Ah ! Europe !
Un poème de Huub Beurskens
Né en 1950 à Tegelen (Limbourg), sur les bords de la Meuse, Huub Beurskens vit à Amsterdam où il édifie une œuvre de peintre, de prosateur et de poète. Depuis 1975, il a publié de nombreux livres. De cet ensemble, on retiendra un roman qui, pour être court, n’en est pas moins magistral : De verloving (Les Fiançailles). Traduit en allemand par Waltraud Hüsmert (Das Verlöbnis, Berlin, Twenne, 1992), ce chef-d’œuvre, qui se déroule entre Lorraine et Provence, nous transporte dans l’esprit d’un modéliste, furieux d’être arraché à ses trains miniatures et à ses paysages ferroviaires pour suivre sa sœur et sa mère du côté de Vaison-la-Romaine. Leur « pèlerinage » annuel dans la région de Jean-Henri Fabre, le trente-huitième ! Tandis que Jacques se réfugie dans ses modèles réduits, sa sœur Ilse – qui prend la parole dans le second volet de l’histoire – est entichée d’entomologie. La violence sous-jacente, la colère et l’angoisse suscitée par un passé familial refoulé qui s’immisce dans la conscience des personnages à travers leurs violons d’Ingres, sont dévoilés d’une main de maître par l’écrivain. Quelles vont être les incidences du décès de la mère après ces dernières vacances sous la canicule du Vaucluse ? Vers quelles fiançailles les petites locomotives, qui envahissent peu à peu l’appartement qu’occupent les protagonistes, vont-elles conduire le quadragénaire Jacques ? Sur quelles ailes va désormais voler Ilse, elle qui a pour habitude de papillonner d’homme en homme ?
Le poème « Ah ! Europe ! », proposé en lecture ci-dessous, est la transposition française d’une page du dernier recueil de Huub Beurskens, Hôtel Eden (Nieuw Amsterdam, 2013). On pourra en lire quelques autres, tirés pour la plupart de la même publication, dans la revue Inuits dans la jungle, n° 6, juin 2015 : « Heure dionysiaque », « La reproduction interdite », « Faisons plus simple », « Pensé sous un olivier », « Harvey Kennedy » et « Je connais un homme ». Un des poèmes d’Hôtel Eden s’intitule : « À Vence, sur une tombe ».
Huub Beurskens, juin 2013, Vence
Ah ! Europe !
Ah ! Europe ! toi et dans tes villes
tous ces animaux qui envient l’homme :
que ne vivent-ils comme lui
les quatre saisons, sans conscience
de ce qui l’a engendré, de ce qu’il
a fait de cela et qu’il abandonnera
bientôt, toutes ces ruines.
Les poissons rouges de la Villa Borghèse
nagent vers le bord pour s’adresser
à travers l’eau à l’homme
sur la berge : ce que ça rend triste
nager ainsi en rond
sous le reflet du grand décombre
des siècles alors que de la vase
croit un luxuriant paspouvoiroublier.
Mais l’homme ne s’entend pas
avec pareil langage, il jette guilleret
un peu du pain qu’il ne peut finir
et digne d’être envié poursuit dos droit.
Des tombeaux de Montparnasse
les chats interpellent l’homme
qui flâne sans plus sous le soleil :
ce que ça rend mélancolique devoir
lire ces noms jadis illustres au-dessus
de siècles d’ossements en sachant
qu’est advenu ce qui devait advenir,
fissure de la pierre, rouille des chaînes.
L’homme ne se laisse pas
prendre par pareilles pensées, il rit
avec l’insouciance d’arbres qui bruissent,
à jamais en phase avec l’invention
du carrousel et de la culotte courte.
Ah ! Europe ! vois combien il s’accoupule
sans s’en faire. Oh ! l’homme qui va bientôt
s’allonger pour mourir sans bruit
dans un coin crasseux d’une venelle,
parmi de vieux journaux, sous un buisson
du parc du Retiro ou à même un carton
dans une grange un garage.
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
Inuits dans la jungle, Le Castor Astral, juin 2015, n° 6 (dossier « 10 poètes néerlandais d'aujourd'hui » présenté par Benno Barnard : poèmes de Guillaume van der Graft – Willem van Toorn – Hans Tentije – Hester Knibbe – Robert Anker – Eva Gerlach – Huub Beurskens – Willem Jan Otten – Benno Barnard, traduits du néerlandais par Daniel Cunin, pour certains en collaboration avec Kiki Coumans, précédés du poème « Awater » de Martinus Nijhoff traduit par Paul Claes).
Plusieurs liens sur cette page renvoient à d'autres traductions de poèmes de Huub Beurskens publiées ces dernières années dans diverses revues.