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  • Forces occultes aux Indes néerlandaises

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    Un roman de Louis Couperus

    lu par Alexandre Cohen

     

     

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    S’il existait un concours pour « récompenser » la couverture la plus hideuse de l’histoire de l’édition française, celle de La Force des ténèbres (1) – roman « indonésien » de Louis Couperus (1863-1923) – entrerait en lice avec à coup sûr, à la clé, un premier ou un deuxième accessit. À n’en pas douter, elle aurait affligé l’auteur, homme raffiné extrêmement soucieux de l’aspect que revêtaient ses publications : une bonne part de la correspondance qu’il a échangée avec son éditeur porte sur ces questions esthétiques.

    Stille0.pngLe volume qu’a tenu entre ses mains le critique Alexandre Cohen, paru sous le titre De stille kracht à Amsterdam chez L.J. Veen en novembre 1900, ressemblait sans doute à la reproduction ci-contre (de cette première édition que l’on doit à Chr. Lebeau, il existe différentes reliures). Quand il le reçoit à Paris où il est de retour depuis peu après son exil londonien et un séjour forcé en Hollande, il a déjà eu l’occasion de lire l’œuvre grâce à la prépublication offerte par le périodique De Gids (prépublication qu’il annonce dans la livraison du Mercure de France de juillet 1900 en traduisant le titre par « Les Forces Mystérieuses »). Cohen ne semble pas avoir réellement goûté les romans de Louis Couperus. Un style trop précieux, trop melliflue sans doute pour ce rebelle qui, marqué par la lecture des œuvres de Multatuli, préférait une veine plus caustique.

    Louis Couperus

    Louis Couperus, Alexander Cohen, Alexandre Cohen, De stille kracht, La force des ténèbres, Indonésie, Java, Insulinde, littérature, Mercure de France, Pays-Bas  Il exprime plusieurs réserves auxquelles H. Messet – qui a tenu après lui la chronique des lettres néerlandaises pour le Mercure de France – viendra en ajouter quelques-unes. Ce dernier reconnaît certes à l’écrivain haguenois « richesse de l’imagination », « éclat et velouté de la langue » ainsi qu’« une assez grande virtuosité ». À ses yeux, Couperus « possède à un haut degré l’art de la composition, et c’est bien quelque chose. Il ne manque pas non plus d’un certain talent épique, je veux dire que, dans un même roman, il sait, comme Tolstoï, faire vivre un assez grand nombre de personnages, chacun dans sa propre sphère. Il l’a prouvé jadis dans Eline Vere et récemment encore dans les Livres des petites âmes. On pourrait lui reprocher d’abuser de ce don, mettant quelquefois dans un seul roman autant de personnages que d’autres, et de plus vraiment épiques, en mettent dans tout un cycle. » Mais le chroniqueur – qui porte son admiration sur Israël Querido – lui reproche son emphase, son clinquant, une absence « de profondeur philosophique » : « C’est brillant, oh ! très brillant ; mais souvent cela ressemble étrangement à un beau feu d’artifice ; tant qu’on voit ces soleils tournants et ces lumineuses fusées on admire, on est ébloui parfois ; mais l’impression n’est pas durable ; on s’en revient un peu désillusionné, les sens seuls ont joui, l’âme à peine a été effleurée. » (H. Messet, « La littérature néerlandaise après 1880 (suite) », Mercure de France, 1er décembre 1905, pp. 357 et 358). H. Messet admet toutefois que Louis Couperus a été l’un « des premiers à parler en artiste ému des Indes et de leurs habitants » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 1er mai 1906, p. 153). (2)

    une des nombreuses rééditions

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basOn ne sera pas trop surpris de voir Alexandre Cohen proposer une lecture essentiellement politique de De stille kracht – les passages qu’il donne en traduction sont assez révélateurs (3) –, histoire qui privilégie pourtant la belle langue et dont le vrai sujet, ainsi que le rappelle Jamie James (4), est « la mystique des choses concrètes sur cette île de mystère qu’est Java ». À l’époque, Cohen a en grande partie renoncé à ses convictions anarchistes pour défendre un individualisme forcené. Bien qu’il soit à la veille d’entrer au service du Figaro, il demeure profondément révolté par bien des injustices ; pour ce qui est de la politique coloniale menée par son pays d’origine en Insulinde, son indignation dépasse celle de son maître à penser Multatuli (5).

    Cohen rentrant des Indes, avril 1905

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basSes prises de position tiennent pour une part au traitement que lui ont réservé la justice française (Procès des Trente) et la justice hollandaise (six mois de prison pour outrage à la personne du roi Guillaume III), mais elles ont surtout leurs sources dans ce qu’il a vécu en Indonésie : « L’expérience fondamentale à la base de son choix de l’anti-autoritarisme fut son séjour, entre 1882 et 1887, dans l’armée royale des Indes néerlandaises (Koninklijk Nederlandsch-Indisch Leger, KNIL). En raison de ses manquements à la discipline – savoureusement décrits dans ses souvenirs –, Cohen passa trois de ces cinq années dans des prisons militaires. » (6) Les épreuves en question et l’impétuosité de sa nature (7) expliquent sans doute le ton de sa recension du roman de Couperus. Si ce livre revêt une certaine valeur, nous dit-il en quelque sorte, c’est parce qu’il prophétise la fin de la période coloniale. Alexandre Cohen a vécu suffisamment longtemps pour célébrer, près d’un demi-siècle plus tard, depuis Toulon, la fin de la domination batave sur l’archipel indonésien. À moins qu’il n’ait opéré entre-temps un revirement sur cette question comme il a pu le faire sur bien d’autres.

