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Alexandre Cohen Anarchisme Monarchisme - Page 5

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (3)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (3)

     

    Alexandre Cohen dans les cercles anarchistes parisiens

     

    Si le jeune homme de moins de vingt-quatre ans qui s’établit dans « la capitale du XIXe siècle » a un corps déjà marqué par les épreuves, il n’en affiche pas moins une âme intacte. Sa naïveté, son côté enfant et son culot ont certainement surpris mais aussi séduit maints Parisiens. Les yeux rivés sur la Tour Eiffel qui sort tout juste ses jambes du sol, Cohen respire enfin la liberté à pleins poumons. Le jour même de son arrivée, jour de l’Ascension, il est déjà sur la Seine, à Suresnes puis au Bois de Boulogne, une promenade en compagnie d’un typographe allemand social-démocrate (pourtant, Cohen hait déjà à l’époque et les Allemands et la social-démocratie !), Paul Trapp et de l’épouse de ce dernier ; on lui a donné à Gand l’adresse de ce couple, ce sont les seules personnes qu’il connaît à Paris. Le lendemain, il s’installe dans une modeste chambre de l’Hôtel Saint-Louis, au 75 de la rue du même nom.

    Quand bien même il est contraint de vivre chichement, le monde lui appartient. Sur les berges de la Seine, il se sent comme un poisson dans l’eau. Lui qui se réclamera tant de la France trahit peut-être lors de ses premières virées parisiennes ses origines en se révélant « un homme qui voit » (36) : « Non ! Je ne m’étais pas fait une trop grande idée de Paris, où, le jour de mon arrivée, à chaque coude, à chaque tortillement de la Seine, j’ai vu surgir quelque chose de noble qui, par la grandeur et la gloire dégagées, m’a foudroyé et dont le charme, en même temps, m’a attendri. » (37)

    CohenDosBrieven.jpgLe Paris qu’il arpente, le Paris de ses premières mansardes et de ses premières pages écrites en français, c’est le Paris des congrès socialistes : « En 1889, les social-démocrates de divers pays décidèrent, à Paris, de ressusciter, après une longue éclipse, la pratique des congrès socialistes internationaux, ouvrant ainsi la voie à la Deuxième Internationale. Quelques anarchistes crurent devoir participer à cette réunion. Leur présence y donna lieu à de violents incidents. Les social-démocrates, ayant la force du nombre, étouffèrent toute contradiction de la part de leurs adversaires. » (38) Ce congrès fut d’ailleurs préparé chez F. Domela Nieuwenhuis qui tenta, en vain, de réduire les dissensions entre socialistes allemands et socialistes français. À la suite de quoi deux congrès s’ouvrirent le 14 juillet 1889 : celui des marxistes (F. Domela Nieuwenhuis, Fortuyn et Helsdingen représentaient le S.D.B.) et celui des possibilistes (les 2 représentants néerlandais quittèrent ce congrès après le rejet de la proposition de rejoindre les marxistes). (39) Cohen a assisté en tant qu’observateur au congrès tenu à la Salle Pétrelle du 14 au 21 juillet ; il n’en garda pas un très bon souvenir comme le laisse paraître, plus d’un demi-siècle plus tard, cette remarque: « À deux Congrès de l’Internationale, celui de Paris en 1889 – où le délégué-député au Reichstag, le camarade Von Vollmar, parut orné de la croix de Fer, que, officier de l’armée bavaroise, il avait gagnée pendant la guerre de 1870 ! – et à celui de Londres, en 1896, je fus témoin, en “observateur” attentif, des répugnantes manigances de la Sozial-demokratie, et de l’abjecte soumission des chefs de Partis non-allemands, aux chefs d’orchestre teutons. Pouah ! » (40) Sans doute fut-il aussi l’un des acteurs de cette belle cacophonie : « en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle, une “conférence internationale anarchiste” se tient à la salle du Commerce, 94 faubourg du Temple. Personne n’ayant prévu quoi que se soit (aucun bureau ne dirige les débats), la réunion se déroule dans un désordre indescriptible. » (41)

    Le Paris qu’il arpente, c’est donc également le Paris de l’Exposition Universelle de 1889 au cours de laquelle on l’embauche pour vendre des meubles ; ses compétences en malais lui permettent par ailleurs de prendre la défense d’Indonésiens exploités par un Belge. C’est aussi le Paris du Sacré-Cœur et des actions anticléricales, le Paris des cabarets, du café-concert et de la rénovation théâtrale, le Paris des écoles littéraires et des grands magasins, le Paris du boulangisme – il se rend en avril 1891 à Bruxelles pour interviewer, à la demande du journal Vooruit, le Général Boulanger mais ne lui pose en fait qu’une seule question ! – , le Paris du scandale de Panama et des premiers 1er mai, des manifestations (Cohen assiste à celle du 8 août 1888 lors des obsèques d’Émile Eudes, il sera aussi dans le cortège accompagnant un an plus tard Félix Pyat à sa dernière demeure), le Paris de la Bourse du Travail et des libres penseurs (tous ces Benoît, Jules, Eugène Clovis et autres Anatole qu’il ne peut souffrir) (42), sans oublier le Paris de la bombance anarchiste. Ce même Paris qui rebute son contemporain et grand esthète Louis Couperus : « Je me trouve dans le Berceau de la civilisation mais la vie m’apparaît ici totalement éculée, en rien appétissante, sans la moindre émanation de juvénile beauté. Paris me laisse l’image d’une ville vieille et sale, dans laquelle tout est vieux : les dorures des cafés et des théâtres, le chaos cosmopolite des boulevards, les fiacres et les cocottes ; un affligeant bazar dans lequel vivre est une torture. Oh ! bien sûr, l’Art et la Civilisation sont au rendez-vous, mon Dieu, bien sûr ! bien sûr que je sais cela, mais il faut y vivre,... et quelle déception on ressent alors en mettant à l’épreuve ses propres idées, ses illusions !... » (43)

    Durant ces années, l’anarchiste déterminé qu’est devenu Cohen participe de cette mouvance qui a résolument rejeté la sociale démocratie. Le premier anarchiste de renom qu’il rencontre, c’est Élisée Reclus à qui il rend visite, rue des Fontaines à Sèvres, en compagnie de Domela Nieuwenhuis (1890) ; puis, au 140 de la rue Mouffetard, il fera la connaissance de Jean Grave, vêtu « de son éternelle blouse noire de typographe » et c’est dans les locaux de La Révolte qu’il sympathise avec Frédéric Stackelberg, Russe fortuné, plus blanquiste qu’anarchiste. Les deux hommes habitant dans le même quartier, ils se retrouvent souvent. Alexandre dîne une ou deux fois par semaine chez les époux Stackelberg, où d’autres invités ont pour nom Alexandre Millerand, Stéphen Pichon ou encore Aristide Briand, que Cohen, devenu correspondant parisien du plus grand quotidien néerlandais retrouvera en 1910 et en 1916, lui soutirant même une interview factice.

    Jean Allemane (1843-1935)

    cohen,anarchisme,zola,rue lepic,domelaLe jeune Hollandais se débat tant et plus dans la « poussière de groupuscules », groupuscules qui donnent alors vie à l’anarchisme dans une capitale suintant encore des stigmates de la Commune. « Les groupes répondaient à un besoin : ils redonnaient identité à tous ceux que l’évolution en cours était en train de marginaliser. L’anarchie ne donnait pas naissance à une contre-société ni même à de micro-contre-sociétés, elle mémorisait simplement une nostalgie et un espoir. » (44) Paris compte alors – en 1889 – dix-neuf de ces cercles très hétéroclites et étanches dans lesquels évoluent environ cinq cents personnes, des hommes pour la plupart. Une centaine d’entre eux forment le noyau dur de la contestation libertaire. Selon une statistique policière de l’époque, à côtés des adeptes – le plus souvent des artisans – se manifestent en tant que propagandistes 25 typographes (peu après son arrivée à Paris, Cohen apprend ce métier auprès de Jean Allemane qu’il appréciera beaucoup et qu’il tutoyait malgré son peu de sympathie pour les socialistes), 2 correcteurs et une dizaine de journalistes. Alexandre Cohen est de ceux là. Qu’il écrive en néerlandais ou en français, sa plume déverse une bile mal digérée par les partisans de l’ordre social et les amis de W. Liebknecht.

    Manieur et manipulateur de mots, il fréquente le beau monde de l’avant-garde littéraire, une avant-garde qui précisément s’épanche volontiers dans les revues libertaires. « De Mirbeau au jeune Barrès, l’engouement des intellectuels pour l’anarchisme a marqué une génération entière. » (45) Dans ces temps où rares sont les écrivains qui ne s’engagent pas sur le terrain politique, le vers libre n’empêche personne de faire rimer symbolisme et anarchisme. « Ce n’est pas un hasard si, précisément durant cette période 1891-1895, les idées anarchistes étaient en vogue dans les milieux littéraires et artistiques. Non seulement leur individualisme et attachement à la liberté rapprochaient les symbolistes des romantiques ; mais ils en avaient aussi hérité l’amour des grandes figures, des individus d’exception et des actions d’éclat. » (46) Si on en croit les lignes qui suivent, publiées l’année même où le « parti » anarchiste s’affiche ouvertement contre les autres écoles socialistes, ces poètes étaient des héritiers de Théophile Gautier : « N’opprimer personne et s’affranchir de toute autorité en accomplissant sa tâche rigoureusement et même avec joie, telle était la morale de Théophile Gautier ; ainsi, n’admettant la tyrannie et le commandement ni pour lui ni pour les autres, il était essentiellement et dans le sens le plus absolu du mot : un anarchiste. » (47) Un auteur comme J.-K. Huysmans ne cache pas pour sa part – dans les lettres qu’il adresse à son ami néerlandais Arij Prins –, une certaine sympathie pour les anarchistes, qui résulte surtout de son dégoût de la société française et des scandales politiques : « Ici, Paris est terrifié par la dynamite. Les bourgeois foirent dans leurs choses ; c’est la seule chose qui m’égaie un peu », lui écrit-il par exemple le 30 mars 1892, ou encore, le 26 décembre 1893 : « L’infâme année fatidique 1893 prend fin. Elle n’a été, en France, du moins, qu’un tel amas d’immondices qu’elle a rendu sympathiques les anarchistes fichant des bombes dans ce Parlement qui est l’image avariée d’un pays, en décomposition, renommant les voleurs du Panama et Wilson, témoignant ainsi d’un état d’âme de filous qu’aucune ordure n’arrête. » (48) Alexandre Cohen n’omet pas de rappeler que Paul Adam a consacré plusieurs textes à Ravachol, Ravachol qui fut durant de nombreuses semaines au centre des conversations des « mardis du Mercure de France » dont le jeune hollandais était un des habitués. Rachilde ne dédicaçait-elle pas ses romans en signant Ra(va)childe ?

    Les plus romantiques de ces idéalistes anars prennent le message de 1789 au pied de la lettre et n’acceptent pas de laisser le sang des communards se coaguler : ils travaillent à essayer d’ouvrir les yeux du peuple sans pour autant oublier la joie qui est à la base de l’existence. Ils ne veulent pas encore croire que les paroles de l’irréductible révolté Georges Darien sont irrévocables : « Gueux des villes et gueux des champs, serfs de la glèbe et esclaves de l’atelier, sont comme autrefois taillables et corvéables à merci. Tout l’antique système de servitude continue à peser sur eux. Quatre-vingt-neuf a peint en rouge leurs chaînes, d’un rouge qui s’appelle le minimum et qui empêche le fer de se rouiller. » (49)

    Affiche de Jules Chéret

    ChéretMoulinRouge.jpgCohen, comme beaucoup de ses camarades qui œuvrent d’arrache-pied sous divers pseudonymes, noircit quantité de papier ; il se refait une santé dans les locaux exigus et enfumés qui abritent les publications de Zo d’Axa (L’Endehors), de Jean Grave (La Révolte) et d’Émile Pouget (Le Père Peinard) ou dans le restaurant du compagnon Constant Martin, un repaire d’anarchistes près de la place de la Bourse où l’on mange à la française (c’est-à-dire sans se soucier des estomacs végétariens), où l’on discute ferme doctrine, où l’on entonne Je suis le vieux Père la Purge, Dynamitons tous les gavés, Dame Dynamite Que l’on danse vite et où l’on séduit de jeunes couturières ! (50) « Qui désire faire (...) une étude – une étude sans prétention aucune – d’un milieu à 100% anarchiste, ne peut mieux choisir que cet endroit où s’exprime la conception a-cratique du monde dans toutes les nuances concevables : la philosophie de l’anarchisme communiste, de l’anarchisme individualiste, la philosophie humaniste et, dans toutes les bouches également, l’anarchisme mystique. Là se réunit une communauté hétérogène qui se renouvelle peu ; tout en mangeant – certains s’attablent deux fois par jour et d’autres plus irrégulièrement – on discute, dispute et refait le monde sur des bases inébranlables, monde auquel on a fait faire peau neuve. » (51)

    À côté des « étoiles de l’Anarchie », de ceux qui « tranchent par leur vivacité physique et intellectuelle » (52), « les hommes de base de l’anarchie, (...) aiment à se réunir entre amis chez l’un d’eux ou dans l’arrière boutique d’un marchand de vin pour discuter ensemble, commenter le journal et chanter Le Père la Purge, La Révolte de Sébastien Faure ou L’Internationale Noire de Louise Michel [que Cohen a vue et entendue la première fois lors d’une manifestation anarchistes au Mur des Fédérés]. André Salmon nous les montre fidèles aux réunions, ouvertes ou secrètes, se cotisant pour s’abonner au Père Peinard ou à La Révolte. Ils sont de toutes les manifestations, débordant d’ardeur contre la police, défendant éperdument le drapeau noir, quitte à le fouler ostensiblement aux pieds lorsque l’affrontement s’éteint, pour montrer que l’on se moque des symboles. Heureux souvent d’être arrêtés, de comparaître en procès, de faire de la prison, car c’est un certain prestige qui s’y gagne, une certaine supériorité sur les “intellectuels” du mouvement qui ne prennent pas toujours de tels risques. Parmi eux, quelques exaltés sans doute, mais aussi assurément un bon nombre de tendres, de doux, “l’anarchie au fond du cœur, sensibles à la magnificence de redoutables expressions”. Tendres et graves parfois, mais en même temps joyeux et provocateurs toujours, “mauvaises têtes”, amateurs de farce et de dérision, en attendant pire, contre l’ennemie autorité. » (53)

