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La Revue de Hollande

  • Antonin Artaud, première

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    Quand La Revue de Hollande

    accueillait Artaud

     

     

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    Février 1916. Aux pages 977-978 de  la huitième livraison de La Revue de Hollande, on découvre deux poèmes intitulés « Harmonies du soir » et « Lamento à la fenêtre ». Il s’agit des premiers vers du jeune Marseillais Antonin Artaud jamais publiés. Créée en pleine guerre (juillet 1915) pour renforcer les liens entre la France en guerre et la Hollande neutre, cette très belle revue en langue française – dirigée par Georges de Solpray, Hongrois épaulé par le Français Georges Gaillard et le Wallon Louis Piérard – ouvrira ses colonnes à des auteurs d’expression néerlandaise (Frederik van Eeden, Arthur van Schendel, Henri Borel, Ary Prins, Augusta de Wit, Cyriel Buysse, Henri van Booven, J.C. Bloem, Herman Gorter, J. de Meester, Herman Robbers, Hélène Swarth…), mais aussi à O.W. de Milosz, antonin artaud,la revue de hollande,littérature,poésie,guerre 1914-1918Jules Destrée, Émile Verhaeren, Max Elskamp, Maurice Magre, Francis de Miomandre,  Maurice des Ombiaux, Edmond Jaloux, Camille Mauclair… Cette aventure durera trois ans : si la rédaction annonce d’entrée qu’elle entendra poursuivre son œuvre et son but « quand l’affreuse tourmente se sera apaisée », La Revue de Hollande cessera en réalité d’exister en septembre 1918. Ses collaborateurs accordent bien entendu beaucoup d’attention au conflit ; de nombreuses chroniques évoquent les écrivains morts au combat et la production de ceux qui ont connu le front, les ouvrages de toutes sortes qui traitent de la guerre, la perception que l’on a des événements en Allemagne, en Angleterre, en Hollande, en Belgique, en Hongrie ou encore en Italie. Le lecteur de l’époque a également pu lire nombre d’œuvres inédites – placées entre de magnifiques vignettes –, ainsi que des études approfondies sur divers sujets historiques, artistiques et littéraires (le Roman du Renard, Pierre Bayle, Voltaire en Hollande, Wagner, André Chénier, Paul Claudel, l’Idée de race, Hemsterhuis et Montesquieu, C.F. Ramuz, Rachilde, Paul Flat, l’invention de l’imprimerie par Laurent Coster…).

    Moins intransigeants que ne pourra l’être un Jacques Rivière en 1923, les animateurs de cette revue éditée à Leyde accueillirent donc l’inconnu Artaud, lequel s’autorisait quelques fantaisies avec la rime.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

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    Un siècle d'écrivains, par André S. Labarthe (2000)

     

    Artaud dit son poème J'ai appris hier

     

    Artaud par ceux qui l'ont connu


     

     

     

  • Le chasseur

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    Une nouvelle

    d’Augusta de Wit

     

     

    En matière de traduction,

    mieux vaut un moineau vivant qu’ un aigle empaillé.

    Olav H. Hauge

     

     

    De jager, nouvelle d’Augusta de Wit (1864-1939), a été publiée en 1912 dans la revue De Gids. Trois ans plus tard, La Revue de Hollande en donnait une traduction française de la main de A.D.L. Mague, personne au sujet de laquelle nous ne disposons d’aucune information.

     

     

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    Au seuil de la petite clairière, le chasseur blanc et son serviteur brun, – une paire de compagnons lorsqu’ils chassent,  guettent le gibier. Petit ou gros, peu importe, mais qu’au moins la partie ait ses risques : les pièges naturels que la forêt tropicale oppose à la poursuite exaspérée d’une proie éperdue et agile, ou, mieux, le retour offensif de quelque gros fauve. L’essentiel, après tout, c’est d’avoir quelque chose à tuer.

    Où qu’ils aillent, c’est toujours la même attente. Tantôt à l’orée de la forêt, là où les arbres, moins serrés, ne forment plus, avec les souches et les lianes un fouillis trop inextricable pour qu’y gitent les bêtes agiles et velues ; la nuit au bord des lacs de la montagne, à l’heure où les animaux altérés viennent étancher leur soif, et, relevant le col, s’arrêtent un instant, leur silhouette immobile découpée sur le ciel, des gouttelettes brillantes emperlées comme des rayons de lune suspendues aux naseaux, d’où le souffle chaud s’exhale en une mince buée lumineuse ; ou bien dans les herbes de la brousse, l’alang-alang et le glagak qui poussent à hauteur d’homme, également dangereuses pour le chasseur et le gibier, si bien dissimulés qu’ils finissent par ne plus savoir eux-mêmes lequel traque l’autre ; ou encore dans l’erf même, près de la grande maison blanche du colon.

    Augusta de Wit

    Augusta0.pngLe chasseur vit dans une maison pareille à celle des autres hommes. Il y fait ce qu’il est d’usage de faire entre quatre murs et sous un toit, des choses point pénibles que l’on fait sans passion, et qui n’ont d’autre fin que l’indolent entretien du corps. Même si l’on fait des choses pénibles, c’est encore sans passion, uniquement pour assurer l’avenir de cette précieuse vie du corps. Le chasseur mange toute sorte de mets que d’autres ont apprêtés pour lui et disposés sur une table couverte d’une nappe blanche. Il s’habille de vêtements blancs et frais ; sous ses pieds il y a un pavement de marbre poli ; il s’assied sur des sièges commodes, et dort la nuit entre des draps frais, soigneusement étendus. Peu lui importe que l’ouragan fasse rage ou que le soleil brûle ; il est à l’abri sous son toit, et ses murs retiennent la fraîcheur. Qu’il écrive, qu’il médite ou qu’il lise, c’est toujours dans le but d’assurer l’avenir de cette existence si bien protégée et sustentée. Il ne connait pas d’autres fins ni d’autre but.

    Pourtant, tandis qu’il fait dans sa maison blanche et lisse, sans passion, par habitude ou par nécessité, toutes ces choses, l’âpre désir de vivre sa vraie vie le travaille intérieurement. Il pense que le pays est plein d’animaux de toute sorte ; ils sont partout, autour de ses murs et au-dessus de son toit, dans l’eau, dans l’air, dans les bois, les montagnes. Alors le frisson d’un impatient désir le secoue. Il lit des yeux, ses doigts écrivent, sa bouche mange, ses membres s’allongent sur un lit de repos, mais dans le plus profond de son être il est à l’affût d’animaux à tuer. Et si, d’avoir été trop longtemps enfermé entre quatre murs, ses yeux sont devenus aveugles et ses oreilles sourdes, il peut se servir d’autres yeux et d’autres oreilles, et les faire guetter à sa place continuellement.

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseAprès le coucher du soleil, des océans de lumière d’un vert pâle baignent au ciel des îles de pourpre et d’or, qui vont s’effaçant graduellement vers l’ouest. La nuit semble sortir des arbres gigantesques de l’erf, qu’elle agrandit et élargit démesurément. Elle entre dans la maison et couvre les choses claires qui luisaient pendant le jour. Alors, le chasseur s’assied derrière les grands piliers de la galerie extérieure, comme s’il se mettait à l’affût derrière les troncs lisses à l’orée de la forêt. Du sentier sombre qui vient des champs, on voit briller son cigare. C’est une invite. Les indigènes voient de loin la petite lueur rouge ; ils approchent, flairant une pièce blanche. Dans la brume, on entend murmurer la phrase traditionnelle : « Je demande permission… » – « Approche », répond le chasseur, enchanté. Alors, à tour de rôle, les indigènes accroupis au bas du perron, sans se redresser complètement, s’avancent, et viennent reprendre plus près du maître l’attitude que commande le respect traditionnel.

    « Seigneur, chaque nuit les daims viennent boire au ruisseau qui longe le bosquet de bambous. »

    « Une bande de sangliers a brisé les palissades de ma plantation de ketellah ! Hélas ! Hélas ! Tout est ravagé, perdu ! »

    « Seigneur, un tigre rôde autour de la dessa* de la montagne. Nous avons relevé sa trace près du kraal aux bœufs. »

    Le chasseur sent son cœur bondir. Il s’informe de l’heure, de la place exacte, des habitudes du gibier. L’indigène part joyeux, palpant une petite pièce blanche. Joyeux, le chasseur appelle son compagnon : « Djongola ! Djongola ! »

    Déjà Djongola se tient derrière lui. Lui aussi était assis, guettant, à quelques pas de la maison, à l’affût, véritablement, et son oreille plus fine a perçu le pas des pieds nus tout le long du sentier.