    une des traductions en anglais

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa stille kracht ou « force silencieuse », « traduc- tion du malais guna-guna, désigne les pratiques de magie noire qui sont au centre d’une intrigue où transparaissent les inquiétudes coloniales hollandaises […] Le protagoniste, Van Oudijck, consciencieux résident de la région de Labuwangi, à Java, va déchaîner la ‘‘force silencieuse’’ en demandant la destitution d’un haut fonctionnaire javanais corrompu. Aussitôt, des phénomènes inexplicables vont accabler sa famille. Il parviendra un moment à les juguler, mais son épouse Léonie va alors se livrer à la débauche. Son inconduite va finalement provoquer le démembrement et le déshonneur de sa famille. En butte à l’hostilité javanaise et à la corruption de son propre milieu familial, Van Oudijck renonce à ses idéaux. Il finit par démissionner pour se retirer dans un village de Java en compagnie d’une jeune métisse ». (8)

    D.C.

     

    (1) Louis Couperus, La Force des ténèbres, traduit du néerlandais par Selinde Margueron, préface de Philippe Noble, Paris, Le Sorbier, 1986. Il existe une nouvelle traduction anglaise de la main de Paul Vincent : The Hidden force, Pushkin Press, 2012. Paul Ver- hoeven projette de porter le roman à lécran.

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(2) Il faudra semble-t-il attendre un J.-L. Walch pour entendre une voix vraiment enthousiaste dans le Mercure de France : « J’ai déjà précédemment parlé de la grande diversité de cet écrivain : Herakles en est un nouveau témoignage. C’est un récit dans lequel l’auteur nous fait pénétrer à sa suite dans le monde mythologique. Toute l’Antiquité revit dans sa grâce, sa clarté, sa beauté puissante et consciente d’elle-même. C’est le monde mythique dans toute sa joie, dans sa splendide candeur. Toute grandiloquence est évitée ; le sujet est traité d’une façon réaliste. L’auteur y donne libre cours à la joie que lui-même il éprouve à créer ces fables, et l’élan qui l’anime nous fait oublier la longueur de son récit. La langue si fine et si sensible de Couperus maniée avec la plus grande souplesse détaille toutes les nuancés de sa pensée. Des livres comme Dionysos et Herakles représentent des spécimens tout à fait isolés dans notre littérature ; aucune œuvre ne peut leur être comparée. » (« Lettres néerlandaises », Mercure de France, 16 novembre 1914, p. 869.)

    Couperus en Indonésie (1899)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-bas(3) Alexander Cohen traduit  quelques phrases de la section 2 du chapitre 4 : « En het is alsof de overheerschte het weet en maar laat gaan de stuwkracht der dingen en afwacht het heilige oogenblik, dat komen zal, als waar zijn de geheimzinnige berekeningen. Hij, hij kent den overheerscher met eén enkelen blik van peildiepte; hij, hij ziet hem in die illuzie van beschaving en humaniteit, en hij weet, dat ze niet zijn. Terwijl hij hem geeft den titel van heer en de hormat van meester, kent hij hem diep in zijn democratische koopmansnatuur, en minacht hem stil en oordeelt hem met een glimlach, begrijpelijk voor zijn broeder, die glimlacht als hij. Nooit vergrijpt hij zich tegen den vorm van de slaafsche knechtschap, en met de semba doet hij of hij de mindere is, maar hij weet zich stil de meerdere. Hij is zich bewust van de stille kracht, onuitgesproken: hij voelt het mysterie aandonzen in den ziedenden wind van zijn bergen, in de stilte der geheimzwoele nachten, en hij voorgevoelt het verre gebeuren. Wat is, zal niet altijd zoo blijven: het heden verdwijnt. Onuitgesproken hoopt hij, dat God zal oprichten, wat neêr is gedrukt, eenmaal, eenmaal, in de ver verwijderde opendeiningen van de dageradende Toekomst. Maar hij voelt het, en hoopt het, en weet het, in de diepste innigheid van zijn ziel, die hij nooit opensluit voor zijn heerscher. » (p. 181-182 de l’édition originale, 1900). Il y accole quelques lignes de l’avant-dernier paragraphe du roman : « dat wat blikt uit het zwarte geheimoog van den zielgeslotenen inboorling, wat neêrkruipt in zijn hart en neêrhurkt in zijn nederige hormat, dat wat knaagt als een gift en een vijandschap aan lichaam, ziel, leven van den Europeaan, wat stil bestrijdt den overwinnaar en hem sloopt en laat kwijnen en versterven, heel langzaam aan sloopt, jaren laat kwijnen, en hem ten laatste doet versterven, zoo nog niet dadelijk tragisch dood gaan » (ibid., p. 211)

    (4) Jamie James, Rimbaud à Java. Le voyage perdu, traduction de Anne-Sylvie Homassel, Paris, Les Éditions du Sonneur, 2011.

    (5) En cette même année 1901, A. Cohen publie à la Société du Mercure de France une traduction de textes de Multatuli sous le tire Pages choisies.

