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Histoire Hollande - Page 7

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (4)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (4)

     

    Alexandre Cohen

    correspondant de Recht voor Allen à Paris

     

    Trait d’union, Cohen l’est aussi dans ces années entre les anarchistes parisiens et les sympathisants hollandais. Avant l’arrivée de Christian Cornelissen (1864-1946) qui fut appelé à jouer un grand rôle à la charnière des deux siècles dans l’essor de l’anarcho-syndicalisme, Alexandre Cohen assure le passage des nouvelles entre Paris et les principales villes néerlandaises. Certes, des journaux anarchistes français et autres pamphlets circulent dans le Royaume batave tout comme des traductions d’articles ou d’ouvrages des doctrinaires ; Proudhon, E. Reclus et Pelloutier par exemple exercent alors une influence certaine dans ces milieux aux Pays-Bas. (62) D’autres individus très actifs s’emploient aussi à diffuser nombre d’écrits comme J.C.Ph.H. Methöfer, H.J. van Steenis ou encore F.W.J. Drion. (63) Mais la présence de Cohen sur place permet à Recht voor Allen de diffuser une information de première main, alors même qu’on ne pouvait se permettre de passer par le circuit coûteux et déjà traditionnel des agences de presse. Cohen l’affirme lui-même, avec sa franchise habituelle : « Si les lecteurs de RvA sont un tant soit peu au courant de la vie politique et de la situation des différents partis en France, je crois y avoir contribué pour une grande part. » (64) Sa position facilite aussi la publication d’essais de F. Domela Nieuwenhuis en France.

    A. Cohen, 1894 (publié dans le journal Morgenrood)

    PortraitCohen1894.gifDurant son long séjour à Paris, Cohen expédie plus de 70 articles que F. Domela Nieuwenhuis place dans son journal devenu un quotidien en 1889. La plupart de ces textes figurent sous l’intitulé « Parijsche Brieven » (« Lettres parisiennes ») ; on devait à d’autres les rubriques « Amsterdamsche Brieven » (« Lettres amstellodamoises ») et « Rotterdamsche Brieven » (Lettres rotterdamoises). (65) Cohen est selon ses propres dires le seul correspondant rémunéré du journal (66), un « salarié » d’ailleurs en permanence débiteur de F. Domela Nieuwenhuis. Il publie ses papiers sous le pseudonyme de Souvarine, quelquefois sous celui de Demophilus ou Demophile et parfois sous son patronyme. Quelques articles portent un titre particulier et quatre sont des boekbeschouwing ou boekbeoordeling (compte rendu ou recension critique d’un ouvrage). Ses « Lettres » traitent bien entendu d’événements de fraîche date (bien qu’elles soient parfois publiées plusieurs semaines après leur rédaction) et de faits souvent très marquants : décapitation, explosion d’un puits de mine, grève, boulangisme, attentats, commémoration des victimes du coup d’État du 2 décembre 1851, colonisation, suicide de Boulanger, vie parlementaire... Pas une seule des multiples personnalités évoquées dans ses articles ne s’en tire sans égratignures. L’extrait suivant de la « Lettre parisienne » du 13 mai 1892 illustre assez bien la teneur de l’ensemble :

    Il n’est pas très compliqué de dresser le bilan des dernières escroqueries gouvernementales. Plus de 60 révolutionnaires étrangers, anarchistes ou non, ont été mir nichts, dir nichts expulsés sans qu’ils se soient rendu coupables d’autre chose que du refus de démordre de leurs idées. Les socialistes officiels (puisse feu monsieur G. me pardonner ce qualificatif) avec Guesde à leur tête, ont applaudi sans retenue cette mesure gouvernementale et ce dernier a même estimé utile de déclarer, à l’occasion d’une interview accordée au rédacteur du Figaro, que tous les anarchistes peuvent être classés en 3 catégories, à savoir : les menteurs, les idiots et les mouchards. Kropotkine est, toujours selon le ci-dessus nommé..., un hurluberlu, un fou sans la moindre valeur. Dans le même temps, tous les journaux commentaient – le plus réactionnaire en première ligne – l’exquis ouvrage de Kropotkine La Conquête du Pain dans les termes les plus favorables. Point n’est besoin d’ajouter à ce petit échantillon pour juger de la loyauté et de l'honnêteté de certains intrigants.

    Ajoutons que des arrestations se sont également produites sur tout le territoire, au total plus de 200.

    La meilleure preuve que ces arrestations n’étaient en rien justifiées réside certainement dans le fait que presque tous les prisonniers ont été remis en liberté après le 1er mai ; ils ont toutefois été traités au cours de leur détention de la plus vile des manières, comme des chiens. Plusieurs d’entre eux sont tombés malades suite au traitement alimentaire enduré. Ils doivent en partie ce traitement extrêmement brutal à ce qu’on les a considérés comme l’âme de la presse révolutionnaire. Le but recherché, entendez la disparition des journaux, n’a pas été atteint et ceux-ci paraissent aux dates prévues, avec un contenu plus révolutionnaire et plus violent que jamais. Les souscriptions ouvertes pour soutenir les épouses et les enfants des camarades emprisonnés ont rapporté infiniment plus qu’on ne l’avait espéré ; à la grande irritation et à la grande surprise des bourgeois, des dons de 5, 10 et même 20 francs figurent sur les listes. Parmi les souscripteurs, on relève les noms de personnalités des lettres très en vue à Paris. Le tirage de La Révolte a augmenté de 1000 exemplaires, celui du Père Peinard de 2500 et le journal L'Endehors, fondé il y a peu, qui prend un tour de plus en plus révolutionnaire et qui compte parmi ses collaborateurs les meilleures plumes de la nouvelle génération, voit le nombre de ses abonnés croître continuellement.

    Messieurs, c’est bien ainsi, continuez à taper dans le mille. Plus nous rallions de gens, mieux c’est !

    Ce sont nos ennemis qui nous font la meilleure propagande. Et les vieux grecs qui soutenaient que les dieux ont frappé de cécité ceux qui voulaient les corrompre avaient certainement eu à souffrir eux aussi de gouvernants aveugles.

    Ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourra les guérir. Les gouvernants, j’entends ! (67)

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    Recht voor Allen, n° 105 (R. Spoor, Uiterst links, p. 70)

     

    La vie parisienne et mille activités absorbent Cohen mais les soucis d’argent se dissipent rarement, même s’il a touché un petit héritage. Et si le journal de Domela Nieuwenhuis ne représente l’assurance que d’une maigre rentrée d’argent, il ne faut pas en déduire pour autant qu’il bâcle les nombreux papiers qu’il expédie. Cohen est en effet un maniaque et « aucun de mes manuscrits n’est envoyé sans avoir été au préalable relu et encore relu, sans que les feuillets aient été comptés et numérotés etc. » (68) Ses articles sont hauts en couleur et d’une couleur qui tranche avec celle du S.D.B. Là n’est pas la moindre des contradictions. Il hait les sociaux-démocrates :

    Je demeure celui que j’ai toujours été : un révolutionn aire qui veut renverser l’ordre régnant, quelle que soit la manière utilisée et en recourant à tous les moyens possibles. Cependant, mes yeux se sont ouverts à beaucoup de choses qui m’étaient jusqu’alors cachées ; et s’il en est une dont je ne veux en aucun cas entendre parler, c’est de sacrifier un tant soit peu ce qui fait le propre de l’homme à l’idée de communauté. Pour parler en toute franchise, je choisis la société actuelle, que je hais comme la peste avec toute la haine dont je dispose – et elle n’est pas insignifiante ! – par-dessus l’État coercitif que nous propose la firme Liebknecht, Guesde et Cie. Ces gens là, je les poursuivrai jusqu’à ma mort de la dérision, de l’ironie et de la force probante qui sont miennes. Pour le reste, je suis et je combats aux côtés de ceux qui veulent mettre fin à l’oppression par la révolution, et peu me chaut que ceux-ci se disent communistes, socialistes ou anarchistes. (69)

    Cette même confession (moins la haine), Alexandre Cohen la renouvellera quelques années plus tard aux lecteurs de sa revue De Paradox : « Plus odieuse encore que la perspective d’un régime social-populacier est à mes yeux l’idée d’être gouverné par un sanhédrin de “savants” : des économistes, des psychologues, des anthropologues, des anthropométeurs, des criminologues, des concepteurs de matérialisme historique. Mais cela est rien moins que la social-démocratie, ni plus ni moins. (...) Pourquoi je m’en prends par prédilection à la social-démocratie et non aux autres partis politiques ? Non – comme le prétendent certains – par haine ou antipathie à l’égard de ces chefs d’orchestre d’une chapelle sans valeur artistique. Mais parce que la social-démocratie est le proche avenir, un avenir de fous. » (70)

    La particularité du socialisme hollandais et la personnalité de F. Domela Nieuwenhuis permettent de comprendre comment des individualistes comme Cohen ont pu publier leurs écrits dans les colonnes de Recht voor Allen : « Le S.D.B. existait depuis peu de temps, il était tout sauf très structuré et pouvait plutôt passer pour un mouvement tournant et fonctionnant autour de Recht voor Allen et de son rédacteur en chef Ferdinand Domela Nieuwenhuis. (...) Il est sûr que Domela Nieuwenhuis avait très tôt subi une influence libertaire qui se traduisait surtout par des prises de position tranchées et critiques à l’égard de l’autoritarisme des sociaux-démocrates allemands. » (71) Un F. Domela Nieuwenhuis assez compréhensif pour ne rien modifier à la prose de Cohen : « Bien que nous ne suivions pas Cohen dans toutes ses assertions et que nous estimions exagérés les qualificatifs qu’il emploie, nous ne souhaitons pas l’empêcher de dire pleinement ce qu’il entend dire, ce d’autant plus qu’étant sur place, il est peut-être mieux en mesure que nous de juger des événements. » (72) Et s’il arrive parfois au leader socialiste de refuser un papier de Cohen, il est sommé epistolairement par ce dernier de justifier sa décision.

