste Frank van der Goes. Cohen, ancienne figure de l’anarchisme parisien – qui avait pris soin de faire parvenir son texte à l’éditeur d’Israël Querido ! – écrivait entre autres : « M. Is. Quérido fait partie de ce troupeau macabre de pseudo-savants et de psychologues en fer blanc que l’instruction primaire obligatoire et la social-démocratie ‘‘scientifique’’ et internationale ont lâché sur notre infortuné bas monde.

    « Comme tous ses pareils M. Quérido vise à ahurir ses contemporains par la capacité d’absorption de sa cervelle d’autruche, et dans sa brochure – de 84 pages – il cite une bonne centaine de noms d’écrivains, de philosophes, d’économistes et de poètes de tout poil, de tous les temps, de toutes les écoles, de toutes les nationalités. Et M. Quérido nous fait sous-entendre qu’il sait par cœur toutes les œuvres de toutes ces sommités. […] Je ne me serais pas aussi longuement occupé du crispant petit jean-foutre qu’est M. Is. Quérido, si les plumitifs de sa secte ne méditaient pas de le jucher sur un piédestal, et si ses admirateurs n’étaient pas allés jusqu’à écrire : ‘‘Avec M. Is. Quérido nous n’hésiterions pas un instant à descendre jusque dans les repaires les plus reculés de la pensée humaine.’’ »

    Revue naturiste, juin 1897 (contribution de A. de Rosa)

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliAndries de Rosa de répliquer : « Pour M. Cohen, Multatuli a dit le dernier mot de la sagesse humaine et de l’art littéraire. Douwes Dekker fut pour lui le point culminant de tout ce qui a été et de tout ce qui sera. Cependant, malgré le talent que nous reconnaissons à l’auteur du Max Havelaar, nous devons avouer que pour aujourd’hui, une littérature telle que la conçoivent les Quérido et les Heyermans, toute empreinte d’humanité et de pensée universelle, nous émeut davantage que les plaidoyers, entraînants certes, pour les indigènes des Indes Néerlandaises, ou les paradoxes sur l’athéisme que Multatuli nous a laissés. Cette littérature, qui fut si dangereuse pour les petits esprits prétentieux et excités, nous présente encore une de ses victimes en la personne de M. Alexandre Cohen. Mais ce M. Cohen, en sa qualité de critique littéraire, ne doit pas ignorer sans doute ce que Quérido écrit sur Multatuli et ses imitateurs.

    « Profitant en France de son petit succès de polyglotte, M. Cohen a cru pouvoir s’adonner à la critique littéraire des œuvres étrangères, sachant que pour différents pays dont il connaît la langue, ses jugements ne seraient pas contrôlés.

    « Il faudrait savoir le hollandais pour pouvoir apprécier ce que ce traducteur appelle une érudition que ‘‘l’instruction primaire obligatoire’’ a fait obtenir, dans toute l’œuvre d’Is. Quérido pleine de pensées, de sensations et d’émotion, M. Cohen ne relève que l’érudition qui s’y trouve. Si l’ ‘‘instruction primaire’’ est telle qu’elle permet à ses élèves d’écrire une étude sur le XVIIIe siècle comme celle que Quérido a donné dans le 1er volume de ses Méditations sur la littérature et la vie, il serait alors très à souhaiter que les Cohen en profitassent afin de meubler un peu leurs cervelles. »

    A. Cohen, 1907

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliCohen, prêt à fulminer au moindre relent de socialisme, riposte dans la conclusion de sa chronique de janvier 1901 (p. 269-270) : « Cet article, où l’auteur, roublard mais malpropre, passe sous un silence hermétique les arguments que j’avais fait valoir contre les prétentions littéraires de M. Is. Quérido, était, me dit-on, destiné originairement au Mercure. Mais M. de Rosa renonça à envoyer sa copie rue de l’Échaudé, vu ‘‘les habitudes de partialité’’ qui prévalent ici.

    « Confiant, moi, en la loyauté des gens de la Revue Naturiste, je leur demandai l’insertion, à titre de ‘‘réponse’’, de ma critique de l’écrit de M. Is. Quérido, qui m’avait attiré l’indignation de son protecteur. C’était là, à mon avis, l’unique réplique à faire.

    « Les gens de la Revue Naturiste ont cru ne devoir pas me donner satisfaction.

    « Quant à M. de Rosa, sa mauvaise humeur à mon égard s’explique jusqu’à un certain point. M. Andries de Rosa est le lapidaire compositeur de la phrase que je m’étais donné l’innocent plaisir de citer à la fin de ma critique : ‘‘Avec M. Is. Quérido nous n’hésiterions pas un instant à descendre jusque dans les repaires les plus reculés de la pensée humaine.’’

    « Mais son seul et compréhensible déplaisir de sycophante-modestement-anonyme-mis-en-vedette, n’a pas suffi pour lui mettre en mains plume et dictionnaire hollandais-français. M. de Rosa n’est descendu dans le repaire de la polémique que sur la prière réitérée de M. Is. Quérido lui-même, qui, pour éperonner l’enthousiasme plutôt rétif de son groom, lui fit communication – comme à tant d’autres fidèles – de la lettre d’un M. Byvanck, directeur de la bibliothèque royale de la Haye, où ce compatissant lénifique fonctionnaire console M. Is. Quérido de mon appréciation de sa littérature.

    « Pour être le dépositaire ‘‘d’un des plus vastes esprits parmi les littérateurs de Néerlande’’, M. Is. Quérido n’en dépense pas beaucoup dans le choix de ses champions. »

    L’empoignade eut des répercussions. Une lettre de Cohen du 3 mars 1901 adressée à Mimi, la veuve de Multatuli, nous apprend qu’il a une « meute » aux fesses, un bande d’aboyeurs aux ordres de l’hydrocéphale Querido, en particulier l’écrivain Frans Netscher (1964-1923) qui lui sert la réplique dans le périodique Hollandsche Revue, le traitant d’ « anarchiste impotent ». Cohen en remettra une couche lorsqu’il commentera le roman Levensgang du même Querido dans le Mercure de France de janvier 1902. Près de quatre ans plus tard (décembre 1905), les lecteurs de cette revue auront droit à un panégyrique du romancier hollandais sous la plume du critique H. Messet.

    Menno ter Braak

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliLeur vie durant, De Rosa et Cohen ne démordront pas de leurs partis pris respectifs. Dans une lettre à l’essayiste Menno ter Braak du 1er mai 1937, l’anarchiste devenu maurrassien fera sienne la formule de son correspondant : Querido était un « prolétarien bigot » (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961, éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997).

    Compte tenu de cette antipathie entre les deux juifs, il est d’autant plus savoureux de constater que De Rosa, dans son roman à clef Sarah Crémieux, s’est sans doute inspiré par endroits de la vie d’Alexandre Cohen. Le personnage masculin central Adolf Spina, Hollandais venu travailler à Paris, est certes, dans une certaine mesure, lalter ego de l’auteur, mais à l’instar de Cohen, il traduit des articles de Domela Nieuwenhuis ; à l’instar de Cohen, ce Spina, proche de poseurs de marmites, est surveillé de près par la police jusqu’au jour où il se trouve expulsé de France. On peut imaginer que les deux hommes se sont croisés du côté de Montmartre, en 1892-1893, avant l’exil anglais de Cohen. Selon Saint-Georges de Bouhélier qui, pour sa part, confondait dans son « admiration des poètes comme le cher Verlaine et des agitateurs comme Ravachol », De Rosa était resté plutôt insensible aux idéaux anarchistes, même si, parfois, la rage le soulevait devant la richesse quétalaient des Parisiens nantis. Autre constat amusant : si, à l’inverse de Cohen, Andries de Rosa n’avait qu’une estime toute relative pour Multatuli et son œuvre, il partageait malgré tout avec le romancier une revendication : des années durant, l’ouvrier diamantaire s’est fait le propagandiste de l’incinération au point qu’on a pu écrire à son sujet qu’il « se donnait pour ainsi dire corps et à âme au four crématoire » ; or, Multatuli a été l’un des premiers aux Pays-Bas à revendiquer le droit à être incinéré et l’Histoire le considère comme le premier Hollandais à l’avoir été.

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    De urn, janvier 1928, rédacteur A. de Rosa

     

     

    La fidélité d’Andries de Rosa à Henri Barbuss

    et Israël Querido

     

    Is. Querido, 1895

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliSi A. Cohen n’a jamais eu aucune sympathie pour le socialisme ni pour le communisme (malgré son amitié indéfectible pour son confrère rouge Henri Wiessing), De Rosa semble pour sa part être resté fidèle jusqu’à la fin aux idéaux en question ; il a d’ailleurs combattu dans ses écrits « tant la réaction que les dirigeants syndicalistes aux sympathies anarchistes » (« Andries de Rosa 60 jaar. Arbeider en kunstenaar », Het Volk, 04/04/1929). Son engouement politique transpire dans la forme de ses écrits littéraires, son indignation face aux injustices se glisse sa phrase, y compris quand il traduit. Il voyait comme sa vocation la défense de Barbusse et d’Israël Querido et ne manquait jamais une occasion de les mettre en valeur. Au printemps 1926, il rend compte dans le quotidien NRC de son passage chez l’écrivain français : les deux hommes se voient alors pour la première fois (abordant le sujet des auteurs européens, Barbusse mentionne les noms suivants : Querido, Heijermans, Roland Holst, Félix Timmermans et Herman Teirlinck).

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuliEn 1927, alors que Panaït Istrati rend visite à Amsterdam aux collaborateurs de la revue Nu pour laquelle il écrit lui aussi, De Rosa et Querido prendront la défense de Barbusse que le Roumain se met à critiquer ouvertement. Début septembre 1935, le diamantaire intervient à la radio néerlandaise (il le faisait occasionnellement : en avril 1932 pour parler de François Villon et de Johan Rictus, en avril 1934 pour évoquer de l’actualité littéraire, en mai 1938 pour revenir sur Jules Romains et l’unanimisme…) afin de rendre hommage à Barbusse qui vient de mourir à Moscou. Bien entendu, on le compte, aux côtés de G. Stuiveling, H. Roland Holst et Nico van Suchtelen, au nombre des membres du Comité créé aux Pays-Bas pour commémorer l’écrivain français : dans ce cadre, il prendra la parole lors de la soirée organisée à Amsterdam le 16 septembre.

     

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     Les obsèques de Querido

     

    Quant à son amitié pour Israël Querido – lequel avait salué ses talents d’artiste à l’occasion de son soixantième anniversaire (à l’époque, en 1929, De Rosa se présente comme écrivain) –, elle a duré jusqu’à la disparition du romancier. C’est d’ailleurs depuis le domicile d’Andries de Rosa (Herculesstraat 67) que le cercueil du romancier a été transporté au cimetière de Zorgvlied où eut lieu l’enterrement – l’auteur du Jordaan ne s’était pas laissé séduire par les bienfaits de l’incinération ! Peu après les obsèques, c’est De Rosa qui préfaça le catalogue de la vente aux enchères de la bibliothèque du défunt – « Un crève-cœur de plus après la douleur causée par sa disparition » –, 1453 ouvrages dont beaucoup dédicacés par les grands écrivains néerlandais de l’époque, tel Louis Couperus, mais aussi par Maurice Barrès, Barbusse, Montfort, Panaït Istrati... Dans les mois et les années qui suivront, il ne manquera pas une occasion d’honorer sa mémoire par l’écrit ou par la parole. On peut donc penser que traduire en français une œuvre de son ami le plus cher a longtemps fait partie de ses projets. Son activisme politique lui aura permis de compter sur les appuis nécessaires en France. Les éditions Rieder étaient proches des milieux de gauche vers lesquels allaient les sympathies d’un Querido et d’un De Rosa. C’est aussi grâce à ses relations que le syndicaliste a pu traduire des récits et nouvelles de Zola inédits ou peu connus : il aura probablement gardé des liens avec andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli,maurice le blond,menno ter braakMaurice Le Blond pour obtenir l’autorisation de les publier en néerlandais. L’édition lancée sur le marché par Scheltens & Giltay (Nagelaten werk) en 1928 comprend d’ailleurs des notes du gendre de Zola. Le 16 avril 1931, le Hollandais publiait dans le quotidien Het Volk un article sur Émile Zola raconté par sa fille, le livre que Denise, l’épouse de Maurice Le Blond, venait de consacrer à son père ; Andires de Rosa accompagne son propos de passages traduits de cet ouvrage.    (D. Cunin)

    Les époux Le Blond

     

     

     

    (1) Andries de Rosa et Léon Balzagette ont par exemple assisté, en janvier 1901, à l’inauguration du Collège d’Esthétique Moderne.

