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Le 8 août 1919, on pouvait lire ces lignes dans la gazette belge Pourquoi pas ? (p. 557) : « L’Arbitraire. C’est le titre d’une nouvelle revue littéraire qui vient de paraître à Paris. Elle a pour fondateur, directeur, rédacteur en chef et principal collaborateur Fritz Vanderpyl, auteur d’un joli roman sur le monde des ateliers qui parut pendant la guerre : Marsten Stanton à Paris. Soldat français que, durant ces dernières années, on vit promener héroïquement les godasses réglementaires, le képi pisseux et la mauvaise humeur pittoresque de l’auxiliaire, Vanderpyl est d’origine hollandaise, et il apporte dans la vie et la littérature de Paris toute la savoureuse fantaisie d’un de ces Hollandais qui semblent avoir à cœur de racheter définitivement toute la sagesse bourgeoise de leur bourgeoise patrie. »
Au sortir de la Grande Guerre, le Haguenois Fritz-René Vanderpyl (1876-1965), qui venait d’obtenir la nationalité française pour avoir revêtu l’uniforme de la Légion étrangère au début des hostilités, crée effectivement une revue, aux éditions Marguy (11, rue de Maubeuge, Paris IXe), qu’il intitule L’Arbitraire*. Dans ce mensuel à la couverture jaune et au titre noir en diagonale, il aspire à marier deux de ses grandes passions : la littérature et l’art pictural – Marguy est d’ailleurs une galerie qui promeut les jeunes artistes tout en se lançant alors dans l’édition. Malheureusement, à la date où le chroniqueur cité plus haut évoque cette publication, elle a déjà cessé d’exister. Seuls deux numéros ont vu le jour : un en juin, un second en juillet 1919 (36 pages chacun). Outre Vanderpyl lui-même, les collaborateurs de cette très éphémère revue ont pour nom :
- feu Guillaume Apollinaire que Vanderpyl côtoyait régulièrement, ainsi qu’en témoignent les rares pages non inédites de son Journal. Vanderpyl publie de lui des vers reçus en réponse à une lettre-poème : « Curiosités » (n° 1, p. 18-19).
- Guy-Charles Cros (1879-1956), grand ami de Vanderpyl, poète et traducteur, fils du célèbre inventeur et auteur Charles Cros (qui ne connaît pas « Le hareng saur » ?). De Guy-Charles figurent dans L'Arbitraire les poèmes « Chambre au crépuscule », « Le matin vert », écrits en captivité (n° 1, p. 3-4), et « Exposition Picasso » (n° 2, p. 57).
- René Devinck : en 1911, il est l’un des secrétaires de la Société Victor Hugo à laquelle il appartient depuis 1909. Il s’affirmera comme essayiste, orateur et juriste, expert auprès des tribunaux, spécialisé dans le domaine des mutuelles et des assurances. À l’époque du lancement de L’Arbitraire, il publie dans l’hebdomadaire L’Europe nouvelle sur des sujets de politique, de fiscalité et de société aussi bien français qu’internationaux. Au début des années vingt, il collabore au Parthénon. Organe d’Action Féministe en défendant « Les droits politiques de la femme », des thèses aux antipodes de celles avancées dans le petit éditorial du n° 2 de L’Arbitraire ! Peut-être est-ce la raison pour laquelle on ne trouve de lui qu’une contribution dans le premier (p. 13-17) : « Si la Guerre avait duré / Les heures critiques » (le titre dans le sommaire est différent de celui qui précède le texte même ; les numéros ont dû être bouclés à la hâte car le sommaire ne correspond pas exactement à leur contenu).
- Julien Maigret, dit Jean Marville (1879-1956), journaliste, homme de radio et africaniste. « Il arrive en Oubangui, à l’âge de 25 ans, en 1904, pour y acheter caoutchouc et ivoire et chasser l’éléphant dans le nord-ouest de l’actuelle République centrafricaine. Il deviendra allemand à Mbaiki pendant la première guerre mondiale puis participera à la campagne de reconquête du Cameroun. On le retrouve après la guerre directeur de société à Brazzaville. » Il a été directeur de la Compagnie Forestière Sangha-Oubangui en 1920, directeur de la station Paris Mondial et du Poste Colonial, station de radiodiffusion ondes courtes destinée à l’Empire français créé lors de l'Exposition coloniale internationale de 1931. Marville a participé à la Croisière noire (1924-1925) et a collaboré au Monde colonial illustré. Il est l’auteur d’un roman africain remarqué, Tam-Tam (1927) et d’une biographie sur Marchand l’Africain. Le patronyme Maigret figure comme directeur gérant de L’Arbitraire. En cette même année 1919, il publie La Chanson de Kou-Singa, chants d’Oubangui mis en vers, plaquette dont la couverture est illustrée d’un bois original en deux couleurs de Maurice de Vlaminck. La revue Action d’avril 1920 offre à lire l’une de ses nouvelles : « Les hommes de la mort. Nouvelle africaine », illustrée elle aussi par un bois de Vlaminck. Peu avant sa mort, le vieux colonial a donné une interview à la radio française, rediffusée en 2012 sur France culture. L’Arbitraire donne de lui : « Chanson africaines : Le chant du cavalier et La chanson du chef » (n° 1, p. 8-12) et « Notes de Voyage (I, II) », la première portant sur l’île Principe (n° 2, p. 51-54).
- Louis Piéchaud (1888-1965), écrivain issu de la bourgeoisie bordelaise. Membre de la « Génération perdue », il collabore à de nombreux journaux et se manifeste bientôt dans la critique littéraire sous le pseudonyme de Norpois, assurant la rubrique « Questions de langage » au Figaro. De cet auteur, on peut lire la nouvelle « Le sourd ou la cave pleine » (n° 2, p. 41-44).
- Jean Robaglia, journaliste, avocat et député de Paris. Il meurt au début de 1928 à l’âge de 38 ans. Au printemps 1922, il a épousé Suzanne Bagès (1894-1968) qui se fera connaître comme romancière. Robaglia a publié les œuvres complète de son oncle, le dramaturge Henry Becque, dont il était l’héritier avec son frère. Le n° 2 de L’Arbitraire s’ouvre par son poème « Ma maison paternelle » (p. 40).
- Maurice de Vlaminck (1876-1958) : auteur de nombreux ouvrages (romans, écrits autobiographiques...), le peintre a été lié d’amitié avec Vanderpyl pendant un demi-siècle. Dans sa revue, le second publie du premier huit « Poèmes de peintre » (n° 2, p. 45-50).