    Si le socialisme en France se divise en courants derrière de fortes personnalités, le socialisme hollandais, par nature, éclate lui en tous sens. Seul F. Domela Nieuwenhuis draine alors derrière lui des fidèles qui l’imiteront en 1897-1898 lorsqu’il tournera le dos au socialisme autoritaire pour s’engager dans la voie du socialisme libre et devenir ainsi la grande figure historique de l’anarchisme.

    Les autres activistes, anarchistes de la première heure, pouvaient difficilement tirer leur épingle du jeu sans fréquenter un tant soit peu le cercle de Recht voor Allen. Avant 1885, il n’est guère question d’anarchisme aux Pays-Bas (73) et ce sont dans les années qui suivent des membres du S.D.B. et collaborateurs de Recht voor Allen qui tenteront tant bien que mal de diffuser les idées libertaires (B. van Ommeren : De Vrije Pers = La Presse Libre ; J. C. Ph. H. Methöfer : De Anarchist = L’Anarchiste ; J. J. Bersch : De Oproerkraaier = L’Agitateur). F. Domela Nieuwenhuis va jusqu’à leur avancer de l’argent, argent investi dans cette presse qui justement ne le ménage aucunement ! (74)

    F. Domela Nieuwenhuis (1846-1919)

    PortraitDomelaNieuwenhuis.jpgChacun défendant son église, le moindre prétexte alimente des querelles. Ces athées - pour beaucoup des vrijdenkers (75) - ouvraient les chapelles qui manquaient encore à la mosaïque confessionnelle qu’étaient les Pays-Bas. Bref, un joli tableau. Une touche barbouillée : « Si on désire retenir une caractéristique générale (...), on peut définir les anarchistes de Rotterdam comme étant ceux du refus de Dieu, les anarchistes de La Haye comme ceux du refus du gouvernement et les anarchistes d’Amsterdam comme ceux de l’acceptation de toutes les négligences possibles et imaginables. » Une touche couleur œil au beurre noir : « ...on tenait dans des salles à Amsterdam des réunions particulièrement animées durant lesquelles on s’emportait. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec des débats purement théorico-historiques (...) : il était question d’en découdre sur l’existence politique des groupes qui s’opposaient à cette occasion et il n’était pas rare que des adversaires en vinssent aux mains. » Et une touche teintée d’encre sanguine: « Recht voor Allen était encore trop souvent en 1890 le terrain sur lequel divers socialistes livraient bataille pour des questions de principe ou de tactique. Souvent, cela tournait à des querelles d’hommes. Aussi, en vue du congrès de Heerenveen, on avait reçu des propositions visant à repousser tout débat sur les questions propices à faire naître de telles querelles. Clemens écrivit par exemple dans le numéro du 17 octobre 1890 de Recht voor Allen : “Le parti révolutionnaire néerlandais va-t-il péricliter entre les mains des chamailleurs ? ... Que nous ont encore apporté les derniers jours ? Le journal De Anarchist ne publie pas un seul numéro et pas un seul article qui ne contiennent des passages grossiers et offensants pour Domela Nieuwenhuis en particulier et le S.D.B. en général ; et Recht voor Allen ne fait que répondre par des remarques désobligeantes à l’égard de Croll et des anarchistes. Le pire est qu’il ne s’agit pas seulement d’un combat d’idées mais d’une polémique entre personnes qui met en jeu bien d’autres choses que les principes de chacun.” » (76) » Et pour couronner le tout, H.J. van Steenis en arrive à soupçonner un de ses compagnons nommé Van der Voo, traducteur de Jean Grave, de l’avoir vendu à la police : « Tout cet épisode est significatif du climat dans lequel les anarchistes opéraient alors. “Rendre la justice” dans son propre clan n’était pas non plus un phénomène inconnu dans les pays étrangers. Pour les anarchistes qui rejettent l’État et ses organes tels que la police et la justice, c’était là l’unique manière de résoudre les problèmes internes. » (77) En la matière, Cohen ne fait pas non plus exception à la règle, lui qui traite – pour ne retenir qu’un exemple – Christian Cornelissen de « bestiole limaceuse et toquée », de « sophiste et casuiste nauséeux ». (78)

    Il arrivait de temps à autre que ces révolutionnaires fissent le coup de poing hors de leurs rangs, en particulier avec les royalistes. Le soir du 19 février 1888 par exemple, Alexandre Cohen et son « ami » socialiste Vliegen tombent à La Haye sur des étudiants en goguette fêtant l’anniversaire de Guillaume III ; résultat : ils brûlent le drapeau orange. (79) Cohen affirme que lui et son compagnon étaient les seuls éléments agressifs de la section de La Haye ; mais l’article de Recht voor Allen du 26 février 1887 portant sur les événements survenus à Amsterdam à l’occasion du précédent anniversaire du roi, montre une fois de plus que l’on comptait d’autres « excités » dans les rangs anarchistes (80).

    Frank van der Goes (www.dbnl.org)

    FrankvanderGoesPortrait.gifSortis de prison ou hors de portée des orangistes, les révoltés se battaient et se dévoraient entre eux. À en croire l’essayiste F. van der Goes (1859-1939), le mouvement libertaire rassemblait pourtant des gens respectables et a priori peu portés au pugilat : « L’anarchie est dans les Pays-Bas d’aujourd’hui la forme de pensée qui recrute la plus grande partie de ses adeptes parmi les gens cultivés. Il est surprenant de voir à quel point l’anarchie touche les hommes de sciences, les gens de lettres et ceux qui ont acquis une spécialisation professionnelle ou technique. » (81)

     

    (62) D. Gevers souligne ce point dans son introduction à l’article « Anarchisme in Frankrijk en Nederland », in La France aux Pays-Bas: Invloeden in het verleden, Kwadraat, Vianen, 1985, p.201-239.

    (63) Voir par exemple à propos de textes de revues françaises repris dans la presse anarchiste néerlandaise, sur les contacts avec E. Reclus et sur un article de Van Steenis traduit en français : J.M. Welcker, Heren en Arbeiders in de vroege Nederlandse Arbeidersbewering 1870-1914, Van Gennep, Amsterdam, 1978, p. 397, 413, 461, 463, 464 et 488.

    (64) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (65) B. Bymholt, op. cit., p. 258 et 395.

    (66) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 146.

    (67) Recht voor Allen du 24-25 mai 1892, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 146-147.

    (68) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 6 août 1895. Ce soin porté à la rédaction et à l’envoi de ses écrits est souvent spécifié dans sa correspondance. Il cousait par exemple très soigneusement les feuillets. Toute sa vie, il est également resté attaché au mot juste, à la qualité stylistique. « Je choisis mes mots dans le souci d’être le plus compréhensible possible » (De Paradox, p. 55).

    (69) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (70) A. Cohen. De Paradox, p. 105-106.

    (71) J. Moulaert, op. cit., p. 90.

    (72) Note de la rédaction sous l’article de Cohen publié dans Recht voor Allen du 24-12-1891 ; voir A. Cohen, op. cit., 1980, p. 143.

    (73) L. G. J. Verberne, De Nederlandse arbeidersbeweging in de negentiende eeuw, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1959, p. 126.

    (74) J. M. Welcker, op. cit., p. 390-391.

    (75) L. G. J. Verberne, Gesciedenis van Nederland in de jaren 1850-1925, I, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1957, p. 80-81. Les vrijdenkers ou « libres-penseurs » contribuèrent à répandre l’athéisme dans les rangs socialistes.

    (76) Successivement : J.M. Welcker, op. cit., p. 397 ; B.W. Schaper, « Anarchisme en Socialisme », in Anarchisme: Een miskende stroming?, Polak & Van Gennep, Amsterdam, 1967, p. 104 ; B. Bymholt, op. cit., p. 608.

    (77) J. M. Welcker, op. cit., p. 477.

    (78) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 29 août 1897. Voir sur cet anarchiste qui passa également une grande partie de son existence en France : Tussen anarchisme en sociaal-democratie: « Het Revolutionaire Kommunisme » van Christiaan Cornelissen (1864-1943), ingeleid en geannoteerd door Bert Altena & Homme Wedman, Anarchistische Uitgaven, Bergen, 1985. En français : H. Wedman, « Christian Cornélissen 1864-1943 », Les Temps maudits, revue syndicaliste révolutionnaire éditée par la CNT-AIT, n° 5, mai 1999, p. 79-92. En anglais : H. Wedman, « Cristiaan Cornelissen. Marxism and Revolutionary Syndicalism », in M. van der Linden (réd.), Die Rezeption der Marxschen Theorie in den Niederlanden, Trier, 1992, p. 84-105 ; ou encore, en anglais : J. Stein, « Freedom and Industry. The Syndicalism of Cristian Cornelissen », Anarcho-Syndicalist Review, 28, printemps 2000, p. 13-19.

    (79) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 135.

    (80) Voir B. Bymholt, op. cit., p. 430-431.

    (81) F. van der Goes, « Het Koningschap in Nederland » (1891), Uit het werk van Frank van der Goes, De Wereldbibliotheek, Amsterdam, 1939, p. 37.