    Début dun compte rendu sur Le Carnaval des enfants : N.H. Wolf, De Kunst, 25/10/1924

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli(2) Douze ans après la parution du manifeste du Naturisme, la publication d’un choix de pages de Saint-Georges de Bouhélier fournit au critique Johan de Meester l’occasion d’évoquer brièvement l’écrivain français (De Gids, 1909, I, p. 410-411). Par la suite, deux grands noms des lettres néerlandaises de lentre-deux-guerres ont commenté une de ses œuvres. Tout d’abord Menno ter Braak dans un article peu élogieux  sur Le Carnaval des enfants (« Het Vereenigd Toneel. Saint Georges de Bouhélier, Het Carnaval der Kinderen, De Propria Cures, 25 octobre 1924), la pièce ayant été jouée dans une version néerlandaise sous la direction de Mme Ranucci-Beckman ; peut-être l’essayiste a-t-il cependant emprunté quelques éléments à Bouhélier en écrivant Het carnaval der burgers (1930). Quant à Eddy du Perron, il a, en avril 1933, rédigé de rudes paragraphes sur la pièce Napoléon donnée à l’Odéon ; après avoir affirmé que l’auteur est le fils de l’un des écrivains les plus insignifiants que la France ait jamais portés, il se moque de la collaboration littéraire qui a rapproché le jeune Bouhélier d’Is. Querido : « il paraît que l’on ne connaît rien au sieur Querido tant que l’on n’a pas lu ses vers français » («Bij een trio Toneelprestaties », Forum, 1993, n° 6, p. 482-487, texte repris dans l’ouvrage De smalle mens, 1934).

    (3) À l’époque, Is. Querido venait de publier en néerlandais son premier recueil sous le nom de Theo Reeder.

    (4) À l’instar de Georges Rageot, De Rosa excellait semble-t-il dans l’art oratoire (et dans celui de présider en même temps plusieurs organismes) puisqu’il donnera également de nombreuses conférences aux Pays-Bas, sur des thèmes aussi divers que l’incinération, Jean Jaurès, la poésie française populaire et le cabaret, ou encore, à Amsterdam, le 26 janvier 1930 et le 19 janvier 1932, sur « La littérature de guerre », en septembre 1932 et le 29 octobre 1939 sur la vie et l’œuvre d’Is. Querido…

    Ch. Snabilié, par R. Boudier

    andries de rosa,gaston rageot,israël querido,henri barbusse,saint-georges de bouhélier,traduction littéraire,pays-bas,hollande,diamantaire,alexandre cohen,multatuli(5) Un autre roman parisien a paru à l’époque chez Querido, tout aussi oublié, dont l’action se déroule dans les milieux artistiques : Leven, de Miek Janssen (1890-1953), modèle et maîtresse de Jan Toorop. Le Paris de la fin de siècle est au cœur d’autres œuvres néerlandaises. Un certain Bulée – en réalité le journaliste Charles Snabilié (1856-1927) –, a laissé un roman dont les personnages évoluent eux aussi dans les cercles littéraires et picturaux de Paris (un certain Gaston Proust, des figures qui ne sont pas sans rappeler Catulle Mendès, Rachilde, Kees van Dongen, Saint-Georges de Bouhélier, Fernand Xau, Jules Julazot….) : Jean Lefort (1900, avec un dessin de Van Dongen sur la couverture). En 1893, l’homme de lettres Frits Lapidoth avait donné Goëtia qui met en scène des habitués des cénacles occultistes, en premier lieu Sâr Péladan. De son côté, Louis Couperus nous entraîne, à travers son œuvre autobiographique Metamorfoze, dans quelques salons mondains de la capitale ; le critique Th. de Wyzewa a servi de modèle pour lun de ses protagonistes. Mentionnons encore De Droomers (Les Rêveurs, 1900) de Maurits Wagenvoort, qui dépeint les milieux anarchistes.

    (6) Voir aussi du même auteur : « Van vertalingen en vertalers II », De Nieuwe Stem, 1918-1919, I, p. 167-173 et « De hel van Barbusse en de Hollandse zedelijkheid », De Nieuwe Stem, 1918-1919, II, p. 183-201. 

     

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    Les 60 ans dAndries de Rosa. Ouvrier et artiste.

    Ami de Jaurès et de Barbusse, Het Volk, 4 avril 1929

     

     

     

  • Multatuli, par un prêtre défroqué

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    Choisir entre deux et deux font cinq

    et deux et deux font trois

     

     

     

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    Le 13 mars 1894, les lecteurs du journal de Clemenceau La Justice découvraient en pages 1 et 2 un article intitulé « Un révolté », signé par un certain Benjamin Guinaudeau (1858-194?). Sept ans plus tard, mais cette fois-ci dans L’Aurore (17 avril 1901, p. 1), le même chroniqueur politique et littéraire reprenait la plume pour évoquer cette figure de révolté, à savoir l’écrivain Multatuli. Benjamin Guinaudeau – qui a publié de la poésie sous le pseudonyme Benoni Glador (Vers l’Absolu, 1891) et un essai anticlérical sous celui de l’abbé Daniel (Le Baptême de sang : Histoire d’un complot au Vatican contre la France, 1916) – est un prêtre défroqué, ancien professeur au petit séminaire des Sables et au collège des jésuites de Tours, reconverti dans le journalisme (voir son ouvrage autobiographique : L’abbé Paul Allain, Fasquelle, 1897). Passé par La Dépêche de Toulouse, il a loué ses services à de nombreux périodiques dont L’AvenirLa Revue (ancienne Revue des Revues), Le Temps et Le Réveil économique. En 1898, un de ses confrères de L’Avenir du Loir et Cher écrivait à son propos : « Il desservait, il y a neuf ans, la paroisse de Chargé, près d’Amboise. On pourrait, en face de ses articles d’aujourd’hui, citer des poésies où s’épanchaient, en Larmes et Sourires, les enthousiasmes de la foi. Mais à quoi bon ?... Ce contraste rapide et brutal, c’est l’éternelle, la méprisable histoire de ces évadés du clergé. Gâtés d’esprit et de cœur, ils blasphèment la vérité et n’aspirent plus qu’à corrompre. Traitre à son Dieu, ce Guinaudeau méritait d’être payé pour fraterniser avec les Judas. »

    multatuli,alexandre cohen,gabriel compayré,benjamin guinaudeau,pays-bas,littérature,traduction,max havelaar,mercure de franceÀ la soutane, notre homme a en effet substitué le tablier maçonnique, devenant quelques décennies plus tard membre du Conseil Fédéral de la Grande Loge de France. À ses écrits édifiants – Les Dévouées. Paule Sainte-Reine (roman, 1887) et Douze heures avec Bernadette (1887) –, il a fait se succéder des critiques virulentes du clergé comme Les Crimes des Couvents : l’Exploitation des Orphelins (1899) et Le chanoine Moïse (roman, 1902). Mais il n’a pas manqué non plus de brosser, avec le roman à clef Le Maître du Peuple (1905), une féroce satire des parlementaires de son temps et « du socialisme des Petits profits ». Homme bien installé, B. Guinaudeau a dirigé la Caisse générale de retraites de la presse française à compter de sa fondation fin 1927 et été fait chevalier de la Légion dhonneur (1930).

    Ses deux contributions sur Multatuli révèlent sa foi anticléricale et son ralliement à des idées proches de l’anarchisme. Dans chaque papier, il cite des extraits de proses du Néerlandais traduites par Alexandre Cohen (parues d’abord dans la Revue de l’Évolution et le Mercure de France, puis, en 1901, dans le volume Pages Choisies).          (D. C.)

      

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     Multatuli

     

     

    UN RÉVOLTÉ

     

    J’ai lu, il y a quelques jours, dans les Débats roses (1), un sommaire « éreintement » de Multatuli. On y instruit son procès en un tour de main. C’était un triste sire, vaniteux, sans morale, pauvre par sa faute. Qu’il eût quelque talent, on ne le saurait nier, sans doute ; mais il en fit si mauvais usage ! Quel bien peut-on penser d’un homme qui ose écrire des choses monstrueuses comme celle-ci : « Le catholicisme est une erreur, le protestantisme est une peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous devons lutter pour la vérité, pour nous et pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font cinq et deux et deux font trois. Mais, si le choix entre des mensonges était possible, j’aimerais cent fois mieux voir mon petit garçon servir la messe en enfant de chœur que protestant. Voyez-vous, le protes- tantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant, proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, c’est l’intérêt. »

    Mimi, seconde femme de Multatuli

    Multatuli-5.pngVous voyez la tête d’un rédacteur ou d’un abonné des Débats, à la lecture de tels blasphèmes. Aussi, Multatuli n’a pas à demander son reste ; on l’exécute comme il le mérite.

    Mais tout le monde ne partage pas, sur cet homme, l’opinion des Débats. En Hollande, son pays, si beaucoup se signent d’horreur à son nom, beaucoup l’aiment et l’acclament. Il commence à être connu en France, surtout parmi les jeunes qui ont l’intelligence ouverte à toutes les idées, de quelque point de l’horizon que le vent les apporte.

    Et il faut ajouter que la fière indépendance de Multatuli, la verve cinglante avec laquelle il démasque et fustige les hypocrisies, sa raillerie mordante, son ironie corrosive, lui ont fait parmi nous beaucoup d’admirateurs et d’amis.

    Multatuli est un pseudonyme. Celui qui signa ainsi Max Havelaar, Idées, Lettres d’amour, etc., s’appelait réellement Eduard Douwes Dekker. Il était né, le 2 mai 1820, à Amsterdam (2).

    En 1856, il fut promu au grade d’assistent-resident de Lebak, dans la province de Bantam, aux Indes néerlandaises. Le nouveau fonctionnaire s’aperçut vite que la population indigène dont il avait l’administration était indignement pressurée et exploitée par le régent javanais du district que soutenait le résident de Bantam en personne.

    Douwes Dekker n’hésita pas, malgré tout. Il adressa des avertissements au régent javanais. Celui-ci n'en tint aucun compte. Douwes Dekker alors recourut directement au gouverneur général, demandant la mise en accusation du régent.

    La réponse ne se fit pas attendre. Douwes Dekker reçut l’ordre de faire ses malles et de se rendre dans un autre district.

    Au lieu d’obéir, il envoya sa démission motivée au gouverneur et revint eu Europe. Il essaya d’obtenir justice près de la Chambre des députés de Hollande ; mais, naturellement, ce fut peine perdue, on ne l’écouta pas.

    Alors Douwes Dekker écrivit pour gagner son pain et celui de sa femme et de ses deux enfants.

    Idées, vol. 2

    Multatuli-6.pngSon premier livre, Max Havelaar, déchaîna contre lui une tempête d’injures et de haines. L’hypocrisie des marchands hollandais, « invoquant Dieu quand même et toujours, implorant son intervention dans toutes leurs entreprises commerciales et dans leurs sales petites combinaisons poli- tiques », y est dévoilée et mise à nu, dans toute sa vilenie. Deux personnages de ce roman sont des types impérissables, le marchand Droogstoppel et le pasteur Wawelaar. Droogstoppel est un excellent homme, qui aime Dieu et ses ministres. Il a beaucoup de reconnaissance pour les missionnaires, parce que, dit-il, « ils apprennent aux païens habitant les Indes à connaître le seul Dieu véritable et véridique qui est le Dieu de la Hollande, et grâce à cette initiation – facilitée par la pieuse armée occupant les colonies – ces malheureux, rejetant leurs idoles, achètent la miséricorde divine, en travaillant et en cultivant du café pour nous. »

    Je voudrais citer beaucoup, pour donner une idée du talent avec lequel Multatuli, – un mélange de Voltaire et d’Henri Heine – secoue les vieilles idoles et les vieux préjugés.

