En perte, délicieusement
Un poème : « une énigme qui touche en plein dans le mille »
Ainsi la mémoire
en vint à mendier. À croire
que plus rien ne survenait,
n’avait jamais commencé.
Né à Bruges en 1957, Bart Vonck, critique et traducteur réputé, est l’une des voix les plus importantes de la poésie flamande contemporaine. Il lui arrive d’écrire directement en français, par exemple dans la revue L’Étrangère. Parmi les poètes qu’il a traduits, citons Federico García Lorca, Antonio Gamoneda, José Angel Valente, Pablo Neruda, Cesar Vallejo, François Jacqmin, Guy Vaes et François Muir.
Bart Vonck, En perte, délicieusement, trad. Daniel Cunin et l’auteur,
Bruxelles, Le Cormier, 2018.
Le mot de l’éditeur
En perte, délicieusement est, après Malfeu, le deuxième recueil de Bart Vonck à être traduit en langue française. Ce livre, par son effet de longue portée qui tient à l’ampleur de ce qu’il explore, est appelé à faire événement. Cette écriture n’a rien d’une promenade laissée au hasard. L’auteur déploie une langue poétique avec une rigueur et une lucidité qui ne l’engagent pas moins à chaque instant sur cette voie où l’évocation de l’expérience de vie en sa dimension sensible, en sa venue, en ses battements et ses impulsions autant que ses élans, s’accorde à la puissance des formes de son expression sous les coulées de la conscience de soi. Une perspective sensible où tout concourt à sa constitution, y compris à son moment réflexif où est mis en jeu toute la mémoire, avec ses manques et ses oublis, celle du corps, celle de toute expérience conquise, y compris poétique. Cette poésie n’a absolument pas renoncé à la beauté. Mais non une beauté de forme et de surface, de jeu de langue, mais celle, au-delà du plaisant, d’un savoir intuitif en tant que plaisir, mais un plaisir qui engage toutes les dimensions de l’être, mettant en jeu encore une fois tout le corps, avec tous ses désirs, toutes ses blessures, dont la poésie est issue, et tous ses appels. Ce vers ne laisse pas de doute à ce sujet : Et de s’y être également écorché, / l’invité, l’intrus, celui qui ne soufflait mot. Elle s’attache à faire voir, à faire entendre et à faire sentir la profondeur de l’expérience humaine, ses enjeux et ses vérités. Les premiers vers nous placent d’emblée dans ces contours et échappées : Ce qui toujours a commencé à notre place / sans ressortir à aucune époque… Ou encore : Il nous faut faire avec ce qui a péri / et demeure… Un livre à lire et à méditer.
En perte, délicieusement
De la sorte jamais ça le moi.
Dans ses séquelles, la colle
attend encore la fracture.
Jamais ça de la sorte. Ça vit
dans des à-côtés, cultive des roses
dans les poussiers d’un poumon. Le moi,
de la sorte : sur pieds hésitants
sur la terre, avec la mauvaise
rumeur : quel jour est-ce
ce jour le moi ? Si ce n’est
pas le mien ? De la sorte ce
n’est jamais ça le moi. Si hier encore
ça récriminait sur une grâce,
à présent ça fait office de
chiche cobaye. À moins
que ça ne se perde délicieux
dans ce que ça amassait ?
Chaque jour bisbilles pour ce
que c’est le moi : le soir contrecarre
le roucoulement de l’hier.
De la sorte ça jamais et toujours.
Et gisant dans ses séquelles.
Et dans des à-côtés.
Et avec la mauvaise rumeur.
Le moi. Jamais ça de la sorte.
Bart Vonck lit « Bigbange feiten »