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (5)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (5)

     

    Cohen et la langue française :

    le journaliste et le traducteur

     

    Anarchisme intellectuel d’un côté, anarchisme pagaille de l’autre. Alexandre Cohen participe évidemment des deux, à La Haye comme à Paris ensuite. Mais alors qu’en France, les bombes commencent à faire trembler magistrats et politiciens, il livre de son côté une tout autre bataille. Une bataille sur le papier. Et la gagne au bout de deux ou trois ans, Le Matin étant le premier quotidien dans lequel il parvient à placer régulièrement sa prose. Comme il est sans le sou, il se rend, pour rédiger ses articles, dans un grand café des boulevards où la presse étrangère est disponible : sans stabilo, sans paire de ciseaux, sans scanner, il fait ce que font aujourd’hui tous les journalistes. La langue française lui est bientôt devenue une deuxième langue maternelle. Aussi publie-t-il, en plus du Matin, dans L’Endehors, le Père Peinard, La Revue Anarchiste, L’Attaque, et signe finalement son premier article sous son nom dans Le Figaro du 31 mai 1893 (sur 5 colonnes en page 3), article intitulé Les Social-Démocrates et leur propagande. Il ne gagne toujours pas des mille et des cents, mais il n’en est pas moins heureux : « Je me satisfais de deux ou trois cents francs par mois – que je ne gagne pas même tout le temps ! – et je ne voudrais pas échanger ma liberté, ma liberté de parole contre tous les trésors de Golconde. J’ose dire que je n’ai pas, en un peu plus de quarante années de journalisme, écrit un article ni même une ligne en songeant que c’était mon gagne pain et qu’il me fallait donc faire attention à ne pas le perdre ! Jamais je n’ai servi les opinions des journaux auxquels j’ai successivement collaboré et qui étaient de tendance ou de couleur politique très variées. J’ai toujours eu de la considération pour ces journaux et les ai utilisés dans la mesure du possible comme les véhicules de mes propres idées, de mes propres conceptions, de mes sympathies et antipathies personnelles. » (82) Cette volonté de ne pas trahir sa pensée distingue les écrits laissés par Cohen ; et elle l’a, on peut s’en douter, conduit à se faire des ennemis, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne. (83)

     

    F. Fénéon, par Paul Signac, 1890, coll. privée

    FeneonSignac.jpg

    Sous la IIIe République, la presse française traverse son âge d’or et pour un polémiste aux coudées franches, la violence écrite ne connaît guère de limites. Les canards d’alors se prêtent à ce genre d’exercice d’autant plus que la politique intérieure occupe une place de premier choix dans leurs colonnes. (84) Un Alfred Jarry saura apprécier quelques années plus tard la prose française de « M. Alexandre Cohen ». (85) Le « non-conformiste » (86) hollandais se range à ce titre dans une tradition bien hexagonale et bien peu batave : « La littérature française est en majeure partie d’essence critique, parfois même en révolte ouverte contre la société à laquelle elle s’adresse. » (87) Il était d’ailleurs à très bonne école : « Nous étions de grands amis et vivions dans le même quartier. Je lui fus redevable de beaucoup, aussi bien pour ce qui a trait à la langue que pour ce qui touche à la littérature ; et c’est lui qui a éveillé le sentiment du beau qui jusqu’alors somnolait en moi. » (88) Cet ami dont il parle n’est autre que l’auteur décrit par Jean Paulhan en ces termes : « Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. » (89) En Hollande, la polémique ne semble pas jouir d’un statut comparable. Rares sont en effet les auteurs qui affirment comme le poète et essayiste Gerrit Komrij : « Contrairement aux historiens et aux lecteurs affamés de faits divers, je considère la polémique comme le plus haut genre littéraire. » (90)

    À côté de son activité journalistique, Alexandre Cohen passe pas mal de temps à traduire toutes sortes de documents et d’articles, ceux de F. Domela Nieuwenhuis par exemple – dont la qualité stylistique n’égalait pas celle de son cadet. Mais il a également des occupations purement littéraires. On lui demande d’abord de traduire en néerlandais un des grands succès de l’époque :

    J’étais à Paris depuis peu de mois lorsque j’entrai en contact avec Zola. Je m’étais rendu chez lui pour obtenir l’autorisation de traduire Au Bonheur des Dames que le journal gantois Vooruit voulait publier sous forme de feuilletons. Il m’accueillit chaleureusement dans son appartement de la rue de Bruxelles qui était rempli du plancher au plafond d’un surprenant bric-à-brac de meubles et de sculptures en bois anciennes ou pseudo-anciennes. Un étalage que je devais retrouver ultérieurement chez Anatole France dont l’intérieur, à la villa Saïd, bien que témoignant d’un meilleur goût que celui de Zola, me parût un peu surchargé (91). Zola ne me donna pas seulement l’autorisation désirée mais il renonça, comme il se devait, aux droits d’auteur lui revenant, au profit de Vooruit. Il poussa l’amabilité jusqu’à m’honorer d’un exemplaire du livre que je devais traduire en y apposant la dédicace : « À Alexandre Cohen, son dévoué confrère Émile Zola ». Il s’agissait probablement de la formule qu’il utilisait habituellement à l’égard des journalistes à qui il n’avait rien de plus cordial à dire. Mais cette dédicace me remplit de fierté – pensez donc un peu : Émile Zola mon dévoué confrère ! – et me réconcilia pratiquement avec l’extrême modicité du montant dont je devais me contenter pour la traduction du roman, cent francs seulement ! (92)

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    début du premier article de Cohen publié dans Le Figaro, 31/05/1893

     

    Ultérieurement, le 11 juin 1890, Alexandre Cohen adresse au romancier une demande écrite : « Monsieur, J’ai l’honneur de vous prier, de bien vouloir m’accorder l'autorisation de traduire en Hollandais votre conte Le Sang des Contes à Ninon... » Cette traduction parut dans Recht voor Allen. L’admiration qu’il voue alors au chef de file du naturalisme est encore intacte. Pour remercier le romancier du soutien qu’il lui a prêté fin 1893 lors de ses démêlés avec la police – Zola lui avait entre autres fait parvenir 100 francs par l’intermédiaire de Fénéon, somme qu’avait aussi versée Francis Magnard, directeur du Figaro –, il n’hésitera pas à lui avouer : « ... je suis votre obligé à plus d’un titre. Germinal que je lus, il y a quelques années en captivité, aux Indes, a fait de moi le conscient et incurable révolté que je suis. Je vous en ai toujours aimé. » (93) À l’époque de l’affaire Dreyfus, sans soutenir inconditionnellement Zola, Cohen regrettera que les Pays-Bas ne connaissent personne de cette trempe pour élever la voix contre les escrocs patentés. (94)

    Affiche La Revue blanche, Toulouse Lautrec

    AfficheRevueBlanche.jpgEn 1893, il transpose en français sous le titre Âmes Solitaires la pièce de Gerhart Hauptmann Einsame Menschen que Lugné-Poë souhaite monter ; Alexandre connaissait le metteur en scène depuis un certain temps et a fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’Endehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année. Durant l’été 1895, lors d’un séjour à la Conciergerie, il jonglera de nouveau avec les langues allemande et française : le petit homme traduit en effet des pages du Zarathustra derrière les barreaux. (95) Les Japansche Gesprekken de Multatuli deviendront sous sa main le Dialogue Japonais et il traduira quelques années plus tard, enfermé cette fois dans une prison hollandaise, un choix de textes de « ce philosophe néerlandais dont la pensée est si profonde et si puissante d’ironie ». (96) Dans la même cellule, il s’attellera à fondre dans sa langue maternelle des poèmes de Verlaine, un Verlaine qui avait laissé un souvenir mitigé dans les milieux artistiques lors de sa visite aux Pays-Bas en 1892. D’autres traductions paraîtront dans les années suivantes comme celles de textes d’un de ses auteurs favoris, H. Heine, ou encore des pièces du dramaturge néerlandais H. Heijermans. Entre 1900 et 1904, il rédigera des articles éclairant les lecteurs du Mercure de France sur la littérature néerlandaise. Alexandre Cohen poursuivra ainsi le travail entrepris par Xavier Marmier dans La Revue des Deux Mondes. (97)

     

    (82) A. Cohen, op. cit., 1976 p. 188. À propos de la lutte que Cohen a dû mener pour maîtriser la langue, relevons que Fénéon l’a beaucoup aidé et pour trouver des organes dans lesquels publier – entre autres par l’intermédiaire de Mirbeau – et pour améliorer sa maîtrise du français ; Fénéon corrigeait d’ailleurs les épreuves de L’Endehors. Certains ont pu se montrer sceptiques comme le directeur de L’Écho de Paris, Valentin Simond, avec lequel Cohen a eu une entrevue en octobre 1892 dans l’espoir de publier dans ce journal : « Cohen a été, le jour dit, chez Simond, qui a prononcé de vagues paroles, et l’a invité à formuler, séance tenante, dans une lettre, sa proposition de collaboration. Ce que fit notre candidat. “Je verrai, je vous écrirai”, a ajouté Simond. Un participe passé était mal accordé, ai-je constaté quand Cohen a reconstitué pour moi sa lettre à Simond. Cela avait-il choqué celui-ci ? Quoi qu’il en soit, nulle réponse n’est venue… » (Cf. Lettre de F. Fénéon à O. Mirbeau vers le 22 octobre 1892, citée dans : O. Mirbeau, Correspondance générale, T. 2. (éd.) Pierre Michel & Jean François Nivet, Paris, L’Âge d’Homme, 2005, p. 642.)

    (83) Certains articles de Cohen de même que sa présence lors de congrès conduisirent les sociaux-démocrates à le traiter sans aménité. Par la suite, ce sont essentiellement sa germanophobie exacerbée et son ralliement à la pensée de Charles Maurras qui lui vaudront d’essuyer le mépris et les acerbes critiques de nombreux intellectuels. Ses brochures De zaak Alexandre Cohen - Hankes Drielsma - Plemp van Duivenland, Amsterdam, 1912 et Taal en Stijl van een Eere-Doctor in de Nederlandsche Belletrie, 1959, Toulon, restituent le ton et le type d’attaques dont il fit usage pour dénigrer des confrères journalistes ou encore le critique Victor van Vriesland. Ce dernier, mais aussi d’autres auteurs néerlandais tels H. A. Gompers, J. Greshoff, J. de Kadt et E. Kummer ont laissé des articles qui témoignent de l’aversion qu’il est parvenu à susciter.

    (84) Voir par exemple P. Albert, Histoire de la presse, Que sais-je ?, n° 368, P.U.F., Paris, 1990, p. 65.

    (85) A. Jarry, La chandelle verte, Le livre de poche, Paris, 1969, p. 168.

    (86) « een andersdenkende » comme le définit Max Nord, dans A. Cohen. Geschriften van een andersdenkende, bloemlezing uit zijn werk samengesteld en ingeleid door Max Nord, Meulenhoff, Amsterdam, z.j.