    (6) Ronald Spoor, « Alexandre Cohen ». A. Cohen devait effectuer un autre séjour dans l’archipel : « Grâce à ses relations avec Henry de Jouvenel, il fut chargé en 1904 par le gouvernement français d’une enquête comparative en Indochine et dans les Indes néerlandaises portant sur l’éducation et les services sanitaires. Avec un certain plaisir, il visita les prisons où il avait été détenu quelques années plus tôt. Il trouva des arrangements avec les journaux Het Nieuws van den Dag van Nederlandsch-Indië et Soerabaiasch Handelsblad pour des collaborations à partir de Paris. » (ibid.)

    stille3.png(7) Il est amusant de voir que Cohen, prompt à en découdre par la plume comme avec les poings, s’en est pris un jour à un adjoint d’un frère de Louis Couperus. Dans une lettre du 26 janvier 1905 qu’il envoie de Solo (sur l’île de Java) à sa compagne Kaya Batut, il écrit : « […] j’ai copieusement engueulé l’assistent-résident de Djocdja […] Figure-toi que ce mufle – à qui j’avais à demander une introduction pour le directeur de l’École normale – non content de me laisser debout dans son bureau (lui restant assis) me parla sur un ton absolument inconvenant. Après m’être emparé d’une chaise, j’ai dit son fait à ce monsieur… À Paris les détails ». (Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 [Correspondance d’Alexandre Cohen. 1888-1961], éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 291). Cohen se demandera plus tard sil sagissait ou non dun frère de Louis Couperus, mais ça ne semble pas être le cas.

    (8) Jean-Marc Moura, « L’(extrême-)orient selon G. W. F. Hegel - philosophie de l’histoire et imaginaire exotique », Revue de littérature comparée, 2001, n° 297, p. 27.  L’analyse « idéologique » de l’œuvre a été menée par Henri Chambert-Loir, « Menace sur Java : La Force silencieuse de Louis Couperus (1900) », in D. Lombard et al. (eds), Rêver l’Asie. Exotisme et littérature coloniale aux Indes, en Indochine et en Insulinde, Paris, EHESS, 1993, p. 413-421. 

     

    Stille1.png

     première page manuscrite du roman

     

     

    Louis Couperus : De Stille kracht

     

     

    téléfilm basé sur le roman (1974)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basLa Force silencieuse, c'est – « dans cette terre de mystère qu’est l’île de Java » – la force occulte qui un jour assurera à la race vaincue la victoire sur ses oppresseurs… « L’indigène le sait et il laisse aller les choses en attendant l’heure sa- crée… Quant a lui, il a sondé son oppresseur d’un seul regard. Il l’a pénétré dans son illusion de civilisation et d’humanité, qui, il le sait, ne sont pas. Et tandis qu’il lui donne le titre de seigneur et le hormat (les honneurs) dû au maître, il l’a deviné dans son bas mercantilisme, et il le méprise, et il le juge d’un sourire dédaigneux, intelligible seul pour son frère, qui sourit comme lui. Il ne se révolte jamais contre ces formes extérieures de la soumission absolue, et par son sembah (salut), il semble reconnaître son infériorité. Mais dans le plus intime de son âme il se sait le supérieur. Il a conscience de la force silencieuse, sans jamais en parler. Il en devine la présence dans les vents torrides de ses montagnes, dans l’étrange silence des nuits tièdes, et il pressent les événements encore lointains. Ce qui est, ne sera pas toujours : le Présent s’évanouira. Il sait que Dieu relèvera ce qui est abaissé. Il le sait, et il le sent, et il l’espère dans le plus profond de son âme que jamais il n’ouvre à son dominateur. […] C’est la force silencieuse qui luit dans le regard sombre de l’indigène, qui se tient cachée dans son cœur et qui s’accroupit dans son salut humilié. C’est elle qui corrode, tel un poison et comme une inimitié implacable, le corps et l’âme et la vie de l’Européen ; qui, silencieusement, lutte contre le vainqueur ; qui le mine, et le fait dépérir pendant de longues années, lentement, si toutefois elle ne le tue pas directement d’une façon tragique. »

    Couperus et son épouse (1923)

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basC’est cette « force silencieuse » qui, après une longue lutte mouvementée, vainc le Résident hollandais Van Oudyck, que, malgré son énergie et son intrépidité, elle contraint à se démettre de ses fonctions et à liquider sa famille. Il est vrai que cette victoire de la « force » est attribuable, en partie, à Léonie van Oudyck, la femme du Résident, une gourgandine qui s’oublie au point de prendre pour amant le jeune Theo van Oudyck, fils du premier lit de son mari.