    Alexandre Cohen fait dans cet univers le trait d’union entre les dompteurs d’auditoires et les compagnons anonymes. Ses capacités intellectuelles, sa position d’étranger (il est l’un des rares Néerlandais à laisser son nom dans l’histoire du mouvement anarchiste en France) et sa grande gueule l’autorisent à côtoyer les grandes figures du mouvement et à jouer de temps à autre un rôle de premier plan. S’il écrit à Zola qu’il n’a pas mis les pieds dans une réunion publique entre le 2 mai 1892 et le 10 décembre 1893, il oublie en fait de dire qu’il a parfois pris la parole dans des réunions et meetings comme lors du 10 juin 1892 à la Maison du Peuple où il condamna sans détour l’intervention française au Dahomey en terminant son discours par un « À bas la patrie. Vive l’Anarchie ! » qui n’échappa pas aux oreilles des fliquadards. (54) Rares sont d’autre part les personnages marquants de l’anarchisme qu’il n’a pas côtoyés de près. D’un autre côté, son vécu et sa nature portée aux joies simples le conduisent à partager des moments graves et d’autres burlesques avec les inconnus de la bannière noire. Aux stériles congrès des théoriciens, il préfère ceux réunissant mineurs et autres ouvriers (55). Il est le premier à s’amuser, à faire des farces sur le dos de la police (56) ou des bourgeois en les réveillant et terrorisant en pleine nuit aux cris de « Ravachol ! Ravachol ! » (57) Durant l’hiver 1896, dans le froid d’une cellule, il se remémore quelques-unes de ces farces et les transcrit à l’attention de Kaya dans l’argot de Montmartre :

    gravure de Georges Rohner dans In Opstand

    CohenOpstandBombe.gifVoilà qu’une blague avec ce bon Bernard me revient dans le coco. J’avais à Pantin un aminche qui était... pipelet. Mais un chouette pipelet qui prenait dans sa turne une trifouillée de déchards sous condition qu’ils n’abouleraient jamais un radis au probloque. Sa gonzesse (du pipelet) était très mariolle aussi et plus d’une fois elle avait lavé les esgourdes au vautour d’une façon suiffarde. À la fin cette vache de probloque en avait plein le dos et il foutit ses huit jours au pipelet. Celui-ci devait décanailler au proc hain terme. J’ai oublié de te dire qu’il était gniaf. Étant déchard il se mit à la déniche d’un autre cordon. Et en même temps il tendit un piège à son probloque. Il était sûr que celui-ci aboulerait de très mauvais renseignos sur le compte de son ancien pipelet ! S’il pouvait en avoir la preuve, ce serait une affaire de dommages et intérêts à porter devant les enjuponnés à faux poids. Et un beau matin je me rendis, accompagné de Bernard chez le probloque. Bernard avait mis des frusques d’un noir intense, gibus noir (emprunté à Félix [Fénéon]) et des gants idem. Puis une petite cravate blanche. Il était grand proprio autrichien, à Pantin pour quelques jours seulement et venu exprès pour y dénicher un pipelet à la hauteur. Le gniaf lui avait offert ses services et il venait pour en savoir plus long sur son compte. Il lui fallait un pipelet énergique, dur aux locatos etc. etc. Et nous voilà en route. Malheureusement le probloque n’était pas à la turne, et nous n’y trouvâmes que sa ménagère. On nous fit entrer et assis sur le sofa j’accouchai de ma petite histoire. J’étais le traducteur pour Bernard qui ne jaspinait, disais-je, que le bulgare. Et voilà la commère à nous débagouliner des bourdes sur l’aminche. Oui, il était un bon zigue, mais pas énergique du tout. Les locatos ne casquaient pas et décanillent presque tous à la cloche de bois. Puis, elle croyait qu’il était entaché de marmitisme. Il lisait le P(ère) P(einard) et autres canetons casseroleux. Je disais que c’était fort mal et Bernard opinait dans ce sens en bulgare. Puis, voyant le trac de la donzelle de tout ce qui frisait de près ou de loin les marmites, je lui annonçai une grande entreprise avec à peu près quatre-vingt mille kilos de marchandise à la clé. Pantin ouvrirait la danse et puis Asnières (C’est là que le probloque perchait l’été). Bernard se tordait et de temps en temps seulement il disait : Oui, naturellement, en français. Il se tordait littéralement, car il ne pouvait pas s’esclaffer. Après une jaspinade d’à peu près une demi-plombe, nous partîmes et Bernard, dès qu’il était dehors, fut pris d’un éclat de rire en contradiction absolue avec son habillement solennel. Tout le monde le reluquait en pensant qu’il était saoul. J’en ris encore. Ensuite nous sommes allés raconter au père Simon, le pipelet gniaf, le résultat de nos démarches. Il en était bien content. – Autre blague. C’était dans la turne de Bernard qui habitait alors rue de Dunkerque. C’était après la glorieuse campagne du Dahomey. On ne parlait que de Bèhanzin et de Dodds, le brav’ général. Nous étions chez Bernard, Félix, Hélène et moi à prendre le thé et à rigoler. Tout à coup j’eus la riche idée de jouer au conquérant. Je dis un mot à Bernard et j’allai avec lui derrière le paravent. Là, B. se déshabillait tout à fait, je le passai au cirage – pas tout uni, mais tigré – et pour tout vêtement je lui mis autour des reins une large embrasse-rideau, et sur la tête le chapeau haut de forme de Félix. Sur le nez un lorgnon. Ensuite j’abandonnai un moment Bernard pour transformer Félix et Hélène en Mossieu et madame Carnot. Moi, je pris le rôle du brav’ général Dodds avec le poker en guise de « sabre vainqueur ». Puis j’introduisis Bernard. Bernard se prosternait profondément aux pieds du couple présidentiel et ensuite exécuta quelques danses dahoméennes sur la table. Nous étions tous malades de rire. Finalement, Félix et Hélène tenant Bernard entre eux deux se mirent au balcon et moi je commençai à crier dans la rue : Vive le général Dodds, Vive Carnot, Vive Béhanzin en montrant le balcon. Dans quelques minutes il y eut là au moins 500 personnes à regarder et à se montrer le trio au balcon. Félix saluait gravement et Bernard dansait. À la fin la police arrivait, mais le trio était déjà rentré et moi aussi. Mais le lendemain la patronne de l’hôtel donna congé à Bernard qui n’en était pas à son premier coup. C’est à dire que nous autres nous venions toujours faire du bruit chez lui jusqu’à des heures fort avancées de la nuit. (...) Quelquefois Souple comme un chat était de la partie. Il devait nous chanter : « Il était une bergère et tin tin tin, sonnons le tocsin » etc. Ou bien on lui faisait lire à haute voix quelque article très épicé du P.P. Une fois nous l’avons fait monter sur les épaules de Bernard pour arracher une affiche de Saxoléine, mais il avait le trac de tomber. et il n’a pas fait qu’arracher des affiches, une nuit, en décembre 1892, avec un froid terrible, il nous a aidés à en coller dans la rue des Abesses et à Montmartre. F.F. faisait le guet, Totor aussi, Souple comme un chat portait le pot à colle et moi je collais les flanches aux murs. (58)

    Cohen collectionnait en effet ces affiches – une nouveauté alors – et, bien que connaissant Lautrec et Jules Chéret, il préférait les chiper dans la rue et les monter dans sa mansarde, encore plus ou moins dégoulinantes de colle même s’il prenait soin de les rincer. Ce sont ces mêmes affiches qui décoreront quelques années plus tard les murs des premiers cabarets amstellodamois dans le quartier De Pijp. (59) Outre celles dessinées par les susnommés ou par Jean-Louis Forain et Adolphe Léon Willette, Cohen devait aussi en avoir de l’artiste franco-néerlandais Georges de Feure (1868-1943), de son vrai nom Georges Joseph van Sluÿters, qui vivait également à cette époque sur la butte Montmartre. (60) En plus d’en décoller, lui est ses amis en collaient donc parfois ; dans ses mémoires, il se souvient ainsi d’une nuit où lui et Félix Fénéon tirèrent de son lit son médecin, le docteur Sallazin – homme très respectable d’une soixantaine d’année et sympathisant anarchiste – pour aller coller des affiches portant la mention « Panama et dynamite » : Fénéon enduisait les affiches de colle, le docteur faisait office d’échelle, et Cohen, perché sur les épaules de ce dernier, les collait sur les murs.

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    Jean-Louis Forain, Les deux gommeux

     

    Toujours à propos de Cohen et de Kampffmeyer, de leur passion pour les dessins et les affiches, de la vie qu’ils menaient, de l’esprit qui les animait, lisons ce qu’écrit non sans verve un de leurs amis, Rudolf Rocker :

    C’est à l’Association des socialistes indépendants que je fis ma première rencontre avec Bernhard Kampffmeyer, qui, à cette époque, habitait à Paris. Lui et son frère Paul avaient participé à tout le mouvement des Jeunes ( olor: #000000;">Jungen) en Allemagne et connaissaient tous les camarades de Berlin. Wilhelm Werner m’avait recommandé dans une lettre et nous devînmes bientôt de véritables amis. Durant son séjour à Paris, Bernhard se familiarisa avec les théories anarchistes et consacra dès lors toute son énergie au mouvement libertaire. Lorsque je fis sa connaissance, il était en train de traduire en allemand La conquête du pain de Kropotkine, traduction qui devait paraître plus tard à Zürich sous le titre Wohlstand für alle. Kampffmeyer était un personnage extrêmement aimable et serviable, qui avait dépensé pour le mouvement une part non négligeable de sa modeste fortune. Comme il était toujours prodigue de son argent, il était sans cesse assailli par des « nécessiteux » de toute espèce qui profitaient ainsi de sa générosité.

    L’écrivain hollandais Alexander Cohen était alors un de ceux qui coûtait le plus cher au brave Bernhard. À force de fréquenter Kampffmeyer, je le connus bientôt très bien, car il était son inséparable compagnon à Paris. Ce Cohen mérite qu’on s’attarde sur son cas, parce que s’il s’entendait bien à couler aux dépends d’autrui une vie libre et sans attaches, il faut avouer que sa fréquentation remboursait largement les dépenses qu’il occasionnait. Alexandre Cohen était un homme doué et intelligent, qui maîtrisait la langue française aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, ce qui est rare chez les étrangers. Il avait traduit en français les Einsame Menschen (Les Solitaires) de Gerhart Hauptmann et également, si je ne me trompe pas, Die Weber (Les Tisserands). La qualité de son travail lui avait permis de se faire un nom qui aurait pu lui permettre de gagner confortablement sa vie en tant qu’écrivain. Mais c’était un bohème de naissance, auquel manquait toute idée d’autodiscipline. Alors qu’en plus du français et de sa langue maternelle, le hollandais, il parlait aussi l’allemand, l’italien, l’espagnol et le malais, il ne faisait que rarement usage de ses connaissances et ne condescendait à travailler que s’il ne trouvait personne à taper. Il avait développé à partir de cet art de vivre toute une vision du monde et il était assez sincère pour ne pas s’en cacher.

    RavacholPortrait.jpgLorsque je fis sa connaissance, il avait environ trente ans. Tout jeune, il s’était engagé, contre la volonté de ses parents, dans l’armée coloniale hollandaise et avait servi comme soldat quelque part à Sumatra ou à Java jusqu’à ce qu’il commençât à en avoir assez et abandonnât son poste. Il n’oublia pas cependant d’emporter son fusil avec lui. Lorsque j’allai lui rendre visite dans son appartement de la rue Lepic, ce fusil était suspendu au-dessus de son lit comme un trophée et il attira tout de suite mon attention. Cet appartement méritait le détour. Il y régnait un étonnant désordre difficilement descriptible. Le bureau, les chaises, le lit, le sol, tout était recouvert de livres, de brochures et de journaux. Des vêtements émergeaient par endroit, des chemises sales, des chaussettes, des chaussures ainsi que toutes sortes d’objets domestiques. Sur les murs de cette chambre spacieuse, des portraits de Ravachol, Vaillant, Pallas étaient accrochés bien en évidence, avec à côté d’eux des affiches améliorées par quelques traits artistiques, ainsi que de précieux dessins originaux de Steinlen, Luce, Pissaro et d’autres, car Cohen avait des relations dans les milieux artistiques parisiens.

    De temps en temps, Kampffmeyer essayait de donner un peu de mesure à ce chaos que son amour germanique de l’ordre ne pouvait souffrir, mais le lendemain, on avait à nouveau l’impression que le déluge était passé par-là. Ni Cohen ni sa compagne française Kaya, aussi bohème que lui, ne comprenaient les efforts déployés par leur ami allemand. Ils se sentaient visiblement bien dans ce capharnaüm sans formes ni mesure. Cela dit, on ne pouvait pas dire que l’appartement était sale. J’avais surpris Kaya plusieurs fois en train de nettoyer les lieux. Sa façon de procéder était très particulière. Elle dégageait d’abord un coin de la pièce, le nettoyait, puis elle balançait tout ce qu’elle avait dégagé auparavant au même endroit, comme elle l’avait trouvé. Puis elle continuait jusqu’à ce que toute la pièce soit récurée sans que rien de ce fatras épouvantable ne fût changé.

    Après que Kampffmeyer eut soutenu à coups de sommes assez importantes son insouciant ami durant des mois, sans que celui-ci ne se sentît obligé de se mettre à faire les travaux que lui confiaient des éditeurs français, il lui fit gentiment des reproches et lui suggéra d’essayer enfin de subvenir seul à ses besoins. Ce à quoi Cohen lui répondit en toute quiétude : « Tu sais bien, mon cher Bernhard, que Bismarck a soutiré six milliards à la France après la guerre qu’elle avait perdu. Il est donc tout à fait normal que tu contribues, toi, en tant qu’Allemand, à réparer ce dommage et que tu me rendes ma part de cet argent volé. Quand ce sera fait, j’aurai toujours le temps de chercher du travail. »

    Cohen avait une répugnance absolue pour tout ce qui était allemand. L’Allemand était pour lui le Philistin dans toute sa splendeur, né avec un bonnet de nuit sur la tête. « Les Allemands ne feront jamais la révolution, disait-il, parce que le gouvernement l’a interdit. » Le mot verboten était pour lui la composante la plus importante du vocabulaire de la langue allemande et il affirmait que toute l’histoire allemande pouvait être résumée par ce seul mot. Il en avait en particulier aux Allemands pour leur respect de l’autorité qu’il prenait pour un signe de déficience mentale. « Parlez de liberté à un Allemand, disait-il, et il s’imagine aussitôt un enclos. » Naturellement, il n’estimait pas beaucoup le mouvement socialiste allemand et y voyait « du petit-bourgeois traduit en prolétarien ».

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    L’effrayant culte de la personnalité auquel on se livrait en Allemagne avec les vieux dirigeants et que des commerçants exploitaient sans vergogne à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement donna à ce farceur de Cohen une idée singulière. Il organisa dans l’atelier d’un peintre connu du Quartier Latin une exposition de tous les objets fabriqués en Allemagne dont on faisait la réclame dans les journaux socialistes pour encourager ce culte rouge. C’était une riche collection de reliques, un trésor du socialisme en quelque sorte, dont l’étendue m’étonna moi-même et me permit de voir des choses que je n’avais jamais vues auparavant. On y trouvait des épingles à cravates et des boutons de manchettes avec les portraits de Bebel, Liebknecht ou Singer, des pantoufles, des bâtons de marche, des tasses à café, des chopes, des cruches, des boîtes à couture, des coffrets à bijoux, des médailles, des vases, des boucles de ceinture, des colifichets, des parapluies, des pipes, des fume-cigare, des brosses à vêtements, des couteaux de poche, des boîtes de tabac à priser, des abat-jour, des cornets à dés, des broches, des boîtes à musique, des mouchoirs, des carnets, des boîtes d’allumettes, des étuis à cigares, des maximes illustrées et une masse d’autres objets, tous décorés avec les portraits de Marx, Lassalle ou d’autres « Hommes du peuple » fameux. Tous ces objets étaient d’un kitsch effrayant de la plus pitoyable sorte. Parmi les plus charmants d’entre eux, il y avait une bouteille de schnaps sur laquelle était gravé en relief le portrait de Marx au-dessus de deux mains serrées l’une dans l’autre ; en dessous, on pouvait lire la devise « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » Quelques-uns des fameux « chapeaux de démocrates », fabriqués à Halberstadt par l’entreprenant chapelier et député du Reichstag Heine, avec le portrait de socialistes contemporains célèbres sur la doublure, étaient aussi représentés dans cette collection. À côté de ça, on pouvait voir des images et des dessins extraits de la presse socialiste allemande ou tirés à part. La plupart de ces « produits artistiques » faisaient une impression effrayante. Il y avait là une image où Lassalle, renversant le Veau d’Or, faisait une telle grimace qu’on l’aurait crû atteint d’une rage de dents. Une carte postale originale présentait aussi Marx qui, moderne Moïse, descendait du Mont Sinaï pour porter à son peuple les deux tables des nouveaux Dix Commandements. Il y avait également deux imprimés particulièrement profonds qui illustraient l’opposition entre l’économie capitaliste contemporaine et l’ordre communiste à venir. Sur la première feuille, on voyait un troupeau de cochons à moitié morts de faim qui louchaient vers une auge remplie à laquelle ils ne pouvaient manger ; car quelques verrats bien gras les empêchaient d’y accéder, de telle sorte qu’ils devaient se contenter des maigres épluchures qui tombaient à côté. La deuxième feuille montrait une porcherie joliment ordonnée, où chaque cochon avait son propre espace et pouvait manger dans son auge personnelle - ce qui permit au Figaro de parler d’un « socialisme des cochons ». (61)

    Parmi ses meilleurs amis auxquels Alexandre Cohen consacre plusieurs pages, mentionnons encore Émile Henry, rencontré à la fin de l’été 1892 au restaurant de Constant Martin. Henry se rendait souvent à la rue Lepic où les deux hommes, qui partageaient les mêmes points de vue sur l’anarchisme, parlaient surtout littérature et peinture. Il leur arrivait de réciter de la poésie une partie de la nuit, Cohen optant pour Baudelaire, Henry, imprégné du « romantisme mortifère » des Misérables, pour Hugo.

    oeuvre de Georges de Feure

    GeorgedeFeure.jpg(36) Voir A. Romein-Verschoor, « Caractère et culture des hollandais », Septentrion, II, 1973, 3, p. 5-22. Dans cet article, l’historienne insiste en particulier sur la « prédominance du visuel chez le Hollandais ». Dans une lettre à Kaya datée du 1er février 1905, Cohen, fasciné par les paysages des Indes néerlandaises, écrit : « Que la terre est belle et la vie aussi. Et quelle horreur de devoir disparaître = de ne plus voir. »

    (37) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 144.

