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  • Discours de réception

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    Discours de réception de Daniel Cunin

    à l’Académie Royale de Langue

    et de Littérature néerlandaises (KANTL),

    prononcé par Frank Willaert à Gand le 15 mai 2024

     

    KANTL - PIET VERDONK.png

    KANTL, Gand, 15 mai 2024 (photo : Piet Verdonk) 

     

     

    Chers consœurs et confrères,

    Mesdames et messieurs,

    Chers amis et parents de Daniel,

    chère Anna,

    bien cher Daniel,

     

     

    Depuis 2018 et l’entrée en vigueur d’un nouveau décret, notre Académie (la KANTL) se trouve dans l’heureuse situation de pouvoir désormais nommer en son sein, comme membres « à plein titre » et non plus seulement comme membres « étrangers », des universitaires et des auteurs de nationalité étrangère, pour autant qu’ils sont – je cite l’article 8 du texte en question – « actifs en Belgique dans le domaine de la langue et de la littérature néerlandaises, par leur fonction ou leur présence dans le débat public ».

    Frank Willaert

    FRANK WILLAERT - PHOTO.jpegNous pouvons sincèrement nous réjouir de cette généreuse ouverture : en plus de mettre fin à un manque d’égards vis-à-vis de littérateurs et de chercheurs non moins méritants que leurs homologues belges, elle signifie un enrichissement pour l’Académie elle-même. En effet, les membres d’origine étrangère sont particulièrement bien placés pour attirer notre attention sur des évidences trompeuses ou des choses qui finissent par nous échapper, à nous Flamands de souche, dès lors que nous abordons notre langue et notre littérature.

    Hadewijch, Liederen, edition V. Fraeters, F. Willaert & L.P. Grijp

    LIEDEREN - HADEWIJCH - COUV NL.pngEt si quelqu’un possède les qualités en question, c’est bien toi, Daniel. En tant que traducteur français d’œuvres néerlandaises, tu poses manifestement un œil aiguisé sur des phénomènes qu’un néerlandophone ne perçoit plus parce que ceux-ci lui paraissent aller de soi. Il peut s’agir de choses en apparence banales, comme – pour reprendre un exemple que tu mentionnes dans un entretien – ces mots courts qui fourmillent dans notre langue : nog, wel, even, dan, al, ook ou maar, et qui, en français, ne peuvent, dans bien des cas, être restitués correctement que par un usage créatif de la syntaxe. Cela donne parfois un texte plus littéraire, plus élégant peut-être, mais aussi plus précieux et sans doute moins direct que l’original néerlandais. Ce n’est probablement pas un hasard si le français connaît l’expression : « C’est de la littérature » quand on cherche à qualifier un discours un peu trop nébuleux ou artificiel. Prenons encore – pour retenir cette fois un problème que nous avons rencontré alors que tu traduisais notre édition des Liederen (Chants) de Hadewijch – le simple fait que le désuet minne ainsi que liefde sont tous les deux féminins alors que le mot « amour », leur équivalent français, est un masculin. Comment dès lors traduire un vers comme Die minne es joncfrouwe ende coninghinne (L’Amour est damoiselle et reine) ? Mais, bien entendu, les défis que j’évoque ici dépassent la langue et la littérature ; ils couvrent la culture dans son ensemble. Les Pays-Bas, raconte-tu dans une interview, sont pour toi, comme pour Baudelaire dans son « Invitation au Voyage », la Chine de l’Europe. « Tout y est différent de ce que je connaissais. La langue, la culture, la mentalité, les paysages… » Cette affirmation m’amène à poser la question suivante : quelle est ta perception de la Flandre, de la Belgique, celles-ci si différentes des Pays-Bas ? Sans doute t’entendrons-nous un jour évoquer cela, et tu me vois curieux de savoir à quel pays exotique tu nous compareras.

    Hadewijch, Les Chants, (Albin Michel, 2022)

    CHANTS - HADEWIJCH - COUV.pngC’est précisément dans la fascination qu’entraîne la rencontre de l’Autre que peut naître l’amour, qui est toujours, après tout et en même temps, un désir de connaître cet Autre. Significatif à ce sujet est ce que tu m’as rapporté un jour à propos des prémices de ton amour pour le néerlandais : c’est la rencontre, pendant tes études à Aix-en-Provence, de deux ravissantes Hollandaises qui les ont déclenchés. De peur de paraître trop curieux, je n’ai pas osé te demander si ton engouement valait aussi pour ces jeunes filles, ou uniquement pour les Pays-Bas et pour le néerlandais. Je me plais à imaginer que c’était et pour ces derniers et pour elles deux. Après tout, quand on tombe amoureux, tout ce qui a trait à l’être aimé ne devient-il pas beau ? Certes, les amourettes passent, mais le véritable amour demeure. On ne peut l’étouffer ni le taire, il déborde sur les autres. Ainsi en est-il allé dans ton cas. Ton amour pour le nouveau monde que tu découvrais, tu n’as pu le garder pour toi, tu as brûlé de le communiquer à des proches et à des amis français. En conséquence, tes travaux de traduction sont – bien plus qu’un simple moyen de subsistance –, une œuvre d’amour, au sens propre du terme.

