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Polyphonie et paysages de Flandre

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Un entretien avec Paul Van Nevel

par Sandrine Willems

 

 

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En 2001, deux ans après avoir réalisé le documentaire Philippe Herreweghe, et le verbe s’est fait chant, la romancière et réalisatrice bruxelloise Sandrine Willems en consacrait un à une autre grande figure du monde de la musique flamande : Paul Van Nevel, le fondateur de l’Ensemble Huelgas. Ce qu’elle a en réalité cherché à faire, c’est « un portrait, non pas de Paul Van Nevel lui‐même, mais plutôt de la polyphonie franco‐flamande envisagée à travers le regard du chef d’orchestre » qui mûrissait depuis de longues années un ouvrage sur le paysage des polyphonistes.

Ce magnifique ouvrage a enfin paru en 2018 aux éditions Lannoo sous le titre Het landschap van de polyfonisten. De wereld van de Franco-Flamands (1400-1600), autrement dit : Le Paysage des polyphonistes. L’univers des Franco-Flamands (1400-1600). Un volume agrémenté de magnifiques photographies de Luk Van Eeckhout - qui a marché des décennies durant dans la compagnie de Van Nevel - et d’un CD de l’Ensemble Huelgas.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasDans ce qu’il convient de considérer comme le testament spirituel de cette grande figure belge, nature, chant et musique se rencontrent en Flandre et dans le Nord de la France au fil d’une fresque tout aussi subjective qu’exaltante. De manière saisissante, Paul van Nevel expose combien le paysage a été déterminant pour les Franco-Flamands. Il s’agit de centaines d’artistes des XVe et XVIe siècles qui sont nés et/ou ont grandi dans ces régions. De jeunes chanteurs, des maîtres de chapelle, des organistes et des compositeurs qui ont laissé une « marque indélébile sur l’évolution de la musique polyphonique » sur notre continent.

Page après page, cette époque mouvementée et cette riche culture reprennent vie. L’auteur brosse un tableau complet et accessible de cette période dorée pour la Flandre et les régions voisines : 80 % des meilleurs compositeurs d’Europe occidentale venaient de là ! On retrouve le cadre naturel, religieux, architectural où les voix des polyphonistes résonnaient il y a 500 ans. Un voyage fascinant à travers des paysages qui, pour ceux qui restent encore en partie épargnés, respirent comme à la Renaissance, silence et beauté. « Il faut le dire, avance Rudy Tambuyser : le mal que le photographe et Van Nevel se sont donné pour capter les aspects visuels, variant avec élégance et calme du beau au mélancolique, est vraiment stupéfiant. Le but que s’assigne Paul Van Nevel dans ce livre va encore bien plus loin. Partant du constat en effet étonnant que pendant un siècle et demi la musique occidentale a été presque entièrement dominée par les ‘‘Franco-Flamands’’, des chanteurs et compositeurs issus d’une très petite région frontalière chevauchant partiellement la Flandre, il se met en quête de l’ADN de leur musique. Convaincu que celui-ci se trouve dans le paysage qui les environnait. »

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgasPréparant le tournage de Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel (Les Piérides), Sandrine Willems a recueilli en juin 2000 les propos du musicologue. Elle n’a pu en reprendre qu’une petite partie dans le documentaire. Nous reproduisons ci‐dessous un choix de propos extraits de ces entretiens. Il s’agit donc d’un avant-goût du livre non encore disponible en français.

 

 

Laissons d’abord la parole à Sandrine Willems

 

« À travers la musique, c’est l’homme de la Renaissance qui apparaît, avec son nouvel amour du terrestre et de la nature, son obsession de la mort, sa mélancolie noire parfois trouée d’une exubérante gaieté, toutes choses qu’incarnait si parfaitement Orlando de Lassus – et qu’incarne à nouveau, peut‐être, Paul Van Nevel.