    (38) D. Guérin, L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique suivi de Anarchisme et Marxisme, Gallimard, Paris, 1981, p. 105.

    (39) Voir l’historique de ces activités du mouvement au niveau international pour l’année 1889 entre autres dans la section « De internationale beweging », in B. Bymholt, op. cit., p. 584-595.

    (40) Lettre en français à W. van Ravesteyn, 18 février-7 mars 1940. Cohen vomit la social-démocratie, symbole pour lui de tout ce qui est vulgaire et bas, il vomit Jules Guesde, « prophète hirsute du dieu Marx plus hirsute encore », qu’il a entendu dire de sa voix graillante : « L’Art ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Nous n’avons pas besoin d’art ! La question sociale est une question de ventre et de bas-ventre ! » (In Opstand, p. 159). Ces aversions ne font que conforter l’individualiste invétéré qu’il est dans son attirance pour l’anarchisme.

    (41) A. Nataf, La Vie quotidienne des anarchistes en France 1880-1910, Hachette, Paris, 1986, p. 134-135.

    (42) Voir A. Cohen, « Van de mislijke vrijdenkerij », De Paradox, p. 74-75.

    (43) Extrait d’une lettre du romancier cité par F. Bastet, « Met Louis Couperus op reis », in Al die verloren paradijzen… Van & over Louis Couperus, Querido, Amsterdam, 2001, p.17.

    (44) A. Nataf, op. cit., p. 124.

    (45) M. Ragon, « Les chantres de l’anarchisme », Magazine Littéraire, dossier « Les énervés de la Belle-Époque », mai 1991.

    (46) J. Moulaert, De vervloekte staat: Anarchisme in Frankrijk, Nederland en België 1890-1914, Epo, Berchem, 1981, p. 77.

    (47) T. de Banville, Mes Souvenirs, Editions d’Aujourd'hui, 1980, p. 460-461.

    (48) J.-K. Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins (1885-1907), publiées et annotées par Louis Gillet, Droz, Genève, 1977. Notons que Cohen évoque Huysmans dans In Opstand (p. 151), Huysmans fonctionnaire qui, au sein du ministère de l’Intérieur, nous dit-il, était chargé de contrôler le courrier de cœur du général Boulanger.

    (49) G. Darien, La Belle France, p.107, cité par F. Richard, L’Anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, P.U.F., Paris, 1988, p.134.

    (50) Alexandre Cohen a rencontré la compagne de sa vie dans ce restaurant ; il évoque ces premières heures d’une longue relation dans sa lettre à Kaya du 4 octobre 1896. C’est aussi dans ce lieu qu’il a vu et entendu Sébastien Faure, son « lieutenant-adjudant » Armand Matha – la plus belle barbe au sein de l’anarchisme militant – qui évoquait les nombreuses conquêtes féminines de son chef, « la camarade Camille » – grande  partisane de la prostitution –, Mortinet – un employé de banque –, Georges Regard et Boriot, trois « anarcho-mouchards », sans oublier Émile Henry.

    (51) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 206.

    (52) A. Pessin, La Rêverie anarchiste (1848-1914), Librairie des Méridiens, Paris, 1982, p. 52.

    (53) Ibid., p. 53.

    (54) Voir lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894 et les notes correspondantes.

    (55) Voir lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 juin 1893.

    (56) Voir par exemple ses aventures avec Bernhard Kampffmeyer dans A. Cohen, op. cit., 1976, p. 201-205. (Cohen écrit parfois Bernhard à la française et Kampffmeyer avec un seul f). Cohen parvient à sortir son ami du commissariat alors qu’il a été arrêté par la police pour vol d’une affiche.

    (57) A. Cohen, ibid., p. 194.

    (58) Lettre à Kaya, 6 décembre 1896.

    (59) Alexandre Cohen raconte sa passion pour les affiches dans In opstand, 1976, p. 198-201. Voir au sujet des cabarets et autres lieux de rencontre à Montmartre : R.D. Sonn. Anarchisme and Cultural Politics in Fin de Siècle France, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1989, p. 84-87. Voir au sujet de cet apport du monde parisien à la vie du cabaret néerlandais : P.J.A. Winkels e.a., Ten tijde van de Tachtigers. Rondom De Nieuwe Gids. 1880-1895, Nijgh en Van Ditmar, ’s-Gravenhage, 1985, p. 51-55.

    (60) Voir sur cet artiste Ian Millman, Georges De Feure, Maître du symbolisme et de l’art nouveau, ACR, Paris, 1992.

    (61) Rudolf Rocker, Aus den memoiren eines deutschen Anarchisten, éd. Magdalena Melnikow & Hans Peter Duerr, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, trad. Jérôme Anciberro et Gaël Cheptou (merci à ce dernier pour la caricature). Relevons que Cohen, lorsqu’il gagnera bien sa vie, saura de son côté se montrer généreux vis-à-vis de ses amis (voir par exemple le témoignage de son ami communiste H.P.L. Wiessing, Bewegend portret, Amsterdam, Moussault, 1960, p. 223).

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (4)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (4)

     

    Alexandre Cohen

    correspondant de Recht voor Allen à Paris

     

    Trait d’union, Cohen l’est aussi dans ces années entre les anarchistes parisiens et les sympathisants hollandais. Avant l’arrivée de Christian Cornelissen (1864-1946) qui fut appelé à jouer un grand rôle à la charnière des deux siècles dans l’essor de l’anarcho-syndicalisme, Alexandre Cohen assure le passage des nouvelles entre Paris et les principales villes néerlandaises. Certes, des journaux anarchistes français et autres pamphlets circulent dans le Royaume batave tout comme des traductions d’articles ou d’ouvrages des doctrinaires ; Proudhon, E. Reclus et Pelloutier par exemple exercent alors une influence certaine dans ces milieux aux Pays-Bas. (62) D’autres individus très actifs s’emploient aussi à diffuser nombre d’écrits comme J.C.Ph.H. Methöfer, H.J. van Steenis ou encore F.W.J. Drion. (63) Mais la présence de Cohen sur place permet à Recht voor Allen de diffuser une information de première main, alors même qu’on ne pouvait se permettre de passer par le circuit coûteux et déjà traditionnel des agences de presse. Cohen l’affirme lui-même, avec sa franchise habituelle : « Si les lecteurs de RvA sont un tant soit peu au courant de la vie politique et de la situation des différents partis en France, je crois y avoir contribué pour une grande part. » (64) Sa position facilite aussi la publication d’essais de F. Domela Nieuwenhuis en France.

    A. Cohen, 1894 (publié dans le journal Morgenrood)

    PortraitCohen1894.gifDurant son long séjour à Paris, Cohen expédie plus de 70 articles que F. Domela Nieuwenhuis place dans son journal devenu un quotidien en 1889. La plupart de ces textes figurent sous l’intitulé « Parijsche Brieven » (« Lettres parisiennes ») ; on devait à d’autres les rubriques « Amsterdamsche Brieven » (« Lettres amstellodamoises ») et « Rotterdamsche Brieven » (Lettres rotterdamoises). (65) Cohen est selon ses propres dires le seul correspondant rémunéré du journal (66), un « salarié » d’ailleurs en permanence débiteur de F. Domela Nieuwenhuis. Il publie ses papiers sous le pseudonyme de Souvarine, quelquefois sous celui de Demophilus ou Demophile et parfois sous son patronyme. Quelques articles portent un titre particulier et quatre sont des boekbeschouwing ou boekbeoordeling (compte rendu ou recension critique d’un ouvrage). Ses « Lettres » traitent bien entendu d’événements de fraîche date (bien qu’elles soient parfois publiées plusieurs semaines après leur rédaction) et de faits souvent très marquants : décapitation, explosion d’un puits de mine, grève, boulangisme, attentats, commémoration des victimes du coup d’État du 2 décembre 1851, colonisation, suicide de Boulanger, vie parlementaire... Pas une seule des multiples personnalités évoquées dans ses articles ne s’en tire sans égratignures. L’extrait suivant de la « Lettre parisienne » du 13 mai 1892 illustre assez bien la teneur de l’ensemble :

    Il n’est pas très compliqué de dresser le bilan des dernières escroqueries gouvernementales. Plus de 60 révolutionnaires étrangers, anarchistes ou non, ont été mir nichts, dir nichts expulsés sans qu’ils se soient rendu coupables d’autre chose que du refus de démordre de leurs idées. Les socialistes officiels (puisse feu monsieur G. me pardonner ce qualificatif) avec Guesde à leur tête, ont applaudi sans retenue cette mesure gouvernementale et ce dernier a même estimé utile de déclarer, à l’occasion d’une interview accordée au rédacteur du Figaro, que tous les anarchistes peuvent être classés en 3 catégories, à savoir : les menteurs, les idiots et les mouchards. Kropotkine est, toujours selon le ci-dessus nommé..., un hurluberlu, un fou sans la moindre valeur. Dans le même temps, tous les journaux commentaient – le plus réactionnaire en première ligne – l’exquis ouvrage de Kropotkine La Conquête du Pain dans les termes les plus favorables. Point n’est besoin d’ajouter à ce petit échantillon pour juger de la loyauté et de l'honnêteté de certains intrigants.

    Ajoutons que des arrestations se sont également produites sur tout le territoire, au total plus de 200.

    La meilleure preuve que ces arrestations n’étaient en rien justifiées réside certainement dans le fait que presque tous les prisonniers ont été remis en liberté après le 1er mai ; ils ont toutefois été traités au cours de leur détention de la plus vile des manières, comme des chiens. Plusieurs d’entre eux sont tombés malades suite au traitement alimentaire enduré. Ils doivent en partie ce traitement extrêmement brutal à ce qu’on les a considérés comme l’âme de la presse révolutionnaire. Le but recherché, entendez la disparition des journaux, n’a pas été atteint et ceux-ci paraissent aux dates prévues, avec un contenu plus révolutionnaire et plus violent que jamais. Les souscriptions ouvertes pour soutenir les épouses et les enfants des camarades emprisonnés ont rapporté infiniment plus qu’on ne l’avait espéré ; à la grande irritation et à la grande surprise des bourgeois, des dons de 5, 10 et même 20 francs figurent sur les listes. Parmi les souscripteurs, on relève les noms de personnalités des lettres très en vue à Paris. Le tirage de La Révolte a augmenté de 1000 exemplaires, celui du Père Peinard de 2500 et le journal L'Endehors, fondé il y a peu, qui prend un tour de plus en plus révolutionnaire et qui compte parmi ses collaborateurs les meilleures plumes de la nouvelle génération, voit le nombre de ses abonnés croître continuellement.

    Messieurs, c’est bien ainsi, continuez à taper dans le mille. Plus nous rallions de gens, mieux c’est !

    Ce sont nos ennemis qui nous font la meilleure propagande. Et les vieux grecs qui soutenaient que les dieux ont frappé de cécité ceux qui voulaient les corrompre avaient certainement eu à souffrir eux aussi de gouvernants aveugles.

    Ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourra les guérir. Les gouvernants, j’entends ! (67)

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    Recht voor Allen, n° 105 (R. Spoor, Uiterst links, p. 70)

     

    La vie parisienne et mille activités absorbent Cohen mais les soucis d’argent se dissipent rarement, même s’il a touché un petit héritage. Et si le journal de Domela Nieuwenhuis ne représente l’assurance que d’une maigre rentrée d’argent, il ne faut pas en déduire pour autant qu’il bâcle les nombreux papiers qu’il expédie. Cohen est en effet un maniaque et « aucun de mes manuscrits n’est envoyé sans avoir été au préalable relu et encore relu, sans que les feuillets aient été comptés et numérotés etc. » (68) Ses articles sont hauts en couleur et d’une couleur qui tranche avec celle du S.D.B. Là n’est pas la moindre des contradictions. Il hait les sociaux-démocrates :

    Je demeure celui que j’ai toujours été : un révolutionn aire qui veut renverser l’ordre régnant, quelle que soit la manière utilisée et en recourant à tous les moyens possibles. Cependant, mes yeux se sont ouverts à beaucoup de choses qui m’étaient jusqu’alors cachées ; et s’il en est une dont je ne veux en aucun cas entendre parler, c’est de sacrifier un tant soit peu ce qui fait le propre de l’homme à l’idée de communauté. Pour parler en toute franchise, je choisis la société actuelle, que je hais comme la peste avec toute la haine dont je dispose – et elle n’est pas insignifiante ! – par-dessus l’État coercitif que nous propose la firme Liebknecht, Guesde et Cie. Ces gens là, je les poursuivrai jusqu’à ma mort de la dérision, de l’ironie et de la force probante qui sont miennes. Pour le reste, je suis et je combats aux côtés de ceux qui veulent mettre fin à l’oppression par la révolution, et peu me chaut que ceux-ci se disent communistes, socialistes ou anarchistes. (69)

    Cette même confession (moins la haine), Alexandre Cohen la renouvellera quelques années plus tard aux lecteurs de sa revue De Paradox : « Plus odieuse encore que la perspective d’un régime social-populacier est à mes yeux l’idée d’être gouverné par un sanhédrin de “savants” : des économistes, des psychologues, des anthropologues, des anthropométeurs, des criminologues, des concepteurs de matérialisme historique. Mais cela est rien moins que la social-démocratie, ni plus ni moins. (...) Pourquoi je m’en prends par prédilection à la social-démocratie et non aux autres partis politiques ? Non – comme le prétendent certains – par haine ou antipathie à l’égard de ces chefs d’orchestre d’une chapelle sans valeur artistique. Mais parce que la social-démocratie est le proche avenir, un avenir de fous. » (70)

    La particularité du socialisme hollandais et la personnalité de F. Domela Nieuwenhuis permettent de comprendre comment des individualistes comme Cohen ont pu publier leurs écrits dans les colonnes de Recht voor Allen : « Le S.D.B. existait depuis peu de temps, il était tout sauf très structuré et pouvait plutôt passer pour un mouvement tournant et fonctionnant autour de Recht voor Allen et de son rédacteur en chef Ferdinand Domela Nieuwenhuis. (...) Il est sûr que Domela Nieuwenhuis avait très tôt subi une influence libertaire qui se traduisait surtout par des prises de position tranchées et critiques à l’égard de l’autoritarisme des sociaux-démocrates allemands. » (71) Un F. Domela Nieuwenhuis assez compréhensif pour ne rien modifier à la prose de Cohen : « Bien que nous ne suivions pas Cohen dans toutes ses assertions et que nous estimions exagérés les qualificatifs qu’il emploie, nous ne souhaitons pas l’empêcher de dire pleinement ce qu’il entend dire, ce d’autant plus qu’étant sur place, il est peut-être mieux en mesure que nous de juger des événements. » (72) Et s’il arrive parfois au leader socialiste de refuser un papier de Cohen, il est sommé epistolairement par ce dernier de justifier sa décision.