- Un certain Wynandus, nom sous lequel on devine Vanderpyl, les pages en question traitant de quelques-uns de ses thèmes de prédilection : « Vlaminck, peintre / Le peintre Vlaminck » (n° 1, p. 20-26, avec deux toiles reproduites) et le début d’une étude intitulée « Le problème financier et administratif de nos musée nationaux » (n° 2, p. 55-56). Cette attribution est certaine. En effet, avant de quitter les Pays-Bas en 1899 (il est arrivé à Paris le 20 septembre de cette année-là, écrit-il un jour à Apollinaire), Frits van der Pijl (ainsi qu’il écrivait encore son nom à l’époque) a publié dans la presse hollandaise sous le pseudonyme Wijnandus.
- Sonia Lewitzka (1874-1937), peintre et illustratrice russe, épouse du cubiste Jean Marchand qui sera lui aussi un proche de Vanderpyl, lequel lui consacra plusieurs contributions. Lewitzka a donné un cul de lampe à L’Arbitraire (n° 2, p. 59) pour rehausser la partition de « Nature morte »(ci-contre).
- Samuel Sauser : un texte philosophico-politique intitulé « Où nous allons...» (traduit d’après l’anglais par J. D.), n° 1, p. 5-7. Qui est cet auteur qui porte le même patronyme que Blaise Cendras ? S’agit-il là d’une orthographe fautive comme dans le cas d’Honegger ?
- Enfin, Arthur Honegger (1892-1955). L’Arbitraire reproduit l’une de ses partitions (n° 2, p. 58-59), écrite sur un poème de Fritz Vanderpyl : « Nature morte », initialement paru dans la revue de Pierre Albert-Birot, SIC (Sons, Idées, Couleurs, Formes, n° 13, janvier 1917), et dédié à Édouard Renoir (sans doute un frère cadet du célèbre peintre). La version des deux strophes reproduite ci-dessous est la dernière donnée par l’auteur (Poèmes. 1899-1950, Nantes, Le Cheval d’Écume). Dans L’Arbitraire, deux coquilles déparent le nom du compositeur suisse, orthographié Honniger, tant dans le sommaire qu’à la page 58 du numéro de juillet :
Le poème « Nature morte », chanté par Brigitte Balleys
Nature morte
La corbeille de porcelaine
contient des pêches et du raisin blanc.
Le napperon sent la verveine
et, dans un gobelet d’argent,
une fleur mauve fait la reine.
Sur une assiette octogonale
sont tombés trois de ses pétales
comme des papillons mourants…
En avril 1917, Honegger, qui était déjà lié à Blaise Cendras – il composera en 1920 les Trois fragments extraits de « Les Pâques à New York » –, écrit à ses parents : « Je travaille aussi à un poème d’H. Charasson, qui m’a fait faire la connaissance d’Apollinaire et d’un littérateur hollandais, Vanderpyl, dont j’avais mis un poème en musique. Apollinaire doit venir un de ces soirs à la maison pour entendre ses vers mis en musique. » (1)
À Apollinaire, le 5 janvier 1917, Vanderpyl écrit qu’il a envoyé son poème au directeur de la nouvelle revue de la rue de la Tombe-Issoire : « Il ne m’a pas répondu. J’aimerais savoir s’il n’en veut pas, car j’en ai le placement ailleurs. » (2) Il n’eut pas à chercher ailleurs puisque Pierre Albert-Birot fit paraître ses vers dans Sic.
Dans L’Arbitraire, Fritz a publié sous son nom les premiers chapitres d’une œuvre restée semble-t-il inachevée : Le Roman d’un épicurien (n° 1, p. 27-36 et n° 2, p. 60-72). Ces pages ne sont pas sans présenter des similitudes avec Le Guide égaré, paru en 1939 au Mercure de France, mais qui était prêt bien des années plus tôt, ainsi que nous le révèle Paul Léautaud dans le tome IV de son Journal Littéraire à la date du 27 novembre 1924 (p. 397). Ce jeudi-là, il reçoit la visite de Vanderpyl dans les bureaux du Mercure de France. Fritz a un roman en réserve, mais ne trouve pas d’éditeur. Pour le premier paru dans le Mercure pendant la guerre non plus, malgré un contrat signé avec Grasset. Léautaud lui conseille d’aller voir Colette qui réclame des livres à certains auteurs. Lui qui préfère nourrir ses animaux que se remplir l'estomac, qui ne sait pas cuisiner et qui n’est en rien un gastronome ne manque pas de plaisanter le gourmet : « Vanderpyl, qui est fort porté sur la table, il rédige même des articles de gastronomie au Petit Parisien, est de plus en plus énorme. Je lui ai dit ce soir : ‘‘Méfiez-vous. Vous tournez à la barrique. C’est très mauvais pour la santé.’’ Il m’a répondu : ‘‘Mais non. Vous exagérez. C’est mon pardessus d’hiver qui fait cet effet.’’ Il l’a alors enlevé. Il n’était guère moins gros. Je lui ai dit : ‘‘Vous voyez bien. Ce n’est pas du tout votre pardessus. Vous êtes énorme, c’est bien ce que je dis. – Mais vous autres, ici, il me semble… – Ici, mon cher, lui ai-je répliqué d’un bond, nous sommes tous maigres !’’ Nous étions à l’entrée de la librairie. Tout le personnel a éclaté de rire. Vanderpyl a ajouté : ‘‘En tout cas, pour le patron, il me semble qu’il n’est pas maigre. – Dame ! mon cher, ai-je répondu, quand on tient la queue de la poêle, on se soigne. »
Daniel Cunin
passage de la lettre de F. Vanderpyl à G. Apollinaire
*Relevons que, dès 1904, Vanderpyl avait été mêlé à la création d’une autre revue : La Vie, animée par Jean Valmy-Baysse, Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, René Arcos, Henri Allorge, L. Mandin, Ed. Gazanion... Dans le premier numéro (décembre 1904), il publie « Notes internationales », texte portant une citation de Multatuli en épigraphe. Mais rien dans le deuxième (et dernier semble-t-il). Le 22 avril 1914, Comœdia annonce que Fritz lance le premier numéro de La Revue des Salons. La guerre a sans doute mis fin à cette aventure.
(1) Cité par Catherine Miller, Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire, Paul Claudel et le groupe des Six. Rencontres poético-musicales autour des Mélodies et Chanson, Auderghem, Pierre Mardaga, 2003, p. 67. A. Honegger évoque la femme de lettres Henriette Charasson (1884-1972). Il la connaissait depuis l’enfance.
En 2001, deux ans après avoir réalisé le documentaire Philippe Herreweghe, et le verbe s’est fait chant, la romancière et réalisatrice bruxelloise Sandrine Willems en consacrait un à une autre grande figure du monde de la musique flamande : Paul Van Nevel, le fondateur de l’Ensemble Huelgas. Ce qu’elle a en réalité cherché à faire, c’est « un portrait, non pas de Paul Van Nevel lui‐même, mais plutôt de la polyphonie franco‐flamande envisagée à travers le regard du chef d’orchestre » qui mûrissait depuis de longues années un ouvrage sur le paysage des polyphonistes.