» Les préoccupations les plus actuelles du chef d’orchestre constituent l’une des clés majeures pour la compréhension de cette époque et de sa musique : à savoir, l’étroite connexion existant entre les polyphonies et les paysages où elles ont vu le jour. Arpentant le Nord de la France et le Sud de la Belgique, accompagné d’un photographe, Van Nevel travaille en effet à un livre sur ce sujet. Il y montre qu’à l’époque où la peinture flamande “inventait” le paysage, et “l’accommodait” au regard, la mélancolie des plaines flamandes imprégnait indéfectiblement les compositeurs qui y étaient nés. Fait significatif, ceux‐ci revenaient souvent y finir leur existence, au soir d’une carrière “internationale”. Comme si ces lignes dépouillées, graphiques, qui délimitent là‐bas champs et horizons, étaient celles‐là mêmes qu’ils avaient toujours recherchées à travers leur musique.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» La Renaissance voit l’Homme, qui jusqu’alors s’était tant préoccupé de l’au‐delà, se tourner davantage vers l’ici‐bas. Il se met à rêver d’utopies plutôt que de Paradis, entreprend les voyages au long cours qu’il se contentait auparavant d’imaginer, et, de plus en plus sensible au caractère éphémère des choses, tente, tout en craignant la mort, de jouir de l’instant. Nourri de néo‐platonisme, il perçoit soudain l’ici‐bas comme un reflet de l’au‐delà, et l’amour humain comme une image de l’amour divin. Une aspiration à réformer les âmes se fait jour : retour aux harmonies de l’Antiquité et réforme du christianisme sont les deux visages d’un même bain de jouvence.

» De tout cela la musique se ressent, qui, dans sa recherche des proportions, tend vers un nombre d’or oublié, se greffe sur des poèmes d’amour de l’Antiquité ou mêle constamment textes ou mélodies profanes et religieuses – une chanson d’amour néoplatonicienne se fondant avec allégresse dans un motet à la Vierge. À moins qu’elle ne décrive les charmes d’une rose qui va mourir demain ou la saveur fugace d’un vin.

» Paul Van Nevel, qui partage le goût du terrestre et la mélancolie de la Renaissance, pratique la musique de cette époque depuis de nombreuses années. Toujours en quête de manuscrits originaux oubliés, ce chantre de la curiosité s’interroge aussi sur la vie concrète de l’homme de la Renaissance. Il restitue ainsi un monde où le temps était plus lent, quoique l’existence plus brève, où les morts veillaient sur les vivants, où le rêve régnait en maître, où les enfants imaginaient monts et merveilles à partir d’un rien, où l’on commençait à entreprendre de longs voyages, où le “paysage” s’inventait. Et Van Nevel, contemplant ces paysages franco‐flamands où tous les grands polyphonistes ont vu le jour, y retrouve les mêmes lignes que dans leurs compositions : grâce à lui, collines et vallées se mettent soudain à chanter Gombert, Manchicourt ou Lassus, et nous redevenons des rêveurs d’un autre âge. »

 


un extrait du documentaire

 

 

Écoutons à présent Paul Van Nevel

 

« […] J’ai commencé en 1971 en pensant que j’avais les deux pieds dans le Moyen Âge et la Renaissance. Dans les années 1980, avec l’expérience, je me suis dit : Soyons sérieux, oublions le rêve, il n’est pas possible de vivre en se croyant installé de plain‐pied dans la Renaissance, ce n’est pas possible parce que tout est différent, ce serait malhonnête de ma part de penser que je suis un homme de la Renaissance.

» […] La seule authenticité qui vaille, c’est d’entretenir avec l’œuvre telle qu’elle est écrite un rapport aussi direct et droit que possible. Dans une partition moderne, il y a toujours des indications en vue de la réalisation, de sorte qu’on lit en fait pour partie une interprétation de celui qui a transcrit l’œuvre ; ce qui revient à offrir au public l’interprétation d’une interprétation d’une œuvre originale. Or, je veux éviter autant que possible tout intermédiaire ; je suis musicien, je comprends le matériau musical, autrement dit je veux prendre mes propres décisions avec mon Ensemble. Voilà pourquoi la lecture de l’original me paraît très importante.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Sur la partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, toutes les voix sont retranscrites l’une en dessous de l’autre. On voit verticalement ce que l’on entend verticalement au même moment. Ce qui correspond à une idée apparue très tardivement dans la musique occidentale. À l’époque, chaque partie était écrite et présentée séparément. La dimension verticale était absente, et cela a des conséquences énormes pour les musiciens. En répétant, on essaie de se placer dans une perspective d’horizontalité, de linéarité correspondant à l’époque.

