L'Antigone de Stefan Hertmans
Un passage de Mind the Gap
Stefan Hertmans, Mind the Gap,
Amsterdam, Meulenhoff, 2000
3. Le cri
« le cadavre était invisible mais pas enterré »
(Premier épisode)
Antigone
Ne me laissez pas périr à cause de ça…
L’odeur que je sens n’est pas de cette terre
Et pourtant, on dirait que la terre, elle l’empoisonne
Oui c’est la principale puanteur qu’elle dégage…
On m’a dit qu’ils sont des milliers sous les ruines
La chaleur accélère le dépérissement
Parfois on entend un enfant il crie
Qu’il ne veut pas rester enterré vivant.
Parfois on en remonte un à la surface
Après des heures et des jours passés à creuser
Avec des cuillers et à farfouiller avec les doigts
On libère une jambe
Un bras meurtri est dégagé
L’objectif des caméras se trouble à cause de la puanteur
On a donné des leçons d’hébreu à un enfant
Pour le distraire de la mort
Il a dit les prières et les commandements
Il a écouté les ordres qu’on lui donnait sans broncher
Mais la terre n’enterre qu’elle-même
Poussière qui est retournée à la poussière puante
Une fillette prise jusqu’au cou dans les eaux d’égout
A pleuré quand elle a compris ce que disait
Un des soldats
Quelques heures plus tard, elle perdait connaissance
Et rêvait de la balançoire
À l’ombre du noyer
Elle a encore respiré pendant trente-six heures
La poutre de béton la serrait tout doucement
Comme les bras d’une maman, l’enfonçait
Elle est revenue à elle une dernière fois et a dit non
Mais personne ne l’a entendue
La caméra était partie
On est incapable de filmer la puanteur
On est incapable de filmer la durée
On est incapable de filmer les pensées
On est incapable de filmer ce qui manque
On voit des restes d’événements
Parfois le vent amène une voix
D’une cavité qui se rétrécit toujours plus sous la masse
Des gens téléphonent en suppliant : sortez-moi de là
On dit qu’ils sont des dizaines de millier
À écouter les vibrations des pierres
Couchés dans des cryptes apparues tout d’un coup
Dans des salles et des grottes qui se sont formées en un clin d’œil
Ils n’ont pas choisi
D’être enterrés vivants
Sous du béton qui ne vaut rien
D’autres disent qu’on ne peut pas
Laisser quelqu’un sans l’ensevelir
Qu’il y a un garçon qui atteint dans sa fierté
Est resté étendu sur la terre
C’est son frère à elle, m’a-t-on dit
Je le sais, ai-je répondu
Je suis la femme qui a enterré son frère
En dispersant une fine couche de sable sur lui
Comme si je le salais avec amour pour le conserver
J’ai jeté du fin sable grec comme ceci
Ayant pris une poignée de poussière
Je l’ai frottée entre pouce et index
Tout en bougeant gracieusement le bras
Au-dessus du corps en putréfaction
C’était le matin et dans les collines et les rochers
L’odeur du thym et de l’écorce chaude s’amplifiait
Mais recouvrant tout l’ouragan
De l’odeur du cadavre a resurgi
On pensait que c’était la faute du vent
Mais le vent ne saurait déposer
Une aussi fine pellicule de sable
Le même vent qui chasse le sable à peine déposé
Il se retrouvait nu pour la deuxième fois
Ce corps tant aimé dégageait
Sous le soleil de midi
Une puanteur pestilentielle
Des oiseaux vomissaient juste au-dessus
Le vieux devin criait comme une pie
Moi, la fille au poignet souple
Je salais je salais
En une seconde, le vent a chassé l’invisible
Je me suis cachée de crainte
Que la puanteur ne m’atteigne moi aussi
Les anciens disent qu’il y a eu un ouragan
À midi
Soleil au zénith plus l’ouragan
Et la lune passe devant le soleil
J’ai compris que cela devait arriver
J’ai compris que l’adieu à la vie
Avait déjà pris possession de moi
Je me suis levée ai hurlé comme une hyène
Les leçons de la mort
S’inscrivaient dans mon corps
– Agrapta nomina, agrapta nomina –
J’ai scandé ces mots ai repris la direction
Du lieu maudit
Lieu de putréfaction pestilentielle
Les vers et les scarabées en vomissaient
Le coyote étourdi de dégoût
S’est approché de moi
La loi non écrite
M’avait sous sa coupe
Quand le vent fut retombé
J’y suis retournée
Droite comme quelqu’un qui est en transe
En face de tous ceux qui voulaient me voir
J’ai pris une nouvelle poignée de terre
Je l’ai répandue ai failli vomir
Ivres les mouches vrombissaient
Autour du cadavre non embaumé qui empestait
Ailes bleues vrombissantes et pattes
Ténues, et quelque part là-dedans, des yeux
Et dans ces yeux des yeux.