    Voici un passage du Dialogue japonais, d’après la traduction d’Alexandre Cohen, le même qui avait traduit Âmes solitaires pour le théâtre de Lugné-Poe, et qu’on vient d’expulser :

    « Je suis allé rendre visite aux Japonais, et j’ai déjeuné avec eux.

    Je donnai ma carte : Multatuli, homme de génie.

    Le secrétaire nota quelque chose. Je regardai au-dessus de son épaule et je vis qu’il m’inscrivait dans la rubrique : Curiosités industrielles, juste sous la pièce d’artillerie qu’ils avaient vu couler à Delft.

    - Homme de génie… qu’est-ce que c’est que métier-là ?

    Je toussai et dis très naïvement :

    - Je ne le sais pas, ô Kami !

    - Savez-vous fabriquer des horloges ?

    Multatuli-1.png- Non, Kami !

    - Ou des parapluies ?

    - Non plus. Kami.

    - Des montres avec des obscénités ?

    - Hélas ! non, Kami.

    - Savez-vous pratiquer la section césarienne ?

    - Non plus, Kami.

    Mais cette question méme me sortit d’embarras, et avant que la bonne n’entrât, que le Kami avait fait appeler pour servir de sujet d’expérience à ma présumée habileté, je m’écriai, avec toute l’arrogance de quelqu’un qui croit avoir découvert quelque chose :

    - J’y suis, Kami, je suis mal né !

    De nouveau, le secrétaire inscrivit quelque chose dans son calepin. Rubrique : Curiosités naturelles. Je fus enregistré sous Malcolm de Macbeth.

    - Ah, vous êtes mal-né. Bien. Mais que savez-vous faire ?

    - Je sais dire la vérité de temps en temps, ô Kami l

    Toute la légation sursauta et regarda mon ventre – qui était absent. C’est dans cette particularité qu’ils trouvèrent ma seule excuse de ne l’avoir pas encore ouvert. Mais – et ceci ils le reconnurent avec une franchise toute japonaise, – là où il n’y a rien, le mensonge lui-même perd son droit à l’assassinat sur la vérité.

    - Et combien cela vous rapporte-t-il ? demanda avec intérêt le Kami.

    - Cela ne me rapporte rien, ô aimable Kami !

    Le secrétaire inscrivit dans son calepin :

    ‘‘La vérité est tellement bon marché en Hollande qu’on ne la paye pas. Mais ceux qui la fournissent nont pas de ventre.’’ […]

    Lignes de Multatuli

    Multatuli-14.png- Dites-moi donc, homme de génie mal-né, combien de Dieux y a-t-il ?

    - Je ne saurais pas vous le dire au juste, Kami. Voyons… La Norwège, la Suède, la Russie, la Pologne, Anhalt-Dessau, Hildburghausen, Monaco…

    - Mais c’est de la géographie, cela ! Je vous ai demandé les Dieux… vous appelez ça ici, je crois, théologie.

    - Certainement, Kami. Mais la théologie est basée sur la géographie, et plus spécialement sur la géographie politique. Chaque État a son Dieu particulier… ou bien deux… un Dieu antique et un moderne. Lorsque la principauté de Hechingen déclare la guerre à la Russie, il s’en suit un conflit entre les Dieux respectifs de ces pays. Le Dieu de la Hollande est le meilleur.

    - Comment le savez-vous ?

    - Kami, cela se trouve imprimé dans tous les livres de classe hollandais. Du reste il l’a prouvé en mainte circonstance. Il a détruit l’Armada, et alors le Dieu de l’Espagne sest lamentablement retiré. »

    Multatuli a écrit, dans cet esprit et sur ce ton, plusieurs volumes qui firent les délices des mécréants et la rage des âmes saintes, après quoi il mourut, en Allemagne, au bout de vingt ans d’exil et de misère.

    Les Débats ont raison, cet homme est gaiement méprisable et dangereux.

     

    B. Guinaudeau, La Justice, 13 mars 1894

     

     

    (1) Le 8 mars 1894, le Journal des débats politiques et littéraire publiait dans son édition du soir, sur papier blanc et rose (doù le nom les Débats roses) : « Lettres de Multatuli » du pasteur wallon Louis Bresson.

    (2) En réalité le 2 mars 1820.

     

     

    Multatuli-7.png

    Mercure de France, fév. 1900, avec des contes de Multatuli

    traduits par A. Cohen

     

     

    MULTATULI

     

    Il y a quelques années déjà que M. Alexandre Cohen commença de nous donner, à la Revue de l’Évolution, puis au Mercure de France, des traductions de certains passages des œuvres de son compatriote Multatuli.

    Aujourd’hui, il réunit ces fragments en volume (1) et nous les offre, précédés d’une notice biographique sur l’auteur et d’une exquise préface d’Anatole France.

    Julius Pée (1871-1951), un des traducteurs de Multatuli

    Multatuli-13.pngC’est une étrange et captivante figure que celle de ce révolté hollandais, de ce démolisseur de préjugés, de ce fustiger d’hypocrisies et de mensonges, en lutte contre toutes les puissances sociales et tenant tête, seul, à toutes les haines et à toutes les colères. Anatole France le compare à Voltaire et à nos philosophes du dix-huitième siècle. Il y a, certes, de nombreux points de ressemblance. Mais Multatuli était plus isolé, plus faible devant la masse compacte des hostilités et des résistances ; il lui fallait donc plus de courage. Il paraît plus âpre, aussi, plus froidement résolu. Son ironie joviale et corrosive trahit une conviction plus profonde ; sa phrase a, beaucoup plus que celle de Voltaire et des autres – sauf peut-être celle de Diderot, par moments –, l’accent de la sincérité, le vrai son de la conscience indignée.

    Eduard Douwes Dekker – en littérature Multatuli – fut d’abord fonctionnaire colonial, au service de son pays. Il fut témoin d’ignominies dont il ne voulut pas, par son silence, se faire le complice.

    C’était vers 1856, pendant qu’il administrait, en qualité d’assistant-résident, le district de Lebak, à Java.

    Le régent indigène, l’Adhipatti, fonctionnaire, lui aussi, du gouvernement hollandais, commettait de monstrueuses exactions. La nuit, les pauvres exploités venaient se plaindre à Douwes Dekker. Ils se cachaient, rampaient à travers les hautes herbes peur n’être pas vus. Ils ne réussissaient pas toujours à tromper la vigilance des espions, et, alors, ils disparaissaient mystérieusement, sans qu’on entendît plus jamais parler d’eux, à moins que les crocodiles de la rivière ne voulussent pas de leurs cadavres et qu’on ne les repêchât par hasard, ce qui arrivait de temps à autre.

    Douwes Dekker dénonça les forfaits de l’Adhipatti au résident de Bentam, puis au gouverneur général. Il demanda justice, au nom des victimes. On lui répondit en le nommant à un autre poste, avec des menaces pour l’avenir s’il ne se faisait pas une plus saine conception de ses devoirs.

    Douwes Dekker donna sa démission, revint en Hollande et là, de 1859 à 1887, avec sa plume pour toute arme, il mena contre le gouvernement, contre l’ordre social qui comportait, tolérait et encourageait de tels crimes, une guerre sans merci.

    W.F. Hermans, Multatuli, lénigmatique, 1976

    Multatuli, Alexandre Cohen, Benjamin Guinaudeau, Pays-Bas, littérature, traduction, Max Havelaar, Mercure de FranceSon premier livre fut un roman. Max Havelaar, dans lequel il racontait ce qu’il avait vu à Java. On fit tout ce qui fut possible pour l’étouffer. Multatuli avait contre lui son propre éditeur, qui ne désirait qu’une chose : ne pas vendre l’œuvre scandaleuse et sacrilège. Mais, Max Havelaar finit tout de même par arriver au public. L’auteur y disait : « Moi, Multatuli, qui ai beaucoup souffert, je prends la plume. Et je ne demande pas d’indulgence pour la forme de mon livre. Cette forme m’a paru indiquée pour atteindre mon but.

    Ce but est double :

    J’ai, en premier lieu, voulu laisser un héritage sacré à mon petit Max et à sa petite sœur, lorsque leurs parents seront morts de misère. De ma main, j’ai voulu donner des lettres de noblesse à nos enfants.

    Deuxièmement, je veux être lu.

    Oui, je veux être lu ! Je veux être lu par les hommes d’État, qui doivent tenir compte des signes des temps ; par les littérateurs qui, eux aussi, voudront lire le livre dont on dit tant de mal ; par les commerçants qui s’intéressent aux ventes de café ; par les chambrières qui me prennent en location pour quelques sous ; par les gouverneurs généraux retraités ; par les ministres en activité ; par les laquais de ces Excellences ; par les pasteurs qui, more majorum, proclameront que je m’attaque au Tout-Puissant, tandis que je ne me révolte que contre le misérable petit dieu qu’ils se sont fait à leur image.

    Oui, je serai lu.

    … Et… si on s’obstinait à ne pas me croire ?

    Alors je traduirais mon livre dans les quelques langues que je sais, et dans les nombreux idiomes que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce qu’en vain j’aurais cherché dans les Pays-Bas.

    Et dans les capitales on chanterait des chansons avec des refrains comme celui-ci : Il est un royaume de pirates au bord de la mer, entre la Westphalie et l’Escaut.

    Et si cela non plus ne devait servir de rien ?

    Alors je traduirais mon livre en malais, en javanais, en soundah, en alfour, en boughi, en battaq…

    Et je précipiterais des hymnes provocateurs de révoltes dans les âmes de ces pauvres martyrs à qui j’ai promis secours, moi, Multatuli.

    Aide et secours par des moyens légaux, si possible… par la voie légitime de la violence, s’il le faut.

    Emile Van Heurck (1871-1931), un des traducteurs de Multatuli

    Multatuli-12.png

    Que dites-vous de l’homme qui parle sur ce ton ? En aucun pays du monde il n’en faudrait beaucoup de cette trempe pour faire des révolutions.

    Multatuli a fait la sienne. Il a créé, dans cette Hollande où l’on acclame aujourd’hui la parole de Domela Nieuwenhuis, un mouvement d’émancipation qui ne s’arrêtera pas.

    Après Max Havelaar, il n’a cessé, sous une forme ou sous une autre, de jeter à pleines mains la bonne semence.

    « Il s’attaque à tout ce qui est sacré aux hommes, disait un journal de La Haye. Il prône la plus perverse des morales. Il bouscule et foule aux pieds tout ce que la nation a appris à aimer et à vénérer. Il nie Dieu, la Bible et l’Evangile. Il nie l’existence de l’âme, l’immortalité et le salut… »

    C’est vrai. Multatuli n’a pas du tout la bosse du respect. Il fouille, d’un œil implacable, au fond de toutes les choses vénérables ; il voit de quoi sont faites la piété, la charité, la chasteté, les traditionnelles vertus familiales et sociales. Et il en démasque tout le foncier égoïsme, toute l’hypocrite brutalité. En quelques traits, il marque ineffaçablement la face de la Bête d’iniquité – roi, prêtre, juge – sous laquelle le stupide troupeau des hommes a toujours courbé l’échine. En voulez-vous un exemple ? Voici :

     

    Multatuli-11.jpg

    Maison où est mort Multatuli à Nieder Ingelheim

     

      

    JURISPRUDENCE

     

    Le gendarme. - Monsieur le juge, voici l’homme qui a assassiné la nommée Barberette.

    Le juge. - Cet homme sera pendu… Comment s’y est-il pris ?

    Le gendarme. - Il l’a coupée en petits morceaux et mise dans la saumure.

    Le juge. - Il a fort mal agi en cela. Il sera pendu.

    Lothario. - Juge, je n’ai pas assassiné Barberette. Bien au contraire : je l’ai nourrie, vêtue et hébergée. Il y a des témoins qui vous diront que je suis un brave homme et non pas un assassin.

    Le juge. - Homme, tu seras pendu. Tu aggraves ton cas par la présomption. Il sied mal à quelqu’un qui… est accusé de quelque chose de se prétendre un homme de bien.

