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  • La Chine de l’Europe

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    Un Immortel

    à propos des lettres hollandaises

     

     

    Edmond Jaloux (photo : Musée municipal du Touquet)

    PortraitEdmondJaloux.pngL’académicien Edmond Jaloux (Marseille, 1878 – Lutry, 1949), qui a porté une grande attention aux littératures étrangères, a passé une bonne partie de sa vie en Suisse. Quand, en mai 1940, la Hollande, qu’il croyait être « une de ces terres élues, où la vie serait créée uniquement pour l’homme même, et non pour ses combats », se trouve envahie par l’armée hitlérienne, c’est des bords du Léman qu’il prend la plume pour exprimer son désarroi : « Ce n’est pas sans un affreux serrement de cœur, un sentiment de catastrophe spirituelle, que tous les amis de la Hollande ont appris l’inqualifiable invasion de ce pays. » Après avoir rappelé la singularité des Pays-Bas – « l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe » – en reprenant les mots de Baudelaire, il relève qu’on connaît en réalité bien mal cette contrée. Toutefois, ajoute-t-il, « [q]uiconque a vécu en Hollande, a pénétré son existence quotidienne, a fait un peu plus que la traverser en chemin de fer ou en auto en garde un souvenir enchanté. De quoi est fait ce charme ? Il est difficile de le préciser : de l’union la plus heureuse de l’activité avec une vie intérieure naturellement contemplative ; d’un sédentarisme à demi provincial combiné avec une nostalgie ardente, l’influence et le souvenir de ces trésors d’épices spirituelles que sont les Indes néerlandaises ; d’une science du home nulle part atteinte à ce point ; d’un grand pouvoir de silence et de solitude, joint à un goût comme quintessencié des choses physiques, depuis le vieux bois des meubles, macérés dans les vernis et les encaustiques, jusqu’au culte de la fleur, en particulier de la tulipe, devenue une forme vivante de l’imagination d’un peuple ; d’une force grave, lente, féconde, qui ne se résout jamais en vanité, en bluff, en agitation vaine, mais concourt à une entente supérieure de l’art de vivre ».

    Ces considérations émises, Jaloux, avant même d’évoquer les peintres, s’intéresse à ses confrères, avançant un point de vue en partie pertinent sur les raisons du manque de diffusion de la poésie et du roman bataves à l’étranger. On trouve en Hollande, nous dit-il, « de rares érudits, des lettrés de la plus fine qualité, des collectionneurs de tableaux aussi fervents que les fondateurs de “cabinet” de peintures du XVIe et du XVIIe siècles. La littérature hollandaise est peu connue ; l’ignorance générale où l’on est à l’égard de la langue néerlandaise ne lui permet pas une large diffusion : il est vrai que les pouvoirs publics n’ont jamais rien fait pour qu’elle fût connue. Alors que des nations toutes récentes et de médiocre expression littéraire ont fait l’impossible pour répandre leurs œuvres, la Hollande s’est enfermée dans une attitude d’aristocratique secret que nous respectons, mais d’où nous aurions aimé la voir sortir. Sait-on seulement qu’elle a eu, depuis cinquante ans, de grands poètes, inconnus en dehors de ses frontières, et au nombre desquels il faut compter Willem Kloos, Albert Verwey, morts tous deux, et un des plus grands lyriques de l’Europe contemporaine, M. Boutens, sans compter Henriette Roland Holst, Hélène Swarth et Gorter ? Et il faudrait parler de ses nombreux romanciers BoutensParToorop1908.gifet conteurs, et marquer ce qu’ils ont de personnel et d’authentique, qui fait penser davantage à l’art du peintre qu’à celui du psychologue, comme chez les Français ou les Russes. Mais nous avons eu en France un très bon type de romancier hollandais, s’exprimant en français, le savoureux J.-K. Huysmans, descendant des célèbres peintres néerlandais de ce nom. » Dans son ouvrage consacré au peintre Johann-Heinrich Füslli (1942), l'académicien reprendra cette comparaison : en Hollande, le réalisme s'étend à la peinture et à la littérature alors qu'en Flandre « l'arbre mystique pousse en plein réalisme et fleurit ses anges au-dessus des kermesses ». (P.C. Boutens portraituré par Jan Toorop, 1908)