Un abîme d’yeux
Qui ne pouvaient me voir.
Un aveugle affirme qu’un chien avait arraché une main
Un autre a dit qu’un vautour s’était posé sur le corps
Avait donné des coups de bec au niveau du cœur
Quelqu’un a dit que les yeux s’étaient
Enfoncés un peu plus
Dans les orbites
Dans une bouillie qui défie les dieux
Et que quelqu’un avait embrassé tout cela
Embrassé et vomi
Les soldats qui gardaient le cadavre
Avaient mis un mouchoir devant leur bouche
Entre les édifices effondrés
On entendait un chien hurler
Ou était-ce la sirène de la police
Ils étaient des milliers à attendre les bulldozers
Qui n’arrivaient pas
On chancelait on dégueulait
On cherchait on criait des noms
Enterrez-moi avec ceux qui ne sont pas enterrés
Libérez-moi dans cette grande tombe
Obscurité
On m’a donné une torche
Un peu d’eau un peu de pain
Il suffit d’un mot pour
S’opposer aux dieux
J’ai crié : Non
Non
Je ne l’ai pas crié
Je l’ai vomi
Le cri a traversé palais
Bureaux de police
Est arrivé jusqu’au parlement
On transpirait on desserrait des nœuds de cravate
On interpellait on répliquait
Une fille peut-elle faire vaciller la république
Un seul oiseau peut-il obscurcir la nuée céleste
On a proposé des amendements
On a fait des contre-propositions
La puanteur a fait tomber le gouvernement
Les fondations du palais de justice se sont fissurées
Un avocat s’est retrouvé enterré vivant
Sous six cent mille pages de dossiers
Les gens ont acheté des lunettes
Pour regarder le soleil
Mais le soleil a disparu
La puanteur peut-elle gagner les étoiles ?
Le soleil peut-il lui aussi empester ?
Éclipse. Du vent en pleine canicule.
Toutes les planètes prises de nausée.
Une lune à deux doigts de vomir.
Quiconque sait lire les signes
Sait qu’un seul oiseau peut obscurcir le firmament
J’ai crié : Non
NOOOOOOOOOOOOOOOOOOON !!
La petite fille morte sous la poutre de béton
A ouvert les yeux et entendu
Le dernier mot non entendu
Répercuté mille fois dans la ville
Mais moi qui suis née
Pour être contre tout et tous
Je me suis avancée vers ma mort
Je devenais l’égale des dieux
On s’écartait à mon passage
En tenue de combat, bien droite,
Fusil sur l’épaule, c’est comme ça
Que j’ai marché sur la ville en ruine
Oh et j’étais contre
Comme personne avant moi
Contre tout et tous
L’odeur de cadavre paraissait de la colle
Elle liait les choses entre elles et les gens entre eux
Elle a fait rentrer le temps dans son enveloppe
Elle a ôté aux animaux leur intelligence
Aux gens leur souffle et leur langage
La mort a détourné la tête de dégoût
Il fallait faire quelque chose
Que quelqu’un l’enterre
Un geste de la main un haut-le-cœur des pleurs
Et un autre non crié au firmament
Crié par quelque chose en moi
De plus grand que ma vie
Et une fois la paroi
De puanteur traversée
J’étais libre
Tout d’un coup je pouvais respirer
S’il paraissait enterré
Le cadavre était toujours visible
La puanteur devenait l’air que je respirais
Des soldats m’ont attrapée ont essayé
De faire ce que font les soldats
Quand ils tombent sur une femme seule
Mais j’étais hors de moi je me suis contentée de regarder
J’étais rayonnante et je puais
Un tel crève-cœur que le silence est tombé sur la ville
On entendait les maisons s’affaisser
De gros nuages de poussière s’élevaient au ralenti
À l’horizon
Comme une poudroyante fumée
De mort vivante
Personne ne m’a touchée
On a cherché une grotte pour m’y mettre
Une grotte pareille à un palais
Digne de la reine de la nuit
Un monde en ruine a enveloppé
Mes épaules et j’ai attendu
Que mon jeune corps s’habitue
À la puanteur qui approchait
Qui allait m’unir à lui
Un silence est alors descendu sur le monde
Comme si le premier jour devait recommencer
Il y avait une lumière irréelle
Et personne n’était capable de respirer
L’air qui m’environnait.