    Si le socialisme en France se divise en courants derrière de fortes personnalités, le socialisme hollandais, par nature, éclate lui en tous sens. Seul F. Domela Nieuwenhuis draine alors derrière lui des fidèles qui l’imiteront en 1897-1898 lorsqu’il tournera le dos au socialisme autoritaire pour s’engager dans la voie du socialisme libre et devenir ainsi la grande figure historique de l’anarchisme.

    Les autres activistes, anarchistes de la première heure, pouvaient difficilement tirer leur épingle du jeu sans fréquenter un tant soit peu le cercle de Recht voor Allen. Avant 1885, il n’est guère question d’anarchisme aux Pays-Bas (73) et ce sont dans les années qui suivent des membres du S.D.B. et collaborateurs de Recht voor Allen qui tenteront tant bien que mal de diffuser les idées libertaires (B. van Ommeren : De Vrije Pers = La Presse Libre ; J. C. Ph. H. Methöfer : De Anarchist = L’Anarchiste ; J. J. Bersch : De Oproerkraaier = L’Agitateur). F. Domela Nieuwenhuis va jusqu’à leur avancer de l’argent, argent investi dans cette presse qui justement ne le ménage aucunement ! (74)

    F. Domela Nieuwenhuis (1846-1919)

    PortraitDomelaNieuwenhuis.jpgChacun défendant son église, le moindre prétexte alimente des querelles. Ces athées - pour beaucoup des vrijdenkers (75) - ouvraient les chapelles qui manquaient encore à la mosaïque confessionnelle qu’étaient les Pays-Bas. Bref, un joli tableau. Une touche barbouillée : « Si on désire retenir une caractéristique générale (...), on peut définir les anarchistes de Rotterdam comme étant ceux du refus de Dieu, les anarchistes de La Haye comme ceux du refus du gouvernement et les anarchistes d’Amsterdam comme ceux de l’acceptation de toutes les négligences possibles et imaginables. » Une touche couleur œil au beurre noir : « ...on tenait dans des salles à Amsterdam des réunions particulièrement animées durant lesquelles on s’emportait. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec des débats purement théorico-historiques (...) : il était question d’en découdre sur l’existence politique des groupes qui s’opposaient à cette occasion et il n’était pas rare que des adversaires en vinssent aux mains. » Et une touche teintée d’encre sanguine: « Recht voor Allen était encore trop souvent en 1890 le terrain sur lequel divers socialistes livraient bataille pour des questions de principe ou de tactique. Souvent, cela tournait à des querelles d’hommes. Aussi, en vue du congrès de Heerenveen, on avait reçu des propositions visant à repousser tout débat sur les questions propices à faire naître de telles querelles. Clemens écrivit par exemple dans le numéro du 17 octobre 1890 de Recht voor Allen : “Le parti révolutionnaire néerlandais va-t-il péricliter entre les mains des chamailleurs ? ... Que nous ont encore apporté les derniers jours ? Le journal De Anarchist ne publie pas un seul numéro et pas un seul article qui ne contiennent des passages grossiers et offensants pour Domela Nieuwenhuis en particulier et le S.D.B. en général ; et Recht voor Allen ne fait que répondre par des remarques désobligeantes à l’égard de Croll et des anarchistes. Le pire est qu’il ne s’agit pas seulement d’un combat d’idées mais d’une polémique entre personnes qui met en jeu bien d’autres choses que les principes de chacun.” » (76) » Et pour couronner le tout, H.J. van Steenis en arrive à soupçonner un de ses compagnons nommé Van der Voo, traducteur de Jean Grave, de l’avoir vendu à la police : « Tout cet épisode est significatif du climat dans lequel les anarchistes opéraient alors. “Rendre la justice” dans son propre clan n’était pas non plus un phénomène inconnu dans les pays étrangers. Pour les anarchistes qui rejettent l’État et ses organes tels que la police et la justice, c’était là l’unique manière de résoudre les problèmes internes. » (77) En la matière, Cohen ne fait pas non plus exception à la règle, lui qui traite – pour ne retenir qu’un exemple – Christian Cornelissen de « bestiole limaceuse et toquée », de « sophiste et casuiste nauséeux ». (78)

    Il arrivait de temps à autre que ces révolutionnaires fissent le coup de poing hors de leurs rangs, en particulier avec les royalistes. Le soir du 19 février 1888 par exemple, Alexandre Cohen et son « ami » socialiste Vliegen tombent à La Haye sur des étudiants en goguette fêtant l’anniversaire de Guillaume III ; résultat : ils brûlent le drapeau orange. (79) Cohen affirme que lui et son compagnon étaient les seuls éléments agressifs de la section de La Haye ; mais l’article de Recht voor Allen du 26 février 1887 portant sur les événements survenus à Amsterdam à l’occasion du précédent anniversaire du roi, montre une fois de plus que l’on comptait d’autres « excités » dans les rangs anarchistes (80).

    Frank van der Goes (www.dbnl.org)

    FrankvanderGoesPortrait.gifSortis de prison ou hors de portée des orangistes, les révoltés se battaient et se dévoraient entre eux. À en croire l’essayiste F. van der Goes (1859-1939), le mouvement libertaire rassemblait pourtant des gens respectables et a priori peu portés au pugilat : « L’anarchie est dans les Pays-Bas d’aujourd’hui la forme de pensée qui recrute la plus grande partie de ses adeptes parmi les gens cultivés. Il est surprenant de voir à quel point l’anarchie touche les hommes de sciences, les gens de lettres et ceux qui ont acquis une spécialisation professionnelle ou technique. » (81)

     

    (62) D. Gevers souligne ce point dans son introduction à l’article « Anarchisme in Frankrijk en Nederland », in La France aux Pays-Bas: Invloeden in het verleden, Kwadraat, Vianen, 1985, p.201-239.

    (63) Voir par exemple à propos de textes de revues françaises repris dans la presse anarchiste néerlandaise, sur les contacts avec E. Reclus et sur un article de Van Steenis traduit en français : J.M. Welcker, Heren en Arbeiders in de vroege Nederlandse Arbeidersbewering 1870-1914, Van Gennep, Amsterdam, 1978, p. 397, 413, 461, 463, 464 et 488.

    (64) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (65) B. Bymholt, op. cit., p. 258 et 395.

    (66) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 146.

    (67) Recht voor Allen du 24-25 mai 1892, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 146-147.

    (68) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 6 août 1895. Ce soin porté à la rédaction et à l’envoi de ses écrits est souvent spécifié dans sa correspondance. Il cousait par exemple très soigneusement les feuillets. Toute sa vie, il est également resté attaché au mot juste, à la qualité stylistique. « Je choisis mes mots dans le souci d’être le plus compréhensible possible » (De Paradox, p. 55).

    (69) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (70) A. Cohen. De Paradox, p. 105-106.

    (71) J. Moulaert, op. cit., p. 90.

    (72) Note de la rédaction sous l’article de Cohen publié dans Recht voor Allen du 24-12-1891 ; voir A. Cohen, op. cit., 1980, p. 143.

    (73) L. G. J. Verberne, De Nederlandse arbeidersbeweging in de negentiende eeuw, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1959, p. 126.

    (74) J. M. Welcker, op. cit., p. 390-391.

    (75) L. G. J. Verberne, Gesciedenis van Nederland in de jaren 1850-1925, I, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1957, p. 80-81. Les vrijdenkers ou « libres-penseurs » contribuèrent à répandre l’athéisme dans les rangs socialistes.

    (76) Successivement : J.M. Welcker, op. cit., p. 397 ; B.W. Schaper, « Anarchisme en Socialisme », in Anarchisme: Een miskende stroming?, Polak & Van Gennep, Amsterdam, 1967, p. 104 ; B. Bymholt, op. cit., p. 608.

    (77) J. M. Welcker, op. cit., p. 477.

    (78) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 29 août 1897. Voir sur cet anarchiste qui passa également une grande partie de son existence en France : Tussen anarchisme en sociaal-democratie: « Het Revolutionaire Kommunisme » van Christiaan Cornelissen (1864-1943), ingeleid en geannoteerd door Bert Altena & Homme Wedman, Anarchistische Uitgaven, Bergen, 1985. En français : H. Wedman, « Christian Cornélissen 1864-1943 », Les Temps maudits, revue syndicaliste révolutionnaire éditée par la CNT-AIT, n° 5, mai 1999, p. 79-92. En anglais : H. Wedman, « Cristiaan Cornelissen. Marxism and Revolutionary Syndicalism », in M. van der Linden (réd.), Die Rezeption der Marxschen Theorie in den Niederlanden, Trier, 1992, p. 84-105 ; ou encore, en anglais : J. Stein, « Freedom and Industry. The Syndicalism of Cristian Cornelissen », Anarcho-Syndicalist Review, 28, printemps 2000, p. 13-19.

    (79) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 135.

    (80) Voir B. Bymholt, op. cit., p. 430-431.

    (81) F. van der Goes, « Het Koningschap in Nederland » (1891), Uit het werk van Frank van der Goes, De Wereldbibliotheek, Amsterdam, 1939, p. 37.

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (5)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (5)

     

    Cohen et la langue française :

    le journaliste et le traducteur

     

    Anarchisme intellectuel d’un côté, anarchisme pagaille de l’autre. Alexandre Cohen participe évidemment des deux, à La Haye comme à Paris ensuite. Mais alors qu’en France, les bombes commencent à faire trembler magistrats et politiciens, il livre de son côté une tout autre bataille. Une bataille sur le papier. Et la gagne au bout de deux ou trois ans, Le Matin étant le premier quotidien dans lequel il parvient à placer régulièrement sa prose. Comme il est sans le sou, il se rend, pour rédiger ses articles, dans un grand café des boulevards où la presse étrangère est disponible : sans stabilo, sans paire de ciseaux, sans scanner, il fait ce que font aujourd’hui tous les journalistes. La langue française lui est bientôt devenue une deuxième langue maternelle. Aussi publie-t-il, en plus du Matin, dans L’Endehors, le Père Peinard, La Revue Anarchiste, L’Attaque, et signe finalement son premier article sous son nom dans Le Figaro du 31 mai 1893 (sur 5 colonnes en page 3), article intitulé Les Social-Démocrates et leur propagande. Il ne gagne toujours pas des mille et des cents, mais il n’en est pas moins heureux : « Je me satisfais de deux ou trois cents francs par mois – que je ne gagne pas même tout le temps ! – et je ne voudrais pas échanger ma liberté, ma liberté de parole contre tous les trésors de Golconde. J’ose dire que je n’ai pas, en un peu plus de quarante années de journalisme, écrit un article ni même une ligne en songeant que c’était mon gagne pain et qu’il me fallait donc faire attention à ne pas le perdre ! Jamais je n’ai servi les opinions des journaux auxquels j’ai successivement collaboré et qui étaient de tendance ou de couleur politique très variées. J’ai toujours eu de la considération pour ces journaux et les ai utilisés dans la mesure du possible comme les véhicules de mes propres idées, de mes propres conceptions, de mes sympathies et antipathies personnelles. » (82) Cette volonté de ne pas trahir sa pensée distingue les écrits laissés par Cohen ; et elle l’a, on peut s’en douter, conduit à se faire des ennemis, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne. (83)

     

    F. Fénéon, par Paul Signac, 1890, coll. privée

    FeneonSignac.jpg

    Sous la IIIe République, la presse française traverse son âge d’or et pour un polémiste aux coudées franches, la violence écrite ne connaît guère de limites. Les canards d’alors se prêtent à ce genre d’exercice d’autant plus que la politique intérieure occupe une place de premier choix dans leurs colonnes. (84) Un Alfred Jarry saura apprécier quelques années plus tard la prose française de « M. Alexandre Cohen ». (85) Le « non-conformiste » (86) hollandais se range à ce titre dans une tradition bien hexagonale et bien peu batave : « La littérature française est en majeure partie d’essence critique, parfois même en révolte ouverte contre la société à laquelle elle s’adresse. » (87) Il était d’ailleurs à très bonne école : « Nous étions de grands amis et vivions dans le même quartier. Je lui fus redevable de beaucoup, aussi bien pour ce qui a trait à la langue que pour ce qui touche à la littérature ; et c’est lui qui a éveillé le sentiment du beau qui jusqu’alors somnolait en moi. » (88) Cet ami dont il parle n’est autre que l’auteur décrit par Jean Paulhan en ces termes : « Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. » (89) En Hollande, la polémique ne semble pas jouir d’un statut comparable. Rares sont en effet les auteurs qui affirment comme le poète et essayiste Gerrit Komrij : « Contrairement aux historiens et aux lecteurs affamés de faits divers, je considère la polémique comme le plus haut genre littéraire. » (90)

    À côté de son activité journalistique, Alexandre Cohen passe pas mal de temps à traduire toutes sortes de documents et d’articles, ceux de F. Domela Nieuwenhuis par exemple – dont la qualité stylistique n’égalait pas celle de son cadet. Mais il a également des occupations purement littéraires. On lui demande d’abord de traduire en néerlandais un des grands succès de l’époque :

    J’étais à Paris depuis peu de mois lorsque j’entrai en contact avec Zola. Je m’étais rendu chez lui pour obtenir l’autorisation de traduire Au Bonheur des Dames que le journal gantois Vooruit voulait publier sous forme de feuilletons. Il m’accueillit chaleureusement dans son appartement de la rue de Bruxelles qui était rempli du plancher au plafond d’un surprenant bric-à-brac de meubles et de sculptures en bois anciennes ou pseudo-anciennes. Un étalage que je devais retrouver ultérieurement chez Anatole France dont l’intérieur, à la villa Saïd, bien que témoignant d’un meilleur goût que celui de Zola, me parût un peu surchargé (91). Zola ne me donna pas seulement l’autorisation désirée mais il renonça, comme il se devait, aux droits d’auteur lui revenant, au profit de Vooruit. Il poussa l’amabilité jusqu’à m’honorer d’un exemplaire du livre que je devais traduire en y apposant la dédicace : « À Alexandre Cohen, son dévoué confrère Émile Zola ». Il s’agissait probablement de la formule qu’il utilisait habituellement à l’égard des journalistes à qui il n’avait rien de plus cordial à dire. Mais cette dédicace me remplit de fierté – pensez donc un peu : Émile Zola mon dévoué confrère ! – et me réconcilia pratiquement avec l’extrême modicité du montant dont je devais me contenter pour la traduction du roman, cent francs seulement ! (92)

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    début du premier article de Cohen publié dans Le Figaro, 31/05/1893

     