Ce magnifique ouvrage a enfin paru en 2018 aux éditions Lannoo sous le titre Het landschap van de polyfonisten. De wereld van de Franco-Flamands (1400-1600), autrement dit : Le Paysage des polyphonistes. L’univers des Franco-Flamands (1400-1600). Un volume agrémenté de magnifiques photographies de Luk Van Eeckhout - qui a marché des décennies durant dans la compagnie de Van Nevel - et d’un CD de l’Ensemble Huelgas.
Dans ce qu’il convient de considérer comme le testament spirituel de cette grande figure belge, nature, chant et musique se rencontrent en Flandre et dans le Nord de la France au fil d’une fresque tout aussi subjective qu’exaltante. De manière saisissante, Paul van Nevel expose combien le paysage a été déterminant pour les Franco-Flamands. Il s’agit de centaines d’artistes des XVe et XVIe siècles qui sont nés et/ou ont grandi dans ces régions. De jeunes chanteurs, des maîtres de chapelle, des organistes et des compositeurs qui ont laissé une « marque indélébile sur l’évolution de la musique polyphonique » sur notre continent.
Page après page, cette époque mouvementée et cette riche culture reprennent vie. L’auteur brosse un tableau complet et accessible de cette période dorée pour la Flandre et les régions voisines : 80 % des meilleurs compositeurs d’Europe occidentale venaient de là ! On retrouve le cadre naturel, religieux, architectural où les voix des polyphonistes résonnaient il y a 500 ans. Un voyage fascinant à travers des paysages qui, pour ceux qui restent encore en partie épargnés, respirent comme à la Renaissance, silence et beauté. « Il faut le dire, avance Rudy Tambuyser : le mal que le photographe et Van Nevel se sont donné pour capter les aspects visuels, variant avec élégance et calme du beau au mélancolique, est vraiment stupéfiant. Le but que s’assigne Paul Van Nevel dans ce livre va encore bien plus loin. Partant du constat en effet étonnant que pendant un siècle et demi la musique occidentale a été presque entièrement dominée par les ‘‘Franco-Flamands’’, des chanteurs et compositeurs issus d’une très petite région frontalière chevauchant partiellement la Flandre, il se met en quête de l’ADN de leur musique. Convaincu que celui-ci se trouve dans le paysage qui les environnait. »
Préparant le tournage de Chants et soupirs des Renaissants selon Paul Van Nevel (Les Piérides), Sandrine Willems a recueilli en juin 2000 les propos du musicologue. Elle n’a pu en reprendre qu’une petite partie dans le documentaire. Nous reproduisons ci‐dessous un choix de propos extraits de ces entretiens. Il s’agit donc d’un avant-goût du livre non encore disponible en français.
Laissons d’abord la parole à Sandrine Willems
« À travers la musique, c’est l’homme de la Renaissance qui apparaît, avec son nouvel amour du terrestre et de la nature, son obsession de la mort, sa mélancolie noire parfois trouée d’une exubérante gaieté, toutes choses qu’incarnait si parfaitement Orlando de Lassus – et qu’incarne à nouveau, peut‐être, Paul Van Nevel.
» Les préoccupations les plus actuelles du chef d’orchestre constituent l’une des clés majeures pour la compréhension de cette époque et de sa musique : à savoir, l’étroite connexion existant entre les polyphonies et les paysages où elles ont vu le jour. Arpentant le Nord de la France et le Sud de la Belgique, accompagné d’un photographe, Van Nevel travaille en effet à un livre sur ce sujet. Il y montre qu’à l’époque où la peinture flamande “inventait” le paysage, et “l’accommodait” au regard, la mélancolie des plaines flamandes imprégnait indéfectiblement les compositeurs qui y étaient nés. Fait significatif, ceux‐ci revenaient souvent y finir leur existence, au soir d’une carrière “internationale”. Comme si ces lignes dépouillées, graphiques, qui délimitent là‐bas champs et horizons, étaient celles‐là mêmes qu’ils avaient toujours recherchées à travers leur musique.
» La Renaissance voit l’Homme, qui jusqu’alors s’était tant préoccupé de l’au‐delà, se tourner davantage vers l’ici‐bas. Il se met à rêver d’utopies plutôt que de Paradis, entreprend les voyages au long cours qu’il se contentait auparavant d’imaginer, et, de plus en plus sensible au caractère éphémère des choses, tente, tout en craignant la mort, de jouir de l’instant. Nourri de néo‐platonisme, il perçoit soudain l’ici‐bas comme un reflet de l’au‐delà, et l’amour humain comme une image de l’amour divin. Une aspiration à réformer les âmes se fait jour : retour aux harmonies de l’Antiquité et réforme du christianisme sont les deux visages d’un même bain de jouvence.
» De tout cela la musique se ressent, qui, dans sa recherche des proportions, tend vers un nombre d’or oublié, se greffe sur des poèmes d’amour de l’Antiquité ou mêle constamment textes ou mélodies profanes et religieuses – une chanson d’amour néoplatonicienne se fondant avec allégresse dans un motet à la Vierge. À moins qu’elle ne décrive les charmes d’une rose qui va mourir demain ou la saveur fugace d’un vin.
» Paul Van Nevel, qui partage le goût du terrestre et la mélancolie de la Renaissance, pratique la musique de cette époque depuis de nombreuses années. Toujours en quête de manuscrits originaux oubliés, ce chantre de la curiosité s’interroge aussi sur la vie concrète de l’homme de la Renaissance. Il restitue ainsi un monde où le temps était plus lent, quoique l’existence plus brève, où les morts veillaient sur les vivants, où le rêve régnait en maître, où les enfants imaginaient monts et merveilles à partir d’un rien, où l’on commençait à entreprendre de longs voyages, où le “paysage” s’inventait. Et Van Nevel, contemplant ces paysages franco‐flamands où tous les grands polyphonistes ont vu le jour, y retrouve les mêmes lignes que dans leurs compositions : grâce à lui, collines et vallées se mettent soudain à chanter Gombert, Manchicourt ou Lassus, et nous redevenons des rêveurs d’un autre âge. »
un extrait du documentaire
Écoutons à présent Paul Van Nevel
« […] J’ai commencé en 1971 en pensant que j’avais les deux pieds dans le Moyen Âge et la Renaissance. Dans les années 1980, avec l’expérience, je me suis dit : Soyons sérieux, oublions le rêve, il n’est pas possible de vivre en se croyant installé de plain‐pied dans la Renaissance, ce n’est pas possible parce que tout est différent, ce serait malhonnête de ma part de penser que je suis un homme de la Renaissance.
