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Samuel Loyd naît en 1841 à Philadelphie et vit ensuite essentiellement à New York. Il abandonne ses études à 17 ans pour proposer des articles et des problèmes dans des revues consacrées aux échecs. Il est particulièrement connu pour le jeu du taquin, qu’il fut le premier à vulgariser dès 1873, en exploitant le principe de parité pour proposer un problème impossible sous la forme de concours. Ce concours eut d’ailleurs un immense succès international, recueillant des millions de réponses.
Il se tourne progressivement vers la publicité et les récréations mathématiques, proposant notamment plusieurs puzzles connus, comme « le poney », « le tour des ânes » et d’autres casse-tête publicitaires.
Il est donc essentiellement autodidacte : échecs, journalisme, ventriloquie, prestidigitation, mime, mathématiques sont ses domaines d’étude. Reflétant son côté créatif et anticonformiste, ses problèmes ont souvent un titre, sont teintés d’humour, et possèdent un aspect artistique.
Il meurt en 1911. Plus de 5000 énigmes ont été publiées en hâte par son fils en 1914 sous le titre Cyclopedia of puzzles.
Certaines coutumes hollandaises subsistent encore dans ce pays. Par exemple les échanges de bétail, de volailles et de produits de la terre en quantités ou nombres bizarres. Certaines choses se vendent à la douzaine, d’autres par boisseaux, les œufs par vingtaine, le sucre se vend par trois livres et demie, etc. Un intéressant problème qui fut publié il y a deux siècles environ dans une extraordinaire collection d’anecdotes sur le vieux Manhattan illustre la complication des transactions commerciales auxquelles se livraient les colons hollandais. Dans les termes mêmes de cet étrange volume : « Vinrent trois Hollandais de mes amis, jeunes mariés, avec leurs femmes. Les hommes s’appelaient Hendrick, Claas et Cornélius et les femmes Geertring, Caterin et Anna, mais je ne me rappelle point qui était la femme de qui. Ils me racontèrent qu’ils avaient acheté des porcs au marché ; chaque personne en achetant autant qu’un porc coûtait de shillings. Hendrick en avait acheté 23 de plus que Caterin et Claas, 11 de plus que Geertring. Chaque homme avait dépensé 3 guinées (63 shillings) de plus que sa femme. Qui me dira s’il est possible, partant de ces explications, de dire le nom de la femme de chacun des hommes ? » Il semblerait donc que l’aimable compagnie avait abusé de la bière et de l’eau-de-vie au point de ne plus se reconnaître, ce qui obligea le bon propriétaire à extraire des racines carrées pour trier les couples. Voilà un curieux problème qui peut fort bien se traiter par des méthodes de tâtonnements.
Solution : Geertring a acheté un petit cochon pour 1 shilling et son mari qui doit être Cornélius en a acheté 8 pour 8 shillings pièce. Caterin en a acheté 9 à 9 shillings pièce pendant que son mari Claas a acheté 12 cochons à 12 shillings pièce. Anna en a acheté 32 à 32 shillings pièce.
« Gérard-Philippe Broutin a volontairement concentré toute son œuvre dans la phase des poèmes à thèmes réduits, tenus à distance ou ironisants sinon hermétiques ou complètement purifiés de l’emprise anecdotique. […] [Il] s’est tourné dès son entrée dans le domaine lettriste vers l’hypergraphisation ciselante de l’art phonétique.
La mono-lettrie Boogie-boogie, effectuée avec la lettre b, constituant un losange en deux couleurs découpé selon les compositions de Piet Mondrian ; suivie de la Monolettrie à P. Mondrian, formant un carré de r, partagé lui-même en carrés et rectangles de plus petites tailles, tantôt remplis de r, tantôt seulement délimités ; la Monolettrie à P. Mondrian n° 2, plus grande et plus épurée encore (sans parallélogrammes investis par le mono-phonème) […] représentent un ensemble d’une rigueur bouleversante. »
Sur le losange et le carré chez Mondrian, on lira l’article de Carel Blotkamp, « Haut, bas, gauche, droite. Sur l’orientation des tableaux de Mondrian », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n° 114-115, p. 74-97.