    Lothario. - Mais, juge, il y a des témoins qui vous l’affirmeront ! Et puisque je suis accusé davoir commis un assassinat…

    Le juge. - Tu seras pendu ! Tu as coupé en menus morceaux la nommée Barberette, tu l’as mise dans la saumure et tu es présomptueux… trois délits capitaux !...

    Multatuli, La Sainte Vierge, trad. E. Van Heurck, 1898

    Multatuli, Alexandre Cohen, Benjamin Guinaudeau, Pays-Bas, littérature, traduction, Max Havelaar, Mercure de FranceQui êtes-vous, ma bonne femme ?

    La femme. - Je suis Barberette.

    Lothario. - Dieu merci ! Juge, vous voyez que je ne l’ai pas assassinée.

    Le juge. - Oui, il parait. Mais la saumure ?

    Barberette. - Non, juge, il ne m’a pas mise dans la saumure. Il m’a, au contraire, fait beaucoup de bien. C’est un noble cœur !

    Lothario. - Vous l’entendez, juge ! Elle dit que je suis un brave homme.

    Le juge. - Ahem !... Le troisième point subsiste toujours. Gendarme, emmenez cet homme. Il sera pendu. Il est coupable de présomption…

    Greffier, invoquez dans les considérants du jugement la jurisprudence du Patriarche de Lessing.

     

    Dans Nathan le Sage, Lessing fait dire an Patriarche : « N’importe ! Le Juif sera brûlé. »

    La scène de Lessing et celle de Multatuli sont encore l’exacte expression de ce que nous avons sous les yeux. Sur ce point, les apôtres de justice n’ont guère réussi. La Bête, en robe ou en culotte rouge, est toujours aussi ignominieusement féroce.

    Les apôtres s’y sont-ils mal pris ? Faut-il conclure que la meilleure voie du progrès, toute expérience faite, est celle que Multatuli appelle « la voie légitime de la violence » ?

     

    B. Guinaudeau, L’Aurore, 17 avril 1901

      

     

    (1) Mutatuli, Pages choisies, traduites par Alexandre Cohen, Société du Mercure de France, 15, rue de l’Échaudé-Saint-Germain. (En 1893-1894, la revue Le Réveil a publié, en plus dautres textes du Néerlandais,  une traduction de son drame : Vorstenschool - 1875 - sous le titre L’École des princes. D’autres périodiques ont donné des passages de l’œuvre de l’écrivain, par exemple La Revue blanche.)

     

    multatuli,alexandre cohen,benjamin guinaudeau,pays-bas,littérature,traduction,max havelaar,mercure de france

    G. Compayré, « Chronique de l’étranger »,

    L’Éducation nationale. Journal général de l’enseignement primaire,

    15 avril 1887, p. 89.

     

  • Multatuli, par Léon Bazalgette

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    La vache d’Insulinde

     

     

    Multatuli, Léon Bazalgette, Augustin Habaru, L'Humanité, Insulinde, Alexander Cohen, Herman Gorter, Stijn Streuvels, littérature néerlandaise

     

     

    On les enveloppait d’un linceul blanc et les mettait dans la terre…

    « Si je meurs à Badour, et qu’on m’enterre hors de la dessah (village), sur le versant est du coteau, où l’herbe est haute…

    « Alors Adindah passera par là, et le bord de son sarong (pagne) frôlera doucement l’herbe…

    « Je l’entendrai… »

    Ces lignes sont de Multatuli, l’écrivain néerlandais du siècle dernier, très peu connu chez nous où l’on (1) n’a traduit que de minces fragments de son œuvre.

    Récemment, notre camarade Habaru rappelait fort à propos son œuvre dans le Drapeau Rouge, à la suite du soulèvement à Java, dans la région de Bantam, où Multatuli dut quitter son poste pour avoir pris la défense des indigènes contre les exploiteurs coloniaux.

    Pages Choisies, trad. A. Cohen, 1901

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseNé le 2 mars 1820 à Amsterdam, Multatuli, fils de marin, part pour les Indes à dix-huit ans, entre dans l’administration coloniale et y fait son chemin. Au bout de treize ans, il est sous-résident dans les Moluques, et un peu plus tard remplit un poste analogue à Java, dans le district de Bantam.

    Là il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Dès qu’un sous-résident ne se contente plus d’exécuter les ordres de ses supérieurs et d’agir dans leur esprit, vous comprenez bien qu’il ne lui reste plus qu’à faire son paquet. Fonctionnaire audacieux, Multatuli dénonce auprès de son chef hiérarchique les exactions du régent indigène, exploiteur de paysans. Avec la plus haute candeur, il s’obstine et va jusqu’au gouverneur général. Naturellement, le petit fonctionnaire assez indigne de son rôle pour s’occuper du bien-être de l’indigène, est déplacé. Il donne sa démission et rentre en Europe, après dix-huit ans d’absence, ayant fait la grosse expérience de sa vie.

    Multatuli s’est installé à Bruxelles où il publie, en 1860, son grand livre Max Havelaar. C’est le livre de la beauté de Java et de la révolte d’un homme contre les procédés européens pour faire suer le « plus doux peuple de la terre » – d’un homme qui crie : « au voleur ! »

    Le livre est étouffé. Mais une autre édition, dix ans plus tard, a un gros succès. La réputation de l’auteur s’établit comme celle d’un monstre, d’un iconoclaste, d’un négateur des vérités les plus saintes : l’honnêteté du bourgeois, la bonté du bourgeois, la magnifique intelligence du bourgeois. C’est sûrement à lui-même que le réprouvé songe dans son poème du Crucifiement :

     

    Venez, accourez tous, on crucifie un homme !

    Un beau spectacle vous attendu à Golgotha.

    Je vous le dis, cet homme est résistant,

    Il ne penchera pas trop vite la tête

    Et sur la croix il n’expirera pas muet !

    […]

    Tous ceux qui portent un veau d’or sur leur blason,

    Tous ceux qui rongent la carcasse d’Insulinde,

    Tous ceux qui tètent la vache d’Insulinde,

    Tous ceux qui pendent au pis sanguinolent,

    Tous ceux que gonfle le sang soutiré :

    Accourez tous…

     

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseBien volontiers, Multatuli accepte ce rôle de réprouvé et toutes les critiques que l’on peut soulever contre son livre. Ce qu’il a voulu, ce n’est pas écrire un livre pour la bibliothèque, mais être lu, être entendu.

    « Si on s’obstinait à ne pas me croire ?

    « Alors je traduirais mon livre dans les quelques langues que je sais, et dans les nombreux idiomes que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce qu’en vain j’aurai cherché dans les Pays-Bas. 

    « Et dans les capitales on chanterait des chansons avec des refrains comme celui-ci : Il est un royaume de pirates au bord de la mer, entre la Westphalie et l’Escaut !

    « Et si cela non plus ne devait servir de rien ?

    « Alors, je traduirais mon livre en malais, en javanais, etc., et je précipiterais des hymnes provocateurs de révoltes dans les âmes de ces pauvres martyrs à qui j’ai promis secours, moi, Multatuli.

    « Aide et secours par des moyens légaux, si possible ; par la voie légitime de la violence, s’il le faut.

    « Et cela serait fort préjudiciable aux ventes de café de la Compagnie commerciale Néerlandaise ! »

     

     *

    *        *

     

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     Multatuli, gravure sur bois de J. Aarts

     

    Après Max Havelaar, Multatuli a publié divers livres, parmi lesquels sept volumes d’Idées, qui forment une critique féroce de la société bourgeoise sous toutes ses faces. Il aiguise ses attaques dans une parabole ou une fable. Il est amer, puissant, d’une verve chaude et abondante. C'est l’un des grands types de l’ère des démolisseurs.

    Multatuli n’est jamais aussi féroce que lorsqu’il expose l’hypocrisie de la vertu ou les sacro-saintes traditions sur lesquelles se fonde le rigide équilibre de la famille bourgeoise. Il écrit pour ses enfants :

    « …De l’affection parce que à un certain moment j’ai fait certaine chose, sans penser le moins du monde à vous… bien avant que vous n’existiez !

    « Si jamais je vous demande de l’affection à cause de cela, jetez-moi des ordures !

    « Riez-moi au nez, moquez-vous de moi, jetez-moi des ordures, si jamais j’exige de vous du respect ou de l’affection… pour cela ! »

    Dans la même note, voici la cynique leçon du père Pignouf, épicier, à son fils. Tenir sa langue. Ne jamais prononcer une parole imprudente qui soit votre condamnation. « Donne des coups de pied à ta femme, mon fils, si tu es sûr de frapper plus vigoureusement qu’elle. Mais, mon fils, ne dis jamais : ‘‘Je voudrais qu’elle fût morte !’’… Arrache un œil à quelqu’un, s’il le faut absolument, mon fils ; mais ne dis jamais : ‘‘Cet homme louche.’’ Et si tu découvres des ordures sur ton chemin, dis alors : ‘‘Il y avait beaucoup de poisson au marché, aujourd’hui’’… Ou bien encore ne dis rien du tout, mon fils, mais à aucun prix ne parle des immondices que tu vois. »

    En juillet 1870, devant la vision de la guerre franco-allemande qui se prépare pour la joie des vieux généraux et des deux cours impériales, Multatuli rédige une litanie des mensonges qui sont l’armature du monstre guerrier. Héroïsme… enthousiasme général… trépignement des bravoures… Dieu est avec nous… L’ennemi est un capon… À Paris, à Berlin en un tournemain… Vaincre ou mourir, rantanplan… Et chaque verset de la litanie se termine par le mot : mensonge !

    Précédant la litanie, cette petite remarque :

    « La route est large qui mène des contes de nourrice, par les écoles, les catéchismes, les sermons, les écrivailleries des journaux, les manuels de vertu et d’histoire, à la frénésie guerrière. »

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseNous voudrions pouvoir épingler des exemples de la façon magistrale dont il lacère les nippes des vieilles maquerelles de la haute, et met à nu leur sale peau. En procédant à cette exécution il fait sonner un rire diablement joyeux et vengeur. Il y a parfois chez cet homme qui sait être si fin une violence d’ouragan. Sûrement il va tout briser sur son passage.

    Dans un « Dialogue japonais », rempli de pointes barbelées et dont le ton se rapproche assez de celui de Mirbeau dans ses satires au vitriol, notons seulement au passage :

    « - Dis-moi donc, combien de dieux y a-t-il ?

    - Je ne saurais vous le dire exactement. Voyons… La Norvège, la Suède, le Danemark, la Russie, la Pologne, Anhalt-Dessau, Hildburghausen, Monaco…

    - Mais c’est de la géographie, cela ! Je t’ai demandé les dieux… Vous appelez cela ici, je crois, de la théologie.

    - Parfaitement. Mais la théologie est basée sur la géographie, et plus spécialement sur la géographie politique. Chaque État a son dieu particulier… parfois deux… un antique et un moderne. Si la principauté de Hechingen déclare la guerre à la Russie, il en résulte un conflit entre les dieux respectifs de ces pays… Le dieu de la Néerlande est le meilleur.

    - Qu’en sais-tu ?

    - Cela se trouve imprimé dans tous les livres de classe hollandais. »

    Je voudrais laisser le lecteur sur l’impression de cette remarque que Multatuli a écrite au terme d’un bref apologue qui embrasse tous les aspects de sa pensée militante.

    « Car le devoir de l’homme est d’être ‘‘homme’’. »

    « Cette conclusion vous semble-t-elle trop simpliste ? Oh ! je vous en supplie, méfiez-vous des conclusions qui ne le sont pas. »

     

    Léon Bazalgette

    « Littératures étrangères. La vache dInsulinde »

    L’Humanité, 12 janvier 1927, p.  4

     

     

    (1) Le traducteur, d’ailleurs remarquable, de ces Pages Choisies (Mercure de France, 1901) s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom. [Ce traducteur dont on ne saurait prononcer le nom est Alexandre Cohen qui ne partageait alors plus en rien les convictions plutôt libertaires et pacifistes de Léon Bazalgette ; ce dernier le cite en retranchant par endroits quelques mots.]