    « Djongola, vérifie les fusils ! Il nous faut du riz dans un sac de fibre de pisang fraîche, et de l’eau dans une gourde de bambou !**. Nous partons en chasse demain avant le jour ! »

    Maintenant, on peut allumer la lampe du bureau. Peu importent les liasses de papiers qui le jonchent. Le chasseur siffle en s’asseyant dans son fauteuil. La besogne est monotone, mais pour lui, aujourd’hui, une musique chante à son oreille : c’est le léger cliquetis des fusils que manie Djongola, le bruit discret de ses préparatifs à l’office et à la cuisine. En s’allongeant entre les draps lisses de son lit, il pense : « Demain, je serai couché sur un lit de feuilles mortes, et je verrai le feu du campement se jouer dans les branches au dessus de ma tête. »

    Augusta7.pngLes deux chasseurs ont déjà traversé la moitié de la forêt, que l’étoile du matin tremble encore à l’horizon noir, de ce noir spécial qui précède l’aube des tropiques. Silencieux et sûrs, ils se fraient un chemin dans la nuit chaude et molle des grands bois. Elle semble matérialisée, ils marchent dessus, elle couvre leurs yeux ; la feuillée trempée de rosée leur frôle le visage. Au zénith, entre le moutonnement noir des grandes frondaisons, le ciel commence à s’allumer graduellement de rose. Une senteur de vie passe. Il y a des odeurs fades et stagnantes comme en dégagent les eaux troubles des étangs morts ; ce sont celles de la vie immobile de la terre et des pierres. De même que du fond noir et bourbeux des étangs l’eau vive peut sourdre en imperceptibles remous ; de même un ruisselet trouble, entraînant des résidus de vie abolie, fend la vase, et s’écoule lentement ; ainsi, de l’odeur fade et stagnante de la terre et des pierres, montent, imperceptibles, des senteurs de la vie qui commence dans les mousses et les champignons ; ainsi, à travers l’odeur primaire de la terre et des pierres, perce un parfum de vie qui s’achève en des feuilles et du bois pourrissant dans l’ombre humide où ne pénètre jamais un rayon de soleil.

    Mais les effluves forts et brefs comme des lueurs d’éclair indiquent le passage des bêtes de la forêt : oiseaux encore chauds de la douce moiteur du nid, écureuils aux yeux de rubis fonçant d’un bond dans le fouillis des branches, vache sauvage menant son veau, le naseau collé à la mamelle chargée de lait. Ou bien, la bouffée âcre et pénétrante est montée de l’échine humide et brune d’un daim qui a traversé le lac à la nage pour rejoindre une biche broutant sur l’autre rive.

    Les deux hommes hument l’air profondément. De toute cette vie bue par leurs narines, la leur se fortifie et devient plus sauvage. Leur regard est plus perçant, leur pas plus furtif. Ils s’avertissent silencieusement d’un coup d’œil ou d’un geste bref.

    Augusta4.pngÀ droite, à gauche, au dessus de leurs têtes, la forêt dresse sa montagne verte et frémissante. Ils suivent des sentes à peine tracées par des charbonniers ou d’autres indigènes en quête de sucre de palme, sentiers qui, sous l’immense couvert de la forêt vierge, apparaissent creusées comme des chemins de taupes. Souvent il faut se frayer sa route ; avec leurs couteaux larges et courts, ils abattent la broussaille, les jeunes baliveaux et tout le fouillis des rotins acérés, qui s’attachent à eux en longues traînées épineuses. Des sangsues pleuvent sur eux du haut des branches froissées, et leurs piqûres sont si profondes que le sang rougit les vêtements des deux hommes. Il n’y prennent pas garde : ils chassent. Un coq sauvage, diapré de toute la gamme des mauves, des verts et des ors, s’envole devant eux ; un chat-tigre aux yeux de topaze leur crache à la face son sifflement de colère ; une troupe de singes, glapissant de peur, fuit entre les branches d’un groupe d’arbres sous lequel rôde une panthère noire tachetée de feu. Et chaque fois qu’après un instant d’immobilité le chasseur vise, monte un cri de bête frappée à mort, tombe un corps ensanglanté.

    C’est dans l’herbe haute de la brousse, qui teinte d’un gris pâle le flanc des coteaux, que gîte le tigre. Il s’y cache en rampant comme un serpent, et fond avec la rapidité de l’éclair sur les troupeaux de daims qui broutent les pousses fraîches, sur les bandes de sangliers qui fouillent du groin la terre pour mettre à nu les racines d’herbes dont ils sont friands. Repu de sang, le tigre s’endort, alourdi, dans le bosquet de bambous qui domine la mer grise des herbes. Des paons viennent percher près de lui dans les branches ; ils vivent de ses restes, et le suivent partout. Comme un arc-en-ciel mêlé de vert, de bleu de d’or, leurs queues traînent parmi le feuillage léger des bambous. À chaque mouvement de leurs petites têtes, frêles sous la couronne de l’aigrette bleue, un éclair métallique jaillit. Ils tendent le cou, observant si, dans le lacis noir et jaune des ombres et des rayons de soleil, une autre chose noire et jaune ne va pas remuer, s’étirer, se redresser, cligner de ses yeux luisants et féroces, tandis qu’un bâillement découvre une large gueule couleur de sang. Les paons prennent alors la volée, rutilants sous le chaud soleil, clamant leur cri discordant en signe de joie.

    Augusta6.png

    Les daims et les biches de la brousse l’entendent et prennent la fuite ; les sangliers noirs détalent au galop de leurs sabots martelant le sol. Les hommes qui travaillent dans les maigres rizières l’entendent ; abandonnant hache et couperet, ils se ruent vers le hameau pour se cacher derrière la palissade de baliveaux taillés en pointe qui le protège. Dans les huttes tressées de nattes, les femmes l’entendent et courent à la recherche des enfants qui jouent dehors. À l’orée de la forêt le chasseur l’entend. Il exulte. Son compagnon réquisitionne des hommes tremblants de peur pour former dans la brousse des alangs-alangs un large demi-cercle. Ils crient de toute la force de leurs poumons, entrechoquent des bassins de bronze et des morceaux de bois creux, de manière à pousser le tigre vers la lisière de la forêt. Le chasseur est embusqué derrière un arbre, le dos tourné à la bête.

    Derrière soi, il perçoit un frôlement qui se rapproche de moment en moment. Immobile, dans une tension de tout son être, depuis le cerveau qui pense et qui écoute jusqu’au doigt posé sur la gâchette, il attend. Des brindilles craquent sous un pas feutré et lourd ; une haleine empestée, chargée de sang et d’un innommable relent de pourriture, le frôle et passe. Il le voit maintenant, son arrière-train strié de noir et de jaune ondule indolemment, l’allure est lourde et lassée. À trente pas, à la place exacte que le chasseur s’était fixée d’avance, une balle troue la nuque du tigre. Un rugissement. La bête furieuse, les yeux flamboyants, se retourne ; elle est sur lui. Un deuxième coup l’étend raide.

    Le domestique indigène se penche sur la gueule sanguinolente pour arracher le poil des babines, précieux talisman, aussitôt dissimulé sous la cotonnade qu’il porte nouée autour de la tête. Les rabatteurs se hâtent d’accourir. Ils savent que le chasseur leur abandonnera la dépouille, pour les laisser bénéficier de la prime offerte à qui tue un tigre. Il faut huit hommes pour transporter le corps énorme, suspendu à un tronc de bambou qui plie et craque sous le poids. Le pelage blanc du ventre et de la gorge, pris à rebours, fait peine à voir sous le soleil impitoyable. Il était fait pour la fraîcheur de l’herbe, pour les jeux d’ombre et de lumière brune de la bonne terre des bois. La nuque est brisée, la tête ballotte ; le nez, les yeux d’or maintenant vitreux, le front puissant heurtent les cailloux et les racines du chemin. Le chasseur détourne les yeux.