» Au début de la Renaissance, il n’existe presque pas de compositions spécifiques pour instruments, la musique instrumentale pure n’existe pratiquement pas sauf pour les danses. Par ailleurs, le répertoire vocal peut être joué (et est, de fait, joué) également sur les instruments, quitte à ce que certaines voix ne soient pas reprises.

» Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique en fonction des besoins : ça pouvait être pour une messe, une cérémonie à caractère politique, une procession, des fêtes, des banquets, pour toutes circonstances, y compris pour le lit. Ne disposant pas d’un temps suffisant pour écrire toute cette musique, ils ont inventé un système auquel ils ont donné le nom de contrapunte alla mente : il s’agissait d’improviser au moment même à partir d’une mélodie existante, transcrite en notes longues sur une partition écrite, devant eux, c’est ce qu’on nommait le cantus firmus ; ils appliquaient des règles contrapunctiques, chacun improvisait sa ligne, chaque chanteur observait les mêmes règles sans cependant savoir ce que son compagnon allait chanter au même moment que lui, ce qui produisait des dissonances. Il fallait bien que je puisse restituer ça un jour, et je suis persuadé que notre vision de l’interprétation de la musique écrite va changer lorsque nous finirons par avoir dans l’oreille une réalité que les chanteurs à l’époque ont écoutée, ont entendue tous les jours, une réalité que nous n’avons, nous, jamais entendue parce qu’elle n’a jamais été écrite.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] La véritable influence de l’Antiquité sur la musique est celle de l’humanisme, qui surgit au XVe siècle en Italie, et qui est concentré sur la relation texte‐musique. À partir du XVe siècle, sous l’influence de cet humanisme, les compositeurs accordent de plus en plus d’importance au texte. Ils s’efforcent d’exprimer le contenu, les affects du texte par la musique. Par exemple, s’il est question d’affects négatifs comme la tristesse, la mort, la souffrance, dans des textes comme Miserere mei, Deus, issu des Psaumes, ce sentiment de souffrance, de chagrin sera traduit par un mouvement lent, une ligne mélodique descendante.

Autre élément qui joue un rôle très important dans cette musique des XVe et XVIe siècles : la symbolique, c’est‐à‐dire quelque chose qu’on n’entend pas, mais qui est partie intégrante de la musique. Par exemple la symbolique des nombres. Il y a des musiques qui sont composées pour un nombre déterminé de voix, en fonction d’un arrière‐plan religieux, philosophique, symbolique. Par exemple le chiffre 7 est associé à la tristesse, parce qu’au Moyen Âge on s’est mis à vénérer Marie sous le titre de Notre‐Dame‐des‐Sept‐Douleurs. Ceci va se trouver transposé en musique, à travers des compositions à 7 voix. Matthias Pipelaere, par exemple, est l’auteur d’une pièce à 7 voix, dans laquelle les différentes parties ne sont pas spécifiées par les indications cantus, tenor, bassus etc., mais par première douleur, deuxième douleur, etc., jusqu’à la septième douleur.

» La musique fait partie du quadrivium ; elle a donc partie liée avec le nombre, et ce, en vertu du grand principe universel qu’est celui de l’harmonie des sphères, selon lequel les intervalles fondamentaux (octave, quinte, quarte) sont en rapport avec les distances des planètes. » Autrement dit, le Créateur a eu recours à une sorte de grande équation qui s’applique à tout et détermine un certain type d’harmonie, la musique étant elle aussi à l’image de cette harmonie, et les intervalles correspondant à des rapports numériques simples (la quarte, la quinte, l’octave) sont les intervalles fondamentaux. S’ajoute à cette harmonie la section d’or, que le Créateur applique à l’homme puisque le nombre d’or se retrouve dans les rapports entre la longueur d’un doigt et celle de certaines phalanges.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Le compositeur fait en quelque sorte figure de grand architecte des sons : ce qu’on lui demande c’est d’échafauder de grandes lignes magnifiques qui s’entrecroisent, tissant de véritables monuments sonores, très savants d’ailleurs ; on atteint là une complexité absolue. La musique a par ailleurs subi l’influence de la peinture, et de la perspective telle que peinture et architecture la mettent en œuvre. Ainsi la musique va commencer à gagner en proportions ; si, jusqu’à l’époque de la jeunesse de Dufay, toutes les voix se mouvaient dans un même espace, assez restreint d’ailleurs, c’est à partir de la seconde moitié du XVe siècle que les compositeurs ont cherché à davantage étoffer la structure de l’architectonique musicale. On a ajouté un deuxième contre‐ténor, ce deuxième contre‐ténor s’est placé au‐dessus du ténor, puis on en est arrivé à l’idée que nous connaissons maintenant : superius, altus, tenor, bassus.