    Trois ans plus tard, l’Immortel reprendra les mêmes idées dans la nécrologie qu’il consacre à  Pieter Cornelis Boutens (1), poète qu’il avait rencontré lors de l’un de ses séjours en Hollande : « Les journaux annonçaient dernièrement la mort d’un poète hollandais, P.-C. Boutens. Mais aux yeux de combien de lecteurs ce nom signifie-t-il quelque chose ? C’est un sort tragique que celui des écrivains néerlandais qui parlent une langue inconnue hors de chez eux et de la Flandre. De plus, et par un mystère incompréhensible, personne n’a jamais voulu s’intéresser à leurs œuvres. On a fait un sort à des petits poètes tchécoslovaques, yougoslaves, etc., etc., et les meilleurs écrivains de Hollande n’ont point trouvé de répondant dans l’Europe lettrée. Il faut que cela tienne en partie à leur caractère fermé et quasi-insulaire, car j’ai fait moi-même diverses démarches pour interrompre cet état de choses et n’ai trouvé d’appui nulle part, et surtout pas en Hollande. » (2) De fait, Jaloux doit se contenter des traductions qu’a proposées Stefan George et des commentaires de « néerlandisants ».

    P. Valkhoff

    hollande,edmond jaloux,littérature,guerre,suisse,traduction,sorbonne,figaro, valkhoff, boutensOn peut tempérer l’avis d’Edmond Jaloux en retenant quelques lignes de l’un des membres de l’association Nederland-Frankrijk qui l’invita à faire une tournée de conférences en Hollande vers 1927 au cours desquelles ce dernier parla de l’œuvre de Proust. Professeur de littérature française à l’Université d’Utrecht, rédacteur d’une collection dédiée aux arts français (19 volumes entre 1917 et 1922) et Sòci dóu Felibrige (membre associé du Félibrige), Pieter Valkhoff (1875-1942) a en effet eu l’occasion de mettre en avant certains efforts déployés côté hollandais – non pas certes par les pouvoirs publics – pour mettre en valeur la littérature nationale auprès des lecteurs français. Ainsi, hormis l’initiative originale franco-hollandaise qu’a été la publication de la Revue de Hollande, il rappelle qu’il a en personne insisté pour que Frédéric Lefèvre soit invité aux Pays-Bas en espérant que le cofondateur des Nouvelles Littéraires consacrerait quelques pages aux hommes de lettres bataves. Chose qui se produisit : le Français a publié dans sa célèbre chronique « Une heure avec » un entretien avec l’essayiste Dirk Coster (1887-1956) – le 19 mars 1927 – et un autre avec l’érudit Salverda de Grave (1863-1946) – le 2 avril 1927 – et sa revue a accueilli une nouvelle d’Arthur van Schendel – « Clair de lune » – le 16 avril 1927 (3). À plusieurs reprises dans les années 1920, Valkhoff, mais aussi Salverda de Grave, le poète Roland Holst ou encore le prosateur Frans Coenen (1866-1936) ont donné des cours à la Sorbonne destinés à ouvrir les yeux du public français sur la littérature des Pays-Bas. « Cela tient-il à la littérature néerlandaise elle-même si elle ne trouve pas d’écho en France ? » se demande le grand francophile ? (4) Le professeur ne devait pas désarmer puisqu’en 1929, il intervenait de nouveau à la Sorbonne, ce qui fut annoncé en première page du Figaro dans « La Pensée française en Hollande. Les cours du professeur Valkhoff » (4 mars 1929) :

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    Après cette brève présentation, P. Valkhoff lui-même exposait les grandes lignes de son enseignement. Et quelques mois plus tard, toujours dans Le Figaro (21 septembre), il signait un assez long papier intitulé « La littérature hollandaise contemporaine » dans lequel il consacre quelques phrases à des écrivains contemporains de valeur comme Louis Couperus, Arthur van Schendel, Aart van der Leeuw, Is. Querido, Albert Helman, J. Slauerhoff, Den Doolaard, les auteurs catholiques regroupés au sein de la revue De Gemeenschap (La Communauté), ainsi qu'à quelques femmes – Carry van Bruggen et Alie Smeding – avant de conclure : « On voudrait pouvoir montrer, par des traductions, la valeur de pensée et de langue de tous ces livres. Mais on doit craindre que ces chefs-d’œuvre n’arrivent jamais au lecteur français tant que le hollandais restera en France plus ignoré que n’importe quel dialecte arabe. […] On ne les connaîtra pas, peut-être, tant que la France se désintéressera de notre langue et de notre littérature, qui, seules de toutes les langues et de toutes les littératures du monde, ne sont pas enseignées à la Sorbonne. »