    Ultérieurement, le 11 juin 1890, Alexandre Cohen adresse au romancier une demande écrite : « Monsieur, J’ai l’honneur de vous prier, de bien vouloir m’accorder l'autorisation de traduire en Hollandais votre conte Le Sang des Contes à Ninon... » Cette traduction parut dans Recht voor Allen. L’admiration qu’il voue alors au chef de file du naturalisme est encore intacte. Pour remercier le romancier du soutien qu’il lui a prêté fin 1893 lors de ses démêlés avec la police – Zola lui avait entre autres fait parvenir 100 francs par l’intermédiaire de Fénéon, somme qu’avait aussi versée Francis Magnard, directeur du Figaro –, il n’hésitera pas à lui avouer : « ... je suis votre obligé à plus d’un titre. Germinal que je lus, il y a quelques années en captivité, aux Indes, a fait de moi le conscient et incurable révolté que je suis. Je vous en ai toujours aimé. » (93) À l’époque de l’affaire Dreyfus, sans soutenir inconditionnellement Zola, Cohen regrettera que les Pays-Bas ne connaissent personne de cette trempe pour élever la voix contre les escrocs patentés. (94)

    Affiche La Revue blanche, Toulouse Lautrec

    AfficheRevueBlanche.jpgEn 1893, il transpose en français sous le titre Âmes Solitaires la pièce de Gerhart Hauptmann Einsame Menschen que Lugné-Poë souhaite monter ; Alexandre connaissait le metteur en scène depuis un certain temps et a fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’Endehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année. Durant l’été 1895, lors d’un séjour à la Conciergerie, il jonglera de nouveau avec les langues allemande et française : le petit homme traduit en effet des pages du Zarathustra derrière les barreaux. (95) Les Japansche Gesprekken de Multatuli deviendront sous sa main le Dialogue Japonais et il traduira quelques années plus tard, enfermé cette fois dans une prison hollandaise, un choix de textes de « ce philosophe néerlandais dont la pensée est si profonde et si puissante d’ironie ». (96) Dans la même cellule, il s’attellera à fondre dans sa langue maternelle des poèmes de Verlaine, un Verlaine qui avait laissé un souvenir mitigé dans les milieux artistiques lors de sa visite aux Pays-Bas en 1892. D’autres traductions paraîtront dans les années suivantes comme celles de textes d’un de ses auteurs favoris, H. Heine, ou encore des pièces du dramaturge néerlandais H. Heijermans. Entre 1900 et 1904, il rédigera des articles éclairant les lecteurs du Mercure de France sur la littérature néerlandaise. Alexandre Cohen poursuivra ainsi le travail entrepris par Xavier Marmier dans La Revue des Deux Mondes. (97)

     

    (82) A. Cohen, op. cit., 1976 p. 188. À propos de la lutte que Cohen a dû mener pour maîtriser la langue, relevons que Fénéon l’a beaucoup aidé et pour trouver des organes dans lesquels publier – entre autres par l’intermédiaire de Mirbeau – et pour améliorer sa maîtrise du français ; Fénéon corrigeait d’ailleurs les épreuves de L’Endehors. Certains ont pu se montrer sceptiques comme le directeur de L’Écho de Paris, Valentin Simond, avec lequel Cohen a eu une entrevue en octobre 1892 dans l’espoir de publier dans ce journal : « Cohen a été, le jour dit, chez Simond, qui a prononcé de vagues paroles, et l’a invité à formuler, séance tenante, dans une lettre, sa proposition de collaboration. Ce que fit notre candidat. “Je verrai, je vous écrirai”, a ajouté Simond. Un participe passé était mal accordé, ai-je constaté quand Cohen a reconstitué pour moi sa lettre à Simond. Cela avait-il choqué celui-ci ? Quoi qu’il en soit, nulle réponse n’est venue… » (Cf. Lettre de F. Fénéon à O. Mirbeau vers le 22 octobre 1892, citée dans : O. Mirbeau, Correspondance générale, T. 2. (éd.) Pierre Michel & Jean François Nivet, Paris, L’Âge d’Homme, 2005, p. 642.)

    (83) Certains articles de Cohen de même que sa présence lors de congrès conduisirent les sociaux-démocrates à le traiter sans aménité. Par la suite, ce sont essentiellement sa germanophobie exacerbée et son ralliement à la pensée de Charles Maurras qui lui vaudront d’essuyer le mépris et les acerbes critiques de nombreux intellectuels. Ses brochures De zaak Alexandre Cohen - Hankes Drielsma - Plemp van Duivenland, Amsterdam, 1912 et Taal en Stijl van een Eere-Doctor in de Nederlandsche Belletrie, 1959, Toulon, restituent le ton et le type d’attaques dont il fit usage pour dénigrer des confrères journalistes ou encore le critique Victor van Vriesland. Ce dernier, mais aussi d’autres auteurs néerlandais tels H. A. Gompers, J. Greshoff, J. de Kadt et E. Kummer ont laissé des articles qui témoignent de l’aversion qu’il est parvenu à susciter.

    (84) Voir par exemple P. Albert, Histoire de la presse, Que sais-je ?, n° 368, P.U.F., Paris, 1990, p. 65.

    (85) A. Jarry, La chandelle verte, Le livre de poche, Paris, 1969, p. 168.

    (86) « een andersdenkende » comme le définit Max Nord, dans A. Cohen. Geschriften van een andersdenkende, bloemlezing uit zijn werk samengesteld en ingeleid door Max Nord, Meulenhoff, Amsterdam, z.j.

    (87) J. F. Revel, Contrecensures, J. J. Pauvert, Paris, 1966, p. 56.

    (88) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 187-188. Cohen trouvait beaucoup de qualités à Fénéon. La distance qui s’est créée entre eux au fil des années lui a causé beaucoup de peine ; la perte de cette amitié est celle qui lui a laissé le plus de regrets.

    (89) F. Fénéon, Œuvres, introduction de J. Paulhan, Gallimard, Paris, 1948, p. 14.

    (90) Propos cités par A. Gijselhart, De columm als vrijplaats, Stijhoff, Amsterdam, 1986, p. 18.

    (91) Zola n’avait apparemment pas eu plus de flair pour meubler sa demeure de Médan : Léon Bloy, passé par là le 14 juillet 1892 relève « l’odieuse vulgarité de son mobilier de camelot parvenu », L. Bloy. Œuvres Complètes, IX, Mercure de France, Paris, 1969, p. 345. Même son de cloche dans Henri Perruchot, La Vie de Cézanne, Hachette, Paris, 1956.

    (92) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 147.

    (93) Lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894.

    (94) A. Cohen, De Paradox, p. 22-24.

    (95) Traduction publiée dans De Paradox, p. 97-100. Des pages en traduction française de Nietzsche ont paru dans Le Mercure de France. À propos de la pièce de Hauptmann, relevons que Cohen en avait donné une traduction partielle dans la Revue Bleue en 1893. À cause de l’attentat de Vaillant et de l’arrestation de Cohen, la pièce d’Hauptmann est interdite : les autorités craignent en effet des manifestations anarchistes. La générale aura tout de même lieux devant un parterre d’amis et de critiques.

    (96) O. Mirbeau, cité par H. Juin, Lecture « Fins de siècles » (Préfaces 1975-1986), postface de François Boddaert, Bourgois, Paris, 1992, p. 258.

    couverture de la réédition du second volume des mémoires d'A. Cohen, 1961

    CouvAnarMonar.jpg(97) Voir G. de Vries-Feyens, « La Hollande à travers La Revue des Deux Mondes », Glanes, II, 1949, n° 8/9, p. 81-93. Signalons encore parmi les traductions faites par Cohen : Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock, 1900, laquelle a eu des incidences sur la genèse du révisionnisme du socialisme français : « La correspondance de Georges Sorel, qui se fait l’intermédiaire entre l’éditeur français et Bernstein, ainsi que les comptes rendus publiés dans des revues théoriques (Notes critiques, La Revue socialiste), permettent d’affiner la chronologie. En mars 1899, le livre paraît en Allemagne. En septembre, Stock est toujours à la recherche d’un traducteur, avant de choisir Alexandre Cohen. La traduction est publiée en janvier 1900 au plus tard, puisque Notes critiques fournit un compte rendu de l’ouvrage dans son numéro du 10 janvier 1900. Cohen n’a donc disposé que de quatre mois pour réaliser son travail, ce qui explique les nombreuses erreurs qu’il contient. Trois sont déterminantes dans le processus de transfert du révisionnisme en France. Cohen omet d’abord fréquemment d’encadrer les citations par des guillemets, et le lecteur français ne sait plus si ces phrases sont à mettre au compte de Marx et d’Engels, ou doivent être attribuées à l’auteur. Dans la mesure où la référence aux Dioscures est une garantie de légitimité, ce simple défaut a des conséquences graves sur la manière dont les Français lisent Bernstein : il n’est plus possible pour eux de savoir exactement s’il critique le marxisme ou s’il l’élargit. Cohen, de plus, ne traduit que 25 des 85 notes infra paginales de l’édition originale, sous le prétexte qu’elles concernent la querelle allemande et ne peuvent intéresser le public français. Or, dans l’édition allemande, 16 d’entre elles appartiennent effectivement à cette catégorie. Mais 20 sont des précisions apportées par l’auteur pour nuancer son propos, 28 donnent les références des citations utilisées, 21 complètent les données chiffrées qui appuient ses arguments. Les notes conservées dans la traduction concernent majoritairement cette dernière catégorie. La version française est donc moins précise que l’original allemand. Enfin, la traduction du dernier chapitre donne à voir un écart important entre le texte original et sa traduction. Dans ce passage, Bernstein dénonce le primat accordé à la violence dans le processus révolutionnaire : dans un système démocratique ou de suffrage universel, la minorité des possédants ne peut réellement freiner le progrès social et, de ce fait, le recours à l’insurrection ne peut être accepté. Dans le texte allemand, le mot pour désigner cette tendance est “Gewalt” (violence), et lorsque Bernstein utilise des expressions comme “revolutionäre Aktion” ou “revolutionäre Katastrophe”, il précise toujours que le mot “révolution” doit être entendu comme signifiant “violence”. Il n’y a donc pas d’ambiguïté dans le texte allemand. Or, dans la traduction, toutes ces précautions disparaissent. Et Alexandre Cohen traduit systématiquement “Gewalt” par “action” ou par “mouvement”. Pour le lecteur français, Bernstein ne dénonce pas “la violence révolutionnaire”, mais le “mouvement révolutionnaire”, c’est-à-dire la révolution tout court. La traduction ne fait ainsi que confirmer les accusations des marxistes orthodoxes allemands, mais au prix de déformations considérables. Celles-ci pèsent très lourd dans le refus des socialistes français de se déclarer partisans de Bernstein. » (Cf. Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896-1914) ». Au début du chapitre XV du le second tome de ses mémoires, Cohen revient brièvement sur cette traduction : même s’il glisse qu’il s’est montré consciencieux, il ne cache pas la répugnance avec laquelle il a mené cette besogne alimentaire, jurant tant contre l’auteur que contre sa prose pédante. Il venait en effet de revenir clandestinement en France et louait une chambre d’hôtel rue Rodier sous un faux nom André Blanc. Pour le punir de ses péchés, nous dit-il, Stock lui confia la traduction de Die Aufgaben der Sozialdemokratie, « évangile révisionniste ».

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (6)

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    Alexandre Cohen

    les années anarchistes (6)

     

    La répression de l’anarchisme

    en France et aux Pays-Bas

     

    Après un long intermède, Alexandre Cohen va donc renouer avec les joies de la prison. La France traverse à cette époque la trop fameuse période des attentats anarchistes, événements qui ont définitivement estampillé le mouvement libertaire d’une marque diabolique. Si Cohen n’a rien à voir avec ces tentatives criminelles, il fréquente bien quelques artisans de la dynamite et ne cache pas sa joie de voir le sang des bourgeois couler : « Je trouve l’attentat de Barcelone des plus superbes. Les bourgeois sont terrorisés. » (98) Il est par ailleurs partisan à 100% de la propagande par le fait « partout où la masse est assoupie et indolente ». (99) Mais l’attentat commis le 9 décembre 1893 à la Chambre des députés, si inoffensif fut-il, marque un tournant dans l’histoire de l’anarchisme et entraîne par là même un bouleversement dans la vie de nombreux fidèles, en particulier dans celle de Cohen. Cet acte constitue avec le meurtre du Président Carnot le paroxysme de ces années au cours desquelles « les anarchistes répandirent en France une véritable terreur qui obligea à créer une législation spéciale et nécessita une réponse particulièrement rigoureuse ». (100) Toucher au Palais Bourbon comme l’avait fait Vaillant, c’était viser la jeune République à la tête et dans son symbole, c’était s’en prendre directement et physiquement à la représentation populaire. L’intolérable ne pouvait être toléré. « L’attentat perpétré contre les parlementaires eux-mêmes amena ceux-ci à voter une série de lois de circonstance destinées à réprimer les menées anarchistes et que ceux qu’elles visaient baptisèrent aussitôt lois scélérates. Le 12 décembre 1893 on avait modifié les articles 24, 25 et 49 de la loi sur la presse touchant la provocation aux crimes et la provocation des soldats à la désobéissance. On avait le 18 décembre suivant renforcé les articles 265, 266 et 267 du Code pénal sur l’association de malfaiteurs, et modifié la loi sur les détentions d’explosifs et le 19 décembre augmenté de 820.000 francs le crédit affecté à la police. Le Sénat avait rapidement ratifié toutes ces mesures. » (101)

     

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    Procès des Trente
     

    Et tandis que les députés, affublés de sparadrap, se pressent de blinder les textes législatifs, les policiers ne restent pas les bras croisés. Entre le 10 décembre et le 2 janvier, ils arrêtent environ 3000 personnes sur le territoire national : les abonnés des revues anarchistes, des sympathisants dénoncés et d’autres individus certainement surpris d’être rangés dans les rangs des terroristes. Cohen et sa compagne font partie de la première charrette ; dès le dimanche matin 10 décembre 1893, un commissaire encadré de quatre gendarmes les tire du lit. Le publiciste pense devoir cette arrestation à son imprévoyance ; la veille, dans des cafés – dont le Coq d’Or –, il avait oublié de cacher sa satisfaction. Les grands journaux n’avaient-ils pas annoncé que la bombe de Vaillant avait causé un véritable carnage ? De toute façon, la police n’éprouvait guère de peine à mettre la main sur la « vermine libertaire ». « Les anarchistes ne vivent pas dans la clandestinité, les groupes ne sont ni étanches ni hiérarchisés, il est facile de se procurer leurs adresses. » (102) Ceux qui ne déménageaient pas incessamment ou qui écrivaient au grand jour des articles pro-anarchistes étaient des proies aisées à capturer.