» […] Le compositeur de l’époque écrit inconsciemment ou consciemment en fonction de l’acoustique de l’église pour laquelle son œuvre est conçue. Aujourd’hui, un compositeur ne sait pas où l’œuvre sera donnée pour la première fois. Au XVe et au XVIe siècles, il entretenait une relation profonde avec l’architecture dans laquelle l’œuvre devait être chantée. Il est donc important de savoir si ces hommes ont chanté ou conçu leur musique pour des espaces très grands ou très larges. Je pense que chaque œuvre a une pulsation qui correspond au lieu dans lequel elle a été jouée et c’est là quelque chose qui s’est perdu complètement avec la technique des salles de concert et les œuvres orchestrales du XIXe siècle où, au‐dessus de l’œuvre, sont portées des indications métronomiques telles que 60 à la croche ou 100 à la noire. Fixer de la sorte un rythme à une composition de la Renaissance est proprement absurde : il y avait en effet une interaction profonde entre l’œuvre et une architecture dont on déduisait de façon naturelle la réverbération, l’écho, l’acoustique générale, la clarté du son. L’acoustique ne pouvant pratiquement pas être adaptée, c’est toute l’agogique d’une œuvre qu’il convient d’adapter de façon à ce qu’elle puisse encore nous parler.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Les gens de l’époque étaient beaucoup plus sensibles à la pulsation, ils percevaient bien mieux le moindre changement à ce niveau. Notre pulsation biologique est beaucoup plus rapide que la leur, le battement de cœur était plus lent à l’époque que de nos jours. Leur force, c’est la lenteur ; dans la musique de la Renaissance, la virtuosité résulte d’une complexité mélodique au sein d’une pulsation beaucoup plus lente que celle qui nous est coutumière aujourd’hui.

» […] La cathédrale de Cambrai abritait l’école la plus importante pour les chanteurs‐compositeurs. Tous les traités disent qu’elle offrait une acoustique fantastique pour cette musique ; j’aurais aimé entendre cela, mais l’édifice est détruit…

» […] Je pense que le rêve joue un très grand rôle dans l’approche de ce répertoire. La musique était l’art le plus attractif à l’époque du fait qu’on ne pouvait pas en faire une possession, l’accaparer, en « profiter » ; une peinture peut être contemplée pendant des heures alors qu’un motet ne peut être goûté que pendant un laps de temps court, après quoi il n’est plus là. Écouter de la musique, c’est être dans un rêve au moment même où on l’écoute.

» Si nous sommes aujourd’hui en mesure de reproduire, chaque audition ne nous apporte plus d’émotion approfondie. À l’époque, les gens savaient toujours ce qu’ils entendaient ; du fait qu’ils ne pouvaient réécouter, leur concentration était beaucoup plus dense.

» La tristesse, comme la joie étaient profondément vécues à l’époque de la Renaissance ; la complexité des sentiments et des émotions était beaucoup plus accentuée, c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre comment se traduisait émotionnellement l’insécurité – donnée omniprésente de ce temps – bien différente de celle que l’on peut ressentir aujourd’hui.