    Aix - place 4 dauphins.jpg

    Aix-en-Provence, place des Quatre-Dauphins

    Or, pareil amour ne se laisse pas apprivoiser. Quiconque consulte ton blog pour passer en revue les travaux en question ne peut qu’être épaté par leur abondance et leur variété. Le nombre d’auteurs que tu as transposés est pour ainsi dire illimité ; maints d’entre eux sont d’ailleurs membres de la KANTL. Pour ne pas tomber dans une trop longue énumération, je me contente de citer les romanciers et les poètes parmi nous : Annelies Verbeke, Stefan Hertmans, Anne Provoost, Koen Peeters, Willy Spillebeen, Patrick Lateur, Geert Buelens et Luc Devoldere. Mais tu ne te limites pas aux contemporains. Traducteur des Chants de Hadewijch (XIIIe siècle), que tu admires tant, tu es devenu un véritable ambassadeur en France de cette poétesse mystique. « Rares sont les pages, écris-tu, d’une telle perfection où l’écrit, le dit, le chant, le vécu intérieur sont en parfaite osmose. » Mais tu as également transposé des œuvres de classiques plus récents – cette fois, je ne cite que des écrivains qui figurent dans le « Canon de la littérature » établi par notre Académie : Louis Couperus, Cyriel Buysse, Martinus Nijhoff, M. Vasalis, Gerrit Achterberg, Lucebert, Willem Frederik Hermans, Gerard Reve et Harry Mulisch.

    G. Achterberg, L'Ovaire noir de la poésie

    GA-COUV1.pngEn même temps, tu te révèles un omnivore : tes traductions couvrent à peu près tous les genres : roman, nouvelle, journal intime, album pour enfants, livre jeunesse, théâtre, essai, B.D., roman graphique, ouvrage et article universitaires ou de vulgarisation, sans oublier, et c’est là sans doute que réside le plus grand défi : la poésie. Tout cela avec la plus grande qualité qui se puisse imaginer. Rien d’étonnant donc à ce que des prix viennent récompenser tes publications, certains décernés par des lecteurs reconnaissants : le Prix des Lecteurs de Cognac et le Prix littéraire des Lycéens de l’Euregio pour Le Faiseur d’anges de Stefan Brijs, un deuxième Prix Littéraire des Lycéens de l’Euregio, cette fois pour le roman autobiographique Je vais vivre de Lale Gül, ou encore le prestigieux prix biennal James Brockway (2018) pour tes traductions de poésie…

    Rimbaud, «Le Dormeur du Val » (autographe)

    rimbaud dormeur.pngMais d’où vient cette passion effrénée pour la littérature ? Parce que rien dans ton enfance et ton adolescence ne laissait présager que tu deviendrais un jour pensionnaire de la République des lettres et encore moins d’une Académie royale. En 1963, ton berceau se trouvait à Champdray, un minuscule village des Hautes-Vosges d’un peu plus de 200 habitants à l’époque et d’un peu moins de 200 aujourd’hui. Tes parents sont issus de deux familles de modestes agriculteurs qui habitaient, chacun, à l’une des extrémités de ce même village. Ils ne sont pas riches, chaque franc compte. Comme d’autres enfants du coin, tu gagnes un peu d’argent, par exemple en cueillant et vendant des myrtilles. En économisant, tu parviens ainsi à t’acheter, vers l’âge de dix ans, un vélo de course 10 vitesses ! Le monde agricole des parents et grands-parents est à des années-lumière du monde de la littérature, de l’art, de la musique classique, de la culture au sens général du terme. Et pourtant… Dans la petite école communale où les enfants de cinq à onze ans sont tous assis dans une même salle de classe, près du poêle, devant une institutrice qui semble tout droit sortie de la Troisième République, la graine originelle est semée : « Le dormeur du val », poème d’Arthur Rimbaud, éveille en toi la vague idée de l’existence d’un autre univers, en apparence inaccessible tant il est éloigné de cette campagne rude et pauvre.

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    Le Ventoux, vu depuis Beaumes-de-Venise (photo : Anna Veldhoven)

    Quelques années plus tard, tes parents ont fait ce que beaucoup de villageois étaient contraints de faire : partir pour trouver du travail. Ils ont déménagé, d’abord à Arbois, dans le Jura, et deux ans plus tard, beaucoup plus au sud, dans une autre commune vinicole, à savoir Beaumes-de-Venise, que beaucoup de Flamands connaissent parce qu’elle se trouve à l’ombre du Mont Ventoux, non loin de Carpentras, d’Orange, de Vaison-la-Romaine et d’Avignon. Ils sont alors gérants d’une petite épicerie pendant que tu poursuis et termine non sans mal tes études secondaires. Tu es loin d’être un élève brillant, aucun professeur ne parvient à briser ton indifférence, pas même les professeurs d’anglais et d’allemand. Pourtant, comme pour plus d’un collégien ou d’un lycéen, deux d’entre eux font la différence. Ta prof de français à Arbois qui t’incite à lire, car ta maîtrise de l’orthographe et de la grammaire françaises laisse énormément à désirer. La bibliothèque municipale offre une solution : pour quelques francs par an, tu peux emprunter quantité de livres. De même, à Carpentras, un autre professeur de français va parvenir à te captiver. Avec l’argent que tu gagnes en exerçant toutes sortes de petits boulots pendant les vacances, tu t’achètes un premier carton de livres, des classiques européens. Tes parents ne comprennent guère ce qui t’habite. « Tu vas finir aveugle à force de lire », relève ta mère. Et entre le père et le fils, un long silence s’instaure.