    (87) J. F. Revel, Contrecensures, J. J. Pauvert, Paris, 1966, p. 56.

    (88) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 187-188. Cohen trouvait beaucoup de qualités à Fénéon. La distance qui s’est créée entre eux au fil des années lui a causé beaucoup de peine ; la perte de cette amitié est celle qui lui a laissé le plus de regrets.

    (89) F. Fénéon, Œuvres, introduction de J. Paulhan, Gallimard, Paris, 1948, p. 14.

    (90) Propos cités par A. Gijselhart, De columm als vrijplaats, Stijhoff, Amsterdam, 1986, p. 18.

    (91) Zola n’avait apparemment pas eu plus de flair pour meubler sa demeure de Médan : Léon Bloy, passé par là le 14 juillet 1892 relève « l’odieuse vulgarité de son mobilier de camelot parvenu », L. Bloy. Œuvres Complètes, IX, Mercure de France, Paris, 1969, p. 345. Même son de cloche dans Henri Perruchot, La Vie de Cézanne, Hachette, Paris, 1956.

    (92) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 147.

    (93) Lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894.

    (94) A. Cohen, De Paradox, p. 22-24.

    (95) Traduction publiée dans De Paradox, p. 97-100. Des pages en traduction française de Nietzsche ont paru dans Le Mercure de France. À propos de la pièce de Hauptmann, relevons que Cohen en avait donné une traduction partielle dans la Revue Bleue en 1893. À cause de l’attentat de Vaillant et de l’arrestation de Cohen, la pièce d’Hauptmann est interdite : les autorités craignent en effet des manifestations anarchistes. La générale aura tout de même lieux devant un parterre d’amis et de critiques.

    (96) O. Mirbeau, cité par H. Juin, Lecture « Fins de siècles » (Préfaces 1975-1986), postface de François Boddaert, Bourgois, Paris, 1992, p. 258.

    couverture de la réédition du second volume des mémoires d'A. Cohen, 1961

    CouvAnarMonar.jpg(97) Voir G. de Vries-Feyens, « La Hollande à travers La Revue des Deux Mondes », Glanes, II, 1949, n° 8/9, p. 81-93. Signalons encore parmi les traductions faites par Cohen : Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock, 1900, laquelle a eu des incidences sur la genèse du révisionnisme du socialisme français : « La correspondance de Georges Sorel, qui se fait l’intermédiaire entre l’éditeur français et Bernstein, ainsi que les comptes rendus publiés dans des revues théoriques (Notes critiques, La Revue socialiste), permettent d’affiner la chronologie. En mars 1899, le livre paraît en Allemagne. En septembre, Stock est toujours à la recherche d’un traducteur, avant de choisir Alexandre Cohen. La traduction est publiée en janvier 1900 au plus tard, puisque Notes critiques fournit un compte rendu de l’ouvrage dans son numéro du 10 janvier 1900. Cohen n’a donc disposé que de quatre mois pour réaliser son travail, ce qui explique les nombreuses erreurs qu’il contient. Trois sont déterminantes dans le processus de transfert du révisionnisme en France. Cohen omet d’abord fréquemment d’encadrer les citations par des guillemets, et le lecteur français ne sait plus si ces phrases sont à mettre au compte de Marx et d’Engels, ou doivent être attribuées à l’auteur. Dans la mesure où la référence aux Dioscures est une garantie de légitimité, ce simple défaut a des conséquences graves sur la manière dont les Français lisent Bernstein : il n’est plus possible pour eux de savoir exactement s’il critique le marxisme ou s’il l’élargit. Cohen, de plus, ne traduit que 25 des 85 notes infra paginales de l’édition originale, sous le prétexte qu’elles concernent la querelle allemande et ne peuvent intéresser le public français. Or, dans l’édition allemande, 16 d’entre elles appartiennent effectivement à cette catégorie. Mais 20 sont des précisions apportées par l’auteur pour nuancer son propos, 28 donnent les références des citations utilisées, 21 complètent les données chiffrées qui appuient ses arguments. Les notes conservées dans la traduction concernent majoritairement cette dernière catégorie. La version française est donc moins précise que l’original allemand. Enfin, la traduction du dernier chapitre donne à voir un écart important entre le texte original et sa traduction. Dans ce passage, Bernstein dénonce le primat accordé à la violence dans le processus révolutionnaire : dans un système démocratique ou de suffrage universel, la minorité des possédants ne peut réellement freiner le progrès social et, de ce fait, le recours à l’insurrection ne peut être accepté. Dans le texte allemand, le mot pour désigner cette tendance est “Gewalt” (violence), et lorsque Bernstein utilise des expressions comme “revolutionäre Aktion” ou “revolutionäre Katastrophe”, il précise toujours que le mot “révolution” doit être entendu comme signifiant “violence”. Il n’y a donc pas d’ambiguïté dans le texte allemand. Or, dans la traduction, toutes ces précautions disparaissent. Et Alexandre Cohen traduit systématiquement “Gewalt” par “action” ou par “mouvement”. Pour le lecteur français, Bernstein ne dénonce pas “la violence révolutionnaire”, mais le “mouvement révolutionnaire”, c’est-à-dire la révolution tout court. La traduction ne fait ainsi que confirmer les accusations des marxistes orthodoxes allemands, mais au prix de déformations considérables. Celles-ci pèsent très lourd dans le refus des socialistes français de se déclarer partisans de Bernstein. » (Cf. Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896-1914) ». Au début du chapitre XV du le second tome de ses mémoires, Cohen revient brièvement sur cette traduction : même s’il glisse qu’il s’est montré consciencieux, il ne cache pas la répugnance avec laquelle il a mené cette besogne alimentaire, jurant tant contre l’auteur que contre sa prose pédante. Il venait en effet de revenir clandestinement en France et louait une chambre d’hôtel rue Rodier sous un faux nom André Blanc. Pour le punir de ses péchés, nous dit-il, Stock lui confia la traduction de Die Aufgaben der Sozialdemokratie, « évangile révisionniste ».

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (6)

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    Alexandre Cohen

    les années anarchistes (6)

     

    La répression de l’anarchisme

    en France et aux Pays-Bas

     

    Après un long intermède, Alexandre Cohen va donc renouer avec les joies de la prison. La France traverse à cette époque la trop fameuse période des attentats anarchistes, événements qui ont définitivement estampillé le mouvement libertaire d’une marque diabolique. Si Cohen n’a rien à voir avec ces tentatives criminelles, il fréquente bien quelques artisans de la dynamite et ne cache pas sa joie de voir le sang des bourgeois couler : « Je trouve l’attentat de Barcelone des plus superbes. Les bourgeois sont terrorisés. » (98) Il est par ailleurs partisan à 100% de la propagande par le fait « partout où la masse est assoupie et indolente ». (99) Mais l’attentat commis le 9 décembre 1893 à la Chambre des députés, si inoffensif fut-il, marque un tournant dans l’histoire de l’anarchisme et entraîne par là même un bouleversement dans la vie de nombreux fidèles, en particulier dans celle de Cohen. Cet acte constitue avec le meurtre du Président Carnot le paroxysme de ces années au cours desquelles « les anarchistes répandirent en France une véritable terreur qui obligea à créer une législation spéciale et nécessita une réponse particulièrement rigoureuse ». (100) Toucher au Palais Bourbon comme l’avait fait Vaillant, c’était viser la jeune République à la tête et dans son symbole, c’était s’en prendre directement et physiquement à la représentation populaire. L’intolérable ne pouvait être toléré. « L’attentat perpétré contre les parlementaires eux-mêmes amena ceux-ci à voter une série de lois de circonstance destinées à réprimer les menées anarchistes et que ceux qu’elles visaient baptisèrent aussitôt lois scélérates. Le 12 décembre 1893 on avait modifié les articles 24, 25 et 49 de la loi sur la presse touchant la provocation aux crimes et la provocation des soldats à la désobéissance. On avait le 18 décembre suivant renforcé les articles 265, 266 et 267 du Code pénal sur l’association de malfaiteurs, et modifié la loi sur les détentions d’explosifs et le 19 décembre augmenté de 820.000 francs le crédit affecté à la police. Le Sénat avait rapidement ratifié toutes ces mesures. » (101)

     

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    Procès des Trente
     

    Et tandis que les députés, affublés de sparadrap, se pressent de blinder les textes législatifs, les policiers ne restent pas les bras croisés. Entre le 10 décembre et le 2 janvier, ils arrêtent environ 3000 personnes sur le territoire national : les abonnés des revues anarchistes, des sympathisants dénoncés et d’autres individus certainement surpris d’être rangés dans les rangs des terroristes. Cohen et sa compagne font partie de la première charrette ; dès le dimanche matin 10 décembre 1893, un commissaire encadré de quatre gendarmes les tire du lit. Le publiciste pense devoir cette arrestation à son imprévoyance ; la veille, dans des cafés – dont le Coq d’Or –, il avait oublié de cacher sa satisfaction. Les grands journaux n’avaient-ils pas annoncé que la bombe de Vaillant avait causé un véritable carnage ? De toute façon, la police n’éprouvait guère de peine à mettre la main sur la « vermine libertaire ». « Les anarchistes ne vivent pas dans la clandestinité, les groupes ne sont ni étanches ni hiérarchisés, il est facile de se procurer leurs adresses. » (102) Ceux qui ne déménageaient pas incessamment ou qui écrivaient au grand jour des articles pro-anarchistes étaient des proies aisées à capturer.