» […] La seule authenticité qui vaille, c’est d’entretenir avec l’œuvre telle qu’elle est écrite un rapport aussi direct et droit que possible. Dans une partition moderne, il y a toujours des indications en vue de la réalisation, de sorte qu’on lit en fait pour partie une interprétation de celui qui a transcrit l’œuvre ; ce qui revient à offrir au public l’interprétation d’une interprétation d’une œuvre originale. Or, je veux éviter autant que possible tout intermédiaire ; je suis musicien, je comprends le matériau musical, autrement dit je veux prendre mes propres décisions avec mon Ensemble. Voilà pourquoi la lecture de l’original me paraît très importante.
» Sur la partition, telle que nous la connaissons aujourd’hui, toutes les voix sont retranscrites l’une en dessous de l’autre. On voit verticalement ce que l’on entend verticalement au même moment. Ce qui correspond à une idée apparue très tardivement dans la musique occidentale. À l’époque, chaque partie était écrite et présentée séparément. La dimension verticale était absente, et cela a des conséquences énormes pour les musiciens. En répétant, on essaie de se placer dans une perspective d’horizontalité, de linéarité correspondant à l’époque.
» Au début de la Renaissance, il n’existe presque pas de compositions spécifiques pour instruments, la musique instrumentale pure n’existe pratiquement pas sauf pour les danses. Par ailleurs, le répertoire vocal peut être joué (et est, de fait, joué) également sur les instruments, quitte à ce que certaines voix ne soient pas reprises.
» Les compositeurs cherchaient un moyen de créer de la musique en fonction des besoins : ça pouvait être pour une messe, une cérémonie à caractère politique, une procession, des fêtes, des banquets, pour toutes circonstances, y compris pour le lit. Ne disposant pas d’un temps suffisant pour écrire toute cette musique, ils ont inventé un système auquel ils ont donné le nom de contrapunte alla mente : il s’agissait d’improviser au moment même à partir d’une mélodie existante, transcrite en notes longues sur une partition écrite, devant eux, c’est ce qu’on nommait le cantus firmus ; ils appliquaient des règles contrapunctiques, chacun improvisait sa ligne, chaque chanteur observait les mêmes règles sans cependant savoir ce que son compagnon allait chanter au même moment que lui, ce qui produisait des dissonances. Il fallait bien que je puisse restituer ça un jour, et je suis persuadé que notre vision de l’interprétation de la musique écrite va changer lorsque nous finirons par avoir dans l’oreille une réalité que les chanteurs à l’époque ont écoutée, ont entendue tous les jours, une réalité que nous n’avons, nous, jamais entendue parce qu’elle n’a jamais été écrite.
» […] La véritable influence de l’Antiquité sur la musique est celle de l’humanisme, qui surgit au XVe siècle en Italie, et qui est concentré sur la relation texte‐musique. À partir du XVe siècle, sous l’influence de cet humanisme, les compositeurs accordent de plus en plus d’importance au texte. Ils s’efforcent d’exprimer le contenu, les affects du texte par la musique. Par exemple, s’il est question d’affects négatifs comme la tristesse, la mort, la souffrance, dans des textes comme Miserere mei, Deus, issu des Psaumes, ce sentiment de souffrance, de chagrin sera traduit par un mouvement lent, une ligne mélodique descendante.
Autre élément qui joue un rôle très important dans cette musique des XVe et XVIe siècles : la symbolique, c’est‐à‐dire quelque chose qu’on n’entend pas, mais qui est partie intégrante de la musique. Par exemple la symbolique des nombres. Il y a des musiques qui sont composées pour un nombre déterminé de voix, en fonction d’un arrière‐plan religieux, philosophique, symbolique. Par exemple le chiffre 7 est associé à la tristesse, parce qu’au Moyen Âge on s’est mis à vénérer Marie sous le titre de Notre‐Dame‐des‐Sept‐Douleurs. Ceci va se trouver transposé en musique, à travers des compositions à 7 voix. Matthias Pipelaere, par exemple, est l’auteur d’une pièce à 7 voix, dans laquelle les différentes parties ne sont pas spécifiées par les indications cantus, tenor, bassus etc., mais par première douleur, deuxième douleur, etc., jusqu’à la septième douleur.
» La musique fait partie du quadrivium ; elle a donc partie liée avec le nombre, et ce, en vertu du grand principe universel qu’est celui de l’harmonie des sphères, selon lequel les intervalles fondamentaux (octave, quinte, quarte) sont en rapport avec les distances des planètes. » Autrement dit, le Créateur a eu recours à une sorte de grande équation qui s’applique à tout et détermine un certain type d’harmonie, la musique étant elle aussi à l’image de cette harmonie, et les intervalles correspondant à des rapports numériques simples (la quarte, la quinte, l’octave) sont les intervalles fondamentaux. S’ajoute à cette harmonie la section d’or, que le Créateur applique à l’homme puisque le nombre d’or se retrouve dans les rapports entre la longueur d’un doigt et celle de certaines phalanges.
» […] Le compositeur fait en quelque sorte figure de grand architecte des sons : ce qu’on lui demande c’est d’échafauder de grandes lignes magnifiques qui s’entrecroisent, tissant de véritables monuments sonores, très savants d’ailleurs ; on atteint là une complexité absolue. La musique a par ailleurs subi l’influence de la peinture, et de la perspective telle que peinture et architecture la mettent en œuvre. Ainsi la musique va commencer à gagner en proportions ; si, jusqu’à l’époque de la jeunesse de Dufay, toutes les voix se mouvaient dans un même espace, assez restreint d’ailleurs, c’est à partir de la seconde moitié du XVe siècle que les compositeurs ont cherché à davantage étoffer la structure de l’architectonique musicale. On a ajouté un deuxième contre‐ténor, ce deuxième contre‐ténor s’est placé au‐dessus du ténor, puis on en est arrivé à l’idée que nous connaissons maintenant : superius, altus, tenor, bassus.
» […] Le compositeur de l’époque écrit inconsciemment ou consciemment en fonction de l’acoustique de l’église pour laquelle son œuvre est conçue. Aujourd’hui, un compositeur ne sait pas où l’œuvre sera donnée pour la première fois. Au XVe et au XVIe siècles, il entretenait une relation profonde avec l’architecture dans laquelle l’œuvre devait être chantée. Il est donc important de savoir si ces hommes ont chanté ou conçu leur musique pour des espaces très grands ou très larges. Je pense que chaque œuvre a une pulsation qui correspond au lieu dans lequel elle a été jouée et c’est là quelque chose qui s’est perdu complètement avec la technique des salles de concert et les œuvres orchestrales du XIXe siècle où, au‐dessus de l’œuvre, sont portées des indications métronomiques telles que 60 à la croche ou 100 à la noire. Fixer de la sorte un rythme à une composition de la Renaissance est proprement absurde : il y avait en effet une interaction profonde entre l’œuvre et une architecture dont on déduisait de façon naturelle la réverbération, l’écho, l’acoustique générale, la clarté du son. L’acoustique ne pouvant pratiquement pas être adaptée, c’est toute l’agogique d’une œuvre qu’il convient d’adapter de façon à ce qu’elle puisse encore nous parler.