Tourne la tête avec mépris
Vingt siècles plus tard
On ose encore appeler cela pureté.
Mnémosyne
Le vieux devin était assis
À sa place habituelle – là
Où les oiseaux se réunissent,
Petits et grands, où on peut les voir
Bouffer, jurer, se prendre le bec
Du savoir.
Il a entendu un boucan bizarre,
Une rage inintelligible.
Il savait qu’ils étaient en train
De s’étriper, il l’entendait
Au battement de leurs ailes.
Oiseaux.
Je ne les connais que trop bien.
Assoiffés de sang, le bec grand
Ouvert, ils séduisent les gens
Avec des pensées
Pareilles à un beau chant.
Il n’y a pas de prophéties
Dans leurs entrailles.
Ce peuple a été fou
De croire en ses devins.
Leurs femmes ont tout raconté
Et ont été exécutées.
Quiconque comprend ce qui se passe,
Ne perçoit que des atrocités
Dans la gorge des oiseaux,
Des gueulements, bien trop forts
Pour des bestioles pareilles
Qui s’empiffrent de pâture vivante,
Qui ont des lèvres de pierre et d’os,
Qui de leurs yeux farouches et de leur gorge atroce
Ne cessent d’attenter à la vie les uns des autres.
Oiseaux. Le rêve d’hommes
Qui ne savent pas voler
Et qui ne désarment pas de l’apprendre.
…………
Le vieil aveugle a peur et vite il cueille
Quelques oiseaux, comme ça,
Dans le ciel, autour de sa tête.
Il les apporte à l’autel des sacrifices,
Les pose sur le feu et tâte.
Le vieux se trahit alors ; il dit :
« On ne voit pas de flammes »
On ne voit pas, lui, lui et ses yeux aveugles :
Il dit : on ne voit pas,
Alors qu’il lui est impossible de le savoir.
Et qu’est-ce que ce vieux cochon a fait ?
Fermé les yeux pendant quarante ans
Pour mieux nous voir tous et toutes ?
Sur la cendre, la graisse languide
Des jarrets fondait ; ça fumait
Et la graisse giclait tout autour.
La bile a giclé bien loin,
Le foie a explosé comme un tonneau d’huile
Et les poumons ont éclaté comme
De la bouillasse écumante.
Ça chuinte, ça suinte, ça pue, les oiseaux
Parlaient leur propre langage.
Le vieil aveugle l’a vu et s’est raidi.
Les os étaient à nu une fois
Que la graisse eut fondu.
Le vieux a alors avoué devant
Thèbes réunie :
« Les viscères consacrés se sont consumés
Sans fournir de présages. »
C’est ce qu’il a dit, mais Antigone était déjà morte.
Pendue bien haut dans la grotte
Tel un oiseau prisonnier, elle avait attaché
Ses pattes avec ses cheveux coupés ;
Elle avait enfoncé son épingle à cheveu
Dans ses pieds, avait senti la plaie gonfler
Et dit :
Papa, je viens, je viens.
…………
Quelqu’un a teint ses dernières paroles en rouge.
Antigone
Vomi ; essuie ses larmes ; puis, allongée, fixe la voûte de la grotte.
une lecture d'Antigone, premier volet de Mind The Gap,
a eu lieu le 11 juillet 2005 à Avignon dans le cadre du Festival
Stefan Hertmans, Het zwijgen van de tragedie,
Amsterdam, De Bezige bij, 2007 (recueil d'essais sur la tragédie)