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photo : Luk Van Eeckhout

 

» Beaucoup de textes formulent cette recommandation : profitez du moment présent, carpe diem, ce que dira plus tard Ronsard – Mignonne allons voir si la rose... –, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Pour le plus grand nombre, la vie était brève, les maladies pouvaient être foudroyantes, en deux heures, en trois jours, on disparaissait. À l’heure de la mort, l’âme se trouvait promise à trois destinées possibles: le Paradis – rarissime, 1 chance sur 80 000 selon un prédicateur, estimation quelque peu décourageante, évidemment –, l’Enfer – pour les pécheurs endurcis – ; et, quand bien même l’Enfer existe en puissance, une sorte d’évolution de la pensée amène à se dire : ces morts, il faut d’abord qu’ils se purifient, d’où ce temps du Purgatoire, que ceux auxquels il est infligé peuvent voir diminuer grâce aux prières, aux bonnes œuvres, aux dévotions des vivants. Car une des grandes caractéristiques de l’époque, c’est l’union profonde, vécue, entre morts et vivants. Autrement dit, la mort est un moment fort et l’époque voit l’art macabre se développer. Il s’agit toujours d’enseigner aux chrétiens les risques qu’ils encourent s’ils ne se repentent pas.

» La vie musicale, la vie des compositeurs et des chanteurs de ce temps n’était pas toujours évidente. Un simple exemple : pour Gombert, maître des enfants de chœur et aussi compositeur à la cour de Charles Quint, vivre signifiait voyager à travers toute l’Europe, s’occuper des enfants, en même temps que donner des leçons de musique, de chant, de contrepoint, d’improvisation, composer et exécuter ses compositions. Je me demande souvent s’ils ont eu le temps de dormir. Cela dit, on sait par un traité d’ailleurs très curieux et très intéressant laissé par un médecin, qu’il y avait des cas de frénésie et de schizophrénie causés par une surcharge de travail. Ce médecin fournit deux exemples : un compositeur français qui chantait à la cour papale ; et Gombert.

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» […] Vous voyez l’église, là‐bas, à pied, ça prend une heure pour y aller, une heure disponible pour rêver et imaginer l’acoustique de ce bâtiment, ce qu’on va y chanter, y préparer pour un enfant de 7 ans… aujourd’hui, on n’a plus le temps de rêver. Je pense que l’imagination des enfants de l’époque était supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Quand lui apparaissait, dans une cathédrale, un monstre, l’enfant était beaucoup plus effrayé, laissait bien plus travailler son imagination pour, qui sait, aboutir à des réflexions esthétiques. Prenons un cas simple, celui d’un enfant de chœur de dix ans. Il entre tous les jours dans la merveilleuse cathédrale de Cambrai de l’époque qui regorgeait de sculptures de monstres, de bêtes. Il les voit tous les jours, il n’a que ça, il a la musique qui passe ; et il a la réalité de tous les jours : manger, dormir, discuter, jouer (mais très peu ou pas du tout, je pense). Imaginez ce que ça peut être, voir dans des églises des monstres exposés y compris à hauteur des yeux des enfants ; ça ouvre un vaste horizon pour l’imagination, le rêve, la peur, la frayeur, mais c’est aussi un petit détail qui ouvre sur un nouveau monde. L’imagination et la richesse qu’offre la capacité de regarder plus loin que l’horizon, cela est présent dès l’enfance. Les enfants n’étaient pas des enfants, leur responsabilité s’exerçait déjà à l’âge de 7‐8 ans, mais ils étaient enfants jusqu’à 17 ans, je parle de leur voix alors qu’aujourd’hui, le changement de voix se produit vers 11‐12 ans. À l’époque, la mue intervenait vers 17‐18 ans, à cause de la nourriture, de l’éducation sexuelle, de l’environnement. Imaginez un enfant né et vivant ici, il va étudier là‐bas à Cambrai, c’est le premier choc à six ans, le deuxième viendra sans doute vers 18 ans, à la fin de ses études à la cathédrale de Cambrai ou bien à Douai, à Valenciennes, avant qu’il soit acheté, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Angleterre… il y a, je pense, des compositeurs qui ont eu beaucoup de mal à digérer deux fois cette émotion.

» En 1564, une troupe de chanteurs et notamment d’enfants ayant entre 7 et 12 ans partait à pied de Douai pour gagner Valladolid, après qu’ils eurent été acceptés à la cour de Charles Quint. Imaginez le voyage qu’ils ont accompli, ce qu’ils ont vu et regardé, même les adultes. Tout est important, alors qu’avec Internet, rien ne l’est, puisqu’on peut tout avoir. Les choses prennent de l’importance à partir du moment où on ne peut pas les posséder, le plus grand amour, c’est la femme qu’on ne peut pas avoir, c’est le Roman de la rose, c’est l’amour courtois…

» C’est à cette époque que les gens ont vraiment commencé à faire de longs voyages d’aventure, qu’on s’est peu à peu rendu compte qu’un paysage ne servait pas seulement à se rendre d’un point A à un point B, mais qu’il permettait aussi de ressentir la beauté d’un paysage ; l’esthétique du paysage est née au XVe siècle, de même que le mot ; pareillement, des peintres comme Patinir ont commencé à peindre des paysages non en tant que décor mais comme sujet.