     

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    Léon Bazalgette, d'après un dessin de Berthold Mahn 

     

    Léon Bazalgette (1873-1928). Traducteur de Walt Whitman en français, directeur de la collection « Prosateurs étrangers modernes » aux éditions Rieder. Il a fondé Le Magazine en 1894, collaboré à L’Effort libre, tenu la chronique « Littératures étrangères » de L’Humanité et, entre janvier 1925 et sa disparition en décembre 1928, contribué à ouvrir la revue Europe – où il a succédé à Paul Colin – aux littératures des autres pays. Avec le temps, cet homme de lettres a noué des liens privilégiés avec plusieurs artistes belges. Voir entre autres à son sujet : Maria Chiara Gnocchi, Le Parti pris des périphéries. Les « Prosateurs contemporains français » des éditions Rieder (1921-1939), préface de Valérie Tesnière, Bruxelles, Le multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseCri/Ciel, 2007 ; Joris van Parys, « Verre neven, naaste vriend. Cyriel Buysse, Frans Masereel en hun Franse vriend Léon Bazalgette », « Cher Bazal » et « Een portret in brieven van Léon Bazalgette (1873-1928) », Mededelingen van het Cyriel Buysse genootschap, XIII, 1997, p. 7-86 ; le numéro 78 (Hommage à Léon Bazal- gette) de la revue Europe du 15 juin 1929 (contributions de R. Rolland, S. Zweig, G. Duhamel, R. Arcos, J. Dos Passos, C. Buysse, J. Géhenno, A. Crémieux, M. Martinet…). Le romancier Cyriel Buysse a narré avec verve ses pérégrinations en automobile avec son ami Bazalgette.

     

     

    À propos du journaliste communiste Augustin Habaru (1898-1944), que L. Bazalgette mentionne dans son article, relevons le papier que ce Belge, mort en France sous les balles nazies, a consacré à Multatuli à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de ce dernier :

    Multatuli, par Habaru.png

     A. Habaru, « Un cinquantenaire. Multatuli »

    Le Midi socialiste, 22 février 1937, p. 4.

     

    Max Havelaar, éd. 1860

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaisePour souligner la complexité du personnage Multatuli / Eduard Douwes Dekker et les enjeux qu’il a suscités et suscite encore sur le plan idéologique, reprenons un bref passage de la préface de Philippe Noble à sa traduc- tion Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas (Actes Sud, 1991) : « Aventurier, mari volage et joueur invétéré pour les uns, penseur révolutionnaire ou prophète christique pour les autres, Multatuli divisait naturellement ses contemporains. Mais il partage aussi la postérité : les plus grands écrivains de son pays ont vu en lui, depuis la fin du XIXe siècle, une figure tutélaire ou un repoussoir, ou à tout le moins un mystère à éclaircir. Le centenaire de sa naissance – en 1920 –, le cinquantième et de le centième anniversaire de sa mort – en 1937 et 1987 – donnèrent lieu à des affrontements parfois homériques, comme si le procès de l’homme était encore à instruire, à l’image d’une œuvre qui, achevée pourtant depuis plus d’un siècle, n’en ressemble pas moins à un immense bouillon. » Un survol biographique en français, qui permettra de rectifier certaines erreurs qu’on pu commettre les critiques d’expression française du passé, est aisément accessible dans la même édition du Max Havelaar sous la plume de Guy Toebosch.

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaisePour revenir à Augustin Habaru et à lintérêt quil a pu porter à certains écrivains septentrionaux, mentionnons quil a préfacé L’Août (Stock, 1928), recueil de nouvelles du romancier flamand Stijn Streuvels, traduites par Georges Khnopff, le frère du célèbre peintre. Dans cette préface, il écrit : « Jusqu’ici, la littérature flamande n’était connue en France que par les œuvres de Cyrille Buysse, Félix Timmermans, Vermeylen et Baekelmans. Streuvels les dépasse tous. Il est de la taille de Bjoernson, Linnankoski, Reymont, Gorki. » Sur le même auteur, très lu en Allemagne, il a donné un article : « Ein flämischer Bauerndichter - Bemerkungen über Stijn Streuvels », Die neue Bücherschau, 1928, 1-6, p. 298-300. Autre écrivain d’expression néerlandaise qui a retenu son attention, le poète Herman Gorter, dont il ne cite toutefois pas le titre majeur, à savoir Verzen, lequel ne sinscrit certes pas dans le genre de la poésie prolétarienne : A. Habaru, « Littératures étrangères. Herman Gorter », L’Humanité, 28 septembre 1927.

     

     

    Max Havelaar (film de Fons Rademakers, 1976)

    sous-titres en anglais


     

     

    Couvertures

    Dirk van der Meulen, Multatuli. Leven en werk van Eduard Douwes Dekker [Multatuli. Vie et œuvre d’Eduard Douwes Dekker], Nimègue, SUN, 2002, 912 p.

    Cyriel Buysse, Reizen van toen: met de automobiel door Frankrijk [Voyage de jadis : en auto à travers la France], textes réunis et présentés par Luc van Doorslaer, Anvers/Amsterdam, Manteau, 1992.

     

     

     

  • Multatuli par Henry de Jouvenel

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    Nul esprit de suite…

    pas de talent…

    pas de méthode...

     

     

     

    Henry de Jouvenel

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Le 11 mai 1904, le baron Henry de Jouvenel des Ursins (1876-1935) publie en pages 1 et 2 du n° 24 de L’Humanité un papier consacré à Multatuli (1820-1887). Le futur époux de la romancière Colette, qui voyait dans le journalisme « l’occasion quotidienne de gaspiller de la noblesse », félicite au passage Alexandre Cohen – dont on célèbre cette année le cent cinquantième anniversaire de la naissance –, traducteur des Pages choisies* (1901) du grand écrivain hollandais, pages qui, selon un autre chroniqueur de l’époque, « révèlent à merveille l’esprit singulier d’Edouard Douwes Dekker » (« Chronique des Pays-Bas », Bibliothèque universelle et Revue suisse, T. 34, 1904, p. 408). En 1927, l’homme de lettres Léon Bazalgette, ami des Flamands Cyriel Buysse et Frans Masereel, estimera lui aussi « remarquable » le traducteur, non sans lui lancer une pique en raison de son rejet du bolchévisme et de tous les socialismes : il « s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom » (L’Humanité, 12 janvier 1927). À son tour, le journaliste Léon Treich (1889-1973) recommandera la lecture de ces Pages choisies (« Un multatuli,henry de jouvenel,littérature,traduction,alexandre cohen,insulinde,pays-bas,max havelaaranniversaire. Multatuli », Les Nouvelles littéraires, 12 mars 1927, p. 7) en espérant voir paraître bientôt une traduction du Max Havelaar de meilleure qualité que celle réalisée par Henri Crisafulli et Adrianus Jacobus Nieuwenhuis en 1876 (ci-contre). De fait, plusieurs verront le jour avant la plus récente que l’on doit à Philippe Noble.

    Pourquoi un article de Henry de Jouvenel en 1904 sur les Pages choisies publiées trois ans plus tôt ? En ce début de siècle, le baron occupait des fonctions au sein d’un ministère et Alexandre Cohen le connaissait. À quelques reprises, il s’est adressé à lui dans le cadre de ses démarches en vue d’obtenir un permis de séjour, procédure d’autant plus compliquée que l’ancien anarchiste ne disposait en tout et pour tout que d’une copie de son acte de naissance : « Toutes mes autres pièces d’identité m’ont été, en 1893, subtilisées par les collectionneurs de la préfecture de Police, qui n’ont jamais voulu me les restituer. » (Lettre d’A. Cohen à H. de Jouvenel, Paris, 30 juin 1903, citée dans Alexander Cohen. Brieven 1888-1961, 
éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 288). On imagine très bien le pétulant Hollandais parlant de Multatuli à son interlocuteur et lui remettant un exemplaire de sa traduction ou du moins lui donnant lidée décrire un papier sur cet écrivain.

     

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar * À ne pas confondre avec cette autre édition : Multatuli, Pages choisies, choix, présentation et traduction du néerlandais par Lode Roelandt, avec la collaboration de Alzir Hella, préface de Henry Poulaille, notice biographique de Julius Pée, Bruxelles/Paris, Labor, 1938 (réédition, Paris, Office français du livre, 1943).

     

     

     

     

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar

    E. Douwes Dekker, dit Multatuli

     

     

     

    MULTATULI

     

    En 1856, les fonctionnaires de Java virent tomber au milieu d’eux un homme juste. Eduard Douwes Dekker venait d’être nommé assistant-résident dans le district de Lebak.

    - Pour ses trente-six ans, c’est un avancement convenable, disait-on autour de lui.

    Cependant Dekker n’avait pas l’air heureux. Il gardait un visage rude, des yeux gênants de fixité et son âme semblait contenir avec peine une éternelle violence.

    Ses collègues le prirent en grippe.

    L’aversion générale ne tarda point à s’exaspérer. Ne racontait-on pas que, la nuit, quand l’administration dormait sans défiance, de tous les points du district, à travers le mystère des hautes herbes, les indigènes pressurés, battus, pillés pendant la journée, rampaient vers la demeure de Dekker où ils trouvaient des paroles d’aide et des promesses de secours ?

    Un joli exemple que donnait Dekker !

    trad. E. Mousset, 1943 

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Mais où le scandale devint flagrant, ce fut lorsque l’assistant osa dénoncer au résident de Bantam les exactions quotidiennes du régent indigène. De quoi se mêlait ce gêneur ? Ne savait-il donc pas que le régent, quoique indigène, avait l’honneur de procurer des femmes au résident hollandais ? C’était là un service signalé rendu à la cause de la civilisation. Que fallait-il de plus au moraliste ?

    Bien entendu, le résident n’écouta point Dekker et comme l’obstiné, au lieu de se taire respectueusement, s’adressait au gouverneur, celui-ci l’envoya en disgrâce pour lui enseigner le respect de la hiérarchie.

    Dekker démissionna fièrement et repartit pour la Hollande, Dans les bureaux du gouvernement, à Java, on en conçut une grande joie.

    L’histoire semblait enterrée quand fut publié, au printemps de 1860, quatre ans après, un livre intitulé : Max Havelaar, qui la racontait tout au long. L’œuvre était signée Multaluli, ce qui doit signifier : « J’en ai beaucoup supporté. »

    Les mille drames de la colonisation revivaient, ressuscités au hasard des souvenirs, en ces pages décousues où défilent tour à tour, sous le vent des sarcasmes, en hâte et en désordre, prêtres sans foi, marchands sans scrupules, gouverneurs sans conscience, ministres sans savoir.

    trad. Ph. Noble, 1991

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Max Havelaar, Multaluli, tous ces pseudonymes ne pouvaient dissimuler Dekker aux esprits avertis des coloniaux. L’avant reconnu, ils pensèrent l’accabler on l’appelant ennemi de Dieu « corrupteur de la jeunesse ». Multatuli laissa dire. Alors ils lui reprochèrent, de ne pas savoir écrire.

    - Oui, oui, avoua Multaluli, le livre est baroque… nul esprit de suite… recherche d’effet… le style est mauvais, l’auteur inexpérimenté… pas de talent… pas de méthode. Bien, bien, tout cela est entendu ! Mais… le Javanais est opprimé ! »

    Et Max Havelaar finit par une menace : « Ce livre est une introduction. »

    Multatuli tint parole, écrivit beaucoup et resta toujours l’homme de son premier ouvrage.*

    C’est au spectacle de la vie coloniale que s’était formée son originalité. Là, dans ce rendez-vous de toutes les espèces humaines, les âmes se découvrent en se heurtant. Le conquérant, dévêtu de ses élégances humanitaires, perd la pudeur de son égoïsme, ne se défie plus de sa brutalité et, féroce à servir ses intérêts, domestique les peuplades qu’il avait promis d’éduquer. Plutôt que de dissiper leur ignorance, il l’utilise, se fait passer pour le détenteur de Dieu et son seul représentant sur la terre, exporte en même temps sa religion et ses marchandises, réclame du respect et des bénéfices, fait de la science un péché, répète les mensonges jusqu’à ce qu’ils soient passés en vérités, érige en dogme la supériorité originelle de certaines races dans l’humanité, de certaines familles dans les races, et appelle cela « civiliser ».