En janvier 1917, soit un an environ après avoir publié les premiers poèmes d’Antonin Artaud, La Revue de Hollande offre (p. 659-671) à ses lecteurs un très grand texte, signé
Oscar Vladislav de Lubicz Milosz. Dans Ars Magna, ce dernier dira à propos de ces pages : « Étranger aux mathématiques, en publiant dès janvier 1917 mon Épître à Storge, je n’étais donc qu’un annonciateur métaphysique de la théorie de la Relativité généralisée, dont j’ignorais à cette époque le premier mot et en qui je saluai, quelques années plus tard, moins une confirmation du résultat de ma méditation de vingt années sur la matière, l’espace et le temps, que l’aube d’une ère nouvelle et merveilleuse de l’esprit. »
D’abord intitulée « Lettre à Storge », cette Épître, tout comme le poème dialogué La Confession de Lemuel (1922), revient sur la nuit d’illumination que le poète a vécue en 1914 : « Le quatorze Décembre mil neuf cent quatorze, vers onze heures du soir, au milieu d’un état parfait de veille, ma prière dite et mon verset quotidien de la Bible médité, je sentis tout à coup, sans ombre d’étonnement, un changement des plus inattendus s’effectuer par tout mon corps. Je constatai tout d’abord qu’un pouvoir jusqu’à ce jour-là inconnu, de m’élever librement à travers l’espace m’était accordé ; et l’instant d’après, je me trouvais près du sommet d’une puissante montagne enveloppée de brumes bleuâtres, d’une ténuité et d’une douceur indicibles. » « Désormais l’écriture a[ura] pour Milosz une mission initiatique. »
Dans la livraison de juin 1916, alors que l’Épître à Storge n’était pas encore écrite, La Revue de Hollande avait présenté Milosz à travers une trentaine de pages de Francis de Miomandre (1). Quelques généralités sur les origines et les pérégrinations du Slave, sur son choix d’écrire en français puis diverses considérations relatives aux étapes de son évolution :
- L’adolescence : Le poème des décadences (1899) : « Nous avons ainsi chacun de notre prime jeunesse gardé quelque souvenir essentiel dont le regret, symbole de tous nos désirs irréalisables, finit par rester seul au milieu du désert de nos illusions. Mais jamais je n’ai vu comme chez M. Milosz ces images primordiales prendre une place aussi importante, au point de diriger toute une partie de sa vie, au point de devenir le leit-motiv le plus constant et le plus pathétique de son inspiration. » (p. 1415)
- La jeunesse : Les Sept solitudes (1906) : « M. O.-W. Milosz n’a jamais rien dit qui ne fût arraché de lui-même par une irrésistible nécessité organique. C’est un des plus purs tempéraments de poète que je connaisse. » (p. 1418)
- L’éveil mystique : L’Amoureuse initiation(1910) : à propos de ce livre fascinant, F. de Miomandre écrit : « Le sujet du roman ? car c’est un roman. Oh ! peu de chose. Un homme, d’un certain âge, s’éprend d’une femme très indigne de lui quoique d’une beauté ravissante, très vile, et qui le trompe et le bafoue, et avec laquelle il descend en complice et même parfois en corrupteur jusqu’aux abîmes de la folie sensuelle. Voilà le sujet apparent, le prétexte pour ainsi dire. Mais le sens second est tout différent. Il est d’un autre ordre : et ce n’est rien moins que la théorie même de la mysticité. Le mot amour en effet y est pris dans le sens purement idéal où l’entendent les mystiques. Un homme aime une femme, fervemment, dans l’absolu, comme on aime une idée, comme on aime Dieu. D’ailleurs, il le confond avec une idée, – avec Dieu. » (p. 1422)
- L’oasis panthéiste : Les Éléments (1911) : « … le panthéisme de M. Milosz n’a de rapport que verbal avec celui par exemple d’un Parnassien. Ce n’est pas une notion philosophique, c’est un sentiment, une communion passionnée, où la conscience individuelle, au lieu de se contracter, se propage. Et c’est d’une très émouvante beauté ». (p. 1427)
- L’œuvre littéraire : Les traductions (poètes anglais, allemands, russes et polonais).