    scène de la salle de bains

    louis couperus,alexander cohen,alexandre cohen,de stille kracht,la force des ténèbres,indonésie,java,insulinde,littérature,mercure de france,pays-basCe roman de M. Couperus – qui n’a de déplaisant que le style tourmenté et cahoté – possède des qualités louables. Les personnages ont tous de l’originalité, sans en rien être invraisemblables. Léonie van Oudyck, notamment, est joliment réussie. Eva Eldersma, la femme du secrétaire, est délicieuse. Le Résident van Oudyck est un rude bonhomme et sa retraite dans la vallée de Lellès, où il se crée une famille nouvelle, d’une conception charmante. La scène de la salle de bains, où une bouche invisible crache des baves sanguinolentes sur Léonie terrifiée, est très belle. – M. Couperus me paraît assez bien connaître l’âme indigène… Une réserve : je ne sais pas jusqu’à quel point l’entrevue de Van Oudyck avec la Raden-Ayou, la mère du Régent indigène de Ngadyiwa, est vraisemblable. L’humiliation suprême de la vieille princesse, qui se met sur la nuque le pied du Résident, me semble difficile à admettre. Il est vrai que je suis de parti pris ! Il y a si longtemps que le Blanc marche sur la nuque aux autres, que je voudrais voir ces autres : Noirs, Jaunes et Café-au-Lait – les Rouges, hélas ! ne pourront déjà plus être de la fête ! – piétiner un peu – un peu beaucoup ! – les Blancs. C’est bien leur tour. Je serais assez facilement un fervent de la « force silencieuse », telle que la définit M. Couperus. Mais je demande à voir. Je ne demande qu’à voir ! À quand la Revanche ? La vraie, la seule ?

     

    Alexandre Cohen

    « Lettres néerlandaises. De Stille kracht »

    Mercure de France, juillet 1901, p. 276-277.

     

     

     

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    Alexandre Cohen (décembre 1918)

     

     

  • Multatuli, par Léon Bazalgette

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    La vache d’Insulinde

     

     

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    On les enveloppait d’un linceul blanc et les mettait dans la terre…

    « Si je meurs à Badour, et qu’on m’enterre hors de la dessah (village), sur le versant est du coteau, où l’herbe est haute…

    « Alors Adindah passera par là, et le bord de son sarong (pagne) frôlera doucement l’herbe…

    « Je l’entendrai… »

    Ces lignes sont de Multatuli, l’écrivain néerlandais du siècle dernier, très peu connu chez nous où l’on (1) n’a traduit que de minces fragments de son œuvre.

    Récemment, notre camarade Habaru rappelait fort à propos son œuvre dans le Drapeau Rouge, à la suite du soulèvement à Java, dans la région de Bantam, où Multatuli dut quitter son poste pour avoir pris la défense des indigènes contre les exploiteurs coloniaux.

    Pages Choisies, trad. A. Cohen, 1901

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseNé le 2 mars 1820 à Amsterdam, Multatuli, fils de marin, part pour les Indes à dix-huit ans, entre dans l’administration coloniale et y fait son chemin. Au bout de treize ans, il est sous-résident dans les Moluques, et un peu plus tard remplit un poste analogue à Java, dans le district de Bantam.

    Là il se mêle de ce qui ne le regarde pas. Dès qu’un sous-résident ne se contente plus d’exécuter les ordres de ses supérieurs et d’agir dans leur esprit, vous comprenez bien qu’il ne lui reste plus qu’à faire son paquet. Fonctionnaire audacieux, Multatuli dénonce auprès de son chef hiérarchique les exactions du régent indigène, exploiteur de paysans. Avec la plus haute candeur, il s’obstine et va jusqu’au gouverneur général. Naturellement, le petit fonctionnaire assez indigne de son rôle pour s’occuper du bien-être de l’indigène, est déplacé. Il donne sa démission et rentre en Europe, après dix-huit ans d’absence, ayant fait la grosse expérience de sa vie.

    Multatuli s’est installé à Bruxelles où il publie, en 1860, son grand livre Max Havelaar. C’est le livre de la beauté de Java et de la révolte d’un homme contre les procédés européens pour faire suer le « plus doux peuple de la terre » – d’un homme qui crie : « au voleur ! »

    Le livre est étouffé. Mais une autre édition, dix ans plus tard, a un gros succès. La réputation de l’auteur s’établit comme celle d’un monstre, d’un iconoclaste, d’un négateur des vérités les plus saintes : l’honnêteté du bourgeois, la bonté du bourgeois, la magnifique intelligence du bourgeois. C’est sûrement à lui-même que le réprouvé songe dans son poème du Crucifiement :

     

    Venez, accourez tous, on crucifie un homme !

    Un beau spectacle vous attendu à Golgotha.

    Je vous le dis, cet homme est résistant,

    Il ne penchera pas trop vite la tête

    Et sur la croix il n’expirera pas muet !

    […]

    Tous ceux qui portent un veau d’or sur leur blason,

    Tous ceux qui rongent la carcasse d’Insulinde,

    Tous ceux qui tètent la vache d’Insulinde,

    Tous ceux qui pendent au pis sanguinolent,

    Tous ceux que gonfle le sang soutiré :

    Accourez tous…

     

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseBien volontiers, Multatuli accepte ce rôle de réprouvé et toutes les critiques que l’on peut soulever contre son livre. Ce qu’il a voulu, ce n’est pas écrire un livre pour la bibliothèque, mais être lu, être entendu.

    « Si on s’obstinait à ne pas me croire ?

    « Alors je traduirais mon livre dans les quelques langues que je sais, et dans les nombreux idiomes que je pourrai apprendre, pour demander à l’Europe ce qu’en vain j’aurai cherché dans les Pays-Bas. 

    « Et dans les capitales on chanterait des chansons avec des refrains comme celui-ci : Il est un royaume de pirates au bord de la mer, entre la Westphalie et l’Escaut !

    « Et si cela non plus ne devait servir de rien ?