    Le législateur ne laisse planer aucun doute sur le sort qu’il convient de réserver aux « plumitifs » de l’anarchie. En effet, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse assurant « à la presse française le régime le plus libéral du monde... ne fut remise en cause qu’à l’occasion de la crise anarchiste par les fameuses lois scélérates qui, en décembre 1893, élargissaient la notion de provocation au crime par voie de presse et, en juillet 1884, déférait à la correctionnelle les articles ayant “un but de propagande anarchiste” ». (103) Les bourgeois de l’époque estimaient « que le grain semé par ces penseurs littéraires pouvait précisément faire germer de dangereuses utopies dans des cerveaux fragiles et mal préparés aux paradoxes sociaux ». (104) Un auteur comme Cohen peut donc être estimé « complice » des poseurs de bombes dont la pauvre cervelle, à la lecture des écrits subversifs, s’est remplie de folles idées. Les magistrats n’hésitent aucunement à établir ce lien : « Les anarchistes se divisent en deux catégories : les intellectuels et les impulsifs. Les premiers formant des groupes dits d’étude, font la propagande ouverte. Ils représentent l’intelligence active, l’expérience et le savoir de la secte. Ils ont pour mission, à l’aide de la parole et de la plume, de racoler les compagnons, de faire l’embauchage, de solliciter les dons en argent et de remplir la caisse. Les seconds, obéissant à l’impulsion qui leur vient des premiers, se chargent, eux, de la propagande par le fait. » (105)

    (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    Dynamite.jpgIl est certain que la multiplication des brochures et autres manifestations a joué en faveur de l’action et de la violence : « Les faits les plus spectaculaires en sont bien sûr ceux qui rejouent le geste du meurtre du tyran (...) ou encore les actions collectives et secrètes, les conjurations, lorsqu’elles parviennent à terroriser un instant une région (...). Mais les plus importantes sont peut-être les mille autres actions éparses qui prennent pied sur cette violence anarchiste formellement conseillée et magnifiée par une presse qui ne cesse d’en appeler au vol, au meurtre, à l’explosif et à l’incendie. Car celles-ci montrent de quoi est faite l’efficacité réelle de l’acte de propagande. » (106) L’idée de propagande par le fait a certes fait son chemin chez les anonymes de l’anarchie, mais elle s’est en réalité traduite par des actes plus spectaculaires que sanguinaires ; d’ailleurs, le climat généré par ces anarchistes de tous poils permit à beaucoup de personnes qui n’avaient rien à voir avec ces contestataires de régler des comptes avec voisins ou connaissances. Ainsi, on put croire que la propagande journalistique avait plus d’efficacité qu’elle n’en eut en réalité. Le côté bon enfant de certains propagandistes peut laisser penser également qu’ils ont sous-estimé eux-mêmes la portée de leurs dires. (107)

    Cet état d’esprit reflétant naïveté et idéalisme est proche de celui qui habita encore quelqu’un comme Jacques Gans – communiste en Allemagne, trotskiste en France, cet admirateur de Léautaud publia entre autres un mensuel intitulé Ce vice impuni, la lecture –, des décennies plus tard et qui lui fit écrire : « Comprenez-vous à présent que lorsque je lis De Paradox (Le Paradoxe), cette ancienne revue d’Alexandre Cohen des années 1897-1898, et que toute cette période des attentats anarchistes s’ouvre devant moi, la nostalgie me gagne de ce temps où il y avait encore des hommes qui “faisaient” au lieu “d'être refaits”. » (108)

    Elisa Germaine (Kaya) Batut (1871-1959), 44, rue de Maistre, Paris, 1905 (DBNL)

    KayaBatut.gifAlexandre Cohen doit donc une nouvelle fois ses tracas à sa trop grande gouaille (propagande par la parole) tout autant qu’à ses prises de position publiées dans la presse. Cette différence importe de toute façon très peu pour lui : lors des interrogatoires, il ne cache pas son jeu. Il revendique son bon droit d’être anarchiste, ce sur quoi le commissaire aux délégations judiciaires n’entend pas discuter ; ce que ce dernier lui reproche, c’est de faire de la propagande en faveur de l’anarchisme, propagande qu’il ferait mieux d’aller faire dans son propre pays. La police avait d’ailleurs rassemblé des informations sur son compte, comme lors de la réunion du 10 juin 1892, et le tenait même, comme l’a entre autre rapporté Zola, pour un espion allemand ! Des papiers rédigés en néerlandais – et donc dignes d’être tenus en suspicion – ainsi que des boulons – ne peuvent-ils pas servir à la fabrication d’engins explosifs ? – retrouvés au domicile du journaliste plongent le policier dans de profondes réflexions. Ces boulons – simples souvenirs de la Tour Eiffel en construction ! – rendent le suspect encore plus suspect ; ils sont au potentiel artificier de Cohen ce que le tube de Mercure fut à Félix Fénéon lors du Procès des Trente. Une canne originale, cadeau de F. Domela Nieuwenhuis, cause par ailleurs autant de soucis aux démineurs. « Ah ! cette histoire de la canne en spirale prise pour un tube à bombe ! » comme s’exclamera le fondateur du Mercure de France dans une lettre à Mirbeau du 20 janvier 1894. (109)

    L’attention des autorités se porta tout autant sur le Cohen intellectuel puisque le Préfet de police interdit la représentation de la pièce Âmes Solitaires. « L’interdiction touchait moins d’ailleurs à la pièce que j’avais traduite qu’à la personnalité du traducteur qui le soir de la générale, le 15 ou le 16 décembre, était sous les verrous. » (110) Il fut sans doute difficile aux policiers de lire certains des articles les plus incisifs de l’irascible Hollandais, car publiés dans une autre langue ou sous un pseudonyme. Mais il est sûr qu’ils ont mis la main sur sa production et sur sa correspondance car Cohen regretta souvent par la suite la perte de ces documents.

    Un auteur comme Zévaco avait été condamné à plusieurs reprises à des amendes et à des peines de prison dans les mêmes années pour des allégations de même nature. Il avait par exemple défendu l’action de Ravachol dans une déclaration rapportée dans Le Figaro et avait, dans un article, « appelé au meurtre » du ministre de l’Intérieur. (111)

    Pour un homme qui ne mâche pas ses mots et qui de surcroît n’a pas de passeport français, Marianne se montre avare de douceurs. Aussi, après un séjour au Dépôt de la Préfecture de Police, après quelques interrogatoires menés par Fédé, « le commissaire aux délégations judiciaires », Alexandre Cohen est-il expulsé du territoire national. On l’amène au Havre ; il rejoint Londres en bateau où il accoste le jour de Noël à Southampton. Comme beaucoup de ses congénères, il a préféré l’Angleterre à toute autre destination. D’autant plus que feu Guillaume III a réservé une cellule à son intention en cas de retour sur sa terre natale.

    F. Fénon, par Abeillé, Procès des Trente (© Roger-Viollet, Paris en Images)

    FénéonTrente.jpgEn France, la police reste sur les dents ; la justice suit son cours. Un cours il est vrai un peu entortillé au regard du dossier Cohen. Mais le pouvoir, bien décidé à en finir, ne se soucie guère des imbroglios procéduriers. Le Président du Sénat, quelques jours après l’attentat de Vaillant, a clamé que l’on avait affaire à « une secte abominable, en guerre ouverte avec la société, avec toute notion morale (...). Le monde se trouve pour la première fois en présence d’un fanatisme jusqu’ici inconnu, ou plutôt d’une lèpre dont l’histoire ne nous a encore donné aucun exemple. » (112) Pas de pitié donc pour ces lépreux ! Les peines de mort font tomber les têtes ; les magistrats distillent en quelques années 322 ans et 3 mois d’emprisonnement (113), les lois scélérates coupent ou entaillent les mains des littérateurs anarchistes et condamnent la plupart de leurs journaux à disparaître. Veut-on des noms ? Jean Grave, Félix Fénéon, Matha, Sébastien Faure, Ledot, Châtel, P. Reclus, E. Pouget (Le Procès des Trente), M. Zévaco (condamné en 1890 et 1892), tous furent traînés devant les juges comme avaient pu l’être auparavant, pour avoir soutenu des opinions voisines, le romancier Jules Vallès (en 1868) et d’autres communards, Joseph Déjacque (en 1848 et 1851), Dejour (le gérant du Droit Social), et comme le seront plus tard, parfois en vertu des lois scélérates suivantes, les poètes Laurent Tailhade (en 1901) et Gaston Couté (en 1911 alors même qu’il est déjà décédé !), les antimilitaristes U. Gohier et G. Hervé (au début du XXe siècle), le biographe Louis Lecoin (seul Blanqui aurait fait plus de prison que lui du fait de ses idées) (114), Victor Méric (fondateur de la revue Les hommes du jour), etc. La répression s’avère donc sévère en France, mais d’autres pays n’hésitent pas non plus à adopter des worgingswetten (115). Seule l’Angleterre fait exception à la règle : « les anglais demeuraient calmes face aux anarchistes ». (116)

    Aux Pays-Bas, le juge se contente d’utiliser l’arsenal dont il dispose sans ressentir le besoin de recourir à des lois assassines. La peine de mort à été par ailleurs abolie dès 1870 et une loi de 1855 garantit le droit de réunion et le droit d’association. Il est vrai de toute façon que les libertaires s’y manifestent moins violemment que sur les terres de Proudhon. Surtout, l’article 227 de la Constitution rédigé en 1815, modifié lors de la révision constitutionnelle de 1848 puis devenu l’article 7, dissuade les magistrats de faire trop de zèle. Comme ailleurs, la liberté de la presse est limitée par certaines dispositions légales, notamment celles prévues dans le cadre de la protection de la sûreté de l’État, de l’ordre public, des bonnes mœurs, des droits et de la renommée des individus. Les autorités ne s’en laissent cependant pas pour autant conter au milieu du XIXe siècle : les premiers propagateurs des idées démocratiques, les « radicaux » Meeter, Rienks, Bavink, De Haas, Van Gorcum, De Vries et Van Bevervoorde, fréquentent dans les années quarante les prisons bataves, le plus souvent pour ne pas s’être montrés assez « courtois » envers le roi. À plusieurs reprises, ils doivent renoncer à faire paraître leurs publications. Après 1851, les dernières velléités anti-orangistes éteintes et le danger révolutionnaire écarté, les magistrats retournent à des affaires autres que politiques. (117)