- Le drame de l’ascétisme : Miguel Mañara (1913) : « Je me rappellerai longtemps la soirée où fut représenté le premier drame de M. de Lubisz-Milosz : Miguel Mañara. […] Cela se passait à Paris, chez Madame Adenkhoven (2), une dame de Hollande, passionnée d’art et de littérature qui prêtait généreusement son hôtel aux manifestations esthétiques tentées par une courageuse et fervente petite troupe d’acteurs : Le Théâtre Idéaliste, sous la direction d’un jeune poète plein d’ardeur : M. Carlos Larronde. […] le roman du désir de Dieu est devenu le drame de l’amour divin ».
- La trilogie de l’illumination : Méphiboseth et Saul de Tarse (1914) : deux pièces – dont la seconde, écrite en vers de quatorze pieds, est inédite – qui s’inscrivent dans le prolongement de la précédente : « […] plus encore que dans Miguel Mañara s’affirme l’acquiescement à l’ordre universel qui est la caractéristique la plus essentielle du vrai mysticisme. On n’avait je pense jamais projeté de lumière plus magistrale sur ce mystère du mal conditionné dans la fatalité du Bien. Au cri du moine espagnol répond la voix de l’initié hébreu. » (p. 1439).
- Le regard en arrière : Symphonies (1915) : « cinq poèmes seulement mais tellement purs, tellement humains, tellement douloureux que les larmes en montent aux paupières. Je ne connais rien d’analogue dans la littérature contemporaine ». (p. 1439-1440)
Terminant son étude agrémentée d’assez nombreux extraits de l’œuvre, Francis de Miomandre écrit : « J’ignore ce que fera désormais M. Milosz, ni quel cycle nouveau, celui-là fermé, il pourra parcourir. Mais d’ores et déjà son œuvre est assurée contre le temps. Elle ne peut que grandir dans l’admiration des hommes. Elle sera plus tard, dans l’harmonie de toutes ses parties, pour les amants de la poésie vraie, un monument magnifique, et pour les mystiques, dans la haute signification de tous ses aspects, une œuvre annonciatrice. » (p. 1441)
Ce qu’a fait le futur représentant de la Lituanie à Paris juste après, on pourra le lire ci-dessous. Si O.V. de Lubicz Milosz a pu être découvert à l’époque par un certain nombre de Néerlandais grâce aux efforts de La Revue de Hollande, publiée rappelons-le à Leyde, s’il a été accueilli dans l’hôtel particulier d’une Hollandaise établie à Paris, il est resté jusqu’à aujourd’hui un quasi inconnu aux Pays-Bas, même s’il y a semble-t-il reçu un accueil enthousiaste de la part de quelques poètes lors d’un séjour antérieur à la Grande Guerre. En 1920, le journal De Nieuwe Arnhemsche Courant a reproduit un de ses articles politiques sur la Lituanie considérée comme un rempart contre le bolchévisme. Pour le reste, le romancier Willem Frederik Hermans est l’un des rares à s’être intéressé de près à son œuvre : il a traduit certains de ses poèmes, dont « La berline arrêtée dans la nuit » (3) et lui a consacré un essai (4).
D. Cunin
(1) Milosz a écrit en collaboration avec Francis de Miomandre Le Revenant Malgré Lui, comédie en trois actes (présentée par Yves-Alain Favre, Cahiers de l’association des amis de Milosz, n° 23-24, André Silvaire, Paris, 1985).
(2) S’agit-il bien de l’orthographe exacte ?
(3) Zeven Gedichten van O. V. de L. Milosz (Sept poèmes de O.V. de L. Milosz), Ams- terdam, Cornamona Pers, 1981. Dans un entretien publié en 1983, W.F. Hermans, alors qu’on lui pose une question sur Milosz, le prix Nobel, répond : « C’est moi qui ai découvert en Hollande l’oncle de Milosz. Un très grand poète : O. V. de L. Milosz, un oncle du prix Nobel. Un très grand homme. Complètement fou, mais très grand. Personne n’en avait entendu parler en Hollande. Je suis tombé par hasard sur une de ses plaquettes de vers et l’ai traduite dès 1944. C’est-à-dire que j’ai traduit quelques poèmes puis deux ou trois autres à une période ultérieure. Ce genre d’écrivains que personne ne connaît, c’est devenu un peu mon violon d’Ingres, mettre l’accent sur eux, par exemple sur ce Milosz. » À l’automne 1944, Hermans est rentré un jour chez lui avec le recueil Poëmes, préfacé par de P.-L. Flouquet (1939) ainsi qu’un numéro des Cahiers Blancs consacré à Milosz.