    Même constat qu’Edmond Jaloux, mais l’accusé se fait accusateur. De son côté, dans la suite et la fin de son article « Hollande » paru dans le Journal de Genève du 26 mai 1940, l’auteur des Figures étrangères fera comme la plupart des auteurs français qui écrivent sur la Hollande : il se tournera de nouveau vers les peintres, mais pour se demander si les Hollandais parviendront à mettre les richesses picturales du pays à l’abri. Peut-être aura-t-il appris par la suite qu’une partie des œuvres des principaux musées amstellodamois avaient été cachées dès les premiers jours de mai dans une sorte de chambre forte, construite à l’initiative de Willem Sandberg dans les dunes ; d’autres furent tout simplement dissimulées chez des particuliers.

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    Fin de « Hollande », Journal de Genève, 26 mai 1940

     

    (1) Voici ce que nous dit à propos de P.C. Boutens un autre érudit hollandais francophile : « […] Boutens est un grand lyrique […] sa forme […] est très curieuse et très précieuse. Ce n’est pas qu’elle soit entièrement à l’abri de tout reproche, et le néologisme, l’arbitraire même gâtent quelques-uns de ses vers ; mais il a gardé toutes les vertus du langage “Nieuwe Gids”, ses raffinements impressionnistes, son vocabulaire riche et neuf, et il y a ajouté une mélodie extrêmement attachante. De Boutens on peut dire que c’est éminemment quelqu’un qui chante. Son chant, son harmonie particulière se reconnaissent partout dans son œuvre.

    « Boutens a commencé par exprimer ses tristesses, ses mélancolies, comme beaucoup d’autres ; mais ce qui le met à part, c’est qu’il a su les vaincre, assez complètement à ce qu’il semble, par l’acquisition de certitudes mystiques qui lui permettent de dire qu’ “il y a au fond (de la vie) une source latente, très loin au-dessous de tout bonheur et de toute douleur” et que “ceux qui se désaltèrent à ses larmes oublient toute autre soif”. Ces certitudes, cette connaissance intime de la vraie joie et de la vraie béatitude ne le quittent jamais, qu’il chante l’amour, l’amitié ou la nature. “Mais toute souffrance est bornée, toute joie infinie.” Il lui arrive d’implorer l’oubli de toute chose (Lethé) : toujours il se ressaisit et bénit l’existence parce qu’elle est foncièrement bonne. Et le bonheur lui est d’autant plus cher qu’il le goûte, tel un vin très vieux, en le buvant “dans d’anciennes douleurs devenues cristallines” (Carmina, 1912).

    hollande,edmond jaloux,littérature,guerre,suisse,traduction,sorbonne,figaro,valkhoff,boutens« Cette certitude quasi religieuse qui a sauvé Boutens de la douleur, et qui n’est pas sans rappeler l’état d’âme de Rilke, ne dérive aucunement de l’enseignement du christianisme. Dans sa jeunesse, Boutens participait au culte de la Beauté du Nieuwe Gids ; dans la beauté il voyait le reflet de la divinité ; une partie de sa philosophie lui est, ensuite, venue de Platon. Mais surtout, nous rencontrons chez lui, à l’état pur, le reflet d’expériences religieuses très personnelles qui sont entièrement indépendantes de tout enseignement. […] C’est sans doute dans Stemmen (Voix, 1907) qu’il a atteint pour la première fois toute sa plénitude.

    « Boutens a donné un grand nombre d’excellentes traductions d’auteurs grecs ; il a en outre mis en langue néerlandaise les sonnets de Louise Labbé ». (J. Tielrooy, Panorama de la littérature hollandaise contemporaine, Paris, Sagittaire, 1938, p. 58, 59 et 60).