    Le législateur ne laisse planer aucun doute sur le sort qu’il convient de réserver aux « plumitifs » de l’anarchie. En effet, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse assurant « à la presse française le régime le plus libéral du monde... ne fut remise en cause qu’à l’occasion de la crise anarchiste par les fameuses lois scélérates qui, en décembre 1893, élargissaient la notion de provocation au crime par voie de presse et, en juillet 1884, déférait à la correctionnelle les articles ayant “un but de propagande anarchiste” ». (103) Les bourgeois de l’époque estimaient « que le grain semé par ces penseurs littéraires pouvait précisément faire germer de dangereuses utopies dans des cerveaux fragiles et mal préparés aux paradoxes sociaux ». (104) Un auteur comme Cohen peut donc être estimé « complice » des poseurs de bombes dont la pauvre cervelle, à la lecture des écrits subversifs, s’est remplie de folles idées. Les magistrats n’hésitent aucunement à établir ce lien : « Les anarchistes se divisent en deux catégories : les intellectuels et les impulsifs. Les premiers formant des groupes dits d’étude, font la propagande ouverte. Ils représentent l’intelligence active, l’expérience et le savoir de la secte. Ils ont pour mission, à l’aide de la parole et de la plume, de racoler les compagnons, de faire l’embauchage, de solliciter les dons en argent et de remplir la caisse. Les seconds, obéissant à l’impulsion qui leur vient des premiers, se chargent, eux, de la propagande par le fait. » (105)

    (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    Dynamite.jpgIl est certain que la multiplication des brochures et autres manifestations a joué en faveur de l’action et de la violence : « Les faits les plus spectaculaires en sont bien sûr ceux qui rejouent le geste du meurtre du tyran (...) ou encore les actions collectives et secrètes, les conjurations, lorsqu’elles parviennent à terroriser un instant une région (...). Mais les plus importantes sont peut-être les mille autres actions éparses qui prennent pied sur cette violence anarchiste formellement conseillée et magnifiée par une presse qui ne cesse d’en appeler au vol, au meurtre, à l’explosif et à l’incendie. Car celles-ci montrent de quoi est faite l’efficacité réelle de l’acte de propagande. » (106) L’idée de propagande par le fait a certes fait son chemin chez les anonymes de l’anarchie, mais elle s’est en réalité traduite par des actes plus spectaculaires que sanguinaires ; d’ailleurs, le climat généré par ces anarchistes de tous poils permit à beaucoup de personnes qui n’avaient rien à voir avec ces contestataires de régler des comptes avec voisins ou connaissances. Ainsi, on put croire que la propagande journalistique avait plus d’efficacité qu’elle n’en eut en réalité. Le côté bon enfant de certains propagandistes peut laisser penser également qu’ils ont sous-estimé eux-mêmes la portée de leurs dires. (107)

    Cet état d’esprit reflétant naïveté et idéalisme est proche de celui qui habita encore quelqu’un comme Jacques Gans – communiste en Allemagne, trotskiste en France, cet admirateur de Léautaud publia entre autres un mensuel intitulé Ce vice impuni, la lecture –, des décennies plus tard et qui lui fit écrire : « Comprenez-vous à présent que lorsque je lis De Paradox (Le Paradoxe), cette ancienne revue d’Alexandre Cohen des années 1897-1898, et que toute cette période des attentats anarchistes s’ouvre devant moi, la nostalgie me gagne de ce temps où il y avait encore des hommes qui “faisaient” au lieu “d'être refaits”. » (108)

    Elisa Germaine (Kaya) Batut (1871-1959), 44, rue de Maistre, Paris, 1905 (DBNL)

    KayaBatut.gifAlexandre Cohen doit donc une nouvelle fois ses tracas à sa trop grande gouaille (propagande par la parole) tout autant qu’à ses prises de position publiées dans la presse. Cette différence importe de toute façon très peu pour lui : lors des interrogatoires, il ne cache pas son jeu. Il revendique son bon droit d’être anarchiste, ce sur quoi le commissaire aux délégations judiciaires n’entend pas discuter ; ce que ce dernier lui reproche, c’est de faire de la propagande en faveur de l’anarchisme, propagande qu’il ferait mieux d’aller faire dans son propre pays. La police avait d’ailleurs rassemblé des informations sur son compte, comme lors de la réunion du 10 juin 1892, et le tenait même, comme l’a entre autre rapporté Zola, pour un espion allemand ! Des papiers rédigés en néerlandais – et donc dignes d’être tenus en suspicion – ainsi que des boulons – ne peuvent-ils pas servir à la fabrication d’engins explosifs ? – retrouvés au domicile du journaliste plongent le policier dans de profondes réflexions. Ces boulons – simples souvenirs de la Tour Eiffel en construction ! – rendent le suspect encore plus suspect ; ils sont au potentiel artificier de Cohen ce que le tube de Mercure fut à Félix Fénéon lors du Procès des Trente. Une canne originale, cadeau de F. Domela Nieuwenhuis, cause par ailleurs autant de soucis aux démineurs. « Ah ! cette histoire de la canne en spirale prise pour un tube à bombe ! » comme s’exclamera le fondateur du Mercure de France dans une lettre à Mirbeau du 20 janvier 1894. (109)

    L’attention des autorités se porta tout autant sur le Cohen intellectuel puisque le Préfet de police interdit la représentation de la pièce Âmes Solitaires. « L’interdiction touchait moins d’ailleurs à la pièce que j’avais traduite qu’à la personnalité du traducteur qui le soir de la générale, le 15 ou le 16 décembre, était sous les verrous. » (110) Il fut sans doute difficile aux policiers de lire certains des articles les plus incisifs de l’irascible Hollandais, car publiés dans une autre langue ou sous un pseudonyme. Mais il est sûr qu’ils ont mis la main sur sa production et sur sa correspondance car Cohen regretta souvent par la suite la perte de ces documents.

    Un auteur comme Zévaco avait été condamné à plusieurs reprises à des amendes et à des peines de prison dans les mêmes années pour des allégations de même nature. Il avait par exemple défendu l’action de Ravachol dans une déclaration rapportée dans Le Figaro et avait, dans un article, « appelé au meurtre » du ministre de l’Intérieur. (111)

    Pour un homme qui ne mâche pas ses mots et qui de surcroît n’a pas de passeport français, Marianne se montre avare de douceurs. Aussi, après un séjour au Dépôt de la Préfecture de Police, après quelques interrogatoires menés par Fédé, « le commissaire aux délégations judiciaires », Alexandre Cohen est-il expulsé du territoire national. On l’amène au Havre ; il rejoint Londres en bateau où il accoste le jour de Noël à Southampton. Comme beaucoup de ses congénères, il a préféré l’Angleterre à toute autre destination. D’autant plus que feu Guillaume III a réservé une cellule à son intention en cas de retour sur sa terre natale.

    F. Fénon, par Abeillé, Procès des Trente (© Roger-Viollet, Paris en Images)

    FénéonTrente.jpgEn France, la police reste sur les dents ; la justice suit son cours. Un cours il est vrai un peu entortillé au regard du dossier Cohen. Mais le pouvoir, bien décidé à en finir, ne se soucie guère des imbroglios procéduriers. Le Président du Sénat, quelques jours après l’attentat de Vaillant, a clamé que l’on avait affaire à « une secte abominable, en guerre ouverte avec la société, avec toute notion morale (...). Le monde se trouve pour la première fois en présence d’un fanatisme jusqu’ici inconnu, ou plutôt d’une lèpre dont l’histoire ne nous a encore donné aucun exemple. » (112) Pas de pitié donc pour ces lépreux ! Les peines de mort font tomber les têtes ; les magistrats distillent en quelques années 322 ans et 3 mois d’emprisonnement (113), les lois scélérates coupent ou entaillent les mains des littérateurs anarchistes et condamnent la plupart de leurs journaux à disparaître. Veut-on des noms ? Jean Grave, Félix Fénéon, Matha, Sébastien Faure, Ledot, Châtel, P. Reclus, E. Pouget (Le Procès des Trente), M. Zévaco (condamné en 1890 et 1892), tous furent traînés devant les juges comme avaient pu l’être auparavant, pour avoir soutenu des opinions voisines, le romancier Jules Vallès (en 1868) et d’autres communards, Joseph Déjacque (en 1848 et 1851), Dejour (le gérant du Droit Social), et comme le seront plus tard, parfois en vertu des lois scélérates suivantes, les poètes Laurent Tailhade (en 1901) et Gaston Couté (en 1911 alors même qu’il est déjà décédé !), les antimilitaristes U. Gohier et G. Hervé (au début du XXe siècle), le biographe Louis Lecoin (seul Blanqui aurait fait plus de prison que lui du fait de ses idées) (114), Victor Méric (fondateur de la revue Les hommes du jour), etc. La répression s’avère donc sévère en France, mais d’autres pays n’hésitent pas non plus à adopter des worgingswetten (115). Seule l’Angleterre fait exception à la règle : « les anglais demeuraient calmes face aux anarchistes ». (116)

    Aux Pays-Bas, le juge se contente d’utiliser l’arsenal dont il dispose sans ressentir le besoin de recourir à des lois assassines. La peine de mort à été par ailleurs abolie dès 1870 et une loi de 1855 garantit le droit de réunion et le droit d’association. Il est vrai de toute façon que les libertaires s’y manifestent moins violemment que sur les terres de Proudhon. Surtout, l’article 227 de la Constitution rédigé en 1815, modifié lors de la révision constitutionnelle de 1848 puis devenu l’article 7, dissuade les magistrats de faire trop de zèle. Comme ailleurs, la liberté de la presse est limitée par certaines dispositions légales, notamment celles prévues dans le cadre de la protection de la sûreté de l’État, de l’ordre public, des bonnes mœurs, des droits et de la renommée des individus. Les autorités ne s’en laissent cependant pas pour autant conter au milieu du XIXe siècle : les premiers propagateurs des idées démocratiques, les « radicaux » Meeter, Rienks, Bavink, De Haas, Van Gorcum, De Vries et Van Bevervoorde, fréquentent dans les années quarante les prisons bataves, le plus souvent pour ne pas s’être montrés assez « courtois » envers le roi. À plusieurs reprises, ils doivent renoncer à faire paraître leurs publications. Après 1851, les dernières velléités anti-orangistes éteintes et le danger révolutionnaire écarté, les magistrats retournent à des affaires autres que politiques. (117)

    Choix de textes d'A. Cohen par Max Nord

    Andersdenkende.jpgL’anarchisme restant pour sa part un phénomène relativement marginal avant la fin de « l’avant siècle », la répression frappe les hommes qui gravitent autour du journal Recht voor Allen, que ceux-ci se réclament de l’individualisme le plus extrême ou d’une branche autoritaire. Avant de s’en prendre aux « blasphémateurs » du nom du Roi, le pouvoir se contentait de favoriser le prononcé de sanctions professionnelles (souvent à l’encontre d’instituteurs) ou adoptait des mesures préventives (en 1883, à l’occasion de l’ouverture des États-Généraux, des mesures furent prises par crainte d’un coup d'État des socialistes). (118) Mais il est remarquable qu’en 1885, année durant laquelle le mouvement socialiste gagne sensiblement du terrain et alors même que les idées plus radicales se font jour à travers les premières revues libertaires ou dans les colonnes de Recht voor Allen, la justice montre le bout de son nez. « Les poursuites contre les socialistes commencèrent à augmenter », raconte Bymholt à propos du mouvement en 1884 (119) et la tendance ne fait que se confirmer l’année suivante : « Jusqu’alors, la justice ne s’était pas préoccupée du mouvement socialiste, exceptés quelques procès de colporteurs et l’affaire Liebers. Mais en cette année 1885, les choses changèrent. » (120)

    En réalité, si les magistrats fouettaient d’autres chats, le pouvoir, lui, tenait à l’œil les socialistes purs et durs et ce depuis le début des années 1870. Il n’était guère difficile évidemment de passer la presse politique au crible (De Toekomst, puis Recht voor Allen et De Anarchist). Dans les années 1880, le gouvernement s’inquiète un peu plus : à l’étranger, de nombreux trônes commencent à vaciller. Sanctionner les auteurs qui égratignent la dignité royale contribue à prévenir tout fâcheux dérapage : l’encre déversée ne doit en aucun cas encourager quelque individu à mettre la vie du roi ou de l’un des membres de son entourage en danger. Et malgré les craintes éprouvées, les gouvernants hollandais savent très bien que le combat politique ne conduit que très rarement dans leur pays au bain de sang. Aussi agissent-ils au coup par coup, de manière prudente, exerçant juste la pression nécessaire pour désamorcer toute tentative de subversion. Des fonctionnaires, infiltrés dans les rangs du S.D.B., procurent des rapports aux ministres sur les activités des républicains. Ils assistent en particulier aux fréquentes réunions, comme celles tenues dans la fameuse salle de La Haye, la Walhalla. Alexandre Cohen évoque par exemple la personnalité de l’ancien policier Nies qui montait parfois à la tribune lors de manifestations du S.D.B. jusqu’au jour où il devint clair qu’il n’avait pas rompu les liens avec ses supérieurs (121). C’est Cohen lui-même qui mit un coup d’arrêt aux activités d’un de ces espions à la fin de l’année 1887. En consultant son dossier lors du procès pour crime de lèse-majesté, il mit en effet la main sur un rapport négligemment glissé au milieu des documents rassemblés par l’inspecteur de police. Ce rapport comportait des informations sur Cohen et plus particulièrement sur ses propos tenus lors d’un récent discours. Cette découverte et la publicité qu’il en fit encouragèrent le mouchard à cesser ses activités. (122) Malgré cet amateurisme et ces quelques bévues, les magistrats étaient décidés à agir avec plus de détermination « mais ils voulaient se fonder sur de solides arguments juridiques et compter sur l’assurance d’une condamnation. Auraient-ils engagé une affaire non étayée en droit, le risque était de voir l’autorité perdre la face et les socialistes gagner en propagande ». (123) Et de fait, rares furent les inculpés qui s’en tirèrent sans goûter à l’humidité des cellules.

    Attentat de Vaillant (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    VaillantBombe.jpgÀ côté des journalistes poursuivis pour crime de lèse-majesté (F. Domela Nieuwenhuis, Goud, Cohen, Van Ommeren, Liebers, Belderok, Van der Laan, Visser...), d’autres auteurs plus ou moins confirmés laissèrent leurs noms dans les annales judiciaires. Ainsi, le menuisier C.J. van Raay, devenu typographe, orateur et collaborateur de Recht voor Allen fut poursuivi en raison de quelques vers de son cru estimés infamants pour la personne des députés. Le chansonnier ne s’en tira pas trop mal, condamné qu’il fut à une amende de 25 florins et aux dépens. (124) Un poème effrayait moins les représentants de la bourgeoisie qu’une bombe artisanale. À la fin de cette même année 1885, une procédure fut engagée contre le libraire d’Amsterdam J.A. Fortuyn – lui qui avait justement introduit Cohen dans les cercles socialistes (125) – une des personnalités les plus en vue du moment, orateur talentueux qui se mêla un peu trop d’échauffer les chômeurs en un temps où l’économie néerlandaise n’était guère florissante. Le libraire, à peine sorti de prison, y fut reconduit en 1886 pour avoir distribué un tract lors des journées du palingoproer (126), tract contenant des termes estimés intolérables. Son camarade P. van der Stad, collaborateur de Recht voor Allen, le rejoignit. Les deux hommes purgèrent plusieurs mois de préventive avant que le Hoge Raad ne leur donnât raison. Trois ans plus tard, les deux mêmes récidiveront. À J.A. Fortuyn, on reprochera d’avoir dit en public à propos de la Révolution française : « Vous aussi travailleurs, vous devez aujourd’hui résister de cette façon contre les lois de l’État et détruire celui-ci. » Le tribunal ne s’inclina pas devant les désirs du procureur du Roi et J.A. Fortuyn fut laissé en liberté. Van der Stad, par contre, retourna passer deux mois derrière les barreaux pour avoir, au cours d’une réunion, traité tous les députés – à l’exception bien entendu du seul élu socialiste F. Domela Nieuwenhuis – de schoeljes (crapules).