    Choix de textes d'A. Cohen par Max Nord

    Andersdenkende.jpgL’anarchisme restant pour sa part un phénomène relativement marginal avant la fin de « l’avant siècle », la répression frappe les hommes qui gravitent autour du journal Recht voor Allen, que ceux-ci se réclament de l’individualisme le plus extrême ou d’une branche autoritaire. Avant de s’en prendre aux « blasphémateurs » du nom du Roi, le pouvoir se contentait de favoriser le prononcé de sanctions professionnelles (souvent à l’encontre d’instituteurs) ou adoptait des mesures préventives (en 1883, à l’occasion de l’ouverture des États-Généraux, des mesures furent prises par crainte d’un coup d'État des socialistes). (118) Mais il est remarquable qu’en 1885, année durant laquelle le mouvement socialiste gagne sensiblement du terrain et alors même que les idées plus radicales se font jour à travers les premières revues libertaires ou dans les colonnes de Recht voor Allen, la justice montre le bout de son nez. « Les poursuites contre les socialistes commencèrent à augmenter », raconte Bymholt à propos du mouvement en 1884 (119) et la tendance ne fait que se confirmer l’année suivante : « Jusqu’alors, la justice ne s’était pas préoccupée du mouvement socialiste, exceptés quelques procès de colporteurs et l’affaire Liebers. Mais en cette année 1885, les choses changèrent. » (120)

    En réalité, si les magistrats fouettaient d’autres chats, le pouvoir, lui, tenait à l’œil les socialistes purs et durs et ce depuis le début des années 1870. Il n’était guère difficile évidemment de passer la presse politique au crible (De Toekomst, puis Recht voor Allen et De Anarchist). Dans les années 1880, le gouvernement s’inquiète un peu plus : à l’étranger, de nombreux trônes commencent à vaciller. Sanctionner les auteurs qui égratignent la dignité royale contribue à prévenir tout fâcheux dérapage : l’encre déversée ne doit en aucun cas encourager quelque individu à mettre la vie du roi ou de l’un des membres de son entourage en danger. Et malgré les craintes éprouvées, les gouvernants hollandais savent très bien que le combat politique ne conduit que très rarement dans leur pays au bain de sang. Aussi agissent-ils au coup par coup, de manière prudente, exerçant juste la pression nécessaire pour désamorcer toute tentative de subversion. Des fonctionnaires, infiltrés dans les rangs du S.D.B., procurent des rapports aux ministres sur les activités des républicains. Ils assistent en particulier aux fréquentes réunions, comme celles tenues dans la fameuse salle de La Haye, la Walhalla. Alexandre Cohen évoque par exemple la personnalité de l’ancien policier Nies qui montait parfois à la tribune lors de manifestations du S.D.B. jusqu’au jour où il devint clair qu’il n’avait pas rompu les liens avec ses supérieurs (121). C’est Cohen lui-même qui mit un coup d’arrêt aux activités d’un de ces espions à la fin de l’année 1887. En consultant son dossier lors du procès pour crime de lèse-majesté, il mit en effet la main sur un rapport négligemment glissé au milieu des documents rassemblés par l’inspecteur de police. Ce rapport comportait des informations sur Cohen et plus particulièrement sur ses propos tenus lors d’un récent discours. Cette découverte et la publicité qu’il en fit encouragèrent le mouchard à cesser ses activités. (122) Malgré cet amateurisme et ces quelques bévues, les magistrats étaient décidés à agir avec plus de détermination « mais ils voulaient se fonder sur de solides arguments juridiques et compter sur l’assurance d’une condamnation. Auraient-ils engagé une affaire non étayée en droit, le risque était de voir l’autorité perdre la face et les socialistes gagner en propagande ». (123) Et de fait, rares furent les inculpés qui s’en tirèrent sans goûter à l’humidité des cellules.

    Attentat de Vaillant (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    VaillantBombe.jpgÀ côté des journalistes poursuivis pour crime de lèse-majesté (F. Domela Nieuwenhuis, Goud, Cohen, Van Ommeren, Liebers, Belderok, Van der Laan, Visser...), d’autres auteurs plus ou moins confirmés laissèrent leurs noms dans les annales judiciaires. Ainsi, le menuisier C.J. van Raay, devenu typographe, orateur et collaborateur de Recht voor Allen fut poursuivi en raison de quelques vers de son cru estimés infamants pour la personne des députés. Le chansonnier ne s’en tira pas trop mal, condamné qu’il fut à une amende de 25 florins et aux dépens. (124) Un poème effrayait moins les représentants de la bourgeoisie qu’une bombe artisanale. À la fin de cette même année 1885, une procédure fut engagée contre le libraire d’Amsterdam J.A. Fortuyn – lui qui avait justement introduit Cohen dans les cercles socialistes (125) – une des personnalités les plus en vue du moment, orateur talentueux qui se mêla un peu trop d’échauffer les chômeurs en un temps où l’économie néerlandaise n’était guère florissante. Le libraire, à peine sorti de prison, y fut reconduit en 1886 pour avoir distribué un tract lors des journées du palingoproer (126), tract contenant des termes estimés intolérables. Son camarade P. van der Stad, collaborateur de Recht voor Allen, le rejoignit. Les deux hommes purgèrent plusieurs mois de préventive avant que le Hoge Raad ne leur donnât raison. Trois ans plus tard, les deux mêmes récidiveront. À J.A. Fortuyn, on reprochera d’avoir dit en public à propos de la Révolution française : « Vous aussi travailleurs, vous devez aujourd’hui résister de cette façon contre les lois de l’État et détruire celui-ci. » Le tribunal ne s’inclina pas devant les désirs du procureur du Roi et J.A. Fortuyn fut laissé en liberté. Van der Stad, par contre, retourna passer deux mois derrière les barreaux pour avoir, au cours d’une réunion, traité tous les députés – à l’exception bien entendu du seul élu socialiste F. Domela Nieuwenhuis – de schoeljes (crapules).

    1887 est l’année noire des socialistes néerlandais ; une pluie de peines s’abat sur bon nombre d’entre eux (F. Domela Nieuwenhuis, Cohen, Belderok, Croll, Baye, Bennink, Büchner, de Ruyter, un poète condamné à quatre mois de prison pour avoir, dans un chant adressé à F. Domela Nieuwenhuis, décerné au baron Tour van Bellinchave, ministre de la justice, le titre de lage koningsknecht (lèche-botte du Roi)). (127)

    Alexandre Cohen en 1906 (DBNL)

    Cohen1906.gifL’année 1888 s’annonce elle un peu plus calme au plan des rapports avec la justice. Certaines affaires suivent leur cours comme les procès Cohen et de Ruyter. Par la suite, deux rédacteurs auront droit tout de même à leur part de pain noir : J.K. van der Veer (De Toekomst) et A. van Emmenes (Voorwaarts). Le socialisme franchira un nouveau pas ensuite et les publications ne seront plus guère la cible des juges. Par exemple, B. Bymholt publie sans rencontrer de difficultés sa Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland (Histoire du mouvement ouvrier aux Pays-Bas) en 1894 alors même qu’il prend en tant que militant la défense des socialistes et présente les textes et les éléments qui ont coûté des mois ou des années de liberté à ses amis au cours de la décennie précédente. Mais le pouvoir allait recourir à un autre artifice juridique pour contrecarrer les projets et avancées des socialistes. Déjà en 1884, le juge avait refusé de reconnaître la personnalité juridique du S.D.B., ce qui entravait la liberté de réunion. L’achat du bâtiment Walhalla avait permis de déjouer cette mesure, exceptionnelle dans la jurisprudence hollandaise. En 1894, les libertés d’association et de réunion sont mises de nouveau à l’épreuve puisque cette fois, le S.D.B. est purement et simplement interdit. Cette interdiction ne gêna guère les socialistes qui, sentant la nécessité de créer une structure au niveau national, fondèrent la même année le S.D.A.P. (128)

    Il apparaît difficile à l’évocation de ces procès de tirer de réels enseignements. Souvent, le condamné doit plus sa malchance à un concours de circonstances qu’à une politique bien définie ou rigoureusement suivie. Sans aucun doute, les autorités hollandaises et les autorités françaises (dans un contexte totalement différent) ont-elles frappé fort et mis le holà à la dérive libertaire. L’anarchisme, sans rompre, plie alors : il connaîtra encore de beaux jours aux Pays-Bas vers 1900 sous la forme du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme chrétien ou tolstoïen ou encore des expériences des coopératives et des colonies. De même en France, il suivra des voies moins radicales.

    Affiche de Jules Chéret

    Cheret2.jpgDans les deux pays, les grands noms des arts et de la littérature semblent épargnés par la généreuse distribution de peines. Dans les deux pays aussi, des voix s’élèvent pour que les magistrats ne manient pas le glaive de la même façon envers détenus politiques et criminels de droit communs. (129) Quant aux poursuites, le hasard a beaucoup joué et dans ce rayon de l’histoire de la répression, les moins bien dotés en esprit ont une fois de plus payé plus que les autres. Cet arbitraire se comprend mieux à la lumière de ces lignes, les premières écrites par un avocat, les autres par un écrivain : « En matière de politique on peut affirmer que, dans la majorité des cas, la justice est faussée. On a pu dire justement que lorsque la Politique entre dans le prétoire c’est à la justice d’en sortir. Cette vérité conserve sa valeur sous tous les régimes et les démocraties n’ont sur ce point rien à envier aux monarchies les plus absolues, s’il en reste » ; et : « Des attentats, l’on remonta donc à la doctrine ; l’on découvrit Jean Grave et Sébastien Faure. On n’alla pas plus loin. Ni Gustave Kahn, ni Paul Adam ou Henri de Régnier ne furent trouvés suspects. C’est qu’on n’a pas coutume chez nous de prendre au sérieux l’homme de lettres. On le lui fait voir tous les jours ; les écrivains qui font l’apologie de la désertion ou de l’anarchie gagnent en général la gloire et l’Académie française, tandis que l’on fusille obscurément leurs disciples. Et l’on sait que la bourgeoisie la plus sévère sur le chapitre des mœurs laisse paisiblement chanter à ses filles des romances lascives où il n’est guère question que d’étreintes et de langueurs. Tel est l’un des effets de la doctrine audacieuse dont j’ai parlé ; c’est un effet plutôt timide, dont on ne sait trop s’il honore ou déshonore l’écrivain. Car on invite d’abord le poète à créer son monde à soi ; et quand il l’a bien créé, le lecteur découvre que ce monde est sans rapports avec le nôtre ; ce n’est plus du même amour qu’il s’agit, ni de la même anarchie (et tant pis pour la jeune fille naïve ou le déserteur qui s’y laisse prendre). La seule loi qui eût permis d’atteindre, au delà des dynamiteurs, les théoriciens de l’anarchie, se vit donc flétrie, sitôt votée, du nom de loi scélérate, qui la fit tomber assez vite en désuétude. Elle avait cependant permis un procès. Ce fut le fameux procès des Trente. » (130)