    (2) « P.-C. Boutens », Gazette de Lausanne, 22 juillet 1943, première page. Relevons que peu après le passage de Jaloux en Hollande, le célèbre imprimeur-éditeur Stols publia son Sur un air de Scarlatti avec des illustrations de J. Franken Pzn (1928). Par ailleurs, Jaloux a pu avoir l’occasion de rencontrer des écrivains d'expression néerlandaise à Etikhove.

    (3) Arthur van Schendel (1874-1946). Au moins trois romans de ce romancier ont été traduits en français : Le Vagabond amoureux (Een zwerver verliefd, 1904), trad. Louis Piérard, publié dans la Revue de Hollande durant la Première Guerre mondiale puis réédité en volume ; Les Oiseaux gris (De grauwe vogels, 1937), traduit par la romancière belge Marie Gevers, Plon, 1939 et Éditions Universitaires, 1973 ; L’Homme de l’eau (De waterman, 1933), trad. Selinde Margueron, Gallimard, 1984.

    l'ouvrage publié après la mort de P. Valkhoff : Rencontre entre les Pays-Bas et la France (1943)

    hollande,edmond jaloux,littérature,guerre,suisse,traduction,sorbonne,figaro(4) « Ingezonden », Den Gulden Winckel, 1928. Pieter Valkhoff a publié divers essais portant sur les lettres françaises ou les liens entre celles-ci et les lettres néerlandaises : « Rousseau en Hollande », « La formule L’Art pour l’art dans les lettres françaises », « Mots français dans la langue néerlandaise », « Zaïre et La Henriade dans les lettres néerlandaises », « Des étrangers à propos de notre littérature », « Le roman moderne hollandais et le réalisme français », « Voltaire en Hollande », « Lamartine aux Pays-Bas », « Sur le réalisme dans les lettres néerlandaises après 1870 », « Le naturalisme français et le Mouvement des années 1880 », « L’âme française dans la littérature française », « Constantin Huygens et ses amitiés françaises », « Emile Zola et la littérature néerlandaise »… sans oublier des contributions sur Anatole France, Flaubert, Ronsard, Rimbaud, Huysmans, T. Gautier, Molière, Mme de Charrière… ni une préface à la première traduction néerlandaise du Voyage au bout de la nuit. Un volume posthume regroupe certains de ses essais : Ontmoetingen tussen Nederland en Frankrijk (Rencontres entre les Pays-Bas et la France, 1943).

     

     

  • Le peintre-illustrateur Marius Bauer

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    Philippe ZILCKEN

    à propos de Marius BAUER

     

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    Zilcken, Bauer, Jan Veth chez l'imprimeur,

    vers 1886 (Rijksmuseum-Stichting, Amsterdam)

     

     

    Le peintre-graveur et photographe Marius Bauer (1867-1932) fut un proche de Philippe Zilcken. Grand voyageur, il est considéré comme le plus grand orientaliste hollandais de son temps. Ce fut un talent précoce. Malgré les innovations picturales qui ont marqué son époque, il est resté fidèle à un style réaliste teinté d’impressionnisme en donnant la primauté au dessin sur la couleur. Bauer a épousé Jo Stumpff, l’une des Amsterdamse Joffers, c’est-à-dire l’une de ces demoiselles de la capitale qui formaient un groupe d’artistes peintres.

    marius bauer,zilcken,peinture,gravure,hollande,france,illustration,flaubertUne rétrospective a été consacrée à Bauer début 2007 au Musée Singer de Laren ; une exposition présentant les caricatures politiques qu’il a réalisées sous le pseudonyme Rusticus pour le périodique politico-culturel De Kroniek (La Chronique) à la fin du XIXe siècle, se tient actuel- lement : « Spotprenten in de spotlights, Marius Bauer en tijdgenoten » (du 31 janvier au 29 août 2010). L'historien Henk Slechte publie à cette occasion l'ouvrage Marius Bauer als kritische kunstenaar. On pourra lire sur cette question : Walter Thys, « Socialistes et esthètes : un débat héroïque en Hollande à l’occasion du couronnement d’un Tsar ».