    F. Vanderpyl, par Lodewijk Schelfhout (vers 1910)

    PORTRAIT VANDERPYL PAR SCHELFHOUT - VERS 1910.pngQuiconque vit et lit dans de telles circonstances est à la fois gagnant et perdant. Il perd le contact simple avec son milieu d’origine et s’aventure dans un monde qui n’a, lui, absolument rien de naturel. Ce défi, tu l’as relevé avec une surprenante bravoure et avec une belle réussite. En témoignent non seulement le large éventail et la qualité des traductions que je viens de mentionner, mais aussi l’incroyable réseau d’écrivains, de poètes, d’éditeurs, de rédacteurs en chef, de consœurs et confrères francophones et néerlandophones – pour certains devenus des amis – que tu es parvenu à rassembler autour de toi au fil des ans. En témoignent également les innombrables articles et entretiens qui accompagnent ton travail, par lesquels tu places les auteurs que tu traduis et la littérature néerlandaise en général sous les feux de la rampe, non seulement dans le monde francophone, mais aussi chez nous. Nous attendons déjà avec impatience la biographie que tu prépares sur le fascinant Fritz Vanderpyl (1876-1965), cet écrivain haguenois totalement oublié, mais qui, dans la France de l’entre-deux-guerres a été « un grand seigneur » en contact étroit avec les avant-gardes littéraires et artistiques de son temps.

    D. Cunin devant la KANTL

    frank willaert,kantl,gand,académie,daniel cunin,hadewijch,vosges,rimbaudCher Daniel, la qualité et la diversité de tes traductions, ton engouement et ton amour sans faille pour le néerlandais et la littérature néerlandaise font que tu as, à juste titre, ta place au sein de notre compagnie. Au fond, l’Académie peut être reconnaissante aux deux jeunes anonymes beautés dont tu as fait la connaissance à Aix-en-Provence, car, sans elles, nous n’aurions probablement jamais pu saluer ta présence parmi nous. Et nos remerciements s’étendent à ton institutrice « vieille école » de Champdray, à tes profs de français d’Arbois et de Carpentras, et surtout à toutes celles et tous ceux qui t’ont aidé à découvrir le néerlandais de plus près – à ce sujet, je suis heureux de mentionner notre membre étranger Philippe Noble –, à la Taalunie (Union de la langue néerlandaise) qui t’a permis d’enseigner pendant dix ans la traduction littéraire à la Sorbonne ainsi qu’aux Fonds flamand et néerlandais pour la littérature qui, en donnant des aides aux éditeurs français, ont rendu et rendent encore possible l’accomplissement de ta vocation.

    Bienvenue donc en notre sein où nous attendons beaucoup de ton expertise, de tes vastes connaissances et, surtout, de ton engagement indéfectible en faveur de la langue et des lettres néerlandaises.

     

    Frank Willaert

    (version française de D. C.)

     

     

     

  • Sortir de l’impasse

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    La photographe Karin Borghouts 

     

    Deux publications récentes nous offrent de plonger dans les univers de la photographe belge Karin Borghouts : Paris Impasse et The House / Het Huis / La Maison. Le premier nous conduit au cœur de son sujet de prédilection : des lieux et environnements architecturaux où l’être humain est pour ainsi dire absent. Le second, dans une longue page intime à travers la maison où elle a grandi et que les flammes ont dévorée.

    Les deux ouvrages ont paru à Gand dans une édition trilingue chez Snoeck, chacun accompagné d’un texte d’Eric Min :

    « Éloge de l’impasse » et « Couleur deuil ».

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

    Paris compte plus de 600 impasses – culs-de-sac, tel est le terme plus ancien toujours en vogue dans la bouche des Anglais – ce, sans compter les centaines de cités, villas et autres passages... La capitale française, circonscrite par le périphérique, reste la ville la plus densément peuplée d’Europe occidentale : plus de 20 000 habitants au km².

    Paris Impasse offre à voir environ 230 de ces lieux, en déambulant du premier au vingtième arrondissement. Autant de photographies qui dévoilent des coins de Paris qui passent normalement inaperçus.

     

    Paris Impasse, les Rencontres d'Arles, 2019

     

     

     

    The House / Het Huis / La Maison

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

     « En moins de rien, tous les objets impérissables auxquels on est attaché, les voici carbonisés, mangés par les flammes ou recouverts de suie. Rien ne demeure inaltéré. Avec un peu de chance, on parvient malgré tout à traverser des espaces qui ressemblent encore vaguement aux pièces où l’on a joué, à la chambre où l’on a dormi… » (Eric Min) Un incendie a détruit la maison parentale de la photographe Karin Borghouts. Malgré la tristesse, le chaos et l’impossibilité de revenir en arrière, l’artiste a fini par être fascinée par la beauté qui émerge de la destruction. De sa décision intuitive d’immortaliser alors l’intérieur carbonisé résulte une série d’images obsédantes et émouvantes.

    « Everything in these photographs points to something that is not there: the museum space, the anonymous display cases, the improbably uniform and inviting light. Everything shown here usually serves as a background to an exhibition. But that which is usually exhibited, is conspicuous by its absence, literally. The effect of this is a transformation of photographical focus. The background is brought to the fore, and the shell becomes content and is given full attention, transforming into something elusive, something mysterious, something sublime! It is through this transformation of photographical focus that the photographer’s presence becomes imperceptibly manifest. It is she who decides on what to excise, how to frame and where to delineate. In doing so, she resembles the archaeologist who excavates and reveals different layers of reality – showing, as it were, that which is not shown! It is only at this stage that the visitor realises just how unfamiliar the surrounding objects and spaces are. It is a discovery that brings about a sense of alienation, of the uncanny. It is as though the visitor is drawn into this indefinable, sublime space, which at the same time inspires a sense of fear and trepidation. » Antoon Van den Braembussche, « The Nature of Photography. Reflections on ''Het Huis'', an exhibition by Karin Borghouts (2013) ».