(4) « De tastbare metaforen van O.V. de L. Milosz » (Les métaphores tangibles de O.V. de L. Milosz) date de juillet 1977. Il a été écrit à l’occasion du centième anniversaire de la naissance du poète et de l’exposition organisée alors à la Bibliothèque nationale. On peut y lire cette phrase : « À mon sens, le cycle Symphonies (1915) pourrait certainement figurer un sommet de n’importe quelle littérature. »
Theo van Doesburg & Dada en Hollande en 1923 (en anglais)
archives dada / chronique
LE MOT DE L’ÉDITEUR (Hazan, 2005)
Dada désigne plus que des personnes, des événements, des attitudes, des procédures,des lieux et des moments éphémères, volatiles, insaisissables avec une seule base d'entendement, l'art comme arme contre la société c'est-à-dire la mort. Propos de ces Archives : montrer à quel réservoir puisent des œuvres « droites, précises et à jamais incomprises », divulguer Dada comme une création continue de pensées et de concepts et non pas des images récupérables alors qu'elles appartiennent à la plus formidable protestation, la plus intense affirmation. Ces Archives, augmentées d'une chronique détaillée, dressent une topographie des circonstances, pensées, images, manifestes, histoires d'individus et de groupes, intensités collectives. Solitudes, amitiés, exclus, élus et disparus. Dada : révolution absolue, soustraction intégrale à la folie de son temps, « défiance envers la communauté », refus de « l'anéantissement prochain de l'art » en faveur « d'un art plus art ».
Marc Dachy met à la disposition du lecteur les textes originaux, déclarations théoriques et manifestes, souvenirs et témoignages, qui permettent de lire dans les mots mêmes des protagonistes l'histoire de ce mouvement, et de voir se dessiner le territoire de dada à partir de témoignages et de nombreux inédits, hors d'atteinte, épars, complétés par une impressionnante chronologie commentée de 1915 à 1968. Ces Archives sont une arme « contre l'oubli organisé », pour la vie et la liberté à réinventer.
THEO VAN DOESBURG
On sait que Theo van Doesburg (1883-1931), qui a écrit sous d’autres pseudonymes (les dadaïstes I.K. Bonset et Aldo Camini) – il s’appelait en réalité Christian Emil Marie Küpper – a laissé une œuvre de théoricien, d’architecte, de peintre et d’écrivain. Principale figure de la mouvance Dada en Hollande, il a été entre autres à l’origine de la revue De Stijl ou encore rédacteur de la publication dadaïste Mecano à laquelle ont pu collaborer Arp, Schwitters, Picabia et Tzara (entretien). On lui doit l’Aubette (Strasbourg), une demeure qui porte son nom à Meudon… ou encore certaines chaises de cafés alsaciens.
photo : Theo van Doesburg à l'Aubette, 1927
Outre ses innombrables essais écrits en plusieurs langues, Van Doesburg a écrit les ouvrages suivants :Volle maan(Pleine lune, poèmes, 1913),Caminoscapie(« roman » antiphilosophique)Nieuwe woordbeeldingen(1975),Het andere gezicht van I.K. Bonset(L’Autre visage de I.K. Bonset, 1983). En 2000, une exposition lui a été consacrée aux Pays-Bas ; à cette occasion, on a publié le catalogue de son œuvre pictural :Ik heb weer veel nieuwe denkbeelden opgedaan. Theo van Doesburg. Oeuvre catalogus, (réd.) Els Hoek,Utrecht/Otterlo/ Bussum, Centraal Museum, Kröller-Möller Museum, Uitgeverij Toth, 2000.
Vue d'ensemble de l'œuvre
Dans archives dada / chronique, publié par les éditions Hazan en 2005, on peut lire un chapitre illustré consacré à Dada Pays-Bas qui présente les textes suivants : « Qu’est-ce que Dada ? » (Theo van Doesburg), « Dada Hollande I.KB. Manifeste 0,96013 » (I.K. Bonset), « Van Doesburg » (Kurt Schwitters), « La soirée dada de Haarlem, 11 janvier 1923 » (W. de Graaf) et « Dada à Amsterdam, 27 janvier 1923 » (L.J. Jordaan).