    Ce fameux procès – qui clôt les grands jours de l’anarchie et enraye « l’épidémie criminelle qui avait un moment terrifié la capitale » (131) – fut donc l’occasion de rendre les théoriciens et manieurs de plume de l’anarchie à la liberté et de condamner quelques pauvres bougres pour vol. La grande période de l’anarchie s’était ouverte à Lyon avec le procès des 66 le 8 janvier 1883, elle se referme entre les 5 et 12 août 1894 à l’occasion de ce procès durant lequel, en l’absence de public, juges et inculpés manient la riche gamme de clichés inhérents à cette faconde répressive. Le jury de la Seine vit défiler, en guise de témoins, le sel et le poivre du gratin littéraire de la capitale : Stéphane Mallarmé venu soutenir Félix Fénéon, Bernard Lazare et Frantz Jourdain épauler Jean Grave et l’inévitable Octave Mirbeau qui, bravant les nouvelles lois, s’était dans les mois précédents déchaîné « dans Le Journal – un quotidien à très forte diffusion –, contre les atteintes aux libertés démocratiques, contre l’absurde amalgame qui consiste à mettre dans le même sac terroristes et intellectuels anarchistes ». (132) Ce même Mirbeau, grâce auquel Alexandre Cohen doit d’avoir laissé une petite trace de son passage dans le champ littéraire français. (133) Car Cohen est une fois de plus de la partie. Expulsé de France à la demande du Préfet de police Lépine, exilé et résidant à Londres, il est pourtant un des trente accusés, suite au micmac de procédure. Persona non grata en France, il ne peut venir se défendre alors qu’il en fait la demande. De plus, les faits que les magistrats ont retenus contre lui sont antérieurs à la date d’adoption des lois scélérates. Et si son nom ne figure pas toujours dans les ouvrages qui relatent ce procès, il écope bel et bien et par défaut d’une peine de 20 ans de travaux forcés (prononcée le 30 septembre). Voilà entre autres choses ce dont accouche cette « comédie », cette « vaste fumisterie » (134), ce procès « pour affiliation à une association de malfaiteurs ». Les littérateurs sortent libres le 12 août au soir, attendus par une foule immense regroupée sur le quai de l’Horloge ; les sales gueules écopent quant à elles, tout comme les absents, de quelques années de bagne.

    Sans qu’il ait donc pu dire un mot, Cohen se retrouve à la fois du côté des humbles et du côté des intellectuels, lui le bel esprit auquel on veut rattacher un lourd boulet. Et si, malgré cette condamnation, il ne mettra jamais les pieds à Cayenne, un autre « pénitencier » va refermer ses portes sur lui : Londres. (135)

    RavacholArrestation.jpg

    arrestation de Ravachol, d'après un dessin d'Henri Meyer

    (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

     

     

    (98) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 novembre 1893. Cet attentat anarchiste dans un théâtre de Barcelone avait fait des dizaines de victimes.

    (99) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 9 avril 1894.

    (100) M. Garçon, La Justice Contemporaine 1870-1932, Grasset, Paris, 1933, p. 225.

    (101) Ibid., p. 235-236.

    (102) A. Nataf, op. cit., p. 128.

    (103) P. Albert, op. cit., p. 68-69.

    (104) M. Garçon, op. cit., p. 241, à propos du procès contre Jean Grave devant la Cour d’Assise le 26 février 1895 ; Grave fut à cette occasion condamné à deux ans d’emprisonnement pour une réédition de son livre La Société mourante et l’Anarchie.

    (105) Acte d’accusation du Procès des Trente, cité par M. Garçon, op. cit., p. 241-242.

    (106) A. Pessin, op. cit., p. 136.

    (107) Voir Ibid., p. 137.

    (108) J. Gans, op. cit., p. 94. Dans le même ordre d’idée, on peut lire les p. 30-33 des mémoires d’un autre homme de lettres néerlandais, qui fut pour sa part maurassien, J. Greshoff, Afscheid van Europa. Leven tegen het leven, Nijgh en Van Ditmar, Den Haag-Rotterdam, 1969.

    (109) Voir Lettre d’A. Cohen à F. Domela Nieuwenhuis, 9 janvier 1894. Voir aussi O. Mirbeau sur Fénéon dans Le Journal, 29 avril 1894. Quant à la lettre d’A. Valette à O. Mirbeau du 20 janvier 1894, elle comporte aussi ces phrases à propos de l’expulsion de Cohen : « De tels faits sont non seulement iniques, mais ridicules, et il est bon qu’une voix autorisée le crie. Madame Cohen, d’abord passée en Angleterre, puis revenue pour arranger les affaires de Cohen, est venue ici l’autre jour : elle affirme qu’il n’y avait dans les papiers de Cohen rien de véritablement compromettant. Tout à été grossi et dénaturé. » (Cf. Octave Mirbeau, Correspondance générale, t. 2, (éd.) Pierre Michel & Jean-François Nivet, L’Âge d’Homme, Paris, 2005, p. 819)

    (110) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 218.

    (111) T. Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, Paris, 1990, p. 148.

    (112) Cité par A. Pessin, op. cit., p. 37.

    (113) J. Romein, Op het breukvlak van twee eeuwen, Querido, Amsterdam, 1976, p. 189. Voir aussi la liste des anarchistes exécutés que dresse Cohen dans un de ses articles, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 184.

    (114) Voir T. Maricourt, op. cit., partie 3, chap. 5.

    (115) J. Romein, op. cit., 1976, p. 206. Le terme peut s’entendre comme lois scélérates, littéralement lois pour étrangler, pour serrer le cou.

    (116) Louise Michel, Souvenirs et aventures de ma vie, éd. Daniel Armogathe, La Découverte, Paris, 1983, p. 225. Relevons à propos de Louise Michel qu’Alexandre Cohen, qui l’a côtoyée à Paris et à Londres, lui consacre une longue page élogieuse dans In Opstand (p. 163-164) : « Louise Michel, c’était la Révolte ! Au Moyen Âge, elle aurait été une sainte. » Le titre In Osptand (En révolte) est un hommage à cette femme « noble, candide ».

    (117) M. J. F. Robijns, Radicalen in Nederland (1840-1851), Universitaire Pers, Leiden, 1967.

    (118) B. Bymholt, op. cit., p. 325.

    (119) Ibid., p. 330.

    (120) Ibid., p. 345.

    (121) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 137-138.

    (122) J. Charité, op. cit., p. 46-47.

    (123) Ibid., p. 164.

    (124) B. Bymholt, op. cit., p. 348-349.

    (125) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 127.

    (126) Le palingoproer : nom donné à une émeute (littéralement « émeute de l’anguille ») qui se déroula dans un quartier populaire d’Amsterdam les dimanche 25 et lundi 26 juillet 1886 suite à l’intervention de la police pour faire arrêter un jeu (« palingtrekken », jeu consistant à essayer de se saisir d’une anguille suspendue à une ficelle au dessus d’un canal). Le lundi, bannières noires et rouges sont sorties. Les forces de l’ordre tirent dans la foule, tuant plus d’une vingtaine de personnes.

    (127) Voir sur ces différents épisodes B. Bymholt, op. cit., p. 423-482.

    (128) J. A. O. Eskes, Repressie van politieke bewegingen in Nederland: een juridisch-historisch studie over het Nederlandse publiekrechtelijke verenigingsrecht gedurende het tijdvak 1798-1988, Tjeenk Willink, Zwolle, 1988, p. 46-55.

    (129) Voir, pour les Pays-Bas, par ex. B. Bymholt, op. cit., p. 444. Le Procès des Trente illustre de façon caractéristique cette distinction.

    (130) M. Garçon, op. cit., p. 652 ; J. Paulhan dans la préface à F. Fénéon, op. cit., p. 17.

    (131) M. Garçon, op. cit., p. 244.

    (132) P. Michel et J. F. Nivet, préface à O. Mirbeau, Combats Politiques, Séguier, Paris, 1990, p. 15.

    (133) Voir H. Juin, op. cit., 1992, p. 258-259 ; P. Michel et J. F. Nivet, préface à O. Mirbeau, op. cit., p. 15 ; T. Maricourt, op. cit., p. 213.

    (134) Louise Michel, op. cit., p. 226 et p. 229.

    (135) Relevons, à propos de Cayenne et des anarchistes  que Cohen, alors qu’il est de retour aux Pays-Bas après son exil londonien, recevra un jour la visite de Placide Schouppe, célèbre voleur anarchiste qu’il a connu alors qu’il habitait rue Lepic. Il consacre à l’importun quelques passages à la fois tristes et comiques.

     

  • T’as une sacrée chance, toi

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    Lettres néerlandaises et persécution des juifs

    à travers un livre de Marga Minco

     

     

    Le texte présenté ci-dessous, « Les Pays-Bas durant la Deuxième Guerre mondiale et la persécution des juifs : un aperçu historique », a été publié en annexe du livre de Marga Minco, T’as une sacrée chance, toi (Paris, Caractères, 2003), un choix de nouvelles traduites qui retracent de façon fragmentaire le sort d’une famille juive néerlandaise de la veille de la guerre aux lendemains de la libération.