     

    Karin Borghouts, Eric Min, Paul de Moor, éditions Snoeck, Gand, photographie, Belgique, art

     

    « Le noir est partout, la maison est fermée, les volets baissés, les murs froncés, le feu a peint une carte géographique roussie sur la porte d’entrée. »

    (Paul de Moor, Mijn huis dat was, 2015)

     

     

    La Maison, à l’occasion d'une précédente exposition/publication

     

     

    Paris Impasse, préface d’Eric Min, Gand, Snoeck, 2020.

    The House, postface d’Eric Min et citations de Paul de Moor, Gand, Snoeck, 2021.

     

     

     

  • Amour et terre (2013)

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    Poèmes de Tom Van de Voorde

       

     

    Auteur de Vliesgevels filter (2008) et Liefde en aarde (2013), Tom Van de Voorde passe une grande partie de son temps entre Gand et Bruxelles, entre poésie et arts plastiques. Il a, au tournant du millénaire, publié une série de plaquettes de différents auteurs flamands et néerlandais. Plusieurs poèmes de Vliesgevels filter ont inspiré des vidéos à l’artiste Maartje Smits. Les trois poèmes ci-dessous sont extraits du recueil le plus récent de Tom Van de Voorde.

     

    TvdV2.png

     

     

     

    Le sens de royaume en hébreu

    me demande ma factrice

     

    je m’apprête à lui énumérer

    les pour et les contre du servage

     

    la voici qui dévale la colline

    lançant les dernières paroles d’Hadrien

     

    en vain nous les cherchons dans la Britannica

    lors de notre rencontre suivante

     

    la voici qui me montre un tas de pierres

    depuis longtemps elles attendent d’être tour.

     

     


     poème lu dans la langue originale par l’auteur

     

     

     

          Ennemis innaturels  

     

     

    Un plan en forme

    de carte

    du Kremlin 

                * 

    Une île quasi flottante,

    une mouette qui le confirme

    et de l’acier à revendre 

                 *

    Pénalistes

    contre bienséances occasionnelles

                 *

    Comme la seule et unique vérité

    qui chante une nation

    la maintenant en bonne santé 

                 *

    Milliers de câbles

    ou panier à provisions troué 

                 *

    Au-dessus des toits

    des enquêteurs comptent des journaux, des soldats

    cognant au textile des fenêtres

                 *

    informateurs, circonspects

                 *

    Dans la paume de ma main

    une liste qui dénombre des pays

    où il fait déjà jour

                 *

    et des citoyens escamotés

    qui chantent, bon gré mal gré

                 *

    exposés à nu

                 *

    et ceci, et ceci, et ceci

     

     

    TvdV0.png

     

     

    Nous plions de vieux billets, laissons

    les morts payer, fixons

     

    des tableaux, séchons des tapis

    et creusons pour trouver du sable.

     

    Quelle quantité de couleur perd

    notre habitation en vue

     

    d’accomplir une mer à la dérive ?

    Des chiens simulent des slogans

     

    et comptent les plis

    pour d’inaptes victimes mal rangées.

     

    Nous voici, en paix

    blanc de bouleau

     

    autre chose que le sérieux

    en manque sur la plage.

     

     

     

    (trad. D. Cunin)

     

     

    Tom Van de Voorde lit trois autres poèmes

     

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  • Les Hollandais, si supérieurs à la brute flamande

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    Paul-Jean Toulet en Flandre

     

    Toulet10.png

     

     

    Si le poète Paul-Jean Toulet (1867-1920) aima l’heure du soir, il n’apprécia guère la Flandre. Ainsi peut-on lire, dans la prose qu’il adresse à sa propre personne en juin 1906, alors qu’il séjourne à Anvers, sur une carte représentant le Musée Plantin-Moretus : «  À SOI-MÊME. C’est là que sont nées toutes ces vilaines éditions, vous savez, si prétentieuses et pleines de fautes. » À la page 69 des Trois impostures (1922), il s’en prend à la langue de nos voisins : « Dans le patois des Flandres, assure un explorateur, ‘‘épousailles’’ se dit ‘‘trouwplechtigheid’’. Ce n’est pas une jolie dialecte que le flamand. »