    Multatuli avait surpris à Java les secrets de cette méthode. Mais au lieu de s’en servir, il les révéla, et avec une précision, une netteté dans le détail, une furie dans le style telles, que tous les coupables se sentaient malgré eux courbés sous la vérité.

    trad. L. Roelandt, 1942

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Il faut lire dans la remarquable traduction de M. Alexandre Cohen, ces Légendes d’autorité qu’il a choisies parmi les étranges Lettres d’amour, parues en 1861. Multatuli avait rapporté d’Orient le génie des paraboles. Il en consacre une à chaque injustice, et toutes, toutes, celle qui décrit le premier agenouillement de l’homme comme celle qui raconte la naissance des dynasties, se terminent par le même refrain, aussi monotone que la routine humaine : « Et cela est resté ainsi jusqu’à ce jour. »

    Multatuli aura-t-il beaucoup contribué à  la découverte des réformes, au mouvement en avant de l’Humanité ?

    On pourrait en douter, tant il s’est défendu de toute affirmation, même dans les sept gros volumes d’Idées publiés de 1862 à 1877, avec cette épigraphe magnifique et ambitieuse : « Un semeur sortit pour semer. »

    Il craignait par-dessus tout de remplacer un mensonge par un autre et voulait rester un pur négateur. Cette intransigeance devait fausser parfois son jugement et l’induire à décourager plus d’un effort utile.

    trad. L. Roelandt, 1968

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Mais il aida tout de même à la beauté de l’avenir car il détruisit plus d’erreurs qu’il ne froissa de vérités. Et n’est-ce pas une loi de la nature que ceux qui travaillent à émonder sur le vieil arbre social le bois mort des préjugés et des abus, soient obligés, pour accomplir leur nécessaire travail, de trancher de temps à autre une jeune pousse et de meurtrir quelquefois la sève au cœur des branches nouvelles ?

     

    Henry de Jouvenel, L'Humanité, 11 mai 1904

     

     

    Dirk Coster (1887-1956) 

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar * C’est plus généralement contre l’esprit de son temps et la médiocrité de la littérature de son pays que s’est élevé l’écrivain : « Multatuli, avait eu le courage et la hardiesse de dénoncer cette folie collective de rhétorique qui empoisonnait la littérature néerlandaise à cette époque. Il cria son réquisitoire sur tous les toits et à travers toutes les plaines de la Hollande, s’acharnant à démasquer la bourgeoisie qui étouffait toutes les âmes libres et cherchait à les anéantir, – que ce soit aux Indes Néerlandaises ou dans la métropole ; il claironna ses sarcasmes sur la ‘‘chinoiserie’’ de la littérature ; il défendit passionnément le droit des âmes à s’épanouir, et celui des cerveaux à penser. Une grande célébrité et une vie misérable furent sa récompense et son lot. » (Dirk Coster, L’Art libre, déc. 1920, p. 216)

     

     

    documentaire en néerlandais (2008)

     

     

  • Multatuli ou « le génie du sarcasme »

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    MULTATULI

    vu par un pasteur de l’église wallonne

     

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    Multatuli

     

    Au cours du XIXe siècle, parmi les Français qui vivent en Hollande et écrivent sur ce pays, se trouvent quelques pasteurs tels Albert Réville et Louis Bresson. Français originaire de Tonneins (Lot-et-Garonne), celui-ci a rédigé en 1865 une thèse sur le révolutionnaire guillotiné Rabaut-Saint-Etienne. On sait qu’il a été, de 1881 à 1909, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam – où Réville l’avait précédé –, institution à laquelle il a consacré une notice à l’occasion de son troisième centenaire (1890). À côté de son travail de prédication, Louis Bresson a contribué à mieux faire connaître la Hollande et la littérature hollandaise en France grâce à divers articles publiés, pour une bonne part, dans le Journal des Débats (dont il a sans doute rédigé la chronique « Lettre de Hollande », portant souvent sur la politique et des sujets d’actualité, pendant un certain nombre d’années). En 1897, la Revue encyclopédique donne son étude intitulée « Le Mouvement littéraire en Hollande. Des origines à 1815 », texte repris dans La Hollande géographie, ethnologie, politique et administrative, religieuse, économique, littéraire, artistique, scientifique, historique, coloniale, etc. (Librairie Larousse, 1900), volume qui propose d’autres contributions de sa main : « La religion : L’évolution religieuse. Statistique religieuse », « La science », « La politique contemporaine » et « Relations intellectuelles de la Hollande et de la France ». On relève encore de cet érudit des études intitulées : « Amsterdam ancien et moderne » (1895) et « L’agitation économique et politique aux Pays-Bas en 1903 » (1903).

    C’est à Louis Bresson que l’on doit également la traduction de deux romans de Louis Couperus, Majesté et Paix Universelle. Le romancier l’avait lui-même annoncé à son éditeur amstellodamois, L.J. Veen : « Une traduction de Majesteit, par Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam paraîtra dans la Revue Hebdomadaire puis en volume chez Plon. M. Maurice Spronck – du Journal des Débats – m’en a parlé l’été dernier, à La Haye. La traduction paraîtra au cours de l’été. Plon offre 1500 francs, à partager entre le traducteur et moi-même. Autrement dit 750 francs. Pour la forme, j’ai dit que je ne pouvais pas décider avant de vous avoir écrit. Mais nous allons accepter, n’est-ce pas : nous ne pouvons guère faire autrement et c’est plutôt pas mal. » (Lettre à son éditeur, n° 155, début janvier 1897). On peut imaginer que l’appartenance de Couperus à l’église wallonne – il a épousé sa cousine Elisabeth Baud à l’église wallonne de La Haye – a été un facteur prépondérant dans la décision du pasteur de traduire ces ouvrages. Bresson était par ailleurs lié à l’avocat et homme politique protestant Maurice Spronck qui devait rédiger une longue préface à Majesté.

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    église wallonne / Waalse kerk, Rotterdam, fin XIXe, photo : M.D. Cocheret

     

    Louis Bresson a fini ses jours à Rotterdam. Le Journal des Débats du 7 mai 1918 annonce : « Nous avons le très profond regret d’apprendre la mort de notre collaborateur depuis 
de longues années, M. Louis Bresson, pasteur 
de l’église wallonne de Rotterdam, décédé en 
cette ville le 9 avril, à l’âge de 74 ans. Les obsèques ont eu lieu à Crooswijk. »

    Parmi les articles de Louis Bresson paru dans le Journal des Débats, deux portent sur l’écrivain Multatuli (1820-1887) et ses deux épouses. Il est assez amusant de voir que le pasteur ne peut s’empêcher de parler de l’auteur du Max Havelaar alors même que la personne de cet artiste lui inspire essentiellement du mépris. Ces deux textes sont un écho des querelles auxquelles on assistait aux Pays-Bas, par éditions interposées, entre partisans de Multatuli et les détracteurs de son œuvre. Les critiques formulées sur la personnalité même de l’auteur constituent en quelque sorte le pendant de l’utilisation faite de ses écrits dans une visée politique par les tenants du socialisme ou du pacifisme.

     

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    Journal des Débats, 8 mars 1894

    rubrique « Au jour le jour » en première page

    LETTRES DE MULTATULI

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    la biographie la plus complète sur Multatuli

     

    Si le nom de Multatuli n’est pas inconnu 
en France, en Hollande il est populaire. 
Acclamé par les uns, détesté par les autres, 
il reste inséparable dans son pays de la 
question coloniale. Le retentissement de 
son Max Havelaar fut immense. Les faits 
qu’il dénonçait, dans l’administration des
Indes néerlandaises prirent les proportions 
d’un scandale. L’écrivain eut le sort de beaucoup de prophètes : il eut a souffrir de 
son rôle, et, par malheur, ne se souvint
pas toujours qu’il faut être dix fois juste 
pour se dresser en vengeur de l’iniquité.

    Mme Douwes Dekker, née Hamminck
Schepel, la seconde femme de Multatuli, a entrepris de publier, en l’éclairant de notes, 
la correspondance du célèbre auteur hollandais (1). Si cette publication, conçue dans 
une intention pieuse, répondra bien au but qu’on s’est proposé, si elle servira la mémoire de Multatuli, c’est une question ; il 
est plutôt permis de croire qu’elle justifiera 
les préventions, les colères et les haines 
qui se sont attachées jusqu’à son dernier 
jour à l’écrivain malheureux, inquiet et 
agité des Idées et de l’École des Princes (2). Mais 
nous y gagnerons un portrait de Multatuli 
qui, pour n’être pas flatté, n’en sera que 
plus précieux et dont personne ne saurait 
contester la ressemblance.

    Ce qui frappe tout d’abord dans cette
correspondance, c’est la confiance absolue, 
naïve de Multatuli en lui-même, en son « génie ». S’il ne s’applique pas expressément ce mot qui revient souvent sous sa 
plume, on sent néanmoins, quand il l’emploie, qu’il pense tout d’abord à lui-même. 
Il s’en remplit la bouche, sa poitrine se 
gonfle : c’est lui, l’homme de génie. Il n’a 
pas besoin d’apprendre, il sait, il devine ce 
qu’il ne sait pas. Ministre, il le serait, et
gouverneur général des Indes, cela va sans 
dire ; mais général aussi. « J’ai beaucoup 
de respect pour les Prussiens, écrit-il en 
1866, mais je dois dire que les Autrichiens n’auraient pas perdu la partie, si j’avais été 
ministre de la guerre depuis quelques années. » Garibaldi, qui est aussi un homme de génie, aurait pris la Vénétie si le gouvernement italien ne lui avait adjoint le général Pallavicini. Multatuli a pressenti son 
plan de campagne : « Pour Garibaldi, écrit-il, la prise de Venise aurait été tout simplement le problème (si c’en est un) de la distance entre deux points. – Mais c’est la ligne 
droite ! aurait-il dit. Moi ici, Venise là-bas ; 
allons-y.– Et de vaincre ou de mourir. » Ce
n’est pas plus difficile que ça. Le général 
Boum avait de ces conceptions.

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    Journal des Débats, début de l'article de Maurice Muret du 27/03/1927

     

    Bien entendu, tout est permis au génie. Il 
est au-dessus des devoirs et des soucis vulgaires. Le travail pour le pain quotidien n’est pas fait pour lui. Un journal a l’impertinence de lui demander des nouvelles,
comme correspondant, quand il lui communique ses idées. Voyez-vous, s’écrie-t-il, 
ce que seront des lettres aussi intéressantes 
que ceci : « La moisson promet beaucoup… 
M. X… ambassadeur de … est arrivé à
Francfort… Le choléra reprend. » Malheureusement, ses grandes idées ne sont pas 
productives. Multatuli a des dettes, et beaucoup. Ses créanciers veulent être payés :
Multatuli s’indigne que, dans un monde où 
il y a tant de millionnaires, le génie puisse
connaître les soucis d’argent. Il en veut à 
ses amis, à tout le monde : « Un millionnaire flamand, comme nec plus ultra du sacrifice, ne lui a-t-il pas offert deux cents 
francs pour faire une conférence à Gand ? »
Quant à sa famille, à sa femme, à ses enfants, ils restent à la charge des autres, et, 
quand la malheureuse qui porte son nom, 
la pauvre « Tine » a enfin trouvé une place 
en Italie où elle aura le moyen de gagner 
sa vie et celle de ses enfants, Multatuli s’irrite : « Tine en condition ! » Quelle pitié et 
quelle honte pour ses admirateurs et pour
la Hollande ! Et au moment même où il lançait contre tous ses foudroyantes malédictions, il recevait à Coblentz la visite de 
Mlle Hamminck Schepel, qui lui apportait de l’argent, – (elle nous le raconte elle-même 
avec une candeur qui s’ignore), – partageait sa chambre et sa pauvreté, mais s’estimait heureuse quand il lui disait : « Personne ne peut maintenant me séparer de 
toi. » On comprend qu’une telle existence 
ait embarrassé les plus chaleureux amis de 
Multatuli et que, tout en demandant de 
l’argent pour la famille de l’écrivain, ils avertissent les donateurs que les sommes 
souscrites seraient remises, non à Multatuli, mais à sa femme.