    « Alors, je traduirais mon livre en malais, en javanais, etc., et je précipiterais des hymnes provocateurs de révoltes dans les âmes de ces pauvres martyrs à qui j’ai promis secours, moi, Multatuli.

    « Aide et secours par des moyens légaux, si possible ; par la voie légitime de la violence, s’il le faut.

    « Et cela serait fort préjudiciable aux ventes de café de la Compagnie commerciale Néerlandaise ! »

     

     *

    *        *

     

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     Multatuli, gravure sur bois de J. Aarts

     

    Après Max Havelaar, Multatuli a publié divers livres, parmi lesquels sept volumes d’Idées, qui forment une critique féroce de la société bourgeoise sous toutes ses faces. Il aiguise ses attaques dans une parabole ou une fable. Il est amer, puissant, d’une verve chaude et abondante. C'est l’un des grands types de l’ère des démolisseurs.

    Multatuli n’est jamais aussi féroce que lorsqu’il expose l’hypocrisie de la vertu ou les sacro-saintes traditions sur lesquelles se fonde le rigide équilibre de la famille bourgeoise. Il écrit pour ses enfants :

    « …De l’affection parce que à un certain moment j’ai fait certaine chose, sans penser le moins du monde à vous… bien avant que vous n’existiez !

    « Si jamais je vous demande de l’affection à cause de cela, jetez-moi des ordures !

    « Riez-moi au nez, moquez-vous de moi, jetez-moi des ordures, si jamais j’exige de vous du respect ou de l’affection… pour cela ! »

    Dans la même note, voici la cynique leçon du père Pignouf, épicier, à son fils. Tenir sa langue. Ne jamais prononcer une parole imprudente qui soit votre condamnation. « Donne des coups de pied à ta femme, mon fils, si tu es sûr de frapper plus vigoureusement qu’elle. Mais, mon fils, ne dis jamais : ‘‘Je voudrais qu’elle fût morte !’’… Arrache un œil à quelqu’un, s’il le faut absolument, mon fils ; mais ne dis jamais : ‘‘Cet homme louche.’’ Et si tu découvres des ordures sur ton chemin, dis alors : ‘‘Il y avait beaucoup de poisson au marché, aujourd’hui’’… Ou bien encore ne dis rien du tout, mon fils, mais à aucun prix ne parle des immondices que tu vois. »

    En juillet 1870, devant la vision de la guerre franco-allemande qui se prépare pour la joie des vieux généraux et des deux cours impériales, Multatuli rédige une litanie des mensonges qui sont l’armature du monstre guerrier. Héroïsme… enthousiasme général… trépignement des bravoures… Dieu est avec nous… L’ennemi est un capon… À Paris, à Berlin en un tournemain… Vaincre ou mourir, rantanplan… Et chaque verset de la litanie se termine par le mot : mensonge !

    Précédant la litanie, cette petite remarque :

    « La route est large qui mène des contes de nourrice, par les écoles, les catéchismes, les sermons, les écrivailleries des journaux, les manuels de vertu et d’histoire, à la frénésie guerrière. »

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseNous voudrions pouvoir épingler des exemples de la façon magistrale dont il lacère les nippes des vieilles maquerelles de la haute, et met à nu leur sale peau. En procédant à cette exécution il fait sonner un rire diablement joyeux et vengeur. Il y a parfois chez cet homme qui sait être si fin une violence d’ouragan. Sûrement il va tout briser sur son passage.

    Dans un « Dialogue japonais », rempli de pointes barbelées et dont le ton se rapproche assez de celui de Mirbeau dans ses satires au vitriol, notons seulement au passage :

    « - Dis-moi donc, combien de dieux y a-t-il ?

    - Je ne saurais vous le dire exactement. Voyons… La Norvège, la Suède, le Danemark, la Russie, la Pologne, Anhalt-Dessau, Hildburghausen, Monaco…

    - Mais c’est de la géographie, cela ! Je t’ai demandé les dieux… Vous appelez cela ici, je crois, de la théologie.

    - Parfaitement. Mais la théologie est basée sur la géographie, et plus spécialement sur la géographie politique. Chaque État a son dieu particulier… parfois deux… un antique et un moderne. Si la principauté de Hechingen déclare la guerre à la Russie, il en résulte un conflit entre les dieux respectifs de ces pays… Le dieu de la Néerlande est le meilleur.

    - Qu’en sais-tu ?

    - Cela se trouve imprimé dans tous les livres de classe hollandais. »

    Je voudrais laisser le lecteur sur l’impression de cette remarque que Multatuli a écrite au terme d’un bref apologue qui embrasse tous les aspects de sa pensée militante.

    « Car le devoir de l’homme est d’être ‘‘homme’’. »

    « Cette conclusion vous semble-t-elle trop simpliste ? Oh ! je vous en supplie, méfiez-vous des conclusions qui ne le sont pas. »

     

    Léon Bazalgette

    « Littératures étrangères. La vache dInsulinde »

    L’Humanité, 12 janvier 1927, p.  4

     

     

    (1) Le traducteur, d’ailleurs remarquable, de ces Pages Choisies (Mercure de France, 1901) s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom. [Ce traducteur dont on ne saurait prononcer le nom est Alexandre Cohen qui ne partageait alors plus en rien les convictions plutôt libertaires et pacifistes de Léon Bazalgette ; ce dernier le cite en retranchant par endroits quelques mots.]