    paul-jean toulet,flandre,anvers,gand,bruxelles,littérature française,peintureSur la peinture, l’écrivain a des idées très tranchées. Lisons un passage de la Correspondance avec un ami pendant la guerre : « Le Catalogue Rothchild est vraiment beau. Je n’espérais pas l’avoir ni le Davillier. Mais ceux des musées étrangers ne m’intéressent pas, – même quand j’y ai été, comme à Madrid. J’ajoute que la beauté des illustrations ne peut me faire pardonner à Geffroy qui est un micromane et un gallophobe. Cet homme en est encore à savoir que la Pasture, Jean de Maubeuge (et non Mabuse), Patinier (faiseur de patins, et non Patinir, – qui n’est que la prononciation germanique), et Van Eyck lui-même sont des Français purs les deux premiers, Français wallons les deux autres. Quant à l’école flamande elle n’existe pas avant Rubens puisqu’on ne connaît avant lui aucun peintre flamand sauf Matsys, et deux autres douteux. Tout le reste, allemand, hollandais, ou rhénan. Je rabâcherai ces choses-là jusqu’à ma mort, n’y ayant rien où le nationalisme soit plus utile que l’art. Bref les flamands, avant l’école d’Anvers, ne sont qu’un département de l’art français. La tapisserie flamande est à peu près inexistante et un succédané d’Arras et de Paris. Bruxelles, qui n’est du reste pas pays flamand, s’y est montrée, à un degré affligeant, dénuée d’invention (1) – quoique du point de vue technique, ses tentures soient souvent belles. » (Lettre de P.-J. Toulet à René Philippon, 1
    er juin 1919) La lettre du 20 novembre de la même année précise : « En dehors des Aryens, l’art a toujours quelque chose de démoniaque ; et partout, sauf chez nous, le sorcier a été honoré. Chez nous, les formes directrices de tous les arts ( – et particulièrement de l’art gothique, le plus profond et le plus sage, où Viollet-le-Duc se tue à faire observer qu’elles sont à l’échelle de l’homme – ) sont divines, et plus souvent humaines, presque jamais palladiques. Chez le Français, si peu latin, ou germain (grosse erreur de Viollet), mais la fleur des Celtes, qui sait, la fleur de l’humanité, l’école a toujours tendu à l’humanité. Millet, sans cette clef, est incompréhensible, et, avec lui, Poussin, Lesueur, Fouquet, Watteau, Ingres, Puvis, Fantin, Degas, etc. Cela est évident, surtout par un canon qui leur est à tous commun : de l’homme au paysage, tandis que rien de cela dans tous les barbares étrangers – sauf les Hollandais (Potter, Cuyp, Toulet14.pngBreughel), si supérieurs à la brute flamande, et quelques Vénitiens du moment heureux, grands créateurs de paysages humains, Giorgione, Titien, Campa- gnola… (et, si vous y réfléchissez un instant, vous tomberez d’accord que ce canon ou module est aussi imposé qu’une  mathématique). D’ailleurs, à part Venise et Milan – pays gaulois –  et une douzaine de génies, les Italiens me sont insupportables. Non pas l’Angélique. Mais ce petit livre est un bon exemple que pour tous ces Caporetti, la critique d’art est identique à la réclame touristique. »

    L’auteur des Contrerimes se montre toutefois à l’occasion un peu plus nuancé, ainsi que le prouvent les passages qui suivent, consignés, pour certains, à l’occasion d’un voyage en Belgique.

     

    (1) Jugement que ne partage visiblement pas son correspondant : « J’ai été voir hier aux Arts décoratifs, les douze fameuses tapisseries dites des chasses de Maximilien et tissées à Bruxelles au début du XVIe siècle. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans ce genre. Ce sont des panneaux immenses avec ambase en camaïeu brun et jaune, une bordure de fruits et fleurs, et le tout en soie et or d’une finesse, d’une magnificence et d’une technique achevées. » (Lettre de René Philippon à Paul-Jean Toulet, 5 octobre 1909).

     

     

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    Lettre de P.-J. Toulet à Claude Debussy

    Médiathèque intercommunale Pau-Pyrénées

     

    Toulet0.pngÀ l’arrivée à Bruxelles le porteur de valises explique que les Révolutions sont faites par les gendarmes – peu d’émotion. – Des gendarmes à la gare avec de beaux bonnets à poil. D’autres milices coiffées de melons à cordelières rouges, de hauts-de-forme en toile cirée, de manchons, gardent des rues d’ailleurs paisibles (zone neutre ainsi appelée parce qu’on est censé s’y battre). La seule manifestation en revenant d’Ostende à Alost, où une foule s’est massée près de la gare pour chanter la Marseillaise et salue le passage du train. Mais à Bruxelles les civiques ne se montent point le coup, jouent aux cartes ou cassent une croûte sur les marches du musée. Jolie vue de Bruxelles à droite du Palais de Justice, avec de tristes lointains, mais des clochers, tout un effort de pierre d’être grande et belle, et tout au pied, dans une paisible rue, trois Belges tout petits, dans l’éloignement, qui jouent aux cartes.

    Campagne belge d’eaux plates, de bouleaux grêles, de triste brique. Bruxelles (capitale de Berthe aux grands pieds), qui veut se faire aussi grosse qu’un bœuf mégalomane.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, mercredi, 16 avril 1902

     

     

    Toulet9.pngAvenue Louise, jolie verdure naissante, attelages corrects, mieux qu’au retour des courses de dimanche. Bois de la Cambre, avec des ormes monotones, des échappées modestes.

    Les gardes civiques qui « jouent concert » dans leur corps de garde et leur colonel Anspack qui leur récite des mono- logues. 

    Incuriosité bruxelloise pour la littérature franco-belge. 

    De jolies filles, mais sans perfidie dans la physionomie – taille épaisse, grands pieds, chapeaux comme des jardins de curé.

    Prince Baudouin tué par un grand seigneur dont il visitait la femme trop souvent qui en garda le deuil. Les Belges s’imaginent leur roi constamment en goguette, au milieu de la curiosité des boulevards.