    1887 est l’année noire des socialistes néerlandais ; une pluie de peines s’abat sur bon nombre d’entre eux (F. Domela Nieuwenhuis, Cohen, Belderok, Croll, Baye, Bennink, Büchner, de Ruyter, un poète condamné à quatre mois de prison pour avoir, dans un chant adressé à F. Domela Nieuwenhuis, décerné au baron Tour van Bellinchave, ministre de la justice, le titre de lage koningsknecht (lèche-botte du Roi)). (127)

    Alexandre Cohen en 1906 (DBNL)

    Cohen1906.gifL’année 1888 s’annonce elle un peu plus calme au plan des rapports avec la justice. Certaines affaires suivent leur cours comme les procès Cohen et de Ruyter. Par la suite, deux rédacteurs auront droit tout de même à leur part de pain noir : J.K. van der Veer (De Toekomst) et A. van Emmenes (Voorwaarts). Le socialisme franchira un nouveau pas ensuite et les publications ne seront plus guère la cible des juges. Par exemple, B. Bymholt publie sans rencontrer de difficultés sa Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland (Histoire du mouvement ouvrier aux Pays-Bas) en 1894 alors même qu’il prend en tant que militant la défense des socialistes et présente les textes et les éléments qui ont coûté des mois ou des années de liberté à ses amis au cours de la décennie précédente. Mais le pouvoir allait recourir à un autre artifice juridique pour contrecarrer les projets et avancées des socialistes. Déjà en 1884, le juge avait refusé de reconnaître la personnalité juridique du S.D.B., ce qui entravait la liberté de réunion. L’achat du bâtiment Walhalla avait permis de déjouer cette mesure, exceptionnelle dans la jurisprudence hollandaise. En 1894, les libertés d’association et de réunion sont mises de nouveau à l’épreuve puisque cette fois, le S.D.B. est purement et simplement interdit. Cette interdiction ne gêna guère les socialistes qui, sentant la nécessité de créer une structure au niveau national, fondèrent la même année le S.D.A.P. (128)

    Il apparaît difficile à l’évocation de ces procès de tirer de réels enseignements. Souvent, le condamné doit plus sa malchance à un concours de circonstances qu’à une politique bien définie ou rigoureusement suivie. Sans aucun doute, les autorités hollandaises et les autorités françaises (dans un contexte totalement différent) ont-elles frappé fort et mis le holà à la dérive libertaire. L’anarchisme, sans rompre, plie alors : il connaîtra encore de beaux jours aux Pays-Bas vers 1900 sous la forme du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme chrétien ou tolstoïen ou encore des expériences des coopératives et des colonies. De même en France, il suivra des voies moins radicales.

    Affiche de Jules Chéret

    Cheret2.jpgDans les deux pays, les grands noms des arts et de la littérature semblent épargnés par la généreuse distribution de peines. Dans les deux pays aussi, des voix s’élèvent pour que les magistrats ne manient pas le glaive de la même façon envers détenus politiques et criminels de droit communs. (129) Quant aux poursuites, le hasard a beaucoup joué et dans ce rayon de l’histoire de la répression, les moins bien dotés en esprit ont une fois de plus payé plus que les autres. Cet arbitraire se comprend mieux à la lumière de ces lignes, les premières écrites par un avocat, les autres par un écrivain : « En matière de politique on peut affirmer que, dans la majorité des cas, la justice est faussée. On a pu dire justement que lorsque la Politique entre dans le prétoire c’est à la justice d’en sortir. Cette vérité conserve sa valeur sous tous les régimes et les démocraties n’ont sur ce point rien à envier aux monarchies les plus absolues, s’il en reste » ; et : « Des attentats, l’on remonta donc à la doctrine ; l’on découvrit Jean Grave et Sébastien Faure. On n’alla pas plus loin. Ni Gustave Kahn, ni Paul Adam ou Henri de Régnier ne furent trouvés suspects. C’est qu’on n’a pas coutume chez nous de prendre au sérieux l’homme de lettres. On le lui fait voir tous les jours ; les écrivains qui font l’apologie de la désertion ou de l’anarchie gagnent en général la gloire et l’Académie française, tandis que l’on fusille obscurément leurs disciples. Et l’on sait que la bourgeoisie la plus sévère sur le chapitre des mœurs laisse paisiblement chanter à ses filles des romances lascives où il n’est guère question que d’étreintes et de langueurs. Tel est l’un des effets de la doctrine audacieuse dont j’ai parlé ; c’est un effet plutôt timide, dont on ne sait trop s’il honore ou déshonore l’écrivain. Car on invite d’abord le poète à créer son monde à soi ; et quand il l’a bien créé, le lecteur découvre que ce monde est sans rapports avec le nôtre ; ce n’est plus du même amour qu’il s’agit, ni de la même anarchie (et tant pis pour la jeune fille naïve ou le déserteur qui s’y laisse prendre). La seule loi qui eût permis d’atteindre, au delà des dynamiteurs, les théoriciens de l’anarchie, se vit donc flétrie, sitôt votée, du nom de loi scélérate, qui la fit tomber assez vite en désuétude. Elle avait cependant permis un procès. Ce fut le fameux procès des Trente. » (130)

    Ce fameux procès – qui clôt les grands jours de l’anarchie et enraye « l’épidémie criminelle qui avait un moment terrifié la capitale » (131) – fut donc l’occasion de rendre les théoriciens et manieurs de plume de l’anarchie à la liberté et de condamner quelques pauvres bougres pour vol. La grande période de l’anarchie s’était ouverte à Lyon avec le procès des 66 le 8 janvier 1883, elle se referme entre les 5 et 12 août 1894 à l’occasion de ce procès durant lequel, en l’absence de public, juges et inculpés manient la riche gamme de clichés inhérents à cette faconde répressive. Le jury de la Seine vit défiler, en guise de témoins, le sel et le poivre du gratin littéraire de la capitale : Stéphane Mallarmé venu soutenir Félix Fénéon, Bernard Lazare et Frantz Jourdain épauler Jean Grave et l’inévitable Octave Mirbeau qui, bravant les nouvelles lois, s’était dans les mois précédents déchaîné « dans Le Journal – un quotidien à très forte diffusion –, contre les atteintes aux libertés démocratiques, contre l’absurde amalgame qui consiste à mettre dans le même sac terroristes et intellectuels anarchistes ». (132) Ce même Mirbeau, grâce auquel Alexandre Cohen doit d’avoir laissé une petite trace de son passage dans le champ littéraire français. (133) Car Cohen est une fois de plus de la partie. Expulsé de France à la demande du Préfet de police Lépine, exilé et résidant à Londres, il est pourtant un des trente accusés, suite au micmac de procédure. Persona non grata en France, il ne peut venir se défendre alors qu’il en fait la demande. De plus, les faits que les magistrats ont retenus contre lui sont antérieurs à la date d’adoption des lois scélérates. Et si son nom ne figure pas toujours dans les ouvrages qui relatent ce procès, il écope bel et bien et par défaut d’une peine de 20 ans de travaux forcés (prononcée le 30 septembre). Voilà entre autres choses ce dont accouche cette « comédie », cette « vaste fumisterie » (134), ce procès « pour affiliation à une association de malfaiteurs ». Les littérateurs sortent libres le 12 août au soir, attendus par une foule immense regroupée sur le quai de l’Horloge ; les sales gueules écopent quant à elles, tout comme les absents, de quelques années de bagne.

    Sans qu’il ait donc pu dire un mot, Cohen se retrouve à la fois du côté des humbles et du côté des intellectuels, lui le bel esprit auquel on veut rattacher un lourd boulet. Et si, malgré cette condamnation, il ne mettra jamais les pieds à Cayenne, un autre « pénitencier » va refermer ses portes sur lui : Londres. (135)

    RavacholArrestation.jpg

    arrestation de Ravachol, d'après un dessin d'Henri Meyer

    (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

     

     

    (98) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 novembre 1893. Cet attentat anarchiste dans un théâtre de Barcelone avait fait des dizaines de victimes.

    (99) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 9 avril 1894.

    (100) M. Garçon, La Justice Contemporaine 1870-1932, Grasset, Paris, 1933, p. 225.

    (101) Ibid., p. 235-236.

    (102) A. Nataf, op. cit., p. 128.

    (103) P. Albert, op. cit., p. 68-69.

    (104) M. Garçon, op. cit., p. 241, à propos du procès contre Jean Grave devant la Cour d’Assise le 26 février 1895 ; Grave fut à cette occasion condamné à deux ans d’emprisonnement pour une réédition de son livre La Société mourante et l’Anarchie.

    (105) Acte d’accusation du Procès des Trente, cité par M. Garçon, op. cit., p. 241-242.

    (106) A. Pessin, op. cit., p. 136.

    (107) Voir Ibid., p. 137.

    (108) J. Gans, op. cit., p. 94. Dans le même ordre d’idée, on peut lire les p. 30-33 des mémoires d’un autre homme de lettres néerlandais, qui fut pour sa part maurassien, J. Greshoff, Afscheid van Europa. Leven tegen het leven, Nijgh en Van Ditmar, Den Haag-Rotterdam, 1969.

    (109) Voir Lettre d’A. Cohen à F. Domela Nieuwenhuis, 9 janvier 1894. Voir aussi O. Mirbeau sur Fénéon dans Le Journal, 29 avril 1894. Quant à la lettre d’A. Valette à O. Mirbeau du 20 janvier 1894, elle comporte aussi ces phrases à propos de l’expulsion de Cohen : « De tels faits sont non seulement iniques, mais ridicules, et il est bon qu’une voix autorisée le crie. Madame Cohen, d’abord passée en Angleterre, puis revenue pour arranger les affaires de Cohen, est venue ici l’autre jour : elle affirme qu’il n’y avait dans les papiers de Cohen rien de véritablement compromettant. Tout à été grossi et dénaturé. » (Cf. Octave Mirbeau, Correspondance générale, t. 2, (éd.) Pierre Michel & Jean-François Nivet, L’Âge d’Homme, Paris, 2005, p. 819)

    (110) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 218.

    (111) T. Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, Paris, 1990, p. 148.

    (112) Cité par A. Pessin, op. cit., p. 37.

    (113) J. Romein, Op het breukvlak van twee eeuwen, Querido, Amsterdam, 1976, p. 189. Voir aussi la liste des anarchistes exécutés que dresse Cohen dans un de ses articles, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 184.

    (114) Voir T. Maricourt, op. cit., partie 3, chap. 5.

    (115) J. Romein, op. cit., 1976, p. 206. Le terme peut s’entendre comme lois scélérates, littéralement lois pour étrangler, pour serrer le cou.

    (116) Louise Michel, Souvenirs et aventures de ma vie, éd. Daniel Armogathe, La Découverte, Paris, 1983, p. 225. Relevons à propos de Louise Michel qu’Alexandre Cohen, qui l’a côtoyée à Paris et à Londres, lui consacre une longue page élogieuse dans In Opstand (p. 163-164) : « Louise Michel, c’était la Révolte ! Au Moyen Âge, elle aurait été une sainte. » Le titre In Osptand (En révolte) est un hommage à cette femme « noble, candide ».

    (117) M. J. F. Robijns, Radicalen in Nederland (1840-1851), Universitaire Pers, Leiden, 1967.

    (118) B. Bymholt, op. cit., p. 325.

    (119) Ibid., p. 330.

    (120) Ibid., p. 345.

    (121) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 137-138.

    (122) J. Charité, op. cit., p. 46-47.

    (123) Ibid., p. 164.

    (124) B. Bymholt, op. cit., p. 348-349.

    (125) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 127.

    (126) Le palingoproer : nom donné à une émeute (littéralement « émeute de l’anguille ») qui se déroula dans un quartier populaire d’Amsterdam les dimanche 25 et lundi 26 juillet 1886 suite à l’intervention de la police pour faire arrêter un jeu (« palingtrekken », jeu consistant à essayer de se saisir d’une anguille suspendue à une ficelle au dessus d’un canal). Le lundi, bannières noires et rouges sont sorties. Les forces de l’ordre tirent dans la foule, tuant plus d’une vingtaine de personnes.

    (127) Voir sur ces différents épisodes B. Bymholt, op. cit., p. 423-482.

    (128) J. A. O. Eskes, Repressie van politieke bewegingen in Nederland: een juridisch-historisch studie over het Nederlandse publiekrechtelijke verenigingsrecht gedurende het tijdvak 1798-1988, Tjeenk Willink, Zwolle, 1988, p. 46-55.

    (129) Voir, pour les Pays-Bas, par ex. B. Bymholt, op. cit., p. 444. Le Procès des Trente illustre de façon caractéristique cette distinction.

    (130) M. Garçon, op. cit., p. 652 ; J. Paulhan dans la préface à F. Fénéon, op. cit., p. 17.

    (131) M. Garçon, op. cit., p. 244.

    (132) P. Michel et J. F. Nivet, préface à O. Mirbeau, Combats Politiques, Séguier, Paris, 1990, p. 15.

    (133) Voir H. Juin, op. cit., 1992, p. 258-259 ; P. Michel et J. F. Nivet, préface à O. Mirbeau, op. cit., p. 15 ; T. Maricourt, op. cit., p. 213.

    (134) Louise Michel, op. cit., p. 226 et p. 229.

    (135) Relevons, à propos de Cayenne et des anarchistes  que Cohen, alors qu’il est de retour aux Pays-Bas après son exil londonien, recevra un jour la visite de Placide Schouppe, célèbre voleur anarchiste qu’il a connu alors qu’il habitait rue Lepic. Il consacre à l’importun quelques passages à la fois tristes et comiques.

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (7 et fin)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (7 et fin)

     

    L’exil londonnien

    et les derniers domiciles hollandais

     

    Peu de semaines après la Noël 1893, jour de son arrivée en Angleterre, la ville grise lui ôte de sa superbe et le plonge dans la mélancolie. S’il tient encore au printemps 1894 des propos très tranchés – « L’issue de la lutte, pour moi, n’est pas douteuse : c’est notre chère, notre belle et harmonieuse anarchie, la seule idée vraiment tolérante et libertaire, qui l’emportera par la force et par la raison !... Par la raison surtout !... » (136) –, l’existence prolongée sur la Perfide Albion le conduira rapidement à déchanter.

    Walter Badler, biographie d'E. Henry

    emile-henry.jpgDans ses lettres à F. Domela Nieuwenhuis, il ne cache pas combien il hait Londres, ses habitants, les socialistes anglais ou encore les social-démocrates allemands établis là : ainsi, raconte-t-il dans le chapitre III du premier livre du second tome de ses mémoires, il se rend un jour chez le journaliste Paul Lindemann et lui casse la figure car ce dernier a publié un article infamant à son égard dans Der Sozialdemokrat. (137) La misère noire qu’il partage alors avec la fidèle Kaya le pousse au bord de l’abîme. Jules Chéret offrira à celle-ci sa série des Saxoléines pour égayer leur quotidien londonien.  Quand Cohen traverse de telles épreuves, quand il est sujet à des crises d’asthénie, l’écriture lui devient un calvaire. Tant bien que mal, il tente dans ces années de poursuivre la rédaction des « Lettres parisiennes », puisant ses informations dans la presse française disponible et dans les récits que lui rapportent les nombreux gauchistes qui passent et repassent plus ou moins clandestinement la Manche. Mais ce séjour londonien n’est en aucun cas marqué par la prolixité.

    Après s’être adonné à l’étude de la langue anglaise, il écrit quelques articles pour la revue confidentielle The Torch of Anarchy (en particulier un article dans lequel il prend la défense du condamné Oscar Wilde tout en saluant l’attitude et l’action de Stewart Haedlam, et un autre dans lequel il se montre favorable à l’avortement) créée par les jeunes sœurs Rossetti, derniers drageons d’une grande lignée d’artistes.