» Les gens de l’époque étaient beaucoup plus sensibles à la pulsation, ils percevaient bien mieux le moindre changement à ce niveau. Notre pulsation biologique est beaucoup plus rapide que la leur, le battement de cœur était plus lent à l’époque que de nos jours. Leur force, c’est la lenteur ; dans la musique de la Renaissance, la virtuosité résulte d’une complexité mélodique au sein d’une pulsation beaucoup plus lente que celle qui nous est coutumière aujourd’hui.
» […] La cathédrale de Cambrai abritait l’école la plus importante pour les chanteurs‐compositeurs. Tous les traités disent qu’elle offrait une acoustique fantastique pour cette musique ; j’aurais aimé entendre cela, mais l’édifice est détruit…
» […] Je pense que le rêve joue un très grand rôle dans l’approche de ce répertoire. La musique était l’art le plus attractif à l’époque du fait qu’on ne pouvait pas en faire une possession, l’accaparer, en « profiter » ; une peinture peut être contemplée pendant des heures alors qu’un motet ne peut être goûté que pendant un laps de temps court, après quoi il n’est plus là. Écouter de la musique, c’est être dans un rêve au moment même où on l’écoute.
» Si nous sommes aujourd’hui en mesure de reproduire, chaque audition ne nous apporte plus d’émotion approfondie. À l’époque, les gens savaient toujours ce qu’ils entendaient ; du fait qu’ils ne pouvaient réécouter, leur concentration était beaucoup plus dense.
» La tristesse, comme la joie étaient profondément vécues à l’époque de la Renaissance ; la complexité des sentiments et des émotions était beaucoup plus accentuée, c’est pourquoi il nous est difficile de comprendre comment se traduisait émotionnellement l’insécurité – donnée omniprésente de ce temps – bien différente de celle que l’on peut ressentir aujourd’hui.
photo : Luk Van Eeckhout
» Beaucoup de textes formulent cette recommandation : profitez du moment présent, carpe diem, ce que dira plus tard Ronsard – Mignonne allons voir si la rose... –, on ne sait pas de quoi demain sera fait. Pour le plus grand nombre, la vie était brève, les maladies pouvaient être foudroyantes, en deux heures, en trois jours, on disparaissait. À l’heure de la mort, l’âme se trouvait promise à trois destinées possibles: le Paradis – rarissime, 1 chance sur 80 000 selon un prédicateur, estimation quelque peu décourageante, évidemment –, l’Enfer – pour les pécheurs endurcis – ; et, quand bien même l’Enfer existe en puissance, une sorte d’évolution de la pensée amène à se dire : ces morts, il faut d’abord qu’ils se purifient, d’où ce temps du Purgatoire, que ceux auxquels il est infligé peuvent voir diminuer grâce aux prières, aux bonnes œuvres, aux dévotions des vivants. Car une des grandes caractéristiques de l’époque, c’est l’union profonde, vécue, entre morts et vivants. Autrement dit, la mort est un moment fort et l’époque voit l’art macabre se développer. Il s’agit toujours d’enseigner aux chrétiens les risques qu’ils encourent s’ils ne se repentent pas.
» La vie musicale, la vie des compositeurs et des chanteurs de ce temps n’était pas toujours évidente. Un simple exemple : pour Gombert, maître des enfants de chœur et aussi compositeur à la cour de Charles Quint, vivre signifiait voyager à travers toute l’Europe, s’occuper des enfants, en même temps que donner des leçons de musique, de chant, de contrepoint, d’improvisation, composer et exécuter ses compositions. Je me demande souvent s’ils ont eu le temps de dormir. Cela dit, on sait par un traité d’ailleurs très curieux et très intéressant laissé par un médecin, qu’il y avait des cas de frénésie et de schizophrénie causés par une surcharge de travail. Ce médecin fournit deux exemples : un compositeur français qui chantait à la cour papale ; et Gombert.
» […] Vous voyez l’église, là‐bas, à pied, ça prend une heure pour y aller, une heure disponible pour rêver et imaginer l’acoustique de ce bâtiment, ce qu’on va y chanter, y préparer pour un enfant de 7 ans… aujourd’hui, on n’a plus le temps de rêver. Je pense que l’imagination des enfants de l’époque était supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui. Quand lui apparaissait, dans une cathédrale, un monstre, l’enfant était beaucoup plus effrayé, laissait bien plus travailler son imagination pour, qui sait, aboutir à des réflexions esthétiques. Prenons un cas simple, celui d’un enfant de chœur de dix ans. Il entre tous les jours dans la merveilleuse cathédrale de Cambrai de l’époque qui regorgeait de sculptures de monstres, de bêtes. Il les voit tous les jours, il n’a que ça, il a la musique qui passe ; et il a la réalité de tous les jours : manger, dormir, discuter, jouer (mais très peu ou pas du tout, je pense). Imaginez ce que ça peut être, voir dans des églises des monstres exposés y compris à hauteur des yeux des enfants ; ça ouvre un vaste horizon pour l’imagination, le rêve, la peur, la frayeur, mais c’est aussi un petit détail qui ouvre sur un nouveau monde. L’imagination et la richesse qu’offre la capacité de regarder plus loin que l’horizon, cela est présent dès l’enfance. Les enfants n’étaient pas des enfants, leur responsabilité s’exerçait déjà à l’âge de 7‐8 ans, mais ils étaient enfants jusqu’à 17 ans, je parle de leur voix alors qu’aujourd’hui, le changement de voix se produit vers 11‐12 ans. À l’époque, la mue intervenait vers 17‐18 ans, à cause de la nourriture, de l’éducation sexuelle, de l’environnement. Imaginez un enfant né et vivant ici, il va étudier là‐bas à Cambrai, c’est le premier choc à six ans, le deuxième viendra sans doute vers 18 ans, à la fin de ses études à la cathédrale de Cambrai ou bien à Douai, à Valenciennes, avant qu’il soit acheté, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Angleterre… il y a, je pense, des compositeurs qui ont eu beaucoup de mal à digérer deux fois cette émotion.
» En 1564, une troupe de chanteurs et notamment d’enfants ayant entre 7 et 12 ans partait à pied de Douai pour gagner Valladolid, après qu’ils eurent été acceptés à la cour de Charles Quint. Imaginez le voyage qu’ils ont accompli, ce qu’ils ont vu et regardé, même les adultes. Tout est important, alors qu’avec Internet, rien ne l’est, puisqu’on peut tout avoir. Les choses prennent de l’importance à partir du moment où on ne peut pas les posséder, le plus grand amour, c’est la femme qu’on ne peut pas avoir, c’est le Roman de la rose, c’est l’amour courtois…
» C’est à cette époque que les gens ont vraiment commencé à faire de longs voyages d’aventure, qu’on s’est peu à peu rendu compte qu’un paysage ne servait pas seulement à se rendre d’un point A à un point B, mais qu’il permettait aussi de ressentir la beauté d’un paysage ; l’esthétique du paysage est née au XVe siècle, de même que le mot ; pareillement, des peintres comme Patinir ont commencé à peindre des paysages non en tant que décor mais comme sujet.