     

     

    exposition « Marius Bauer en Turquie », Schiedam, 2012

     

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    Le texte reproduit ci-dessous a été publié dans

    La Revue de Hollande, n° 5, novembre 1915, p. 662-665,

    un périodique créé pour resserrer les liens

    entre écrivains et artistes français et hollandais

    lors du premier conflit mondial.

     

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    UN PEINTRE-ILLUSTRATEUR HOLLANDAIS

    (M. Bauer)

     

    Bauer, le peintre-graveur orientaliste, est certainement un des artistes hollandais les plus connus au-delà des frontières de sa patrie.

    Ses succès à l’Exposition de 1900, où il eut, avec Bracquemond, Whistler et Zorn, un des quatre Grands Prix décernés par le jury de Gravure, contribuèrent à le faire apprécier, et depuis cette époque déjà lointaine, ses nombreuses eaux-fortes de haute fantaisie, ses reconstitutions d’un Orient qui disparaît trop rapidement, et qu’il aime à voir, ainsi qu’il me l’écrivait un jour de Constantinople, tel qu’il était il y a quelques siècles, ont répandu son nom.

     

    Une chose moins connue, même en Hollande, c’est que ce peintre a fait des « illustrations » pour trois livres, dont deux sont des chefs-d’œuvre de la littérature française et le troisième une Légende roumaine publiée en français à Amsterdam, avec un grand luxe d’exécution, mais d’un beaucoup plus petit format que les deux premiers volumes.

    Gustave Flaubert

    PortraitFlaubertInédit.pngL’origine de ces éditions, d’un intérêt particulier à divers points de vue, vaut la peine d’être mentionnée – Bauer habitait encore La Haye en 1893, et je le voyais presque journellement. À cette époque heureuse, grande d’enthou- siasmes, cet artiste avait fait sa première eau-forte dans mon atelier. Cette planche, définitive comme exécution fut bientôt suivie d’une quantité d’autres petites es- tampes, enlevées rapidement, très directes d’expression, donnant « le caractère de Smyrne et de Stamboul, et celui de leur populace, rendus admirablement par un artiste sensitif, voyant, imprégné de ses sujets, sentant le mouvement, l’action, et sachant rendre tout cela ».

    Possédant une presse, et, si je puis dire, certaines ca- pacités d’imprimeur « en taille-douce », je m’étais chargé avec le plus grand plaisir d’imprimer pour mon confrère, dès qu’elles étaient mordues, ces petites merveilles, sur des papiers de choix, anciens Hollande et anciens Japon.

    Depuis longtemps déjà conquis par la Légende de Saint julien l’Hospitalier de Flaubert, j’avais prêté le petit volume Trois Contes au peintre-graveur qui avait immédiatement été conquis par les phrases suggestives et pénétrantes de l’auteur (1).

    Lorsqu’on parcourt la Correspondance on trouve à plusieurs reprises des preuves de l’antipathie manifeste de Flaubert à l’endroit des illustrations. Ainsi, en 1878, à propos d’une illustration de Saint Julien, l’écrivain s’écrie : « Toute illustration en général m’exaspère ; à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres, et de mon vivant on n’en fera pas. Dixi ». Et ailleurs : « Ah ! qu’on me le montre, le coco qui fera le portrait d’Annibal ! Il me rendra grand service. Ce n’était pas la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. »

    Mais Bauer avait à cette époque un côté de son talent qui répondait particulièrement à ce que Flaubert exigeait d’un « illustrateur », un côté imprécis, vague, qui permettait au rêve et à la fantaisie de compléter l’œuvre illustrative.

    J’ai sous les yeux l’exemplaire des Trois Contes qui a servi à inspirer l’artiste. Avec un bout de crayon noir, Bauer a souligné les passages qui le frappaient à son point de vue spécial. Il est curieux de remarquer combien ces phrases, très courtes, semblent peu destinées à être illustrée. Ainsi je relève çà et là, des fragments tels que « on y mangea les plus rares épices » ; « Julien s’enfuit du château » ; « sa femme pour le recréer fit venir des jongleurs et des danseuses » ; « qu’avez-vous, cher seigneur ? » ; « on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir » etc., etc.