    Le réconfort, Alexandre Cohen le trouve auprès de ces jeunes filles, de Bernhard Kampffemeyer qui l’attendait à Londres, et des autres exilés de marque : Louise Michel, Malato, Malatesta, Zo d’Axa, Émile Pouget, Lucien Pissaro... Parmi les anarchistes moins connus, il côtoie l’Allemand Wilhelm Werner, surnommé l’Éléphant, le boulanger français Pateau, l’Anglais Joe Lawrence et sa femme Alice qui sous-louaient une chambre à Zo d’Axa, surnommé quant à lui Zodiac. (138) C’est aussi à cette époque qu’il se lie d'amitié avec le prince Kropotkine et qu’il commence à fréquenter Max Nettlau. Il rencontre de temps à autre ce dernier à la bibliothèque du British Museum : « Nettlau est blond comme les blés et timide comme une vierge de l’époque où les vierges rougissaient encore. Il est une des plus attachantes personnes du “mouvement”, il consacre tout son temps et tous ses moyens limités à l’étude et l’achat de documents : lettres, manuscrits, brochures, livres, etc., provenant de l’anarchiste russe ou portant sur lui, l’auteur de L’Empire knouto-germanique, bête noire et cauchemar de Karl Marx qui l’a combattu et rendu suspect en employant toute la perfidie dont il était capable. » (139) Cohen retrouve aussi parfois Nettlau chez Kropotkine, « l’homme le plus simple et le plus aimable du monde », le seul intellectuel Russe qui n’a pas sa place « dans la galerie ahurissante des possédés de Fédor Dostoïevski ». Il apprécie aussi le « brave et noble » circassien Tcherkessov dont l’horreur de la propriété s’étendait aux adjectifs et pronoms possessifs qu’on emploie facilement en français. (140)

    Chéret3.jpg

    Affiche de Jules Chéret

     

    Mais la brume londonienne va s’épaississant :

    Il n’est pas un endroit au monde où je me suis senti aussi malheureux, aussi déraciné qu’ici, dans cette Londres maudite qui terrasse mon esprit. À cela, il faut ajouter que de bien tristes choses me sont échues ces derniers temps. Pour commencer, l’arrestation de Félix Fénéon, le meilleur ami que je compte à Paris. Le pauvre garçon a d’abord perdu sa place au ministère, simplement parce que des liens d’amitié le liaient à moi. Et voilà plus de cinq semaines qu’il est emprisonné, au secret, sans que personne ne sache quoi que ce soit et lui encore moins. Mon amitié lui a donc porté malheur et j’en suis profondément abattu. Et puis la décapitation d’Émile Henry, lui aussi un de mes meilleurs amis, dont je fis la connaissance à l’époque où il gérait l’Endehors. Je n’ai jamais rencontré homme plus généreux et plus désintéressé que Henry. Il aura au moins goûté la satisfaction d’avoir, avec une marmite, expédié au diable quelque 6 policiers ; le maigre résultat de sa bombe du Terminus doit cependant l’avoir beaucoup peiné. Henry était ce qu’on pourrait appeler “un garçon plein d’avenir” – si on se place au point de vue de la chimie. En ce qui me concerne, je considère son acte – je parle en particulier du dernier – comme ayant plus de poids que celui de Vaillant, bien que je les approuve et les estime utiles tous les deux. L’acte de Vaillant relève de la catégorie des attentats politiques – et c’est pourquoi la “bête masse” les a compris et y a applaudi et des anarchistes convaincus ainsi même que des antisocialistes sont venus répandre des fleurs sur sa tombe. Applaudir à des actes comme celui de Vaillant ne réclame pas une grande dose de révolutionnarisme. De tels actes sont à la portée de toutes les intelligences. (...) L’acte de Henry est, en revanche, et tout comme celui des dynamiteurs du théâtre Liceo, un acte purement social qui reste, pour cette raison, incompris. On le comprendra plus tard, un tel acte emportant avec lui des conséquences plus terribles pour la société bourgeoise. Les bourgeois saisissent très bien cela et les attentats du genre Terminus, Liceo etc. etc. les remplissent d’effroi – infiniment plus que ceux du genre Vaillant. Tous les journaux bourgeois ont dit d’Henry qu’il était “le plus logique, partant le plus terrible des anarchistes”. (141)

    Arrestation d'E. Henry (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    HenryArrestation.jpgLa « Lettre Parisienne » publiée dans le numéro des 2 et 3 juin de Recht voor Allen et l’article placé dans le numéro des 12 et 13 juin de la même année sont des hommages rendus à cet ami qui lui avait rendu visite à Londres en janvier 1894, non sans lui proposer d’aller poser une bombe chez ses anciens concierges parisiens de la rue Lepic ! Quelques années plus tard, Alexandre Cohen évoquera de nouveau cette forte personnalité dans sa revue De Paradox : « In Memoriam. Voici Aujourd'hui, 21 mai, 4 ans qu’Émile Henry a été décapité à Paris... » (142)

    Durant quelques semaines, Cohen s’échappera de la grisaille anglaise. Pour gagner l’humidité d’un cachot parisien ! Il se rend en effet clandestinement en France au début du mois d’août 1895 – habillé à l’anglaise pour ne pas être arrêté à la frontière puisqu’il a été bertillonné fin 1893 – et se livre à la police : il entend faire réviser la décision qui l’a condamné par contumace une année auparavant. (143) Le 30 août, après avoir été défendu par un avocat radical, maître Desplas, il obtient gain de cause mais est immédiatement réexpulsé du territoire français en vertu de l’arrêté d’expulsion de décembre 1893.

    Entre deux déménagements à la cloche de bois dans les quartiers populaires de Londres, il caresse de nouveaux projets, tous synonymes d’évasion, de lointains horizons. Il envisage ainsi de se fixer au Japon ou en Amérique du Sud, mais la triste réalité matérielle et son attachement à Kaya le dissuadent de franchir le pas. C’est également au cours de cette sombre période qu’il commence à songer sérieusement à créer une revue dont il serait le seul rédacteur. Faute d’un mécène, ce projet échoue dans un premier temps. Il deviendra réalité quelque temps après, aux Pays-Bas : de novembre 1897 à novembre 1898, Cohen mettra en vente sa propre publication bimensuelle, De Paradox.

    CohenDosBrieven.jpgEn 1896, après avoir logé quelques semaines avec Kaya chez Isabel Meredith, Cohen quitte définitivement Londres (il y retourna brièvement la même année pour assister au congrès socialiste au cours duquel il officiera en tant qu’interprète), et s’installe incognito à Amsterdam, grâce à une petite somme d’argent dont il a hérité. Il est toutefois arrêté peu après, peut-être dénoncé par un social-démocrate. La maison d’arrêt sise au Weteringschans l’accueille quelques jours puis il est transféré à la prison de l’Amstelveenscheweg où il purge les 6 mois dont il avait écopé en 1888. Les lettres hebdomadaires qu’il adresse alors à Kaya sont conservées et fournissent un rapport précieux sur ses états d’âme et réflexions à cette période de transition. (144) L’engagement libertaire n’exerce plus sur lui le même envoûtement.

    Une longue querelle avec le médecin (!) de la prison aboutit devant les tribunaux peu après sa libération. Mais il est, tout comme F. Domela Nieuwenhuis – lui aussi mêlé à cette histoire –, relaxé.

    Là s’arrête le parcours du détenu Cohen, le « prisonnier professionnel » comme il a pu lui-même se dénommer dans sa lettre à Kaya en date du 16 août 1896, dans laquelle il ajoute : « Je pourrai en sortant écrire une étude comparative sur le système pénitentiaire dans les différents pays ». S’il se sent mieux traité par les gardiens amstellodamois que par les geôlier français, il n’est pas sans savoir toutefois que l’inconfort des prisons parisiennes, Sainte-Pélagie ou Conciergerie, était souvent oublié par les détenus qui recevaient de nombreuses visites et tenaient même salon : les « réceptions » organisées dans ces cellules par Félix Pyat ou Victor Hugo et évoquées par Théodore de Banville n’étaient pas encore passées de mode quelques décennies plus tard. (145) Cohen se souvient de cette « prison joviale » : « Le régime de Sainte-Pélagie – la prison politique de Paris – n’a rien d’effrayant et ne rappelle en rien la paille humide traditionnelle. Excepté s’en aller, les prisonniers peuvent faire et agir pratiquement comme ils l’entendent et lire, écrire, fumer, manger, boire, recevoir amis et amies, et dormir à volonté. » (146) Dans le premier volet de son autobiographie, il consacre quelques passages aux anarchistes, royalistes, antisémites, antimilitaristes et à l’unique socialiste révolutionnaire détenus là qu’il a connus et qui entretenaient les uns avec les autres des liens de camaraderies (Gustave Hervé, Charles Malato, Saumon – homme de L’Endehors et l’homme le plus heureux en détention –, Maxime Réal del Sarte ou encore Drumont, sensible aux thèses des anarchistes sceptiques…). (147)

    Si malgré tout la paillasse des prisons a du bon – « Quant à moi, mon amélioration (but suprême de mon incarcération) s’effectue avec une rapidité vertigineuse. Je me sens déjà un tout autre homme (déjà !). Quel noir scélérat j’étais avant ! – Ma perversité n’a pas encore été entamée religieusement. Mais cela ne tardera pas. En sortant je serai une vertu. » (148) –, Cohen pensait certainement que d’autres auraient mérité d’être, à sa place, logés à cette enseigne. Ne serait-il pas amené à écrire à propos de ses confrères et de l’art de manier les mots : « Pourquoi n’existe-t-il pas de peine – cinq ans de maison d’arrêt, avec privation de papier et de crayon, et prison à vie en cas de récidive – contre ceux qui massacrent une langue belle et riche alors qu’il en existe une contre ceux qui noient délibérément un souteneur ou un tueur de chats ? Il est vrai qu’alors, 98 pour cent des journalistes et 87% des gens de lettres hollandais se retrouveraient dans une maison de force. Ce dont je ne m’apitoierais pas... » (149)

    Pour Alexandre Cohen, les dernières années du XIXe siècle sont significatives d’évolution vers d’autres horizons politiques. Il demeure un farouche individualiste et le rebelle qu’il ne cessera jamais d’être ; toutefois, il ne se range plus avec la même ferveur sous la bannière anarchiste. Les petits textes et aphorismes contenus dans De Paradox témoignent de cette distanciation. Alexandre Cohen traverse alors sa période de scepticisme. Il passe surtout ces dernières années en Hollande avant de rejoindre, courant 1899, sa terre d’élection, la France. Adolescent invétéré, il entre dans « l’âge adulte » alors qu’il lui reste encore plus de soixante années à vivre. Une fois les plus grosses vagues de l’affaire Dreyfus passées, Alexandre Cohen se saisira d’un nouveau flambeau : pendant cinquante-cinq ans, il sera l’un des royalistes les plus convaincus de France, l’un des plus méconnus aussi, un homme tel en quelque sorte que celui auquel songeait Georges Bernanos quand il écrivait : « L’effort désintéressé d’un homme pour comprendre la France est un acte qui va bien au-delà de la simple littérature et qui a, à mes yeux, un caractère sacré, presque religieux. » (150)

    À propos des anarchistes ayant décidé de ne pas comparaître au Procès des Trente, André Salmon, qui fait la connaissance de Cohen bien des décennies plus tard, à Toulon, salue les qualités de ce Hollandais devenu un Français pas comme les autres : « Parmi ces défaillants se trouvait un écrivain de qualité qui, en plus de favorables circonstances, eût pris dignement place au côté de Félix Fénéon. Il devait avoir environ trente ans quand il refusait de répondre à l’appel du procureur général Bulot. Anarchiste, il n’aura guère commis que des délits de plume, mais éclatants. Aux pages du Père Peinard, à l’occasion du Procès des Trente, Émile Pouget écrit de lui que c’est ‘‘un bon fiston’’.

    » Je parle ici d’Alexandre Cohen qu’en ma jeunesse je me désolais de ne jamais rencontrer au Mercure de France où, d’origine batave, il tenait la rubrique des lettres néerlandaises. Oui, j’ai vivement désiré connaître cet auteur, l’un des premiers à figurer au catalogue saumon des éditions de la revue mauve.

    » À vingt ans, soldat aux Indes, un peu plus longuement qu’Arthur Rimbaud, prompt déserteur, Alexandre Cohen supporta l’ennui des servitudes militaires en découvrant Multatuli, philosophe local, Tolstoï de couleur, Gandhi d’avant Gandhi. Il le traduisit en hollandais et en français. Aux environs de 1905, nous fûmes plusieurs sur la rive gauche à estimer Multatuli, en accordant bien de la sympathie à son traducteur.

    » Il m’aura fallu atteindre cet âge qu’on peut dire avancé, pour connaître enfin Alexandre Cohen. C’est quand, depuis bien des années, il a cessé de croire aux possibilités du mouvement libertaire. Il est, en quelque sorte, passé de l’outre-gauche à l’outre-droite ; ce qui trouverait sans trop de peine sa justification. Mais Alexandre Cohen, aujourd’hui mon voisin de Provence, demeure, avec son admirable compagne, fidèle à l’amitié et respectueux du ‘‘très beau mythe’’.

    » Il m’a comblé de ses souvenirs. Je veux lui en dire ici merci. » (151) Merci Sandro.

     

    Daniel Cunin

     

    Cohen1957.jpg

    Alexandre Cohen, juillet 1957, Toulon, photo Henk Kuijper (DBNL)

     

    (136) Interview de Cohen par M. E. d’Arbourg, journaliste de La Patrie, repris dans Louise Michel, op. cit., p. 229-232. Précisons que le séjour londonien de Cohen et son retour aux Pays-Bas ont fait l’objet d’un article : R. Spoor, « Alexandre Cohen in Londen en Den Haag », Maatstaf, XXXI, 1983, n° 5, p. 70-80.

    (137) A. Cohen, op. cit., 1961, p. 33-40.

    (138) Zo d’Axa était maître dans l’art de préparer les macaroni, mais très maladroit avec les enfants, en particulier avec sa fille. Cohen raconte par ailleurs une anecdote hilarante à propos de bottes que Zo d’Axa avait achetées mais qu’il ne parvenait plus à retirer (Ibid., p. 49-51).

    (139) Ibid., p. 31.

    (140) Ibid., p. 31-32.

    (141) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 2 juin 1894.

    (142) A. Cohen, De Paradox, p. 96.

    alexandre cohen,emile henry,anarchisme,londres(143) A. Cohen avait pris soin de préparer son retour en France en rendant visite à Londres au « Vieux Sagittaire », Henri Rochefort, lequel publia un article dès que Cohen fut détenu à la Conciergerie. Avant d’aller se livrer à la police, Alexandre et Kaya passèrent une nuit dans la chambre d’un bordel – les amis chez qui ils espéraient loger avaient trop peur de les garder sous leur toit –, une matinée au Louvre et un après-midi au Luxembourg, histoire de jouir un peu de ces moments de liberté. Ensuite, ils sollicitèrent Eugène Fournière – lequel ne partageait pas du tout les idées de Cohen, mais les deux hommes s’étaient souvent rencontrés et s’appréciaient – et grâce à lui, il purent être logés quelques jours chez Henri Turot, lui aussi rédacteur à La Petite République, le temps pour Kaya de prévenir des rédactions. Grâce à Fournière aussi, Cohen se fit conduire au Palais de Justice par le député Eugène Baudin (A. Cohen, op. cit., 1961, p. 54-59).

    (144) Voir à ce propos l’article de R. Spoor, « De gevangenisbrieven van Alexandre Cohen », Op een beteren weg, schetsen uit de geschiedenis van de arbeidersbeweging aangeboden aan mevrouw dr. J. M. Welcker, Van Gennep, Amsterdam, 1985, p. 126-139.

    (145) Th. de Banville, op. cit., p. 259-266 et p. 446-453.

    (146) A. Cohen, De Paradox, nouvelle série, p. 1.

    (147) A. Cohen, op. cité., 1976, p. 182-187.

    (148) Lettre à Kaya, 16 août 1896.

    (149) Lettre à W. van Ravesteyn, 11 octobre 1933.

    (150) G. Bernanos, La vocation spirituelle de la France, Plon, Paris, 1975, p. 71.

    (151) André Salmon, La Terreur noire, vol. 2, p. 153-154, 10/18. A. Cohen n’a certes pas traduit Multatuli en hollandais ; ce dernier n’était pas un homme de couleur.

     

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