     

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    Léon Bazalgette, d'après un dessin de Berthold Mahn 

     

    Léon Bazalgette (1873-1928). Traducteur de Walt Whitman en français, directeur de la collection « Prosateurs étrangers modernes » aux éditions Rieder. Il a fondé Le Magazine en 1894, collaboré à L’Effort libre, tenu la chronique « Littératures étrangères » de L’Humanité et, entre janvier 1925 et sa disparition en décembre 1928, contribué à ouvrir la revue Europe – où il a succédé à Paul Colin – aux littératures des autres pays. Avec le temps, cet homme de lettres a noué des liens privilégiés avec plusieurs artistes belges. Voir entre autres à son sujet : Maria Chiara Gnocchi, Le Parti pris des périphéries. Les « Prosateurs contemporains français » des éditions Rieder (1921-1939), préface de Valérie Tesnière, Bruxelles, Le multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaiseCri/Ciel, 2007 ; Joris van Parys, « Verre neven, naaste vriend. Cyriel Buysse, Frans Masereel en hun Franse vriend Léon Bazalgette », « Cher Bazal » et « Een portret in brieven van Léon Bazalgette (1873-1928) », Mededelingen van het Cyriel Buysse genootschap, XIII, 1997, p. 7-86 ; le numéro 78 (Hommage à Léon Bazal- gette) de la revue Europe du 15 juin 1929 (contributions de R. Rolland, S. Zweig, G. Duhamel, R. Arcos, J. Dos Passos, C. Buysse, J. Géhenno, A. Crémieux, M. Martinet…). Le romancier Cyriel Buysse a narré avec verve ses pérégrinations en automobile avec son ami Bazalgette.

     

     

    À propos du journaliste communiste Augustin Habaru (1898-1944), que L. Bazalgette mentionne dans son article, relevons le papier que ce Belge, mort en France sous les balles nazies, a consacré à Multatuli à l’occasion du cinquantenaire de la disparition de ce dernier :

    Multatuli, par Habaru.png

     A. Habaru, « Un cinquantenaire. Multatuli »

    Le Midi socialiste, 22 février 1937, p. 4.

     

    Max Havelaar, éd. 1860

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaisePour souligner la complexité du personnage Multatuli / Eduard Douwes Dekker et les enjeux qu’il a suscités et suscite encore sur le plan idéologique, reprenons un bref passage de la préface de Philippe Noble à sa traduc- tion Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas (Actes Sud, 1991) : « Aventurier, mari volage et joueur invétéré pour les uns, penseur révolutionnaire ou prophète christique pour les autres, Multatuli divisait naturellement ses contemporains. Mais il partage aussi la postérité : les plus grands écrivains de son pays ont vu en lui, depuis la fin du XIXe siècle, une figure tutélaire ou un repoussoir, ou à tout le moins un mystère à éclaircir. Le centenaire de sa naissance – en 1920 –, le cinquantième et de le centième anniversaire de sa mort – en 1937 et 1987 – donnèrent lieu à des affrontements parfois homériques, comme si le procès de l’homme était encore à instruire, à l’image d’une œuvre qui, achevée pourtant depuis plus d’un siècle, n’en ressemble pas moins à un immense bouillon. » Un survol biographique en français, qui permettra de rectifier certaines erreurs qu’on pu commettre les critiques d’expression française du passé, est aisément accessible dans la même édition du Max Havelaar sous la plume de Guy Toebosch.

    multatuli,léon bazalgette,augustin habaru,l'humanité,insulinde,alexander cohen,herman gorter,stijn streuvels,littérature néerlandaisePour revenir à Augustin Habaru et à lintérêt quil a pu porter à certains écrivains septentrionaux, mentionnons quil a préfacé L’Août (Stock, 1928), recueil de nouvelles du romancier flamand Stijn Streuvels, traduites par Georges Khnopff, le frère du célèbre peintre. Dans cette préface, il écrit : « Jusqu’ici, la littérature flamande n’était connue en France que par les œuvres de Cyrille Buysse, Félix Timmermans, Vermeylen et Baekelmans. Streuvels les dépasse tous. Il est de la taille de Bjoernson, Linnankoski, Reymont, Gorki. » Sur le même auteur, très lu en Allemagne, il a donné un article : « Ein flämischer Bauerndichter - Bemerkungen über Stijn Streuvels », Die neue Bücherschau, 1928, 1-6, p. 298-300. Autre écrivain d’expression néerlandaise qui a retenu son attention, le poète Herman Gorter, dont il ne cite toutefois pas le titre majeur, à savoir Verzen, lequel ne sinscrit certes pas dans le genre de la poésie prolétarienne : A. Habaru, « Littératures étrangères. Herman Gorter », L’Humanité, 28 septembre 1927.

     

     

    Max Havelaar (film de Fons Rademakers, 1976)

    sous-titres en anglais


     

     

    Couvertures

    Dirk van der Meulen, Multatuli. Leven en werk van Eduard Douwes Dekker [Multatuli. Vie et œuvre d’Eduard Douwes Dekker], Nimègue, SUN, 2002, 912 p.

    Cyriel Buysse, Reizen van toen: met de automobiel door Frankrijk [Voyage de jadis : en auto à travers la France], textes réunis et présentés par Luc van Doorslaer, Anvers/Amsterdam, Manteau, 1992.