    À Bruges, nous arrivons devant une porte fortifiée et un pont sur un canal qui se remet en place après avoir tourné pour laisser passer un bateau. Nous nous arrêtons un moment : une petite fille à gauche, toute rouge, lave une cuisine. Nous passons – on s’arrête un moment à côté de Romanichels – et Bruges dresse ses clochers délicats dans une brume ambrée : beffroi, Notre-Dame, Saint-Sauveur, Jérusalem, Saint-Sébastien, Sainte-Anne, Saint-Walburgh, les Dames anglaises.

    Il y a, entre, deux moulins à vent dont l’un se meut avec lenteur ; et deux enfants en rouge qui rampent aux pieds semblent des œillets en vie.

    Bruges au bois dormant – où des enfants jouent sans bruit et s’assoient au pas des portes pour manger des tartines, – où l’on ne sent battre d’une vie intime et retenue que ce qui tient d’émoi dans une gorge de palombe, – où c’est le silence même qui semble faire mouvoir les cygnes du canal et l’aile des moulins à vent. Toulet11.pngLa fraîcheur des briques anciennes, la ville nette et menue, des fenêtres vertes, la coiffe des religieuses de l’hôpital Saint-Jean qui écossent des légumes, du linge rouge qui sèche au pied d’une maison verte et se reflète dans l’eau – des fleurs aux fenêtres dans du Delft – à la porte des églises des annonces de faire-part en flamand. 

    Ostende, mer plate, horizon gris perle. 

    Les Memlings de Bruges, hôpital et musée, ouvrages de dames, mais un beau Van Eyck large et de couleur harmonieuse.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, 17 avril 1902

     

     

    À SOI-MÊME. Cher maître, 

    Le silence respectueux de Bruges m’a rappelé trop vivement celui dont je suis saisi en votre présence pour ne pas tenir à vous affirmer une fois de plus l’admiration singulière où me tient votre beau talent. 

    À vous, avec déférence.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, Bruges, avril 1902

     

     

    Toulet8.pngMadame, je crois que vous aimez trop les mille formes de la vie pour ne pas avoir le goût de la mort. C’est un goût singulier à la bouche, et puissant. Ce matin, je rêve que ce devrait être dans une ville du midi, un dimanche matin qu’il fait soleil et que les filles courent avec leurs amoureux au sortir de la messe. Ou bien, ne pensez-vous pas que cela aurait encore quelque charme dans une ville des Flandres, étroite et dentelée, et fortifiée par Vauban. Il ferait un temps mou automne, un temps à couper au couteau ; et je me ferais lire un conte d’Andersen, celui des Sept Cygnes, par exemple, où il n’y a pas eu assez de chemise enchantée pour le petit frère et qu’il garde une aile d’oiseau, vous savez, Toche, de ces ailes, comme l’a dit votre ami, qui empêchent de marcher. Ce doit être délicieux, Toche, de mourir, de sentir toute la fatigue de la vie fuir par le bout des doigts, comme son sang dans un bain.

    En attendant, Khurn et moi irons donc dîner chez vous mardi, pour savoir la fin de l’histoire.

    Lettre à madame Bulteau, 29  septembre 1902

     

     

    Je n’ai pas eu l’occasion dans le temps de vous parler de votre article sur la Chasse qui m’avait si fort séduit. Il y avait un sous-bois qui m’avait fait penser à un Claude Lorrain du Musée de Bruxelles où Enée, dans l’ombre et la fraîcheur, tue des biches d’un air si comme il faut qu’on en prend en dégoût toutes les truanderies flamandes d’alentour.

    Lettre à madame Bulteau, 26 octobre 1902

     

     

    Toulet12.png

    Le musée de Bordeaux ne nous flanque pas un de ces coups, non, mais il devient plus amusant à mesure qu’on le fréquente. Un grand paysage classique de d’Aligny, avec figures, fond de rivière sinueuse et bleue entre des arbres, femmes à gestes simplifiés, rappelle curieusement, malgré la sécheresse de la facture et le convenu des feuillages, Puvis de Chavannes. Un autre paysage, avec une ruine de briques roses entre des colonnes blanches, délicieuse, ne doit pas, quoique on en dise, être un Lorrain (les personnages sont très XVIIIe) mais un Hubert Robert, plutôt, quoique bien léger, et bien un d’atmosphère. Une rivière au clair de lune, brun et argent, de Van der Neer, avec une espèce de burg, sur la gauche délicatement détaillé. Se rappeler un petit Flamand ou Hollandais qui a fait des maisons à visages comme J. Veber avec des arcades.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, Bordeaux, novembre 1903

     


    Souffrance, poème de Paul-Jean Toulet

     

    À Cologne se trouve une cathédrale colossalement laide, et restaurée selon toutes les règles du style pachydermique en honneur chez les Allemands.

    Car on passe par Cologne, en allant d’Anvers à Paris. C’est sur le chemin – à condition qu’on prenne celui-là, qui à vrai dire n’est pas le plus court et qui oblige même à retourner sur ses pas. Mais pour peu qu’on change de côté, c’est comme si on traversait deux paysages. Et le zigzag n’est-il pas le plus court chemin d’un point à un autre, s’il fait passer le temps plus vite, alors que la ligne droite nous le rendrait plus long et plus pesant ? C’est si ennuyeux, la ligne droite.

    Toulet17.pngLes voyages aussi, c’est très ennuyeux ; presque autant que de rester chez soi. Et puis les pays où l’on passe : le moyen de s’en faire une opinion ? C’est très fatigant.