» […] J’interprétais déjà il y a 15‐20 ans cette musique et je savais que les compositeurs venaient tous d’un coin qui correspond plus ou moins au Pas‐de‐Calais actuel, au Sud de la Belgique, à l’Artois, au Nord de la Picardie. Ma curiosité m’a conduit à visiter les endroits où ces compositeurs sont nés, ont vécu, ont été formés avant de partir bien souvent à travers toute l’Europe…
» Ce que les chanteurs ont perçu à l’époque, c’est finalement la même chose que ce qu’ils ont écrit : le calme, la quiétude, la beauté liée à l’unité de tout ce qu’on voit, c’est comme ce qui est le plus caractéristique dans la polyphonie, ces imitations où chaque voix reproduit une autre voix ; dans ces autres voix, on peut prévoir ce qui va venir, quand l’une commence par do re mi fa sol, la deuxième va répondre par do re mi fa sol, ou sol la si do re ; cette répétition, c’est ce qu’on voit ici dans le paysage ; ces petites collines qui se répètent, c’est toujours autre chose, mais aussi toujours la même chose.
» […] Le silence, les oiseaux et le vent, c’est là le seul cadre auditif pour les oreilles et pour le cerveau du compositeur de l’époque ; partir d’un tel silence confère naturellement une force intérieure très grande pour créer les grandes lignes d’espace dans le silence. La musique c’est, selon moi, de l’espace dans le silence.
» La traduction d’une nostalgie ou d’un sentiment mélancolique dans la musique passe par un traitement esthétique linéaire qui ne me paraît pas évident pour d’autres pays ; le plus caractéristique, c’est que les mélodies évoluent sans aucun à‐coup, elles ne donnent jamais lieu à des chocs de grands intervalles, il s’agit plutôt, en général, d’une esthétique proche du plain‐chant.
» Cette mélancolie est intelligemment interrompue par de petits détails miniatures telles que des dissonances qui ramènent toujours l’auditeur sur terre ; bien entendu, on ne peut apprécier une montagne si on ne connaît pas les vallées.
» Ce sont des taches de beauté dans la polyphonie, mais qui rehaussent la mélancolie qui les précède et les suit, s’installe de nouveau et se prolonge à la fin d’une phrase. La polyphonie, après une cadence conclusive, s’empare d’un nouveau thème lié à une nouvelle phrase de texte, ce sont là des points de repère qui reviennent régulièrement dans la polyphonie, et en particulier dans la polyphonie raffinée d’un Gombert qui les dissimule à l’envi en faisant commencer le nouveau thème au‐dessus et avant la cadence finale de la phrase précédente. Ce n’en sont pas moins des points de repère dans la polyphonie, et il en va, somme toute, de même dans le paysage : on voit l’horizon ou bien très proche ou bien très lointain comme ici, et l’on cherche sans cesse des points de repère, qui étaient, à l’époque ou bien des cathédrales, de grands arbres dans la nature ou encore des pigeonniers.
» Il est frappant de voir que beaucoup de ces compositeurs sont revenus au cœur des paysages qu’ils avaient connus dans leur enfance : c’est manifestement le cas pour Dufay qui regagne Cambrai, meurt à Cambrai, pour Josquin des Prés qui retrouve Condé‐sur‐l’Escaut, pour Gombert qui revient à Tournai, et pour tant d’autres. Cela montre à mon avis que le cercle de la vie se referme là où il a commencé, y compris au point de vue des émotions, et que ces compositeurs ont retrouvé le repos de l’esprit là où il n’y a plus ni horizons inconnus ni environnements étrangers à leur vie intérieure. »
Cet entretien a paru à l’origine dans la revue Deshima, n° 4, 2010.
Youri Egorov : le tragique destin d’un virtuose en exil
Youri Egorov est un pianiste russe né en 1954 à Kazan en Union soviétique. Alors qu’il est en tournée en Italie, il demande l’asile politique en 1976, grâce à un contact dont il dispose en Hollande. Il s’installe à Amsterdam. Virtuose angoissé, il meurt en 1988 du sida, à seulement trente-trois ans.
L’écrivain néerlandais Jan Brokken, qui le rencontra longuement de son vivant et hérita de ses cahiers, lui a consacré un ouvrage qui relate la vie du musicien ainsi que l’histoire de leur amitié : In het huis van de dichter(Dans la maison du poète, éditions Atlas/Contact, 2008), encore inédit en français. De Jan Brokken, on peut lire : Les Âmes baltes. Périple à travers l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie(Denoël, 2013) et le Le Jardin des Cosaques (Librairie Vuibert, 2018), tous deux traduits par Mireille Cohendy. L’auteur a par ailleurs consacré un livre à la musique de onze Antillais adorateurs de Chopin dont on peut découvrir la version anglaise sous le titre The music of the Netherlands Antilles (2015).
Nous reproduisons l’intégralité du chapitre 3, traduit du néerlandais par Daniel Cunin, avec l’aimable autorisation de l’auteur : Youri Egorov se rend en 1977 au concours international de piano Van Cliburn, à Fort Worth, aux États-Unis.
Chapitre 3
Il commençait tout juste à se sentir un peu chez lui à Amsterdam – achat d’un vélo, noire bicyclette à haut guidon, premier joint fumé en pleine rue, à la vue de tous – quand son agent néerlandais lui recommanda fortement de participer à la Van Cliburn International Piano Competition de Fort Worth. Façon la plus rapide de se faire un nom aux États-Unis. Remporter ce concours, c’était l’assurance de se produire au Carnegie Hall, temple new-yorkais de la musique, et « who can make it there, can make it anywhere », avait vrombi l’imprésario.
Les concours, Youri les subissait comme une torture volontaire. Aux Tchaïkovski, Élisabeth et Marguerite Long/Jacques Thibaud, il était parvenu sans peine en finale, mais ses nerfs l’avaient alors empêché de donner tout à fait le meilleur de lui-même. Ces semi-échecs tenaient en outre à sa manière de jouer : maudissant les interprétations au brillant de miroir, qui en réalité ne reflètent guère autre chose que du vide, il prenait des risques, soulignait les contours anguleux de ce qu’il interprétait et produisait parfois une fausse note.