     

     

     

  • Multatuli par Henry de Jouvenel

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    Nul esprit de suite…

    pas de talent…

    pas de méthode...

     

     

     

    Henry de Jouvenel

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Le 11 mai 1904, le baron Henry de Jouvenel des Ursins (1876-1935) publie en pages 1 et 2 du n° 24 de L’Humanité un papier consacré à Multatuli (1820-1887). Le futur époux de la romancière Colette, qui voyait dans le journalisme « l’occasion quotidienne de gaspiller de la noblesse », félicite au passage Alexandre Cohen – dont on célèbre cette année le cent cinquantième anniversaire de la naissance –, traducteur des Pages choisies* (1901) du grand écrivain hollandais, pages qui, selon un autre chroniqueur de l’époque, « révèlent à merveille l’esprit singulier d’Edouard Douwes Dekker » (« Chronique des Pays-Bas », Bibliothèque universelle et Revue suisse, T. 34, 1904, p. 408). En 1927, l’homme de lettres Léon Bazalgette, ami des Flamands Cyriel Buysse et Frans Masereel, estimera lui aussi « remarquable » le traducteur, non sans lui lancer une pique en raison de son rejet du bolchévisme et de tous les socialismes : il « s’est acquis, depuis la guerre, le droit à ce que nous ne prononcions plus son nom » (L’Humanité, 12 janvier 1927). À son tour, le journaliste Léon Treich (1889-1973) recommandera la lecture de ces Pages choisies (« Un multatuli,henry de jouvenel,littérature,traduction,alexandre cohen,insulinde,pays-bas,max havelaaranniversaire. Multatuli », Les Nouvelles littéraires, 12 mars 1927, p. 7) en espérant voir paraître bientôt une traduction du Max Havelaar de meilleure qualité que celle réalisée par Henri Crisafulli et Adrianus Jacobus Nieuwenhuis en 1876 (ci-contre). De fait, plusieurs verront le jour avant la plus récente que l’on doit à Philippe Noble.

    Pourquoi un article de Henry de Jouvenel en 1904 sur les Pages choisies publiées trois ans plus tôt ? En ce début de siècle, le baron occupait des fonctions au sein d’un ministère et Alexandre Cohen le connaissait. À quelques reprises, il s’est adressé à lui dans le cadre de ses démarches en vue d’obtenir un permis de séjour, procédure d’autant plus compliquée que l’ancien anarchiste ne disposait en tout et pour tout que d’une copie de son acte de naissance : « Toutes mes autres pièces d’identité m’ont été, en 1893, subtilisées par les collectionneurs de la préfecture de Police, qui n’ont jamais voulu me les restituer. » (Lettre d’A. Cohen à H. de Jouvenel, Paris, 30 juin 1903, citée dans Alexander Cohen. Brieven 1888-1961, 
éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 288). On imagine très bien le pétulant Hollandais parlant de Multatuli à son interlocuteur et lui remettant un exemplaire de sa traduction ou du moins lui donnant lidée décrire un papier sur cet écrivain.

     

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar * À ne pas confondre avec cette autre édition : Multatuli, Pages choisies, choix, présentation et traduction du néerlandais par Lode Roelandt, avec la collaboration de Alzir Hella, préface de Henry Poulaille, notice biographique de Julius Pée, Bruxelles/Paris, Labor, 1938 (réédition, Paris, Office français du livre, 1943).

     

     

     

     

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar

    E. Douwes Dekker, dit Multatuli

     

     

     

    MULTATULI

     

    En 1856, les fonctionnaires de Java virent tomber au milieu d’eux un homme juste. Eduard Douwes Dekker venait d’être nommé assistant-résident dans le district de Lebak.

    - Pour ses trente-six ans, c’est un avancement convenable, disait-on autour de lui.

    Cependant Dekker n’avait pas l’air heureux. Il gardait un visage rude, des yeux gênants de fixité et son âme semblait contenir avec peine une éternelle violence.

    Ses collègues le prirent en grippe.

    L’aversion générale ne tarda point à s’exaspérer. Ne racontait-on pas que, la nuit, quand l’administration dormait sans défiance, de tous les points du district, à travers le mystère des hautes herbes, les indigènes pressurés, battus, pillés pendant la journée, rampaient vers la demeure de Dekker où ils trouvaient des paroles d’aide et des promesses de secours ?

    Un joli exemple que donnait Dekker !

    trad. E. Mousset, 1943 

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Mais où le scandale devint flagrant, ce fut lorsque l’assistant osa dénoncer au résident de Bantam les exactions quotidiennes du régent indigène. De quoi se mêlait ce gêneur ? Ne savait-il donc pas que le régent, quoique indigène, avait l’honneur de procurer des femmes au résident hollandais ? C’était là un service signalé rendu à la cause de la civilisation. Que fallait-il de plus au moraliste ?

    Bien entendu, le résident n’écouta point Dekker et comme l’obstiné, au lieu de se taire respectueusement, s’adressait au gouverneur, celui-ci l’envoya en disgrâce pour lui enseigner le respect de la hiérarchie.

    Dekker démissionna fièrement et repartit pour la Hollande, Dans les bureaux du gouvernement, à Java, on en conçut une grande joie.