    Augusta11.pngParfois, dans la forêt, le long de quelque ravin coupant à revers la colline, les deux chasseurs découvrent une piste, et la suivent coûte que coûte. À relancer le daim ou le redoutable taureau sauvage expulsé par son propre troupeau, ils perdent toute notion du temps et du chemin. La chaleur du jour commence à tomber ; les ombres de leurs têtes, qui courent devant eux comme deux petits animaux agiles, se glissant entre les pierres et les souches, bondissant parfois contre les fûts des arbres quand le sentier se rétrécit, s’allongent de plus en plus. Ils ne savent plus où ils sont ; personne ne semble avoir jamais passé par là. Comme un bon limier, l’indigène cherche et trouve une trace. Ce sera, au fût d’un palmier, une série d’entailles profondes, pratiquées en guise d’échelle ; ce sera un morceau de bois calciné ramassé à terre, ou une odeur à peine perceptible de roussi apportée par le vent. Il ne lui en faut pas plus pour trouver le gîte momentané d’un chercheur de sucre de palme ou la clairière des charbonniers. Mais le chasseur fuit comme une prison tout ce qui ressemble à une maison, fût-elle tissée de fibres et de feuilles comme un nid d’oiseau, livrât-elle passage à tous les souffles du vent et à toute la lumière du ciel. Ce qu’il lui faut, c’est l'infini sans bornes, la sensation de sa marée montant tout à l’entour de lui et le submergeant, une sensation propre à tout être créé, l’homme excepté. Il fait allumer son feu de campement sur une crête découverte, et ne veut, pour protéger son sommeil, la nuit, que l’impalpable et mobile rempart de la flamme qui danse.

    Son compagnon se prélasse près du feu, expose à la chaleur ses membres transis, sèche ses vêtements, en secoue les sangsues gonflées comme des outres du sang qu’elles ont bu, arrache les épines et les échardes qui ont blessé ses pieds. Il ne perd pas de vue la gigue en train de se dorer à la flamme qui lèche d’un grésillement sec les gouttelettes de jus à mesure qu’elles tombent. Mais après le repas, il n’est plus maître de son engourdissement d’animal repu. Ses paupières se ferment, sa tête s’obstine à retomber sur sa poitrine. Le maître s’en aperçoit et, non sans un petit sourire, annonce qu’il surveillera lui-même le feu qui doit les protéger pendant la nuit, et que son compagnon peut dormir.

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseLe voilà seul ; c’est ce qu’il désirait. La nuit l’environne comme un autre grand océan noir, comme lui soulevé de vagues que le vent chasse, et qui fourmillent de vie comme lui. Le chasseur est assis sans mouvement. Au-dessus de sa tête il y a les étoiles in- nombrables et lointaines ; un nuage vogue lentement ; la flamme éclaire la feuillée. Ni bornes, ni limites d’aucune sorte. Il sent les grands courants éternels, dont aucune puissance ne peut arrêter la marche mystérieuse. Dans la fraîcheur de la terre noire, dans le scintillement des étoiles ; dans le frémissement du vent qui passe dans les arbres, passe, s’arrête et repasse encore, dans les bruits légers qui flottent, dans le souffle de sa poitrine même, il sent battre la marée éternelle de la vie, alterner un flot incessant de vie et de mort. Telles les vagues, les grandes vagues de la mer, qui sans trêve s’avancent, et se retirent sans trêve. Elles se jettent les unes sur les autres, elles s’abattent, elles s’engloutissent et la lame conquérante se grossit de celles qu’elle vient d’abattre ; puis à son tour elle se creuse, s’abîme, d’autres lames lui passent sur le corps et l’effacent. Ainsi s’avance, grandit et s’efface l’éternelle marée des vies innombrables, puissantes en force, fugitives en durée. Elles se jettent l’une contre l’autre avec fureur, les grandes et les petites, et beaucoup de petites viennent en gonfler une grande, jusqu’à ce qu’elle soit précipitée de son faîte, et qu’il ne reste plus rien des yeux qui flamboyaient, des griffes puissantes pour dompter et retenir, de la gueule redoutable qui a déchiré et bu tant de vies, rien, plus rien. Tout passe, et tout revient. Une vie nouvelle recommence là où finit une autre vie. Il n’y a ni mort, ni renaissance. Rien ne se crée, rien ne se perd. Ce qui était au commencement est encore là. Qu’est-ce donc que veut dire l’homme qui dit : Moi ? Qu’est-ce donc que nous appelons naître, et qu’y a-t-il, en vérité, sous ce que nous appelons mort ?

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseLa flamme baisse ; distraitement, le chasseur y jette de la paille et des brindilles. Au bout d’une branche verte, encore vivante la flamme crache et fume. L’indigène se retourne dans son sommeil et murmure des paroles in- distinctes. Qu’est-ce que ce frôlement, tout à côté, suivi d’un cri ? Le chasseur dresse l’oreille. C’est comme s’il voyait ce qui se passe, à deux pas, dans les ténèbres. Il sait comment le serpent s’est enroulé autour de l’arbre où dormait le petit singe et comment la bête gracieuse a été prise dans les replis sinueux qui lui ont brisé les côtes. Il suit le loewak***, à la bouche baveuse et sanglante qui va surprendre au nid les jeunes ramiers. Il devine la place où la panthère a terrassé le daim.

    Il jette plus de bois sur le feu. Le cercle de lumière s’élargit. Prudemment, le chasseur y attire le reste de son butin, une couple de canards sauvages aux ailes rutilant de vert et de bronze, qui s’offraient à son fusil, dans l’incendie du couchant, près des roseaux noirs ; ou quelque héron qu’il a abattu les ailes étendues, planant au-dessus de la rizière où se reflétait son image blanche. Le chasseur écoute toujours, les narines dilatées, les lèvres entr’ouvertes sous sa moustache grise. Encore de la vie, encore de la mort. Et comme il retient son souffle pour mieux écouter, tout à coup, tout là-bas, aigu et discordant, éclate le barrissement du rhinocéros.

    Augusta5.pngUne vallée coupe les pentes escarpées qui dominent la mer, si hautes que l’eau des rivières qui s’y précipitent en cascades blanches est entièrement pul- vérisée dans l’atmosphère avant de rejoindre l’écume des embruns. Là, entre les rochers qu’a usés à la longue le cuir de son ventre pendant, on peut suivre le rhinocéros à la trace. C’est un mâle apocalyptique, noir comme la nuit, de l’obscurité faite chair, pesant, inébranlable et fort comme le roc. Il barrit de colère, du furieux désir de se ruer contre un autre roc animé de la même fureur, aussi noir, aussi fort que lui. Il renifle bruyamment l’air où il flaire l’odeur d’un ennemi. Quand il redresse brusquement la tête, sa terrible corne met une blancheur dans les ténèbres. Le chasseur voit tout cela, comme si ses yeux perçaient vraiment la nuit. Ah ! misère de ne pouvoir atteindre un pareil gibier ! De dépit, ses poings se crispent ! Le sommeil de l’indigène a été troublé. Il se relève ; – le jeu mobile de la flamme accentue la grimace de ses pommettes saillantes et de son menton fuyant. Il conte quel moyen les indigènes emploient pour tuer sans s’exposer le rhinocéros, l’animal le plus fort, le plus téméraire, le plus dangereux à affronter de la forêt vierge. Dans le sentier qu’il s’est creusé lui-même ils plantent, pointe en l’air, un couteau, le rhinocéros s’y déchire le ventre. Le chasseur ne daigne pas répondre. Peut-être n’a-t-il même rien entendu de cette histoire où il était question de sécurité et de proie facile. La vie, la mort ; la passion de cette mystérieuse antinomie remplit seule à pleins bords son âme et ses sens, comme deux forces égales qui se stimulent l’une l’autre.