    Le résultat final fut un grand portefeuille très lourd, contenant une dizaine de lithographies, dans des tons gris, brouillés ; dessins flottant comme dans une brume d’automne, – œuvres très distinguées et d’un charme rare, accompagnant le chef-d’œuvre de Flaubert.

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    M. Bauer, Femmes sous la tente

     

    Comme j’avais indirectement contribué à la naissance de cet ensemble, – lorsqu’il fallut établir le titre, j’écrivis à J.-K. Huysmans pour lui demander de bien vouloir indiquer à l’artiste et à l’éditeur, en quels termes ce titre exprimerait le plus précisément que ces dessins sur pierre étaient parallèles à l’œuvre écrite, et non pas une tentative d’illustration dans le genre habituel.

    Huysmans m’écrivit alors :

    « Étant donné que les lithographies de M. Bauer sont en quelque sorte une paraphrase au crayon du texte de Flaubert, le mot pour ne peut aller. Il vaudrait mieux mettre “Dix lithographies d’après la Légende de Saint Julien l’Hospitalier”. Ce mot vous donnerait le sens exact que vous désirez.

    « J’ai recherché les titres de Redon, mais lui, la plupart du temps, met Hommage à Flaubert, comme titre. C’est moins clair que le d’après que je vous signale.

    « Cela signifie que c’est une interprétation, un ouvrage original à côté d’un autre. »

    La légende roumaine, La Jeunesse inaltérable et la Vie éternelle, traduite par M. W. Ritter, forme un tout petit volume, d’un tirage extrêmement soigné. Bauer fit une vingtaine d’eaux-fortes, légers griffonnis très suggestifs, dont quinze ne mesurent que 55 sur 95 millimètres. Un autre artiste hollandais de tout premier ordre, notre raffiné peintre et décorateur Dysselhof (2) fit comme en-têtes et culs-de-lampe quarante-sept petites eaux-fortes en largeur, mesurant environ 6 millimètres sur 95 et représentant des fleurettes des champs : renoncules, silènes, fraisiers sauvages, etc., quelque peu stylisées, d’un dessin senti, délicat, d’un charme vraiment rare.

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    M. Bauer, Fête persane, 1889

     

    Le côté technique de l’impression, exécutée avec grand soin par l’imprimerie Mouton à La Haye, exigea des précautions infinies. Que l’on songe qu’il a fallu d’abord tirer toutes les eaux-fortes à part, sur des feuilles de mince papier du Japon, pliées en deux et imprimées d’un seul côté, à la manière des albums japonais. Puis, ce travail de patience, exigeant des soins considérables vu l’exiguïté du format, enfin terminé, suivit l’impression typographique qui devait remplir les blancs avec une rigoureuse exactitude, ne laissant pas la possibilité du moindre écart.

    Mais le produit le plus beau de ce genre de collaboration fut peut-être à tous les points de vue, AkëdyssérilBauer ayant lu le délicieux conte, encore une fois enthousiasmé comme il l’avait été par La Légende de Saint Julien, fit d’une traite ses huit compositions à l’eau-forte, dans la fièvre ininterrompue de la gestation, entièrement sous l’emprise de la prose de Villiers.

    Les gravures terminées, il s’agit de les publier.

    Akëdysséril, 1894

    MariusBauerVilliers.pngPar un de ces hasards fortuits et invraisemblables, comme il en arrive parfois, Bauer apprit que notre prosateur de génie, Lodewijk van Deijssel (pseudonyme de K.J.L. Alberdingk Thijm) tra- vaillait de son côté, pour son plaisir personnel, à une traduction d’Akëdysséril (3). Bercé, grisé par cette œuvre, Van Deijssel a su rendre admirablement (chose qui semble à peu près impossible) – en notre âpre et assez peu malléable langue du Nord, la musique et la cadence mêmes des phrases sonores et souples de Villiers de l’Isle Adam.

    Un éditeur se trouva, M. Groesbeek à Amsterdam, et le texte fut luxueusement imprimé en grand format et publié en portefeuille à un très petit nombre d’exemplaires.

    Parmi les eaux-fortes, il y a de très belles pages, qui, de même que les lithographies de Saint Julien, sont absolument originales, à côté de l’œuvre littéraire, et forment des œuvres d’art entièrement indépendantes.