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    Cinquantenaire de la parution du Max Havelaar,

    Journal des Débats, 14/05/1910

     

    Or, voilà ce qui l’exaspéra. Ce souci des 
convenances, ce respect du foyer sont à ses yeux le comble de l’hypocrisie, hypocrisie hollandaise et hypocrisie protestante s’ajoutant l’une à l’autre. Et il faut voir jusqu’où les rancunes personnelles emportent 
ce libre penseur : « Il faut répandre, écrit-il à un Belge, autant que possible, votre 
sentiment sur la différence entre anticatholiques et protestants… Oui, non seulement 
je crois que les protestants sont au-dessous 
des anticatholiques, mais réellement au-dessous des catholiques. Le catholicisme 
est une erreur, le protestantisme est une
peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous 
devons lutter pour la vérité, pour nous et 
pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font
cinq et deux et deux font trois. Mais, si le 
choix entre des mensonges était possible, 
j’aimerais cent fois mieux voir mon petit
garçon servir la messe en enfant de chœur 
que protestant. Voyez-vous, le protestantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs 
sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, 
c’est l’intérêt. »

    CouvIdeen1.jpgIl faut croire cependant qu’il était resté
quelque chose à Multatuli de ses croyances
premières, car il montre un furieux appétit de la fortune. Sans doute, il passe par des
situations désespérées ; on souffre à lire 
tous ces appels à la charité, tous ces cris : «
Je ne mange rien de chaud depuis huit 
jours ; demain, je n’aurai rien à manger » ; on 
souffre plus encore de voir cette pauvre 
femme à Bruxelles, dans un garni, sans argent et sans pain, à qui sa fillette demande 
: « Tu n’oublies pas que c’est demain mon anniversaire et que tu m’as promis une surprise ! » Mais peut-être on souffre davantage encore de voir cet homme qui s’épuise 
en sarcasmes contre tout, contre tous et qui 
ne sait pas une fois se demander si, dans 
sa chute, il n’y aurait pas un peu de sa 
 faute. Qu’on lui donne la richesse, – on 
la lui doit pour son génie et pour le bien 
de l’humanité.

    Et comme ses désirs ne sont pas satisfaits, 
il a des combinaisons financières à la Balzac. 
Son nom est un capital : un journal dont il 
sera le directeur aura au moins mille abonnés pour commencer ; à 30 florins, c’est 
30000 florins par an, et c’est un bénéfice de… On voit d’ici la suite. Puis il abandonne le journal ; il fait tirer son portrait à 
10000 exemplaires, et il annonce qu’il va le
vendre avec un autographe 10 et 15 florins. 
C’est donc 100000 à 150000 florins d’assurés. « C’est cher, dit-il à la fin de sa circulaire ; croyez-vous qu’il ne m’en ait pas 
coûté davantage de l’écrire ? » Peut-être ; 
mais le fait est que cet argument ne parut pas décisif, puisqu’à Amsterdam il se 
trouva seulement trois souscripteurs. À un 
autre moyen maintenant : il fera sauter la
Banque de Hombourg ; il a découvert une 
recette infaillible, et, quand celle qui devait 
être la seconde femme de Multatuli arrive à
Coblentz la bourse garnie, il la persuade, part pour Hombourg, gagne d’abord et puis 
perd, perd encore et revient sans un sou.

    C’est alors, sans doute, qu’il a trouvé que 
le pire effet de la souffrance n’était pas le sarcasme, mais la défiance de soi-même. Il 
écrit un peu plus tard, à propos de son École des princes : « Mon drame reste toujours inachevé. Cela ne vaut rien et ne 
vaudra jamais rien. Quoique j’aie emprunté 
une sorte d’intrigue à une nouvelle de 
Michel Masson (3), que j’ai lue dans ma jeunesse, je ne puis y répandre de l’intérêt. 
Les vers, à mon sens, je les fais facilement ; 
et bien ; mais la pièce elle-même, je ne 
peux pas la faire. Au troisième acte, toute 
mon intrigue est finie, chacun sait tout,
personne n’attend le dénouement. Le parterre se lèvera en disant : « – Ce soir, on sera à la maison de bonne heure. » – « Mais faites donc votre pièce en trois actes », direz-vous. Je ne le puis pas : je 
suis et me déclare incapable. » (4)

    Mais ces accès de découragement et de
modestie sont très passagers il redevient
vite lui-même, le génie, le génie du sarcasme,impatient de la destinée, impatient 
de la pauvreté, impatient du travail pénible 
et du devoir ingrat, également acerbe pour 
ses amis et ses ennemis. On a dit, dans sa 
famille même, que c’était un malade, un
névrosé : la correspondance ne démentira
pas cette opinion. Et, cependant, ce malade
a exercé et exerce encore une grande influence ; il a fait école de mécontents et de 
révoltés (5). Peut-être ses lettres, si on les lisait avec attention, seraient-elles le meilleur antidote de ses idées et se défierait-on 
davantage du penseur, quand on pénétrerait mieux dans la connaissance intime de
l’homme.

    L. B.

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    les Lettres d'amour, livre inclassable,

    mi-fictif mi-autobiographique

     

    (1) En dix volumes aux éditions W. Versluys, 1890-1896 (Brieven van Multatuli. Bydragen tot de kennis van zyn leven. Gerangschikt en toegelicht door Mevr. Douwes Dekker, Geb. Hamminck Schepel, Amsterdam, W. Versluys, 1890-1896). Cette entreprise éditoriale – menée ciseaux à la main – a vu le jour pour répondre à l’article de Theodoor Swart Abrahamsz : « Eduard Douwes Dekker (Multatuli). Eene ziektegeschiedenis » (Multatuli. L’évolution d’une maladie). Reposant sur les connaissances de l’époque relatives à la psychiatrie et au système nerveux, cette étude, parue dans De Gids en 1888, se proposait de souligner le déséquilibre de la personnalité du célèbre écrivain.

    CouvBrachinLN.jpg(2) Après son roman Max Havelaar (1860), Multatuli a composé de nombreuses œuvres qu’il réunissait lui-même en volumes sous le titre Ideeën (Idées), « un véritable vide-poche » : il s’agit de recueils hétéroclites où se succèdent des centaines de textes allant d’une simple ligne à plusieurs centaines de pages : aphorismes, critiques de la société, considérations philosophiques, récits, contes, paraboles, le roman inachevé Woutertje Pieterse ou encore le drame sur le despotisme éclairé Vorstenschool (L’École des princes, 1872). À l’époque, c’est-à-dire peu après la mort de l’écrivain qui n’avait plus guère écrit dans les dernières années de sa vie, ses œuvres complètes se composaient de 10 volumes. Aujourd’hui, on dispose d’une édition revue et augmentée comprenant 25 volumes dont les dix-sept derniers rassemblent la correspondance de l’écrivain et divers documents de sa main ou ayant trait à lui.

    (3) L’écrivain français populaire Auguste Michel Benoît Gaudichot-Masson, dit Michel Masson (1800-1883).

    (4) Multatuli éprouva un peu de mal à finir la pièce après avoir écrit trois des cinq actes. Il lui arriva de lire dans des salles belges et hollandaises un passage de son drame inachevé. Selon Pierre Brachin, « l’intrigue de l’École des princes est dépourvue de vraisemblance, et les caractères de profondeur » (La Littérature néerlandaise, 1962, p. 100).

    (5) Voir sur ce blog l’influence de Multatuli sur Alexandre Cohen ainsi que la page « Anatole France à propos de Multatuli ».

     

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    Feuilleton du Journal des Débats

    du 30 novembre 1898

    MULTATULI d’après les lettres de sa femme

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    Tine, première épouse de Multatuli

     

    Dans son premier livre qui lui valut tout 
d’un coup la célébrité en Hollande, au milieu 
des figures sinistres, hypocrites, des fantoches
qui, à son dire, administrent les Indes néerlandaises et les exploitent, des dévotes qui, dans 
la métropole, vivent des exactions coloniales et 
les défendent au nom de la religion, Multatuli 
a placé deux personnages qui vous sortent de
 ce vilain monde et vous envoient comme un 
souffle d’idéal ; lui, d’abord, Multatuli, le vengeur de l’iniquité, le héraut de la justice, le défenseur des opprimés ; la victime des oppresseurs, incarnée dans Max Havelaar ; puis, sa femme, la douce, l’angélique Tine dont il ne 
se lasse pas de faire l’éloge. « Sans être jolie, 
écrit-il, Mme Havelaar avait dans son regard et
dans son langage un charme invincible. À l’aisance de ses manières, on voyait qu’elle avait
fréquenté le monde et qu’elle appartenait aux 
classes supérieures de la société. Elle n’avait 
pas cette raideur et ce manque de grâce qui caractérisent la bourgeoisie, cette bourgeoisie qui, 
gênant les autres, se met elle-même à la gêne,
sous prétexte de distinction ; enfin, elle se moquait absolument du qu’en dira-t-on, se souciant 
fort peu des apparences dont tant d’autres femmes se rendent les esclaves. Aussi sa mise était-elle exemplaire. Une robe de mousseline blanche, 
à cordelière bleue, – genre peignoir en Europe, – formait son costume de voyage. Autour de son cou, elle portait une étroite ganse 
de soie à laquelle étaient attachés deux petits 
médaillons, cachés sous les plis de son corsage dans ses cheveux à la chinoise s’entremêlait une légère guirlande de jasmin… Voilà pour la toilette. Je la disais pas jolie et pourtant je ne voudrais pas que vous la crussiez 
laide. J’espère même que vous la trouverez 
belle, quand j’aurai l’occasion de vous la montrer éclatant d’indignation parce qu’on a méconnu “le génie de son Max”, ou rayonnant 
de joie à l’inspiration d’une pensée tendant au 
bien-être de son enfant. Combien de fois déjà
a-t-on répété que le visage est le miroir de 
l’âme ! Eh bien, elle avait l’âme belle. Aveugle 
qui n’aurait pas trouvé beaux les traits ou se
reflétait son âme ! »

    Mimi, la seconde épouse

    PortraitMimi.jpgLa publication des lettres de Multatuli,
entreprise par sa seconde femme, n’a point 
diminué, – au contraire, – celle que Max Havelaar plaçait si haut. Et l’on comprend qu’il 
se soit rencontré un homme comme M. Julius 
Pée pour rechercher la correspondance de la pauvre Tine et montrer par des pièces authentiques ce que fut la première femme du grand 
écrivain. Un heureux hasard lui a fait rencontrer une élève de Mme Douwes-Dekker-van-Wynbergen (Multatuli), Mlle Stéphanie Elzerodt, devenue plus tard Mme Omboué, et celle-ci 
a mis à sa disposition les lettres qui lui furent 
adressées durant son séjour en Italie par la 
femme de Multatuli (1). Ces lettres sont écrites en français, une langue qui n’était pas très familière à l’écrivain ; mais elle tenait tellement à 
ne pas rompre ses relations avec cette je une 
fille, dont elle avait poursuivi l’éducation après 
la mort de sa mère, qu’elle passe par-dessus 
les difficultés du dictionnaire et de la grammaire, entremêle quelquefois, quand le sentiment est trop vif ou l’expression trop rétive, sa 
prose de mots ou de phrases hollandaises ; peu 
lui importe ! Il faut qu’elle déverse le trop plein 
de son âme et qu’elle dise à sa manière, qui est souvent grande et éloquente dans son incorrection, ses souffrances ignorées et imméritées.