» […] J’interprétais déjà il y a 15‐20 ans cette musique et je savais que les compositeurs venaient tous d’un coin qui correspond plus ou moins au Pas‐de‐Calais actuel, au Sud de la Belgique, à l’Artois, au Nord de la Picardie. Ma curiosité m’a conduit à visiter les endroits où ces compositeurs sont nés, ont vécu, ont été formés avant de partir bien souvent à travers toute l’Europe…

paul van nevel,sandrine willems,polyphonie,flandre,belgique,france,musique,ensemble huelgas» Ce que les chanteurs ont perçu à l’époque, c’est finalement la même chose que ce qu’ils ont écrit : le calme, la quiétude, la beauté liée à l’unité de tout ce qu’on voit, c’est comme ce qui est le plus caractéristique dans la polyphonie, ces imitations où chaque voix reproduit une autre voix ; dans ces autres voix, on peut prévoir ce qui va venir, quand l’une commence par do re mi fa sol, la deuxième va répondre par do re mi fa sol, ou sol la si do re ; cette répétition, c’est ce qu’on voit ici dans le paysage ; ces petites collines qui se répètent, c’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose.

» […] Le silence, les oiseaux et le vent, c’est là le seul cadre auditif pour les oreilles et pour le cerveau du compositeur de l’époque ; partir d’un tel silence confère naturellement une force intérieure très grande pour créer les grandes lignes d’espace dans le silence. La musique c’est, selon moi, de l’espace dans le silence.

» La traduction d’une nostalgie ou d’un sentiment mélancolique dans la musique passe par un traitement esthétique linéaire qui ne me paraît pas évident pour d’autres pays ; le plus caractéristique, c’est que les mélodies évoluent sans aucun à‐coup, elles ne donnent jamais lieu à des chocs de grands intervalles, il s’agit plutôt, en général, d’une esthétique proche du plain‐chant.

» Cette mélancolie est intelligemment interrompue par de petits détails miniatures telles que des dissonances qui ramènent toujours l’auditeur sur terre ; bien entendu, on ne peut apprécier une montagne si on ne connaît pas les vallées.

» Ce sont des taches de beauté dans la polyphonie, mais qui rehaussent la mélancolie qui les précède et les suit, s’installe de nouveau et se prolonge à la fin d’une phrase. La polyphonie, après une cadence conclusive, s’empare d’un nouveau thème lié à une nouvelle phrase de texte, ce sont là des points de repère qui reviennent régulièrement dans la polyphonie, et en particulier dans la polyphonie raffinée d’un Gombert qui les dissimule à l’envi en faisant commencer le nouveau thème au‐dessus et avant la cadence finale de la phrase précédente. Ce n’en sont pas moins des points de repère dans la polyphonie, et il en va, somme toute, de même dans le paysage : on voit l’horizon ou bien très proche ou bien très lointain comme ici, et l’on cherche sans cesse des points de repère, qui étaient, à l’époque ou bien des cathédrales, de grands arbres dans la nature ou encore des pigeonniers.

» Il est frappant de voir que beaucoup de ces compositeurs sont revenus au cœur des paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance : c’est manifestement le cas pour Dufay qui regagne Cambrai, meurt à Cambrai, pour Josquin des Prés qui retrouve Condé‐sur‐l’Escaut, pour Gombert qui revient à Tournai, et pour tant d’autres. Cela montre à mon avis que le cercle de la vie se referme là où il a commencé, y compris au point de vue des émotions, et que ces compositeurs ont retrouvé le repos de l’esprit là où il n’y a plus ni horizons inconnus ni environnements étrangers à leur vie intérieure. »

 

Cet entretien a paru à l’origine dans la revue Deshima, n° 4, 2010.  

 


 

 

 

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