    « On distribuerait au peuple le butin d’Eléphanta », « La souveraine du Xabad entra dans Bénarès », « Elle marchait sur ces ombres flottantes, les effleurant de sa robe d’or », sont des gravures en tous points originales, ne différant en rien d’autres estampes de l’artiste qui sont de pure fantaisie.

    Ainsi le hasard, les circonstances, les talents particuliers de Bauer et, plus tard, de Van Deijssel, amenèrent la création de ces publications précieuses, et parfaites en leur genre, comme je n’en vois guère d’autres chez nous, dues à l’enthousiasme, à l’admiration passionnée de ces vrais artistes, entièrement désintéressés, qui se mirent spontanément à l’œuvre, faisant chacun isolément de « l’art pour l’art » dans le sens le plus strict du mot.

    Ces livres hollandais dont les points de départ sont français, démontrent avec évidence les sympathies de notre élite intellectuelle pour l’art français. Ils demeureront un témoignage impérissable de la communion d’esprit et de cœur qui a existé à la fin du dix-neuvième siècle entre la plupart des artistes puissants et raffinés de la Hollande, et les grands maîtres des Lettres françaises.

     

    Philip Zilcken (4)

     

     

    ZilckenEnSaintNicolasParBauer.png

    (1) Relevons, à propos de Flaubert et de Bauer, que ce dernier a, en 1896, commis une caricature représentant Louis Couperus en saint Antoine : le romancier haguenois avait publié peu avant une adaptation de la Tentation de Flaubert. Quelques semaines plus tard, Bauer publiait, toujours dans De Kroniek, une caricature de Zilcken en saint Nicolas (détail ci-contre).

    (2) Gerrit Willem Dijsselhof (1866-1924), un des représentants hollandais majeurs de l’Art nouveau.

    (3) Sur Akëdysséril aux Pays-Bas, on se reportera à l’article de Marcel van den Boogert, « Over buffels en de eisen van correctheid. Lodewijk van Deyssel en Villiers de l’Isle-Adam », De Parelduiker, n° 4, 1997, p. 3-15.

    (4) En février 1891, Ph. Zilcken publiait « Eaux-fortes de Bauer » dans L'Art dans les deux Mondes, article repris dans son livre Souvenirs (1900, p. 3-13). 

     

     

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  • Intermède Jan Blockx

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    Jan Blockx (1851-1912)

    Danse flamande

    (danse V de la suite Vlaamsche dansen)

     

     

    BRT Philharmonic Orchestra, Brussels, Alexander Rahbari

     

    Jan Blockx

     

    Il vient de mourir à Anvers un grand musicien belge, reconnu depuis la mort de Peter Benoît, comme le chef de l’école flamande. Si Benoît s’était spécialisé dans la cantate lyrique, Jan Blockx avait trouvé sa voie dans la musique dramatique pour laquelle il était particulièrement inspiré, car à côté de quelques pages symphoniques et vocales d’un intérêt plutôt secondaire, il laisse notamment trois opéras qui, pour ne pas être des chefs-d’œuvre, révèlent néan- moins des qualités de premier ordre.

    Tout le monde se souvient de la saison théâtrale qui fut marquée par le succès, à Bruxelles, de la Princesse d’Auberge. La pièce était d’une facture sérieuse, alliant avec un certain bonheur le procédé du leitmotiv à une inspiration mélodique foncièrement populaire. Il y avait notamment un « clou » qui fit courir tout Bruxelles : c’était un cortège de carnaval, avec chants et danses, sur la Grand’Place de Bruxelles. Ce fut un succès prodigieux et cette œuvre du terroir, qui fut jouée sur les principales scènes de Belgique, et même à l’étranger, fut considérée comme une première révélation de l’âme belge.

    Bernard Tokkie*

    PhotoBernardTokkie.jpgCe fut, en tout cas, le premier succès d’un musicien belge à la scène, quoiqu’on eût déjà applaudi, du même auteur, le ballet de Milenka, où une danse flamande, au rythme lourd des sabots, était d’un réel effet pittoresque. Il eut alors (c’était en 1900, je crois) un réel engouement, car le mieux – ou le pis – c’est que tout cela était bien agencé, était d’une bonne écriture musicale, et avait de quoi satisfaire à la fois le public et les artistes.