    Je ne sais ce qu’auront pensé de cette publication les admirateurs quand même de Multatuli, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer un réquisitoire plus écrasant que le
témoignage au jour le jour d’une amie fidèle,
d’une amante et d’une épouse passionnée. Aux 
premières lettres, Tine est à Bruxelles alors
que son mari, impuissant à suffire aux besoins 
de sa famille, l’a éloignée de lui ; la pauvre femme est là, sans ressources, avec ses deux 
enfants (2) ; pas d’argent, pas de feu, quelquefois
pas de pain. Elle ne se plaint pas pourtant.
Multatuli vient la voir parfois et Multatuli est
un charmeur. Il sait la prendre par ses côtés
faibles ; il a senti l’attachement de sa femme 
pour son ancienne élève et, à une lettre prête à 
partir pour l’Italie, il s’empresse d’ajouter un
post-scriptum d’une familiarité enjouée, qui 
peut être lu à Bruxelles et où revient, sous 
prétexte de compliments à autrui, son éternelle 
apologie : « Vous suivez votre cœur, écrit-il à 
la jeune fille dont sa femme a formé le caractère autant que l’intelligence, plutôt que les
principes et les idées systématiquement élaborés ; moi aussi. Je n’ai pour tout Code que le
cœur qui me trompe quelquefois, oui, mais
pas autant que les raisonnements de ceux qui croient penser. Puis le cœur a une manière de
guérir les blessures qu’il fait. Il y a… des erreurs qui valent mieux que des qualités. »

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    les enfants de Tine et Multatuli

     

    Et elle en est persuadée, la pauvre femme.
Qu’il parte, qu’il reste, qu’il revienne, qu’il l’abandonne, c’est toujours « son génie ». Son 
élève lui annonce-t-elle qu’elle rentre à Bruxelles ? Quel bonheur ! Dekker (Multatuli) y sera 
aussi. « Dekker restera avec nous. Il est occupé 
de continuer des Ideen. J’avais mis ces Ideen sur ta petite table dans ta chambre à coucher. »
Est-il absent ? « Mon mari a du courage. Il me
dit d’être tranquille et moi, je fais ce qu’il y a
de plus difficile : attendre. » S’il lui envoie un 
peu d’argent, si elle peut payer des dettes
criardes, s’il lui a écrit, comme il peut écrire, 
alors c’est de l’enthousiasme, c’est du délire :
« Aujourd’hui, j’ai payé des notes qui me pesaient beaucoup. Je suis nerveuse, mais à présent de bonheur et de joie. Dekker m’écrit des lettres pleines d’amour ; il croit être sûr de
triompher. Il est si heureux ! Son esprit s’est épanoui comme une fleur. Oh ! tu le verras,
il est un génie. Vraiment, il est adorable.
Je suis juste, quand je lui pardonne tout, tout. » Et ce tout, cependant, n’est pas peu
de chose. Cette femme qui a connu, non
pas seulement l’aisance, mais la richesse, est descendue peu à peu à la misère navrante, 
dégradante : « Toute la journée a été très pénible pour moi. J’ai eu des visites qui me faisaient mal. Oh ! la misère ! C’est affreux, et que
faire ? On ne peut pas être bon sans argent. »
Et un autre jour : « Comme tu sais, je loge à 
présent au second ; Mme Willems devient plus 
exigeante, de sorte que j’ai besoin de tout mon 
courage pour descendre ou pour monter. Oh ! 
quelle vie ! et comme on peut supporter beaucoup ! On ne meurt pas vite de chagrin, ma 
chère enfant. »

    Ce n’est pas, en effet, du dénuement matériel 
qu’elle souffre : elle a besoin d’aimer autant que 
de se sentir aimée.

    les Essais millionesques

    CouvMiljoenenstudien.jpg« Comme j’aimerais être auprès de toi, écrit 
elle à Mlle Elzerodt, surtout si tu dois passer la mer. Pourquoi ne puis-je pas te soulager ? Quel 
bonheur ce serait pour moi de faire reposer ta charmante tête contre mon cœur ; je suis sûre 
que cela te ferait du bien. Quand mes enfants sont malades, ils aiment tant d’être dans mes
bras ; alors ils sont tranquilles, et toi, dans mon cœur, tu as la même place qu’eux. » Et c’est à 
cette âme d’une sensibilité exquise que Multatuli ne craint pas d’imposer les humiliations les 
plus rudes, les contacts les plus pénibles ! Il lui envoie Franciska, il lui envoie Mim i, cette Mimi 
qui partagera sa vie et sa chambre à Cologne, – cette amie du cœur, destinée à devenir la seconde Mme Douwes-Dekker, quand la première 
aura disparu (3). Et on comprend qu’à certains
jours, après tant d’épreuves, le courage défaille. 
« Quand le repos nous viendra-t-il ? J’envie les 
morts. Quel doux repos ! » C’est dans ce moment 
qu’elle voudrait bien pouvoir quitter Bruxelles : « Si l’éducation d’Edouard (son fils) ne demandait pas de rester en Europe, je partirais pour
les Indes. Là, je saurais bien me donner une 
existence convenable. (4) »

    De la voir ainsi malheureuse, désespérée, son
ancienne élève songe enfin à l’attirer en Italie. Ce n’est pas sans difficulté, sans tiraillements,
que le départ eut lieu. Multatuli s’indigne à la pensée que sa femme, ses enfants voyageront
en troisième ; qu’elle donnera des leçons dans un pensionnat. Elle est heureuse ; le travail 
n’est jamais humiliant et la pensée qu’elle pourvoira à l’entretien de ses enfants la met 
hors d’elle-même. À Milan, bientôt, elle est appréciée, estimée, honorée ; les enfants grandissent, se fortifient, reçoivent une bonne éducation. Hélas ! cette accalmie ne durera pas longtemps.

    Multatuli, qui vient de s’installer à La Haye 
avec Mimi, veut absolument avoir auprès de lui, dans la même maison, sa femme et ses
enfants, et la malheureuse subit la fascination, 
consent à cette promiscuité. La voici à La Haye ;
elle écrit à Mme Omboué, le 20 avril 1869 :
« Mimi est en Allemagne ; elle a profité de
l’absence de Dekker pour voir sa sœur et elle 
veut absolument s’installer à Mayence ; c’est 
contre la volonté de Dekker mais elle est bien 
résolue à le faire. Je dois dire qu’elle est très 
gentille pour moi et que tout va à merveille.
Pas un mot, pas un signe malveillant. Edouard 
est très bien avec elle et Nonnie l’aime. Dekker
fait tout pour me rendre heureuse, et, si l’argent 
ne manquait pas, tout serait parfaitement en 
ordre. » Ainsi elle accepte tout ; cette position subalterne, ce suprême affront de toutes les 
heures, elle doit les supporter pour ses enfants ;
sa lâcheté vis-à-vis de son mari la fait passer 
par-dessus tout et cependant elle ne peut s’empêcher de dire dans la même lettre : « Entre nous : je n’aurais pas dû quitter Milan. Povera me. » Et elle revient encore sur ses regrets un
peu plus tard : pourquoi n’est-elle pas restée 
en Italie ? Elle n’aime ni les Hollandais, ni la 
Hollande, ni les habitants, ni le climat ; elle 
n’ose pas dire encore qu’elle n’aime pas sa maison, mais elle est sur la voie : « J’ai la ferme 
conviction, écrit-elle le 15 octobre 1869, que j’ai 
bien fait de venir ; ma tâche n’est pas facile, je 
te prie de le croire ; mais je sais me maîtriser 
et en même temps j’exige le respect sans dire 
une parole. » Il paraît cependant que la situation empire ; car, deux mois après, elle 
écrit : « Si je pouvais te parler, oh ! ma foi, je serais absolument sincère, je n’aurais pas de 
secrets pour toi ; mais je ne puis t’écrire des lettres… Je n’aurais jamais dû quitter Milan. 
Oh ! les remords ! Et note bien, je croyais bien 
faire ! »

    roman sur la vie de Tine

    CouvTine.jpgElle sait maintenant qu’elle a mal fait. Le 
28 janvier 1870 : « Je veux retourner à Milan mais il me faut de l’argent pour le voyage de
nous trois. Voilà le premier pas qui me coûte. Travailler n’est rien, mais demander de l’argent, cela coûte. » Et encore faut-il que Multatuli ne soupçonne rien : « Invite-nous tous les 
trois (pour que je puisse montrer ta lettre) et
joins-y l’argent du voyage jusqu’à Turin. » Elle 
a tant peur de lui ou d’elle : « Attends une lettre 
de moi, ne m’écris pas… Tout, tout de vive 
voix, je te dirai tout… Aie confiance en moi…
Un jour viendra où tout sera aussi clair que le jour. Je ne puis rien confier à la plume. Ménage-toi en m’écrivant, car je ne suis pas sûre 
que mes lettres ne sont pas interceptées… 
Ecris-moi, je t’en prie… Tu n’as pas d’idée 
de mon existence ; ma vie est remplie de tant de difficultés qu’on ne pourrait pas le croire, si on ne les avait sous les yeux… »
Et quand elle a reçu l’argent pour le voyage, elle respire : « Merci, merci mille fois » ; et à
plusieurs reprises, ses lettres nous la montrent s’isolant dans la maison avec ses enfants
pour parler de l’Italie, le paradis perdu, la 
terre promise. Elle n’a pourtant pas un
mot contre Multatuli : « Dekker souffre trop : 
pauvre homme, il nous aime tant ! » Et ailleurs : « Dekker aime ses enfants a la folie. 
Pauvre Nou, je ne puis écrire ; il faudrait parler. Aime-moi toujours. » Enfin, ils ont pu 
s’évader de leur prison, la mère et les deux enfants. Les voici de nouveau en Italie ; l’aisance
revient ; avec l’aisance, un peu d’apaisement et 
de tranquillité. Mais la secousse a été trop 
forte pour la pauvre Tine ; le corps et l’âme 
ont été brisés à la fois. De Padoue, elle écrit 
encore à sa chère Mme Omboué une lettre 
pleine de mélancolie en pensant à l’avenir 
de sa fille, à la jeunesse de son fils : « Si tu 
me trouves plus froide, ma chère enfant,
c’est que moi je ne suis plus la même personne d’autrefois. Le malheur a fait des ravages. On n’y peut rien. Quelquefois, j’ai pitié 
de moi-même. » Même la foi dans celui qui 
avait été son génie s’était voilée : « Sais-tu, je 
suis très contente que mon Edouard ne sera 
jamais un génie. Moi qui ai la plus grande vénération pour les génies, je les plains de tout 
mon cœur ; ils sont quelquefois plus impuissants que les plus simples des hommes ; il leur 
faut quelquefois un guide… Je ne les crois pas 
heureux, ni pour eux-mêmes, ni pour les 
autres. » (5)

    LOUIS BRESSON

     

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    Musée Multatuli, Amsterdam, maison où est né l'écrivain

     

    (1) Il s’agit des lettres écrites entre 1863 et 1873 par Tine (Everdina Huberta van Wijnbergen, 1819-1874), première épouse de Multatuli, à Stéphanie Omboni (1837-1917) (et non pas Omboué). Elles évoquent en particulier les années difficiles de Tine à Bruxelles puis à La Haye : Tine. Brieven van Mevrouw E.H. Douwes Dekker-Van Wijnbergen aan Mejuffrouw Stéphanie Etzerodt later Mevrouw Omboni, ’s-Gravenhage, 1895. C’est à Tine que Multatuli dédia son Max Havelaar.

    (2) Il s’agit de Pieter Jan Constant Eduard (dit Edu, né à Amsterdam en 1854 et mort à Nice en 1930) et d’Elisabeth Agnes Everdine (dite Nonnie, née aux Indes néerlandaises en 1857 et morte à Capri en 1933). Edu a servi de modèle pour le petit Max du roman Max Havelaar ; les relations entre le père et le fils – lequel exerça entre autres les métiers de journaliste et de professeur de français – sont devenues détestables. De même, Nonnie – qui pour sa part devint dessinatrice – a rompu à un moment donné toute relation avec son père ; après sa conversion au catholicisme en 1877, elle porta un grand intérêt à la mystique, ce dont témoignent ses Lettere di una gentildonna Olandese.

    (3) Depuis 1862, Multatuli a une liaison avec Mimi Hamminck Schepel. Il l’épousera en 1875. Franciska était une autre maîtresse de l’écrivain.

    (4) Tine a vécu aux Indes néerlandaises. C’est là qu’elle a rencontré le futur Multatuli.

    (5) Retournée en Italie en mai 1870, l’épouse de Douwes-Dekker meurt le 13 septembre 1874 à Venise où elle est enterrée. Malgré ce qu’avance Louis Bresson, ses années italiennes ne lui ont pas forcément apporté l’aisance puisque des hommes de lettres hollandais lui envoyaient régulièrement de l’agent.

     

    Vie et œuvre de Multatuli en 10 minutes (NL)