    Augusta10.pngIl y a si longtemps qu’elle le possède, lui qui a vécu solitaire et qui déjà commence à vieillir, qu’il lui semble que ç’a toujours été ainsi. Elle a grandi au cours des années de sa vie de chasseur ; elle est devenue sa passion dominante, il n’en connaît plus d’autre. Aussi quel trouble dans un âme, lorsqu’inopinément, un jour qui ne différait en rien des autres jours, comme il était embusqué dans la forêt, à l’affût d’un gibier, n’importe lequel, pour peu qu’il y eût quelque chose à tuer, un sentiment surgit en lui, devant quoi la grande passion de sa vie dut plier et s’effacer. À l’heure qu’il est, il ne se rend pas compte lui-même de ce qui lui est arrivé.

    Il était à l’affût, dissimulé au bord d’une clairière, au cœur de la forêt, épiant d’un œil attentif ; son serviteur, à quelques pas de lui, était embusqué pareillement. Ils tenaient en leurs mains la mort de bêtes sans nombre ; dispos, ils attendaient la chance. Les premiers rayons du soleil levant s’irradiaient dans le vert tendre de la prairie toute mouillée de rosée ; une profusion de petites fleurs roses y flamboyaient, celles du mimosa-sensitive, si légères que leurs houppes semblaient traversées de lumière.

    Quelque chose, tout à coup, fit craquer le sous-bois, et presque en même temps, fendant l’épaisseur verte du taillis, deux bêtes surgirent dans la zone ensoleillée de la prairie ; l’une brune, l’autre marquée de jaune et de noir.

    L’espace d’une seconde elles s’arrêtèrent. La pleine lumière les éblouissait-elle ? Puis, preste comme un coup de vent dans les branches, l’une prit la fuite ; l’autre la poursuivit, coupant de biais la prairie, et ce fut alors une partie en règle, une course folle décrivant ses cercles dans l’herbe émaillée de fleurs. C’était un jeune faon lutinant un tout petit tigre.

    augusta de wit,indonésie,pays-bas,littérature,chasseLe faon avait encore la raideur du premier âge dans ses fines et longues extrémités ; il cambrait d’un air mutin sa petite tête au museau allongé. Son front n’était encore couvert que d’une douce toison frisée. Chaque fois qu’il faisait mine d’allonger un coup de tête à son compagnon de jeu, il faisait des quatre sabots à la fois un bond de côté, auquel il n’était évidemment pas préparé lui-même et qui le laissait tout effaré.

    Le petit tigre était tout rond : grosse petite tête soyeuse, grosses petites pattes, petit corps ventru gonflé de la douce tétée maternelle. Il avait près des babines une strie de poils blancs qui les faisaient paraître trempées de lait. Il courait de toutes ses forces, les oreilles aplaties en arrière ; il filait comme un trait, disparaissait dans l’herbe, tapi sur lui-même, guettait son compagnon, se jetait sur le flanc pour le laisser venir. On le distinguait à peine de la prairie ensoleillée ; les lignes noires de son pelage se confondaient avec les ombres des tiges et des longues herbes. Le faon approchait avec prudence, la tête en arrêt, gauchement campé sur ses petites jambes raides. Au repos, il ne semblait qu’une petite motte de terre brune, avec des taches de lumière tamisées par un feuillage immobile. Aplati contre terre, le petit tigre rampait vers lui ; ses omoplates saillaient, sa petite queue frémissait. Au moment où il se ramassait pour bondir, le faon s’enlevait par-dessus lui dans un saut de cabri qu’il ne put pas arrêter aussi vite qu’il eût voulu. Quand il put se reprendre le tigre était déjà à l’autre bout de la prairie. Voilà le petit faune à ses trousses, giclant la rosée, à travers l’herbe humide et les fleurs. Le petit tigre courait comme court le vent dans les vagues des hautes herbes. Le petit faon bondissait comme le vent qui plie les fougères et les broussailles. Le poil strié du petit tigre faisait une tache de soleil d’or, celui du faon une tache de soleil fauve.

    Puis brusquement, comme s’arrête le vent et que le rais de lumière s’éteint, tous deux avaient disparu de la prairie.

    Augusta1.pngL’indigène maronne entre ses dents qu’il était peu probable qu’on les voie revenir. Alors seulement le chasseur comprit qu’il avait laissé s’écouler du temps. Était-il bien possible qu’il fût resté là, souriant, oubliant son fusil ? Il lui semble voir le même sourire sur le visage de son serviteur.

    Il rentra à pas lents, sans parler.

    Le soir, quand les indigènes vinrent au rapport, ils reçurent bien leur piécette blanche, mais le maître ne posa aucune question et n’appela pas son serviteur.

    Il resta longtemps encore dans l’obscurité, conscient de la présence d’un autre lui-même qui lui était encore étranger. Les cigales chantaient dans la verdure, les étoiles s’allumaient au ciel.

    Dans le calme et la merveilleuse douceur de l’heure, il percevait une note de joie qu’il n’avait encore jamais trouvée dans le chant monotone des cigales. Seraient-ce les étoiles qui le font penser, – il ne s’en peut défendre – aux yeux de sa jeune maman, morte alors qu’il n’était encore qu’un enfant ? 

     

    * Hameau.

    ** Ces gourdes sont cylindriques, coupées entre deux nœuds d’un tronc de bambou.

    *** Petit carnassier javanais, assez semblable au putois.

     

     

     

    « Le chasseur. Histoire javanaise »

    Traduit du hollandais par A.D.L. Mague

     

    La Revue de Hollande, octobre 1915, p. 456-466.

     

     

    Augusta12.png

     

     

    Les photos en noir et blanc

    sont empruntées au livre d’Augusta de Wit,

    Java. Feiten en fantasiën, La Haye, Van Stockum, 1907.

     

     

     

  • La Haye, 1915

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    Louis Couperus,

    badin et grave

     

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    En octobre 1915, dans son quatrième numéro, le mensuel La Revue de Hollande publie sans nom d’auteur, au sein de la rubrique « Notes, faits et documents », deux textes brefs consacrés à la ville de La Haye et aux chroniques de Louis Couperus (Coupérus) – la situation internationale avait contraint le romancier, établi depuis de nombreuses années à l’étranger (Nice, Italie…), à renter début 1915 au pays. Deux pages frivoles en une époque grave, la seconde proposant une traduction partielle de la courte prose « Meditatie over het mannelijk toilet » (« Méditation sur la toilette masculine »).

    RevueHollande.pngPour distraire son lecteur et égayer son âme, Couperus maniait souvent une plume en apparence insouciante ; c’est au cours de l’été 1915 qu’il publie par exemple  la saynète « De tweede blik » (« Le Deuxième regard »). À l’époque du premier conflit mondial, ses Brieven van den nutteloozen toeschouwer (Lettres d’un observateur inutile), œuvre rédigée à Munich et Florence en août et septembre 1914, et d’autres chroniques, dont beaucoup paraissent dans Het Haagsche post ou Het Vaderland, témoignent toutefois de la gravité qui l’habitait. Ainsi, dans « Cosmopolitisme » (mai 1916) dénonce-t-il l’illusion du progrès – l’homme moderne n’est pas forcément plus élevé que le sauvage – et l’illusion du cosmopolitisme, idéal dans lequel beaucoup voyaient la panacée. « De terugkeer » (Le retour, mars 1915), « Een Hagenaar terug in Den Haag » (Un Haguenois de retour à La Haye, mars 1915) décrivent les sentiments ambivalents et le désarroi de l’écrivain en « ces temps étranges et sans précédent » ; pour la première fois de sa vie sans doute, Louis Couperus éprouve un certain réconfort à vivre dans son « cher petit pays » qui saura préserver sa neutralité.

     

    Extraits de l’adaptation télévisée

    du roman haguenois de L. Couperus

    De boeken der kleine zielen (Les Livres des petites âmes)


     

     

    La Haye pendant la guerre

     

    Ce n’est plus la ville aristocratique et paresseuse, accueillante aux touristes et aux diplomates, retraite des Hollandais enrichis, mais bien un centre tout nouveau, plus vivant, aux éléments un peu disparates. Est-ce M. Louis Coupérus, le subtil romancier des mœurs de La Haye (1) qui nous montrera cette ville sous son aspect actuel ?

    Debergvanlicht.pngSi l’auteur de Héliogabale (2) dédaignait de noter les mille aspects de la capitale hollandaise, nous y perdrions un tableau qui, dans ses proportions modestes, n’en serait pas moins attrayant et singulier.