    L’histoire semblait enterrée quand fut publié, au printemps de 1860, quatre ans après, un livre intitulé : Max Havelaar, qui la racontait tout au long. L’œuvre était signée Multaluli, ce qui doit signifier : « J’en ai beaucoup supporté. »

    Les mille drames de la colonisation revivaient, ressuscités au hasard des souvenirs, en ces pages décousues où défilent tour à tour, sous le vent des sarcasmes, en hâte et en désordre, prêtres sans foi, marchands sans scrupules, gouverneurs sans conscience, ministres sans savoir.

    trad. Ph. Noble, 1991

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Max Havelaar, Multaluli, tous ces pseudonymes ne pouvaient dissimuler Dekker aux esprits avertis des coloniaux. L’avant reconnu, ils pensèrent l’accabler on l’appelant ennemi de Dieu « corrupteur de la jeunesse ». Multatuli laissa dire. Alors ils lui reprochèrent, de ne pas savoir écrire.

    - Oui, oui, avoua Multaluli, le livre est baroque… nul esprit de suite… recherche d’effet… le style est mauvais, l’auteur inexpérimenté… pas de talent… pas de méthode. Bien, bien, tout cela est entendu ! Mais… le Javanais est opprimé ! »

    Et Max Havelaar finit par une menace : « Ce livre est une introduction. »

    Multatuli tint parole, écrivit beaucoup et resta toujours l’homme de son premier ouvrage.*

    C’est au spectacle de la vie coloniale que s’était formée son originalité. Là, dans ce rendez-vous de toutes les espèces humaines, les âmes se découvrent en se heurtant. Le conquérant, dévêtu de ses élégances humanitaires, perd la pudeur de son égoïsme, ne se défie plus de sa brutalité et, féroce à servir ses intérêts, domestique les peuplades qu’il avait promis d’éduquer. Plutôt que de dissiper leur ignorance, il l’utilise, se fait passer pour le détenteur de Dieu et son seul représentant sur la terre, exporte en même temps sa religion et ses marchandises, réclame du respect et des bénéfices, fait de la science un péché, répète les mensonges jusqu’à ce qu’ils soient passés en vérités, érige en dogme la supériorité originelle de certaines races dans l’humanité, de certaines familles dans les races, et appelle cela « civiliser ».

    Multatuli avait surpris à Java les secrets de cette méthode. Mais au lieu de s’en servir, il les révéla, et avec une précision, une netteté dans le détail, une furie dans le style telles, que tous les coupables se sentaient malgré eux courbés sous la vérité.

    trad. L. Roelandt, 1942

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Il faut lire dans la remarquable traduction de M. Alexandre Cohen, ces Légendes d’autorité qu’il a choisies parmi les étranges Lettres d’amour, parues en 1861. Multatuli avait rapporté d’Orient le génie des paraboles. Il en consacre une à chaque injustice, et toutes, toutes, celle qui décrit le premier agenouillement de l’homme comme celle qui raconte la naissance des dynasties, se terminent par le même refrain, aussi monotone que la routine humaine : « Et cela est resté ainsi jusqu’à ce jour. »

    Multatuli aura-t-il beaucoup contribué à  la découverte des réformes, au mouvement en avant de l’Humanité ?

    On pourrait en douter, tant il s’est défendu de toute affirmation, même dans les sept gros volumes d’Idées publiés de 1862 à 1877, avec cette épigraphe magnifique et ambitieuse : « Un semeur sortit pour semer. »

    Il craignait par-dessus tout de remplacer un mensonge par un autre et voulait rester un pur négateur. Cette intransigeance devait fausser parfois son jugement et l’induire à décourager plus d’un effort utile.

    trad. L. Roelandt, 1968

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar Mais il aida tout de même à la beauté de l’avenir car il détruisit plus d’erreurs qu’il ne froissa de vérités. Et n’est-ce pas une loi de la nature que ceux qui travaillent à émonder sur le vieil arbre social le bois mort des préjugés et des abus, soient obligés, pour accomplir leur nécessaire travail, de trancher de temps à autre une jeune pousse et de meurtrir quelquefois la sève au cœur des branches nouvelles ?

     

    Henry de Jouvenel, L'Humanité, 11 mai 1904

     

     

    Dirk Coster (1887-1956) 

    Multatuli, Henry de Jouvenel, littérature, traduction, Alexandre Cohen, Insulinde, Pays-Bas, Max Havelaar * C’est plus généralement contre l’esprit de son temps et la médiocrité de la littérature de son pays que s’est élevé l’écrivain : « Multatuli, avait eu le courage et la hardiesse de dénoncer cette folie collective de rhétorique qui empoisonnait la littérature néerlandaise à cette époque. Il cria son réquisitoire sur tous les toits et à travers toutes les plaines de la Hollande, s’acharnant à démasquer la bourgeoisie qui étouffait toutes les âmes libres et cherchait à les anéantir, – que ce soit aux Indes Néerlandaises ou dans la métropole ; il claironna ses sarcasmes sur la ‘‘chinoiserie’’ de la littérature ; il défendit passionnément le droit des âmes à s’épanouir, et celui des cerveaux à penser. Une grande célébrité et une vie misérable furent sa récompense et son lot. » (Dirk Coster, L’Art libre, déc. 1920, p. 216)

     

     

    documentaire en néerlandais (2008)