Nous proposons ci-dessous ce dernier article, compte rendu plutôt hilarant d’un journaliste qui a assisté à l’une des soirées lors de la tournée dada en Hollande
DADA À AMSTERDAM
Qu’est-ce que Dada ? : « Dada, c’est la hantise du bourgeois-fauteuil-club, du critique d’art, de l’artiste, du cuniculiculteur, du vandale. Dada, c’est un visage. Dada veut être vécu.
« Dada, c’est la négation la plus forte de toute valeur culturelle déterminée ; Dada, c’est… », enfin, voici le genre de ronflants non-sens grâce auxquels l’animateur hollandais de la glorieuse soirée dada a rempli plus d’une une demi-heure avant de finir par une question ironique à l’adresse du public : « Alors, vous avez compris ce que c’est, Dada ? » J’en doute fort ! Car l’animateur a omis d’énumérer quelques-uns des qualificatifs parmi les plus intéressants. Il s’est par exemple abstenu de dire : « Dada, c’est des boniments à la graisse d’oie. » « Dada, c’est de l’escroquerie de bas étage. » « Dada, c’est bafouer et humilier toutes les honorables personnes ici présentes. » « Dada, c’est une clownerie dispendieuse – un attentat perpétré contre vos florins hollandais ! »
Et même s’il avait dit tout cela, je doute que la foule ait eu un autre comportement que celui qui a été le sien : des hurlements émerveillés d’Indiens et d’infernaux miaulements de matous en rut. Car depuis notre fauteuil, à la tribune de la presse, nous disposions d’une vue imprenable sur le participant le plus intéressant à cette soirée : le public.
Et cette vue n’avait rien de réjouissant… Un ecce homo à en pleurer.
À sept heures et demie, la salle a commencé à se remplir. Et on a compris bien vite qu’il y avait quelque chose de bizarre dans l’air – que l’on n’avait pas affaire au public auquel on a habituellement affaire. La présence d’éléments artistiques et révolutionnaires sautait également aux yeux, à croire que ces gens s’étaient collés une étiquette sur la poitrine pour signaler la conception qu’ils se font de la vie et les mœurs qui sont les leurs. C’est ça, on porte quelque chose sur soi pour se distinguer du vulgaire, ne serait-ce qu’un attribut vestimentaire ou un couvre-chef ! Il est éminemment instructif et intéressant de voir la « tête » qu’un tel s’est faite ou le costume que tel autre a choisi pour montrer le type d’homme qu’ils… aimeraient bien incarner. C’est ainsi qu’on vit apparaître l’homme fruste et vigoureux qui se fout du monde et méprise le snob, habillé d’un costume côtelé, mal rasé et coiffé d’un tweed-hat déformé. Quant à l’homme de culture raffiné et érudit jusqu’aux ongles, il s’exhibait à l’inverse avec des cheveux longs soigneusement ramenés en arrière, portant la raie au milieu, une chemise noire et des chaussettes de soie, et on lui aurait vu un monocle s’il avait eu le culot et la perspicacité d’en porter un. Et puis il y avait les fanatiques, les prophètes, à l’œil exalté et aux mâchoires creuses. Ils sont en général plutôt hauts sur pattes et portent invariablement une barbe bienfournie (noire de préférence) et un chapeau à larges bords ; quant à la pèlerine, pour autant que l’on puisse encore se procurer ces vieilleries chez le fripier, elle est grandement recommandée pour faire grand effet. À défaut, une cape fait l’affaire, mais on risque alors de présenter quelque fâcheuse ressemblance avec un gardien de nuit ou un agent à cheval.
Voyez là les principaux types de la soirée au milieu desquels cela fourmillait de toutes sortes d’hybrides et de métis. Pour sa part, l’élément féminin affichait systématiquement une tête de mouton ou une coiffure à la Jeanne d’Arc, l’incontournable cigarette et cette effronterie aguichante sous laquelle somnole la probité bonhomme et rassurante de la femme hollandaise, probité garante – une fois la période des frasques révolue – d’un indéfectible mariage petit-bourgeois.