    Nous ne verrions pas les êtres qui peuplaient La Haye pendant la guerre.

    Il est quatre heures de l’après-midi. Les promeneurs, nombreux, indisciplinés, encom- brent la chaussée, tandis que les cyclistes exécutent sur le trottoir, ainsi que sur les gens et les bêtes, des virages gracieux et soudains. Un gamin siffle Tipperary (3). Le tramway de Schéveningue verse, tout à coup, sur le Plein – la grand’place de la ville – un essaim de jeunes filles tout de blanc habillées. Les membres de la Société « de Witte » (4) sont installés autour de petites tables, en plein air, sur la place. Ils dégustent de savoureux Schiedams et nous admirons la coutume charmante qui leur permet d’interrompre la circulation dans la ville.

    Les gens vont et viennent, parmi les soldats bruyants. Des enfants qui jouent à la guerre, drapeaux en tête, tambours battants, sont prêts à s’entretuer, comme les grands.

    Les étrangers flânent, s’arrêtent aux librairies où flamboient les brochures de propagande – venant toutes d’Allemagne, ou presque – noyant sous leur masse les réquisitoires nets et sincères d’un Bédier (5) ou d’un Pierre Nothomb (6).

    Si M. Louis Coupérus négligeait de noter ses impressions, nous ne verrions pas non plus, le réfugié belge, bon enfant, expansif, mais plein, sous des semblants de gaîté, de la tristesse de son exil.

    CouperusCaric.pngQuand le crépuscule descend sur la ville et que le parfum des tilleuls du Lange Voorhout s’exaspère, le traducteur de la Tentation de saint Antoine (c’est toujours de M. Louis Coupérus qu’il s’agit) (7) aura-t-il voulu voir les couples enlacés qui vont dans les bois qu’emperle déjà la rosée, ou vers les dunes, baignées d’un clair de lune transparent, dire, dans ce hollandais un peu rauque, les seuls mots qui paraissent toujours nouveaux ?

    Il nous montrera peut-être le Vivier, gris et rose à l’aube, à midi, doré, et noyé le soir de pourpre et d’émeraude ; le Binnenhof, précis comme un joyau, mais non point tels qu’ils étaient avant la guerre, car les Pays-Bas, quoique neutres, ont senti passer le grand souffle de l’orage. L’écho des canonnades retentit, chaque jour, jusqu’ici, et cette contrée, si même elle ne fut pas héroïque, en 1915, fit son devoir tout entier : bonté dans l’accueil, hospitalité large et sûre.

     

    (1) Les grands romans haguenois de Louis Couperus étant Eline Vere (1889) et Van oude menschen, de dingen, die voorbij gaan... (1906, traduit par S. Roosenburg sous le titre Vielles gens et choses qui passent…, éd. Universitaires, 1973. On préférera la version anglaise d’Alexander Teixeira de Mattos : Old People and the Things that Pass).

    (2) De berg van licht (1905-1906, La Montagne de lumière), roman dans la veine de Salammbô qui brosse une fresque de la décadence romaine à l’époque d’Héliogabale.

    (3) It’s A Long Way to Tipperary, air de music-hall (1912) dont le refrain était sur de nombreuses lèvres pendant la première guerre mondiale.

    (4) Créée en 1802, la Societeit De Witte est toujours un lieu de rencontre pour les notables, ouvert aux femmes depuis 1998. Elle dispose d’une riche bibliothèque abritée dans des salles Art déco.

    JosephBédier.png(5) Le médiéviste Joseph Bédier (1864-1938), à qui l’on doit  d’excellentes éditions de Tristan et Yseult et de La Chanson de Roland, s’était mis au service de l’état-major français. Élu en 1920 à l'Académie française. (photo)

    (6) L’écrivain belge Pierre Nothomb (1887-1966) qui publie durant cette période Les Barbares en Belgique ou encore La Belgique martyre.

    (7) Sur la traduction-adaptation de la Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert par Louis Couperus, on lira : Bertrand Abraham, « La Tentation de saint Couperus », Deshima, n° 4, 2010.

      

     

     

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    Palais de la Paix, La Haye, inauguré en 1913 :

    À louer ou à vendre pour cause de faillite

     

     

    Louis Coupérus et la mode masculine

     

    À La Haye, un magasin d’habillements pour hommes a eu l’idée originale d’inviter quelques auteurs et dessinateurs hollandais à composer, au profit du « Comité royal et national de secours », un livre (1) qui traite de la grave question de la toilette masculine. Les différents collaborateurs se sont acquittés de leur tâche avec grâce et avec esprit.

    Piet van der Hem (2) sait camper un snob de Néerlande tout aussi bien qu’il drape un toréador. Jan Feith (3) fait d’ingénieuses comparaisons entre la toilette de notre père Adam et la sienne.

    CouperusBrieven.pngLouis Coupérus, qui a promené sa curiosité à travers tous les siècles, se plaît à faire l’apologie du costume moderne, et y réussit. « Il est possible, dit-il, que nos vêtements masculins soient absolument laids ; il faut reconnaître cependant qu’ils sont aussi d’une beauté relative. Et pourquoi ne nous sentirions-nous pas heureux de porter quelque chose de relativement beau ? Ferais-je un meilleur effet en ce monde et dans cette vie, si j’allais me parer d’une chlamyde ou d’un chiton classiques, ou d’un costume moyenâgeux, d’un brocart de l’époque renaissance, de ‘‘canons’’, de rubans, d’aiguillettes du temps de Louis XIV ? Mais non, cela ne serait pas en harmonie avec le demi-ton, la grisaille, de notre vie… Dans nos multiples existences de modernité fiévreuse il nous faut un costume collant, bien coupé, bien ajusté. Le costume moderne c’est l’armure dans la lutte pour la vie, il s’adapte merveilleusement à l’existence moderne, et c’est pourquoi il est devenu harmonieux et beau…

    Et ne dites pas que nous y perdons toute individualité. Le maire de village qui promène dans une redingote sa corpulence et sa bonhomie se distingue tout de suite du diplomate correct et impassible portant le même costume, et dans un restaurant chic, l’élégant maître d’hôtel garde au milieu des dîneurs, en habit comme lui, son élégante silhouette. » (4)

    Si ses merveilleux contes et ses beaux romans déjà ne nous l’avaient appris, cette « méditation sur la toilette masculine » nous prouverait une fois de plus que Monsieur Louis Coupérus a « des lumières sur tout ».

     

    (1) Le texte a paru dans Kleeding en de man (septembre 1915) à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau bâtiment. Il est reproduit dans la volume 49 des Œuvres complètes de Louis Couperus : Ongebundeld werk, L.J. Veen, 1996, p. 153-156. Le 21 mars 1914, en guise de chronique hebdomadaire, l’écrivain avait publié dans Het Vaderland « Mannelijk toilet » – pages portant sur le même thème et dont on retrouve certaines tournures dans « Meditatie over het mannelijk toilet » – reproduit dans le volume 27 des Œuvres complètes : Van en over mijzelf en anderen, L.J.  Veen, 1989, p. 426-432).

    (2) Piet van der Hem (1885-1961), peintre et dessinateur (politique) né en Frise. Il fit ses études à Amsterdam avant de vivre à Montmartre (1907-1908). Représentant du luminisme, il devint un portraitiste reconnu.

    deoorloginprent1.png(3) Jan Feith (1874-1944), auteur prolixe, journaliste, dessinateur, caricaturiste et sportif néerlandais. Il a publié en 1915 De oorlog in prent (La Guerre illustrée). On lui doit entre autres un roman intitulé De reis om de wereld in veertig dagen of De zoon van Phileas Fogg (Voyage autour du monde en quarante jours ou Le fils de Phileas Fogg) publié en 1908, huit ans après qu’il eut rendu visite à Jules Verne.

    (4) L’auteur a traduit cinq fragments du texte original.