De fait, il faut être d’acier et non de chair et de sang pour prendre part à une telle compétition. À moins que l’on ne joue sa vie, comme son professeur Jakov Zak. Ce dernier, Juif, avait participé au concours Chopin de Varsovie en 1937. Il avait de fortes chances de voir sa jeune vie prendre fin en Sibérie s’il ne remportait pas le premier prix et ne recueillait pas les félicitations de la Pravda en première page. Dans ces années, la campagne antisémite déclenchée par Staline avait pris une ampleur sans précédent, n’épargnant que ceux qui se distinguaient particulièrement dans les sciences ou dans les arts. Nuit après nuit, les voitures noires du NKVD sillonnaient Moscou pour procéder à des arrestations. Aucune rue, aucun pâté de maisons n’était à l’abri. Avant de se coucher, femmes et hommes juifs préparaient des sous-vêtements de flanelle et quelques vivres au cas où leur tour viendrait la nuit même. En interprétant, en transe, l’Étude chromatique, Zak avait échappé à ses propres obsèques.
Pour Youri, rien de tel n’était en jeu. Si ce n’est, certes, son avenir, mais il s’agissait là d’une perspective un rien trop vague pour qu’il sente l’haleine glaciale de la guillotine sur sa nuque. Il avait terminé troisième du concours Tchaïkovski, troisième aussi du concours Élisabeth, quatrième du concours Marguerite Long/Jacques Thibaud.
« Et au Van Cliburn, tu vas être premier », prédisait son imprésario.
Lui n’en était pas si certain. Trois pianistes soviétiques siégeaient dans le jury. Si États-Unis et Union soviétique se livraient à une lutte féroce dans tous les domaines possibles et imaginables, en matière de musique les deux grandes puissances se renvoyaient l’ascenseur, excluant les petits pays de la course au pouvoir. Quand Bartók était arrivé à New York, personne n’avait voulu lui tendre la main : il venait de Hongrie. Il s’était éteint en 1945 dans un hôpital pour les pauvres. Deux ans plus tard, cette même ville réservait un triomphe à Chostakovitch. Devant lui, le plus célèbre des compositeurs soviétiques, le virtuose de l’ennemi, les Américains étaient prêts à faire une profonde révérence.
À Fort Worth, au cœur du Texas, il n’en irait pas autrement : le premier prix reviendrait à un pianiste soviétique ; si tel n’était pas le cas, c’est un Américain qui décrocherait les lauriers. Un petit jeu auquel son impresario ne comprenait pas grand-chose : en vrai Hollandais, il croyait en un déroulement équitable de l’événement. Le bonhomme était tout aussi aveugle au cirque et battage qui accompagnent la musique aux États-Unis. Là encore, une différence de culture et de mentalité : quand on vient d’un petit pays, on est vite impressionné par le grandiose et le pouvoir. Les documents communiqués par les organisateurs mentionnaient en premier lieu les cocktails financés par les sponsors, les pièces devant être interprétées ne figuraient qu’en annexe.
Youri alla jusqu’à envisager d’annuler son voyage au Texas, en partie à cause de la façon dont son imprésario essayait de diriger ses pensées. Même s’il ne se produisait plus très souvent, Van Cliburn était toujours considéré comme le plus grand pianiste que l’Amérique avait donné, c’est lui qui allait présider le jury et, l’imprésario de poursuivre : « Ce type est une tantouse de première, il va craquer pour toi. »
Voulait-on voir Youri se mettre en rage qu’on n’aurait pu mieux s’y prendre. Une remarque grossière et balourde, à son sens. Si Van Cliburn devait craquer, alors pour son jeu et pas pour autre chose ! Le soir où, dans la barre d’immeubles de son oncle Arik, on l’avait appelé pour répondre au téléphone, il avait fait vœu de mener une vie honorable. Honorable quant au comportement, aux pensées et au cœur. En aucune circonstance, il ne s’abaisserait à un opportunisme vulgaire, moins encore à de la coquetterie.
Une raison bien différente expliquait en réalité son impatience de rencontrer Van Cliburn. Pour beaucoup de jeunes Russes, l’Américain avait été une idole. En 1958, à Moscou, il avait remporté le premier concours Tchaïkovski en interprétant le Concerto pour piano n°3 de Rachmaninov et le n°1de Tchaïkovski. Le président du jury avait téléphoné à Khrouchtchev pour lui demander si les honneurs pouvaient revenir, oui ou non, à l’Américain ; un an après le lancement du premier Spoutnik, le chef du Parti avait estimé l’avance de l’Union soviétique suffisante pour retourner la question à son interlocuteur : l’Américain est-il, oui ou non, le meilleur ? Ben oui. « Alors, donnez-lui son prix. » Une tournée triomphale avait suivi en Union soviétique ; dans toutes les villes, une pluie de fleurs ensevelit le pianiste du Texas en raison de son jeu libre, grandiose, romantique et plus encore parce qu’il était le premier musicien de l’Ouest à se produire derrière le Rideau de fer, donnant au public l’espoir d’une ouverture politique. Harvey Lavan (« Van ») Cliburn était devenu le symbole du rêve de liberté, bien vague encore à l’époque. Dans les années soixante, alors que les tensions entre l’Est et l’Ouest redoublaient une nouvelle fois, Van Cliburn avait malgré tout continué à se produire dans le pays ; ses concerts déclenchaient des émotions tellement fortes que, bien souvent, il ne pouvait quitter la scène avant minuit. À Moscou, des foules en délire acclamaient l’Américain ; à la sortie des salles de concert, on le portait littéralement aux nues et on le couvrait de cadeaux. Des fans découpaient dans les journaux et les magazines des photos le représentant pour les coller aux murs de leur chambre. Il incarnait la liberté, le monde moderne, l’Amérique, y compris, par son apparence juvénile, celle de James Dean, d’Elvis Presley. C’est la main de ce Van Cliburn qu’il serrerait à Fort Worth.
Ce qui l’incitait par ailleurs à participer au concours, c’était le programme imposé. Dans le répertoire prescrit, il pouvait choisir entre la Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 de Bach, la Fantaisie en ut mineur K 475 de Mozart et la Fantaisie en ut majeur de Schumann, pièces qu’il avait étudiées à Moscou, pour lesquelles il éprouvait une véritable affinité et qu’il lui arrivait de jouer au milieu de la nuit quand un délire parano l’empêchait de dormir et qu’il cherchait un peu de sérénité au clavier. Autant d’œuvres qu’il comprenait ; or, pour jouer, il avait besoin de trouver une logique parfaite à chaque note. Comme il n’interprétait que des œuvres qu’il possédait à fond, son répertoire n’était guère étendu : il considérait le programme imposé comme un coup de chance.
Il décida de s’y rendre.
Le voyage tourna à la catastrophe. Il s’envola pour Londres-Heathrow, mais son avion à destination du Texas partait de Londres-Gatwick (gaffe de l’imprésario) ; dans un premier temps, on ne l’autorisa pas à quitter l’aéroport car il n’avait pas de visa pour l’Angleterre ; il pria et supplia la police des frontières de lui fournir un laissez-passer, finit par l’obtenir et, le bout de papier requis en poche, prit un taxi jusqu’à Gatwick où il arriva alors que son avion venait de décoller. Il lui fallut attendre le suivant quatre heures durant, et quand il atterrit à Fort Worth, sa valise avait disparu.