À propos du « bourgeois ». – Avez-vous déjà remarqué, lors d’une exposition de tableaux, comme deux courants picturaux peuvent se « tuer » l’un l’autre – c’est-à-dire se nuire du simple fait de leur présence concomitante dans le même lieu ? Eh bien ! Quelque chose de similaire s’est produit ici (et au sens strictement littéral !). On jurerait que le bourgeois, au milieu de ces m’as-tu-vu artistico-révolutionnaires, va s’en tirer à son avantage. Rien n’est moins vrai. Avec son melon, son chaud manteau de ratine au col en velours et sa figure de prêt-à-porter, on a l’impression qu’il paraît plus misérable, plus coincé et plus infatué qu’il ne l’est d’habitude.
Et cette illustre assemblée d’agneaux et de brebis se préparait donc à entendre l’évangile de Dada.
Le début fut assez prometteur. Un monsieur vêtu en noir là où on attendait du blanc et en blanc là où on attendait du noir, vint s’asseoir à une table où se dressait une lampe à abat-jour ; il commença alors son exposé sur Dada en hollandais. Immédiatement, l’assistance offrit sa coopération bénévole : quand elle voyait une occasion d’interrompre l’animateur, elle la saisissait sans se faire prier, se chargeant essentiellement d’entrelarder le propos de ce dernier de toutes sortes de cris d’animaux. Quand le chahut et le vacarme empêchaient l’animateur de poursuivre, il laissait tomber son monocle, buvait une gorgée d’eau et souriait. Et même ce sourire – une gifle éhontée à la figure des personnes présentes – ne les incita pas à se ressaisir. Les gens ne se ruèrent pas de colère vers le monsieur en noir et blanc pour l’envoyer balader dans les coulisses, ils ne manifestèrent pas non plus leur désapprobation en décidant, par exemple, de quitter la salle – ils riaient la bouche grande ouverte et criaient « dada » et « miaou ».
Mais ces interruptions avaient de quoi décevoir, tant elles étaient affligeantes. On a tous déjà vu une foule qui, en proie à une émotion, se soulage à vrai dire en se manifestant haut et fort, autant de cris qui doivent, comme des éclairs, détendre l’atmosphère pesante. Une boule d’émotion prête à exploser. Hélas ! Quand l’animateur vint à parler du désir de domination qui habite l’homme, quelqu’un cria « double six » - et quand il aborda les actes contre-nature, on lança : « Il y a des dames dans la salle !. »
Pour le reste, ce fut une explosion de bons mots du genre « Vas-y, attrape-moi ! » « Courage, mon gars ! » et « Willem Broekhuis ». Une fois toute la gamme de l’humour populaire passée en revue, les meuglements et les miaulements reprirent de plus belle – mais même cela n’eut l’air de convaincre personne puisque dès qu’on fit la lumière, les cris d’animaux cessèrent, et chacun dévisagea son voisin d’un sourire bêta.
Il aura fallu attendre pratiquement la fin de la soirée pour voir quelqu’un retrouver une lueur de lucidité et s’écrier : « Remboursez ! »
Mais les dames et les messieurs de l’assistance, qui riaient de tout, puisqu’il n’y avait rien de drôle, s’en donnèrent à cœur joie en poussant des hurlements, sans se préoccuper des agents de police qui étaient les seuls à ne pas rire – sans doute parce qu’ils n’avaient pas payé le prix d’entrée et qu’ils n’appartenaient pas au groupe des « intellectuels ».
À dix heures et demie, comme la fête était finie, le public qui s’attendait à un « foutoir » généralisé fit passer sa déception en criant « dada »…
Sur la scène ? Ah oui, c’est vrai – il y avait là un certain sieur Kurt Schwitters qui débitait des galimatias. Mais ça n’intéressait personne – et lui de débiter des non-sens en faisant une tête d’enterrement et avec un air quelque peu mélancolique. Il aura retrouvé le sourire, je suppose, en comptant et en recomptant la recette de la soirée.
L.J. Jordaan,Het Leven, 27 janvier 1932 (trad. D.Cunin)