    Une dame en aurait pour vous, si vous aviez eu la précaution d’en inviter à « venir avec », comme disent les Brabançons. Les dames ont tout de suite des opinions sur tout. Mais voilà, elles reviennent très cher en voyage. C’est même une des raisons pour lesquelles il vaut mieux rester célibataire. C’est un fait bien connu : à peine mariée, une jeune femme exige d’être menée à l’étranger, ou à Monte-Carlo. Comme si, pour se faire embrasser, il ne vaudrait pas mieux rester chez soi.

    À Anvers aussi, il y a une cathédrale, avec un haut beffroi d’où s’égrène et tinte l’aérien cristal d’un carillon qui a l’air, tant il est lointain, de chanter dans les nues. N’est-ce point l’âme même de ces antiques pierres si dentelées, si découpées, une âme surannée et charmante qui se souvient. À qui sait entendre elle conte des histoires d’amour et des histoires de sang. Elle parle du terrible duc d’Albe, et de sainte Litwine, ou de cette blonde encore, en qui le bon duc Philippe sut découvrir une Toison d’or plus précieuse que les trésors de Colchide. Mais il vaut mieux qu’elle ne les dise pas en flamand. Car Toison d’or, dans ce dialecte, ça se dit : Guldenvliet, ou quelque chose dans ce goût-là (1). Guldenvliet ! N’est-ce pas à dégoûter des blondes, et de leur brillant secret ?

    Dans l’intérieur de la cathédrale, on peut voir – ou plutôt ne pas voir – les fameux Rubens, auxquels on a mis des housses, comme à un meuble de salon l’été. Et elles sont en serge verte. Mon Dieu, le vert, ça n’est pas laid en soi. Mais il vaudrait mieux voir les Rubens, tout de même.

    Toulet16.pngNon loin de là, se dresse ce joli puits dont le grillage de fer est dû à Quentin Metzis. Tout le monde sait que ce peintre, ayant pris sa femme en dégoût, se fit forgeron. C’est du moins ainsi que le carillon, ce jour-là, contait cette histoire.

    Et après avoir vu tout cela, et les Breughel du Musée, le mieux est de se réfugier, contre la pluie, le vent, le crachin, dans quelque estaminet du port. L’un d’eux, à ce qu’affirme l’enseigne, est tenu par Paul de Kock. Mais aujourd’hui le patron est sorti, et il est remplacé par un garçon anglais, une servante allemande assez jolie, en bleu clair, et un perroquet portugais, dont le plumage et les jurons éclatants évoquent à travers la brume tout un Brésil de soleil, de larges fleurs et de poisons.

    Cependant les gens du port passent devant la porte, à travers l’atmosphère grise. De toute leur assise, ils pèsent lentement, lourdement sur le sol. Leurs compagnes – de travail et de plaisir – leur cédant à peine en cela ; et à les voir marcher ainsi, en appuyant avec force l’un et l’autre sur le sol ce que Cendrillon aurait eu peine à prendre pour un seul pied chacun, le terme tribasique s’impose à la pensée avec un sens nouveau. Pauvres Parisiennes, Andalouses déshéritées, quand vous vit-on jamais marcher sur six pieds chacune, comme un hexamètre, et comme les dames du port d’Anvers ?

    À Gand, il pleut aussi ; mais l’Agneau mystique de Van Eyck, à Saint-Bavon, est plein d’air, de douce lumière, et de la fraîche odeur des prés ; l’Agneau mystique où perce le sentiment le plus juste à la fois et le plus poétique de la nature, et quelle vive délicatesse de palette ; l’Agneau mystique oui… mais il y a le bedeau entre la peinture et vous, un homme qui vous dégoûterait du Paradis, s’il vous en devait faire les honneurs.

    Toulet18.pngCette espèce de Gascon néerlandais, en un baragouin composé des débris sanglants de plusieurs patois, vous explique le chef-d’œuvre. Et si vous tentez de fuir, sa glapissante voix vous ressaisit et vous ramène : « Là, monsieur, sur le droit, meilleur pour voir. Et toutes ces têtes, avec une loupe, un mois plus il faudrait. Quel travail ! »

    Et il gesticule ; et il jappe. Des Allemands lui sourient. Mais au milieu des balustres noirs, et blancs, parmi la pompe marmoréenne du chœur, un peuple de pierre et de couleurs demeure immobile en sa séculaire indifférence. Le Saint-Liévin de Rubens n’entend rien – heureux chef-d’œuvre – ni le Christ de Duquesnoy.

    Journal et Voyages, Nouvelle édition augmentée des Lettres à soi-même

    et de nombreux fragments inédits, Cologne, 3 juin 1906

     

    (1) Gulden Vlies.

     

     

  • Le Monastère des deux saints Jean

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     Un récit d’Alexis Curvers (1967)

     

     

    Dans le Sinaï, deux voyageurs en quête d’aventures découvrent un mystérieux couvent copte. Le frère Jean leur révèle que ce monastère est le champ où s’affrontent les deux saints Jean, l’Évangéliste et le Baptiste, et leurs adeptes. Une parabole où se mêlent mystique et sensualité.