    On voulut faire mieux encore, et l’on songea à mettre sur la scène une grande farce lyrique. Qui pouvait mieux incarner la vieille gaîté flamande que le personnage épique d’Uylenspiegel ? On eut tort de ne pas observer que ce sujet se prêtait mal à la scène, et malgré la valeur de la partition dont le premier acte était admirablement traité, malgré les multiples retouches et la suppression des scènes faibles, l’œuvre dut être abandonnée après quelques repré- sentations.

    Mais Jean Bockx prenait sa revanche l’année suivante avec la Fiancée de la Mer dont le libretto, de même que Herberg Prinses, était dû à Nestor de Tière, un spécialiste de ces mélodrames épiques, qui sait allier la farce populaire au sentiment poétique. Pourtant, ici, le librettiste fut moins heureux : sur une donnée rappelant de trop près le Vaisseau Fantôme, il mit en scène de grasses plaisanteries, émaillées de sentences prudhommesques et d’épisodes d’un comique déplorable.

    L’œuvre avait des allures de drame musical, et pourtant elle déplaisait par ses vulgarités, semblait flatter le goût populaire pour les trivialités et faisait descendre le drame lyrique des hauteurs où Wagner l’avait placé. Mais la partition contenait de grandes et sérieuses beautés. Le prélude du IIe acte, une page symphonique de grande allure, où les objurgations du père se mêlaient aux voix suppliantes de la mère et de la jeune fille ; la scène de la Procession, avec son cantique d’un caractère profondément inspiré ; d’autres épisodes encore, émouvants ou pitto- resques, révélaient un musicien d’un talent supérieur.

    L’hiver dernier fut encore joué à Anvers l’opéra intitulé Liefdelied. Nous n’en dirons rien, n’ayant point eu l’occasion de l’entendre. On en a fait de grands éloges.

    Jan Blockx

    PhotoJanBlockx.pngJan Blockx meurt à 61 ans. Il était depuis la mort de Peter Benoît, directeur du Conservatoire d’Anvers. – On peut dire que son exemple a été à la fois heureux et funeste pour les compositeurs belges, car si son œuvre fut d’une couleur locale parfois très savoureuse, elle a aussi montré les dangers du folklore et l’insuffisance de celui-ci à produire une œuvre géniale, universelle et durable. L’opéra liégeois de Dupuis a montré que cette voie n’était pas toujours bonne à suivre, et le jeune compositeur a appris à ses dépens qu’il ne suffit pas de placer un cramignon dans un opéra pour lui donner la couleur locale et faire une œuvre d’art.

    Si Peter Benoît fut véritablement le Rubens de la musique par son allure robuste et massive, Jan Blockx en fut peut-être le Teniers ou le Jordaens. Il mit à la scène avec un certain bonheur, la vie flamande populaire, et bien que mal servi par ses « paroliers », il réussit à tirer un excellent parti de ses livrets, où abondaient la force grossière et les vulgarités du mélo.

    Mais peut-être, tout cela constitue-t-il le goût littéraire et dramatique flamand ? Il ne faut pas oublier que Jan Blockx, comme Peter Benoît son maître, prétendit avant tout rester flamand. Ceux qui en douteraient reliront la proclamation du Bourgmestre d’Anvers, que je reproduis in extenso :

    « Notre talentueux concitoyen, le maître flamand Jan Blockx, directeur du Conservatoire royal flamand, créateur de tant d’œuvres musicales, est mort dimanche. Des funérailles publiques témoigneront du deuil qui frappe la ville et tout le pays flamand par suite du décès de l’artiste dont la gloire vivra dans ses œuvres. »

     

    V. Hallut

    Le Thyrse, T. 13, 1911-1912,

    5 juin 1912, p. 361-362

     

    * Tout à la fois juif et flamingant, le chanteur d’opéra Bernard Tokkie interpréta la chanson Ons Vaderland (Notre patrie) de Jan Blockx, lors de la manifestation flamande interdite à Bruxelles en 1897. Il chanta aussi dans l’opéra Bruid der Zee (La Fiancée de la mer).

     

     

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