C’est vêtu d’un smoking qu’on lui avait prêté qu’il se rendit au cocktail au cours duquel il serra la main de Van Cliburn, d’un T-shirt acheté à la hâte qu’il donna trois interviews à des journalistes de la télévision, lesquels ne s’intéressèrent qu’à la raison l’ayant amené à fuir l’Union soviétique. Le T-shirt le serrait, il se sentait mal à l’aise ; peut-être est-ce pour cela qu’il fournit une réponse maladroite à la question de la journaliste d’ABC : « Que pensez-vous de l’invasion russe de l’Afghanistan ? » « Bad, ce simple mot, ça aurait passé, mais il crut bon d’ajouter : isn’t it ? ». Lui qui exécrait les journalistes se demandait si la liberté n’était pas tout bonnement un jeu du chat et de la souris auquel on était, qu’on le veuille ou non, censé participer : abonder dans leur sens, qu’aurait-il pu faire d’autre ? Un autre journaliste lui posant la même question – « Votre avis sur l’invasion de l’Afghanistan » –, il en profita pour faire un mot d’esprit : « L’invasion, elle s’est passée en tierce majeure ou mineure ? »
Il ne logeait pas à l’hôtel, mais chez une famille, l’un des sponsors du concours, les Smith. Autre raison pour laquelle il avait hésité à participer au Van Cliburn : il commençait à se trouver trop vieux pour être accueilli comme un gamin au sein d’une famille. Non content d’être riche à millions (il possédait 10 % des actions de Texas Oil), Smith se comportait en conséquence. La température extérieure s’élevant à 40°C, ce monsieur faisait ronfler la clim jusqu’à ce que la température intérieure baissât sous les 15°C de sorte à faire du feu dans la cheminée. Parce que : « Vous êtes russe, non ? Alors vous apprécierez le crépitement des bûches. » Dans le jardin s’étendait une piscine aux dimensions olympiques, scindée sur sa longueur par une paroi de verre ; d’un côté, on pouvait piquer une tête, de l’autre évoluaient des requins censés créer l’illusion d’une mer tropicale. « Est-ce cela, demanda en toute innocence Youri à Mme Smith, ce qu’ils appellent la décadence ? »
Il franchit les premiers tours. Il se préparait à prendre part à la demi-finale, cette fois vêtu de son smoking, sa valise ayant fini par arriver. La longueur des manches, qui lui était familière, suffisait à le mettre plutôt à l’aise. C’est alors qu’un événement se produisit dont il sut sur-le-champ qu’il le poursuivrait le reste de sa vie.
En demi-finale, il passait en quatrième position. Une courte pause suivit la prestation des trois premiers. Youri patientait dans les coulisses. Là s’étaient également rassemblés les membres du jury, parmi eux le pianiste soviétique Andrei Petrov, un renard patenté affublé d’un costume gris élimé. Le gong retentit. Juste avant que Youri ne se produise, Petrov lui siffla : « Vous savez que Jakov Zak est décédé ? Insuffisance cardiaque. De votre faute, votre faute. »
L’insinuation selon laquelle sa fuite à l’Ouest avait causé la mort de son professeur Jakov Zak, le frappa comme un coup de massue. Dans un brouillard dense, il gagna la scène.
Jan Brokken, par Vera de Kok
Il ne joua ni pour l’audience, ni pour le jury, il joua avec son âme, de toute son âme, comme s’il entendait la voix de son professeur, Jakov Zak, assis à côté de lui :« Vas-y, donne tout, qu’ils aillent au diable ! tous autant qu’ils sont ! Fais de la musique. » Car tel avait toujours été son conseil : Yourotchka, une faute de plus ou de moins, on s’en fout ! Avant tout, la musique !
Le jury l’écarta de la finale, à l’unanimité. Y compris le président qui n’osa pas louer un dissident russe. Van Cliburn avait fini par croire en sa mission ; il se considérait toujours comme la passerelle jetée entre l’Ouest et l’Est. Rien ne devait mettre en danger la position qu’il occupait ; il entendait mourir en apôtre de la paix, ne loupait aucune réception que donnait l’ambassade soviétique. À ses yeux, les fins politiques prévalaient sur toute motivation musicale ; le diplomate en lui ayant pris le dessus sur l’artiste, il était en fait devenu un pion dans les rapports complexes entre bloc soviétique et Occident.
Le public fut piqué au vif. Le couple Smith rassembla sur place de l’argent pour Youri, dix mille dollars en tout, le montant exact qui revenait au gagnant du premier prix. En outre, l’imprésario new-yorkais Maxim Gershunoff lui offrit de donner une série de concerts aux États-Unis, à commencer par un récital à l’Alice Tully Hall du Lincoln Center de New York, puis, quatre mois plus tard, à Chicago, et, cerise sur le gâteau, un récital à la fin de l’année au Carnegie hall.
Cela le laissa totalement indifférent. Pendant des jours, un thrène gronda dans sa tête. « Zak… Zak… Zak… c’est moi qui l’ai assassiné. »
Il s’envola pour New York, il joua à l’Alice Tully Hall. Ovations debout, un bravo massif. Chaque critique renchérit sur les cris d’enthousiasme de ses confrères. « The greatest piano recital I’ve ever heard » (Bill Zakariasen, The Daily News). « The whole performance was remarkable » (John Rockwell, The New York Times). « One of the most thrilling piano recitals I can remember » (Speight Jenkins, The New York Post). « The biggest and most poetical young pianistic talent I have ever encountered » (Andrew Porter, The New Yorker).
Des deux mains, il entassa les coupures de presse et maintint dessous la flamme de son briquet.
Zak. Il avait assassiné Zak.
Un énième cocktail, une foule de bobos, du caviar à la louche, des flots de champagne pour fêter l’artiste. Bras sur ses épaules, Gershunoff ne le lâchait plus : « Quel triomphe ! quel triomphe pour toi !... considère-toi comme mon fils, comme la prunelle de mes yeux, le nouveau Horowitz, prépare-toi à jouer dans every goddamned city of the United States. » Un tas de nouvelles invitations, dont l’une de la main même de Vladimir Horowitz. Mais il les déclina toutes, y compris celle de Horowitz.
Il n’avait qu’une envie : retrouver son appartement du Brouwersgracht. Il souhaitait rentrer le plus tôt possible à Amsterdam.
Chapitre traduit du néerlandais par Daniel Cunin en collaboration avec le groupe ayant participé au séminaire de traduction début avril 2016, en présence de l’auteur, Études néerlandaises, Sorbonne Université, à l’invitation du professeur Kees Snoek et de la Taalunie. Ce texte a paru à l'origine sur le site profession-spectacle.com.