     

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    signature autographe de Louis Couperus, 1916

     

     

  • Un Hollandais chez Edmond de Goncourt

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    Edmond de Goncourt, par Ph. Zilcken

      

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     Edmond de Goncourt (1895), photo de Ph. Zilcken

      

     

    Dans le premier numéro de La Revue de Hollande (juillet 1915, p. 62-66), l’artiste néerlandais Philippe Zilcken revient, en français, sur les liens qu’il a entretenus avec Edmond de Goncourt (1) et édite une photographie inédite de l’écrivain. Sous le titre « Quelques souvenirs sur Edmond de Goncourt », il écrit :

     

    « Je crois être le seul Hollandais qui ait connu personnellement Edmond de Goncourt, mais comme il est toujours très délicat de parler de soi-même, ce n’est qu’avec scrupules que j’en viens à publier les souvenirs des excellents rapports que j’ai eus avec lui.

    edmond de goncourt,zilcken,la revue de hollande,histoire littéraire,peinture,photographie,japonVers 1881, avec l’audace et la spontanéité de la prime jeunesse, je m’étais permis d’écrire au ‘‘parfait gentilhomme de lettres’’ à propos d’un article, très important alors, concernant l’art japonais, qui avait paru dans Le Figaro.

    Manette Salomon m’avait révélé le talent et les goûts de l’écrivain-artiste, et le livre s’était rapidement répandu dans les ateliers de La Haye (2).

    Edmond de Goncourt me répondit immédiatement ; sa lettre, reproduite ici, constitue une profession de foi, non sans intérêt au point de vue de l’histoire de l’art à cette époque.

    27 mars 1881 

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    Dans ce temps-là, M. Lefebvre de Béhaine, le cousin des de Goncourt dont il est question plusieurs fois dans le Journal, était Ministre de France à La Haye. Le comte et la comtesse de Béhaine me firent l’honneur de visiter mon atelier, de sorte qu’il est possible que ce qu’ils dirent de moi, avec trop de bienveillance, contribua à me faire bien accueillir par l’écrivain…

    Il est certain que cette année 1881 j’eus le vif désir d’aller lui rendre visite.

    Dans le but de faire ce petit voyage, j’avais assez largement brossé une toile Mars en Hollande (3), très simple de composition, et assez lumineuse, que j’envoyai directement au jury du Salon, qui l’admit avec un bon numéro ; alors le bruit courut à La Haye que ce tableau avait été envoyé à Paris ‘‘par voie diplomatique !’’ Je partis le 26 Avril, le cœur léger et plein d’espoir. Arrivé à Paris, je reçus très heureusement une lettre d’Edmond de Goncourt, qui m’avait suivi, m’invitant en ces termes à aller le voir : 

    Goncourt3.png 

    Mais j’ignorais encore l’adresse de l’écrivain, que j’avais demandée en vain à la Société des Gens de Lettres. L’idée me vint alors d’aller chez Mme Desoije, la marchande d’objets japonais qui contribua beaucoup à faire connaître l’art nippon. Mme Desoije me renseigna très aimablement et m’offrit même de me mettre en rapport avec des amateurs de peinture qu’elle connaissait.

    Le mercredi venu, je pris le bateau-mouche, le moyen de transport que j’ai toujours préféré par-dessus tous les autres à Paris, et je débarquai bientôt à Auteuil, où je découvris sans peine la villa (53) du Boulevard de Montmorency.

    Ph. Burty par Carolus-Duran

    edmond de goncourt,zilcken,la revue de hollande,histoire littéraire,peinture,photographieEdmond de Goncourt me reçut dans le vestibule, avec sa courtoisie si distinguée et me conduisit dans son cabinet de travail, où plusieurs personnes étaient réunies ; il me présenta à Philippe Burty, le pénétrant critique d’art, et à de Nittis, le délicat peintre de La Place des Pyramides (actuellement au Musée du Luxembourg).

    Bientôt ces visiteurs partirent, et de Goncourt me tendit son paquet de Maryland et du papier à cigarettes, et nous causâmes, tout en fumant et en admirant, à travers la légère buée bleue, les merveilles qui ornaient le célèbre cabinet de travail, les foukousas incomparables, les éventails, les laques, les bronzes.

    Puis il me montra les admirables dessins de Boucher et les Clodion qui ornaient le salon et la salle à manger, les arbustes rares de son jardin, – gelés pour la plupart pendant l’hiver, – toutes ces choses qu’il adorait et dont il a longuement parlé dans La Maison d’un artiste et dans le Journal.

    Avant mon départ nous remontâmes dans le cabinet de travail où de Goncourt me montra ses épreuves d’état de Gavarni, aux noirs veloutés, aux gris légers et vaporeux, et nous causâmes encore longtemps.

    Je qualifiai dans mes notes cette visite chez le raffiné artiste et collectionneur, de « rêve », et j’en rapportai une impression ineffaçable et infiniment précieuse.

    En 1883, j’allai, en souvenir de Manette Salomon, me promener et travailler le long de la Bièvre, excursion d’où je rapportai quelques dessins et une petite eau-forte que, rentré chez moi, j’envoyai à l’écrivain qui me remercia en ces termes : 

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    La lecture des œuvres des Goncourt a certainement influencé considérablement mon développement en général. Aussi il est certain que si, en 1883, je suis parti pour peindre en Algérie, c’est à la lecture de leurs descriptions suggestives d’un Orient peu connu que je fis ce voyage à la recherche de la lumière, voyage qui a edmond de goncourt,zilcken,la revue de hollande,histoire littéraire,peinture,photographie, Japonété un des tout premiers voyages d’études en Orient entrepris par un peintre hollandais. Ce n’est que plus tard que Bauer, Haverman, Le Gras, commencèrent leurs pérégrinations dans les pays de lumière, d’où ils rapportèrent des œuvres d’une notation nouvelle et imprévue.

    À partir ce cette époque j’allai presque toujours voir Edmond de Goncourt lorsque je traversais Paris.

    Et les années se passèrent.

    Nu, dessin de Ph. Zilcken

    Un petit événement contribua à resserrer les liens de sympathie qui me liaient à l’écrivain.

    En 1893, le Théâtre Libre vint donner en Hollande des représentations de La Fille Elisa. Un critique assez autorisé écrivit dans les journaux une lettre à Antoine, lui reprochant, – l’éternelle rengaine ! – les ‘‘ordures’’ de la pièce. J’eus le plaisir de publier une défense de l’œuvre émotionnante, en réponse à l’attaque du critique.

    Cette escarmouche me valut la carte de visite ci-jointe :

    Goncourt7.png 

    En 1892, Verlaine était venu donner chez nous et en Belgique la série de conférences dont il parle longuement dans ses Quinze jours en Hollande.

    J’avais fait des études à la pointe-sèche d’après ‘‘le doux poète’’, et paraphrasant un croquis de Toorop, j’avais exécuté une assez grande planche que j’exposai à Paris. De Goncourt m’écrivit qu’il désirait que je fisse son portrait dans la même note. Ainsi, dans une lettre (21 janvier 1895) parlant de son ‘‘banquet’’ – à l’occasion duquel j’avais réuni un certain nombre de signatures de nos premiers écrivains et artistes sur un parchemin qui fut remis au jubilaire à cette fête,  – il ajoutait : ‘‘je suis comme Rops, et trouve très beau votre Verlaine’’, et plus loin, ‘‘cet article (un article paru en Hollande sur le banquet) à ravivé chez moi le désir d’avoir l’eau-forte de mon portrait par l’auteur de l’article’’ (4).

    tableau de Ph. Zilcken

    edmond de goncourt,zilcken,la revue de hollande,histoire littéraire,peinture,photographieEn avril je partis pour Paris et chaque matin l’omnibus me menait à Auteuil, où le Maître me recevait dans son fameux ‘‘grenier’’, où j’admirai entre autres choses d’art, des dessins aquarellés de Jules. Je préparai mon travail en faisant des croquis et j’esquissai même une planche d’après nature.

    Inopinément je fus obligé de rentrer chez moi ; il fut convenu que je reviendrais bientôt reprendre mes études. Mais une grave maladie d’un des miens me retint à La Haye, et peu de temps après Edmond de Goncourt mourut assez soudai- nement.