     

     

    Alexis Curvers, Actes Sud, L'Agneau Mystique, Gand

     

     

    POINT DE VUE DE L’ÉDITEUR

     

    Né à Liège en 1906, Alexis Curvers connut le succès en 1957 avec Tempo di Roma (Laffont, Pavillons). Mais avant d’atteindre à cette notoriété, sanctionnée par le Prix Sainte-Beuve, il avait écrit plusieurs ouvrages, en même temps qu’il animait la littérature du pays liégeois. Le récit que voici, en forme de parabole, révèle donc un autre aspect du talent chez cet écrivain inspiré comme Marguerite Yourcenar par ses études classiques, hanté comme Julien Gracq par le désert et la solitude, fasciné comme Paul Gadenne par la rencontre de la mystique et de la sensualité. Car c’est bien à leur monde qu’il appartient.   (Hubert Nyssen)

     

     

    Écouter le début du récit lu par Hubert Nyssen : ICI

     

     

    UN EXTRAIT – L’Agneau Mystique

     

     

    alexis curvers,actes sud,l'agneau mystique,gandBien qu’il y eût foule à Saint-Bavon, nous passâmes la journée entière dans la chapelle de l’Agneau Mystique. Jean ne prétendit pas en sortir, même durant les offices, quand le polyptique était fermé. Il restait à méditer les volets extérieurs avec autant de ferveur que les éblouissants panneaux intérieurs qu’un sacristain redéployait dans l’intervalle des messes. Et pour cause : à l’extérieur étaient peints les deux saints Jean, côte à côte, non comme des êtres vivants, mais sous l’aspect de deux statues de grandeur naturelle. Jean nous dit que cette pétrification, imitée de la sculpture d’église, n’était qu’un artifice destiné à donner le change sur la véritable pensée du peintre : quoi de plus irréprochable que ces statues d’autel ? L’insolite était qu’elles fussent plantées là, sans raison visible, entre le donateur et la donatrice agenouillés comme en adoration devant elles.

    Jean ne nous dit plus mot de la matinée, attendant patiemment que s’écoulassent les flots successifs des paroissiens alternant avec les touristes. À la fermeture de l’église, nous allâmes déjeuner d’un waterzoei qu’il dégusta de bon appétit. À la réouverture, le sacristain crut avoir la berlue en le reconnaissant à nouveau au pied du retable, dans la chapelle à présent désertée. Au retour seulement, nous l’interrogeâmes.

    – Vous avez des yeux, nous dit-il, l’Occident a des yeux et il ne voit point. Mais vous êtes maintenant assez avertis pour déchiffrer ce polyptyque, d’ailleurs splendide, sans que mes explications vous soient encore utiles.

    alexis curvers,actes sud,l'agneau mystique,gandIl nous résuma cependant, mais d’assez mauvaise grâce, quelques observations qu’il avait cursivement notées. Nous dûmes ainsi convenir que les panneaux intérieurs du retable sont peints tout à la gloire et pour l’apothéose du seul Jean-Baptiste. Il y trône au ciel à côté de Dieu, tandis que sur la terre l’Évangéliste se laisse à peine deviner parmi les Apôtres et les Docteurs qui l’environnent en foule. Contrastant avec cet anonymat, une inscription très claire décore le trône céleste du Baptiste, lequel y est qualifié de « plus grand que l’homme, égal aux anges » et de « lampe du monde » ; la phrase est tirée d’un sermon de saint Pierre Chrysologue, évêque de la cour de Ravenne, catholique mais longtemps ami de l’hérétique Eutychès et lui-même arianisant, comme presque tout le monde l’était plus ou moins consciemment dans ce dernier siècle de l’Empire romain.

    Le Dieu qui règne au sommet du tableau est-il Dieu le Père ou Dieu le Fils ? La question na jamais été tranchée. D’après notre ami, ce ne serait ni l’un ni l’autre, parce que c’est l’un et l’autre : le Dieu unique sans distinction de Personnes. La personne du Fils n’est que figurée par l’Agneau élevé sur un autel à l’arrière-plan du paysage terrestre. Autour de l’autel, des anges ailés forment un cercle d’adorateurs. Mais au premier plan se dresse triomphalement une fontaine à l’eau jaillissante, et c’est vers elle que se tournent les visages, que se porte l’attention et que se dirigent les pas des innombrables personnages de toutes sortes dont les quatre coins du tableau sont peuplés : pas un d’entre eux n’a seulement un regard pour l’Agneau. Il résultait de là qu’il n’a pas fallu moins qu’un prodigieux trompe-l’œil pour suggérer le nom d’Adoration de l’Agneau, communément donné à cette composition qui s’appellerait plus justement l’Adoration de l’eau. Le centre géométrique en est d’ailleurs le sommet de la fontaine. Tout converge vers ce point où resplendit la statuette dorée d’un ange, en lieu et place de la croix qu’on y attendrait.

    réédition Espace Nord (2008)

    alexis curvers,actes sud,l'agneau mystique,gandBien plus, la croix du Christ ne se rencontre nulle part dans tout l’ensemble du polyptyque. Le peintre y a pourtant semé nombre de croix, mais toutes petites, grecques ou pattées, et ne servant que d’accessoires et d’ornements ; plusieurs sont en forme de tau, symbole imparfait, décapité de la branche supérieure par où descend la grâce du ciel. Même la croix figurant parmi les instruments de la Passion portés par les anges qui entourent l’Agneau, même cette croix du Calvaire est douteuse : on ne sait si l’écriteau qui la surmonte au ras de la transversale est ainsi placé pour cacher la branche supérieure de la verticale, ou pour en masquer l’absence. De telles ambiguïtés sont-elles sans intention ?

     

    Tempo di Roma et Le Monastère des deux saints Jean

     d'Alexis Curvers, présentés par Christian Libens