    Ainsi cette pointe-sèche fut interrompue par la Mort. Il est seulement resté de ces séances une photographie que je fis un matin dans le grenier ensoleillé, et qui survit, faible image, rendant toutefois bien le caractère sculptural, la grandeur puissante, alliée à la plus subtile délicatesse du masque de l’exquis artiste. »

    Mai 1915

     

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    Dédicace de Ph. Zilcken à E. de Goncourt

    Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris 

     

     

    (1) Voir entre autres ici, note 1.

    edmond de goncourt,zilcken,la revue de hollande,histoire littéraire,peinture,photographie(2) Dans son autobiographie, alors qu’il évoque la figure du professeur Ten Brink, Ph. Zilcken écrit : « Au Lycée, j’ai eu le plaisir de lui raconter que j’avais découvert, dans un cabinet de lecture, un ouvrage des Goncourt (Manette Salomon), qui m’avait enchanté, mais Ten Brink ne connaissait pas encore ces auteurs, que j'ai été le premier à faire apprécier en Hollande comme, plus tard aussi, Verlaine. » (Au jardin du passé, 1930, p. 15). Zilcken poursuit en disant qu’il doit peut-être d’être devenu un « japonisant » et d’avoir fait la connaissance d’Edmond de Goncourt à la fascination qu’il éprouva pour des nobles japonais alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Relevons que Manette Salomon est en cours de traduction en langue néerlandaise.

    (3) Dans Au jardin du passé (p. 33), la toile s’intitule Moulin en Hollande. Voici comment Zilcken relate dans ce volume (p. 34-35) sa rencontre avec Edmond de Goncourt :

    Goncourt8.png

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    (4) Allusion à l’article « Hulde aan Edmond de Goncourt » publié par Philip Zilcken dans De Amsterdammer, 24 février 1895, p. 4-5. Ph. Zilcken a publié d’autres contributions en néerlandais sur Edmond de Goncourt, par exemple dans le même hebdomadaire culturel amstellodamois (17 et 24 mars 1895) et dans le mensuel Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift de 1896 (p. 222-233), article dans lequel il reproduit l’autographe suivant ainsi que le faire-part de décès du romancier :

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  • Souvenir de jeunesse

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    L’émoi amoureux selon Cyriel Buysse

     

    Une pièce écrite en français par le romancier flamand Cyriel Buysse qui, établi à La Haye avec son épouse hollandaise, se remémore une page ingénue de ses jeunes années.

     

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    La Lys en Flandre est une rivière bien douce et bien charmante… Douce, et paisible, et heureuse, elle coule très lentement,elle coule à peine, au long de ses nœuds lâches et de ses boucles allongées, entre des rives fleuries et vertes, qui, légèrementondulent.

    Une poésie intime l’enveloppe et l’environne. On a toujours envie de parler doucement et de sourire sur les bords enchanteurs de laLys. On y voudrait, comme l’alouette, planer très haut dans lecielpâle et calme et y chanter la mélodie sereine des joies simpleset claires : de la fertilité des belles campagnes, de la noblesse de l’utile travail, du charme berceur des repos mérités. 

    Les champs luxuriants et embaumés descendent de loin en pentes allongées vers la Lys. On les dirait comme attirés d’un glissementirrésistible ; on dirait qu’ils veulent voir et jouir, et baigner dans la douceur exquise de l’atmosphère qui se dégage de la Lys. 

    Il y a des fermes sur les bords, et des villages, et des moulins et des clochers. De blanches maisonnettes s’y mirent, avec des volets verts et des toits roses. Des arbres s’y penchent, grands écrans de saine verdure sur le ciel bleu ; et des barques y glissent, grises, silencieuses et lentes, avec un pêcheur qui descend son filet ou qui laisse pendre sa gaule. Et partout dans les beaux pâturages se meuvent les riches troupeaux : ici les vaches brunes et blanches, pareilles à de très grandes fleurs brillant au soleil sur la nappe verdoyante ; là les fortes juments et les poulains folâtres, qui soudain, parfois, partent, crinière au vent dans un galop désordonné et bref, faisant trembler le sol et s’envoler les mottes de terre.

    Puis, peu à peu, à mesure qu’on descend vers le sud, l’aspect de la rivière et du pays changent. Une vie plus intensive se manifeste, l’aire est plus habitée, les grandes métairies se multiplient, des cheminées d’usine s’élèvent, l’onde elle-même semble vibrer d’une agitation secrète et bientôt apparaît, à droite, à gauche, sur les deux berges plates, un large et long fourmillement de petits cônes grisâtres, qui semble s’étendre et se multiplier à l’infini avec les sinuosités capricieuses de la rivière. Un monde de travailleurs y est occupé ; des chalands se chargent ou se vident, des meules s’érigent ou se disloquent, de lourds chariots vont et viennent et l’atmosphère entière est saturée d’une odeur douceâtre et pénétrante, qui semble l’odeur même, vitale et chaude, de tout un peuple et de tout un pays en travail absorbant et effréné.

    C’est le pays du lin, la contrée la plus riche et la plus prospère de la Flandre ! Riche et forte avec exubérance ; belle d’une poésie particulière et farouche ; belle et noble de son ardeur vivace au grand air, au grand soleil, au grand travail !

     

    *

    **

     

    cyriel buysse,flandre,revue de hollandeSouvent, jadis, je venais dans ce pays. J’y avais des affaires. Généralement, j’y passais trois fois par semaine. J’arrivais par un des premiers trains du matin et puis, à pied, je faisais des lieues, suivant la rivière, allant d’usine à usine, de métairie en métairie.

    J’aimais cette vie, je me sentais heureux dans ce milieu. Maintenant encore, quand j’y pense, quand je songe à ce pays que j’ai tant aimé et que je ne reverrai peut-être plus, je sens des bouffées de chaleur et de tendresse émue me monter au cœur. Je marchais d’un pas alerte et vif le long des sentiers embués de rosée, je regardais les choses de mes yeux enthousiastes et clairs, j’échangeais un bonjour enjoué avec les passants et parfois je faisais un bout de causette avec eux. J’avais cet âge heureux où l’on sent que le monde vous appartient et où l’avenir apparaît comme un vaste horizon de lumière qui ne recèle que bonheur et beauté !

    Il y avait encore pour moi un autre charme étrange et tout particulier à ces excursions. Chaque fois, régulièrement, au même endroit et à la même heure, je rencontrais sur ma route une jeune paysanne accorte et jolie !

    Elle avait des yeux et des cheveux noirs, des joues roses et un doux et caressant sourire. Elle me disait bonjour, souriait et passait. Je répondais de même et c’était tout.

    C’était peu, mais cela suffisait au léger bonheur, à la félicité ambiante qui était à cette époque comme l’atmosphère même de mon insouciante vie. J’ignorais son nom et je n’éprouvais nul besoin de le connaître. Je ne savais si elle avait un amoureux, qui sait ! un mari, un amant peut-être. Tout cela m’était indifférent ; il me suffisait de la voir, de la rencontrer de nouveau à chacun de mes voyages et de recevoir son gentil salut et son joli sourire, de même que je revoyais chaque fois avec le même plaisir la Lys charmante avec ses poétiques méandres, avec ses berges et ses rives, avec les champs, les fermes et les arbres, avec les moulins et les clochers, avec toute la vie ardente et magnifique de ma belle Flandre, au grand soleil d’été.

    Car je n’y venais que l’été, dans ce pays du travail et du lin. J’y arrivais comme un oiseau migrateur, attiré par la belle saison ; et avec les feuilles mourantes je disparaissais, pour n’y plus revenir avant le renouveau prochain.

    Alors, parfois, pendant le long hiver, je pensais vaguement à elle. Que faisait-elle durant ces jours d’une infinie tristesse, lorsque la bise hurle et siffle dans les cimes dénudées, lorsque de noirs nuages semblent peser comme des montagnes de plomb sur la campagne désolée ou lorsque les frimas et les brouillards l’enveloppent et la noient ainsi qu’une chose vague et molle, qui a cessé de vivre ! Etait-elle là, dans une de ces grandes fermes tristes et sombres, assise au coin de l’âtre, auprès des vieux et des vieilles, à écouter de dolentes histoires de jadis ; ou travaillait-elle à des besognes rudes, comme font les autres gars et filles de fermes ? Et la reverrais-je au printemps, comme les autres années, jolie et accorte, me souriant de ses beaux yeux et de sa bouche rose, heureuse, elle aussi, de revoir ce monsieur qu’elle rencontrait toujours sans le connaître, ce jeune inconnu insouciant et heureux, qui lui rendait fidèlement son salut et son sourire et qui tous les ans s’en revenait et repartait mystérieusement avec les beaux jours, avec les fleurs et les oiseaux ?

    Je ne savais et, quelquefois, je souffrais de ne pas savoir. Je me reprochais de ne pas connaître au moins son nom, et d’ignorer totalement ce qu’elle faisait et où elle demeurait. Et bien des fois je me promettais de lui demander tout cela à la saison prochaine. Mais lorsque la saison nouvelle était venue et que je la rencontrais de nouveau comme tous les ans, fraiche, jolie, souriante, toujours à la même heure et à la même place, cela suffisait à mon facile bonheur et je passais, affable et enjoué, sans rien lui demander.

    Qui sait ? Peut-être craignais-je instinctivement de déflorer une douce illusion, une tendre poésie ? Pourquoi aurais-je demandé et qu’est-ce que j’aurais demandé ? Je ne désirais rien… rien de plus que cette rencontre régulière et fugitive, ce doux frôlement. Ce charme illusoire né d’un regard, d’un mot et d’un sourire.

    Combien de printemps, combien d’étés, combien d’automnes l’ai-je ainsi vue et rencontrée ? Je ne sais plus. Les ans ont passé et tout cela est si lointain, si inaccessible à présent. Je ne comprends même pas comment ni pourquoi le souvenir s’en impose encore en ce moment, et s’en impose avec une force si grande et si tenace, comme une obsession.

    Ce dont je me souviens, c’est qu’un jour de printemps, à l’un de mes retours, je ne la rencontrai pas. J’en fus frappé. J’étais tellement habitué de la voir, j’étais si sûr qu’elle devait être là, à telle heure, à telle place, que j’eus l’impression décevante comme si, à mon insu, quelque chose d’important avait été changé à ma propre vie.

    cyriel buysse,flandre,revue de hollandeJ’en fus troublé et vaguement inquiet. J’étais mécontent et agité, comme si l’on m’eût caché une chose que j’avais le droit de connaître. Je n’osais pourtant pas m’informer d’elle ; une sorte de fausse honte, d’étrange pudeur me retenait. Je finis par chasser l’impression désagréable de mon esprit en me disant que, sûrement, je la retrouverais à ma prochaine visite.

    Mais je revins et je ne la revis point. Alors je souffris réellement. Je m’arrêtai peiné, à l’endroit fixe de nos rencontres inévitables, je consultai l’heure qui était celle de tous les autres jours, je regardai longuement la berge sinueuse, et les peupliers qui gazouillaient au vent, et les grandes fermes, qui se tassaient au loin, dans l’opulence de leurs vergers ; je contemplai d’un long regard préoccupé toutes ces choses si familières et si connues et je me demandais qui pourrait bien m’éclaircir cet absorbant mystère, lorsque je vis venir, à ma rencontre un jeune garçon inconnu, un enfant qui tenait quelque chose de blanc dans sa main. Il ralentit sa marche en me voyant et une sorte de gêne rosit sa timide figure. On eût dit qu’il voulait m’aborder et n’osait point.

    - Est-moi moi que tu cherches, mon gars ? lui demandai-je avec douceur.

    Il me considéra longuement, comme s’il analysait scrupuleusement tous les détails de mon visage. Enfin il répondit, quelque peu hésitant :

    - Peut-être bien, monsieur.

    A mon tour, je l’examinais avec attention. Il avait des yeux vifs, des cheveux noirs et des joues fraîches. L’expression de ses traits ne m’était pas tout à fait étrangère. Je devais l’avoir rencontré déjà, ou il me rappelait une physionomie bien connue.

    - Et que me veux-tu, mon petit ? dis-je, avec un sourire encourageant.

    Il me tendit l’objet qu’il tenait dans sa main. Instinctivement, avec un léger frisson, je reculai d’un pas. La chose qu’il m’offrait était une de ces cartes mortuaires à image, encadrées de deuil, comme on en distribue dans les églises de Flandre, après un enterrement. Mon geste le troubla. Une expression de grande déception et de tristesse assombrit soudain sa juvénile figure et je vis scintiller des larmes dans ses yeux.

    - C’est de ma sœur, dit-il d’une voix rauque.

    De sa sœur ! Que voulait-il dire et qui était sa sœur ! Brusquement j’avançai la main et pris la carte. Au milieu se trouvait la pâle reproduction lithographique d’un portrait de jeune fille et au verso, sous la tragique croix noire, je lus un nom, un doux nom et deux dates, de naissance et de décès, bien rapprochées…

    Mes yeux se voilèrent, ma main trembla. C’était elle !...

    Alors, le jeune gamin parla. Sa sœur était tombée malade durant l’hiver. Longtemps elle avait toussé, puis elle avait craché du sang. Lentement, elle s’était sentie dépérir ; et, dans sa maladie, souvent, bien souvent elle avait parlé de ce monsieur si aimable et si poli rencontrait toujours l’été et dont elle ignorait le nom. Elle aurait voulu le revoir, elle eût voulu lui écrire, parce qu’elle s’intéressait à lui et qu’elle croyait que lui aussi s’intéressait à elle. Mais elle ne savait où le trouver. Alors, avant de mourir, elle avait fait faire son portrait, qui serait reproduit sur l’image de deuil distribuée à l’église. Et son petit frère avait dû lui promettre qu’il en garderait une, pour la remettre en son nom, comme souvenir, au monsieur étranger, comme tous les ans, lorsqu’il reviendrait à la saison nouvelle, comme tous les ans,dans le pays du lin…

     

    Je ferme les yeux et du fond de l’exil je contemple en mon souvenir attendri, cette douce et tendre image d’un si lointain passé.

    Je vois la rivière sinueuse, reflétant entre ses berges vertes l’immensité d’un ciel bleu sans nuages ; je revois les grands peupliers de la rive dont les feuilles transparentes gazouillent au vent ; je revois au loin le clocher du village, les cheminées d’usines, les moulins et les fermes ; je revois la vie ardente des travailleurs courbés à terre et la calme traînée des chalands qui glissent sur l’onde ; et puis je vois et j’entends ce jeune gamin doux et timide, qui m’apporte le dernier souvenir de sa sœur.

    Je n’y suis plus retourné. Je n’y retournerai jamais peut-être. Mais avant de quitter le jeune gars, je lui ai demandé où habitait sa sœur et de loin il m’a montré une petite maison solitaire, sur un léger coteau, près d’une route blonde, au milieu des champs.

    Elle est blanche avec une plinthe noire et un toit de chaume. Elle a une petite porte et deux petites fenêtres. Elle est entourée d’une haie vive dans laquelle il y a une petite grille peinte en gris et un noyer géant l’ombrage, comme un immense parasol.

    C’est là qu’elle habitait… J’ai demandé au gamin dans quelle chambre elle était morte et il m’a indiqué la fenêtre à gauche, à demi cachée par le tronc du noyer.

    Je ferme les yeux et je songe. Existerait-elle encore, l’humble chaumière blanche et grise, seule sous son immense noyer, sur le léger coteau ? A-t-elle résisté aux ans et aux tourmentes et qu’est-elle devenue dans le cataclysme épouvantable qui a ravagé et dévasté la patrie ?

    Est-il resté au moins, pendue au pauvre mur blanchi, encadrée de deuil et pieusement ornée d’une petite touffe fanée de buis bénit, une douce et pâle image à moitié effacée par le temps, image pareille à celle que j’ai reçue et qui dort, elle aussi, depuis de longues années au fond d’un vieux bahut en Flandre, comme dort, du repos éternel, dans la terre natale et sacrée, la naïve et charmante inconnue, que je n’avais fait qu’entrevoir dans la vie et qui pourtant, à l’heure dernière, avait pensé à moi.

     

    Cyriel Buysse 

     

     

    La Revue de Hollande, 2ème année, n° 2, août 1916, p. 125-130.

     

     

    Couverture : Anne-Marie Musschoot, Cyriel Buysse en Louis Couperus. Een ‘vreemde’ vriendschap, Couperus Cahier XII, Louis Couperus Genootschap, 2010 (sur l’amitié qui a lié deux écrivains que rien ne semblait devoir rapprocher).