     

     

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    Dans « Ces blessures qui ne cicatrisent jamais », postface de ce recueil, Dorian Cumps (1) présente l’auteur et son œuvre en ces termes : « Née en 1920 près de Breda (sud des Pays-Bas) dans une famille juive pratiquante, Marga Minco, de son vrai nom Sara Menco, est l’auteur d’une œuvre sobre et forte, presque entièrement marquée par la tragédie de la Shoah, le sort des survivants et l’impossible oubli d’un monde disparu. Le demi-pseudonyme que la romancière s’est choisi est à cet égard significatif : Minco était en réalité le patronyme de son grand-père, orthographié Menco suite à une erreur d’un employé de l’état civil ; Marga, diminutif de Margaretha, correspond à un prénom d’emprunt, que l’écrivain a utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d’échapper aux rafles et à la déportation. On retrouve ici deux thèmes présents dans les nouvelles réunies dans ce recueil : l’attachement au noyau familial, source de sécurité et de bonheur, et la nécessité pour les juifs de travestir leur état civil ou de vivre sous une fausse identité, une obligation qui les a plongés dans une crise identitaire et le déracinement. Marga Minco fut, avec un de ses oncles paternels, la seule survivante de sa famille. Ses parents, ses frère et sœur aînés ainsi que leur conjoint respectif et nombre de ses proches périrent dans les camps d’extermination nazis (la plupart à Sobibor, dans l’Est de la Pologne). Après la guerre, elle a épousé un résistant non juif, le poète, traducteur et journaliste Bert Voeten (1918-1992). Ce dernier a publié dès 1946 son journal de l’occupation, Doortocht (la Traversée), dans lequel il a intégré des éléments de l’histoire de Marga Minco. Elle, de son côté, a attendu plus de dix ans avant de publier sa relation des années noires, Het bittere kruid (1957, trad. L. Fessard, les Herbes amères, J.C. Lattès, 1977). Portant comme sous-titre « une petite chronique », ce récit a connu et connaît toujours un succès de librairie impressionnant aux Pays-Bas (…) et fait presque figure de concurrent du fameux Journal d’Anne Frank. (…) Rédigé à la première personne, ce texte est raconté par une Anne Frank qui aurait survécu. Le document humain qu’il est incontestablement ne saurait occulter son statut d’œuvre de fiction. Contrairement à la plupart des témoignages néerlandais sur la persécution des juifs et la Shoah, tels les écrits d’Etty Hillesum (2) ou le récit Kinderjaren (Années d’enfance, trad. Ph. Noble, Mercure de France, 1978) de Jona Oberski, les Herbes amères se présentent dès le départ comme une œuvre littéraire ; très largement autobiographique, le texte introduit une subtile distance entre vécu de l’auteur et relation littéraire, une pratique qui est d’ailleurs l’une des caractéristiques majeures de l’ensemble de l’œuvre de Minco. »

    À propos de la littérature des Pays-Bas qui traite de la période 1939-1945, D. Cumps distingue trois phases : « Immédiatement après la guerre paraissent surtout des témoignages de première main – journaux, récits de rescapés de l’univers concentrationnaire, dont certains écrits par des Juifs comme Abel Herzberg (Amor Fati, 1946), ainsi que des romans glorifiant des actes de résistance comme ceux du communiste Theun de Vries. Certes, quelques romanciers soulèvent la controverse en apportant des nuances à l’image convenue d’un peuple néerlandais irréprochable dans son opposition à l’occupant. Il faut toutefois attendre la fin des années cinquante pour assister à une problématisation purement littéraire de la guerre, comme dans les grands romans à portée philosophique de Willem Frederik Hermans – De donkere kamer van Damokles (1958, la Chambre noire de Damoclès) (3) – et de Harry Mulisch – Het stenen bruidsbed (1959, Noces de pierre, trad. Mady Buysse & Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984), où la peinture de l’occupation n’est plus que prétexte à une interrogation générale sur la responsabilité de l’individu face aux vicissitudes de l’existence. Bien que de teneur plus intimiste, les premiers romans de Marga Minco appartiennent également à cette seconde vague, au même titre qu’un court roman comme De nacht der Girondijnen (1957, la Nuit des Girondins, trad. S. Margueron, Maurice Nadeau, 1990) de l’historien Jacques Presser, consacré à la prise de conscience de la judéité chez un auxiliaire juif du camp de transit de Westerbork, le Drancy hollandais. Quant à la Chute, troisième œuvre de Minco, on peut considérer qu’elle participe d’une approche ultérieure, telle qu’on la rencontre au même moment dans De aanslag (1982, l’Attentat, trad. Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984) de Harry Mulisch. Les événements ont désormais fait place à leur signification à postériori dans la mémoire des rescapés, l’action de la Chute se situant d’ailleurs à l’époque contemporaine. » (4)

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    Dans cette production, un livre n’est pas sans rappeler, par sa « sobriété littéraire », les récits de Marga Minco : Klein in memoriam (1983, Modeste in memoriam, Le Rocher, 2007) d’Evelien van Leeuwen, témoignage d’une rescapée, à propos duquel René de Ceccatty écrit : « Les grands livres ont leur temps, comme les justes confidences. Ils attendent le moment opportun, pour être écrits, publiés, traduits. (…) La mémoire obsessionnelle d’Evelien van Leeuwen est, quarante ans plus tard, d’une précision millimétrique. C’est une mémoire blanche et plate : sans reliefs et sans ombres. (…) Les derniers chapitres de ce livre admirable sont peut-être les plus admirables eux-mêmes, parce que, échappant au récit de l’horreur, l’auteur sort du temps de cette mémoire lointaine. » (Le Monde, 11.01.2008)

    En lisant les œuvres de Marga Minco (5 courts romans et quelques recueils de nouvelles, soit moins de 1000 pages en tout), on constate que l’auteur réduit la place du persécuteur au strict minimum : les Allemands n’ont jamais la parole ; quand ils ne sont pas réduits au pronom personnel « ils », c’est qu’ils ont disparu de la narration ; les mesures discriminatoires elles aussi subissent une sorte d’effacement en particulier grâce à l’ellipse ; s’il est question de l’Allemagne, c’est uniquement parce qu’il s’agit du pays d’où viennent certains juifs. Cette mise en silence des nazis, mais aussi de l’horreur, fait écho au traumatisme vécu. L’une des rares fois où un nazi est désigné nommément, c’est dans la courte nouvelle la Radio (1967, qui ne figure pas dans T’as une sacrée chance, toi) basée sur un souvenir de l’auteur datant de 1933. La jeune narratrice se voit un jour obligée d’écouter chez des tiers la radio : il s’agit en fait d’un discours d’Hitler, des « beuglements » du « chien mexicain » lui dit-on. Quelques années plus tard, elle entend cette même voix qui envahit toute la maison :

    Une après-midi, rentrant du collège, alors que j’accrochais mon manteau dans l’entrée, j’ai entendu quelqu’un qui parlait bruyamment. Le bruit provenait du salon. Aucune voix ne lui répondait. Tout du long un rude monologue. Croyant que quelqu’un nous rendait visite, quelqu’un ayant une conversation peu avenante ou qui était venu dire ses quatre vérités à un membre de ma famille, j’ai ouvert avec précaution la porte et ai regardé par l’entrebâillement.

    Dans la pièce, mon père et mon frère étaient debout chacun d’un côté de la cheminée. Ils tenaient la tête un peu penchée, silencieux, les yeux posés sur le haut-parleur de la radio.

    - Qui c’est qui hurle comme ça ? j’ai demandé en avançant.

    - C’est Hitler, a dit mon père.

    De la main, il m’a fait comprendre que je devais me taire.

    Je suis restée là quelques instants à écouter. Je venais juste de commencer à apprendre l’allemand à l’école, aussi n’ai-je pas saisi grand-chose. Le seul mot que j’aie compris, c’est Juden, que l’homme prononçait avec une fréquence toujours plus grande et sur un ton toujours plus méprisant, à croire qu’il lui donnait des coups de pied. Dans ma chambre, à l’étage, la voix me parvenait toujours. Elle pénétrait le moindre recoin de la maison.

    La collégienne monte ensuite au grenier où la voix continue de lui parvenir. Revenue dans sa chambre, elle est saisie du même sentiment que le jour où elle a entendu cette voix pour la première fois. La nouvelle se termine sur ces mots :

    J’ai ressenti la même chose que quelques années plus tôt lorsque […] j’avais pour la première fois écouté la radio. Le chien mexicain. J’ai pressé plus fort encore mes mains sur mes oreilles, comme si je sentais inconsciemment ce que cette voix allait provoquer.

     

    (1) De ce spécialiste du romancier néerlandais F. Bordewijk (1884-1965), on peut lire « La langue et la littérature néerlandaises des origines à nos jours ».

    (2) Voir l’édition la plus récente et la plus complète : Les écrits d’Etty Hillesum , Journaux et lettres, 1941-1943, trad. Philippe Noble avec la collaboration d’Isabelle Rosselin, Le Seuil, 2008.

    (3) Voir sur cet écrivain et sur ce roman la notice « Chambre noire & Leica » dans la Catégorie : Auteurs néerlandais. W.F. Hermans a écrit d’autres œuvres dont l’action se déroule durant les années de la guerre, en particulier le roman les Larmes des acacias. Par ailleurs, il a suscité une vive polémique en dénonçant dans certains écrits l’attitude et les activités de Friedr ich Weinreb pendant l’occupation.

    (4) Signalons encore parmi les nombreuses œuvres littéraires qui traitent de ces événements, celle, marquante, de  G.L. Durlacher (1928-1996), un des survivants des « Birkenau Boys », traduite en bonne partie en anglais et en allemand ; Tralievader (Mon père couleur de nuit, trad. Mireille Cohendy, Denoël, 2001,  Folio n° 3801) de Carl Friedman ; Montyn (1982), roman-biographie sur le peintre Jan Montyn par Dirk A. Kooiman (traduit en anglais et en allemand) ; diverses œuvres du Parisien d’adoption Robert Franquinet (1915-1979), par exemple le roman Drijfzand (Sables mouvants, 1977) où traitements subis dans les geôles nazies et obsessions érotiques se mêlent ; enfin un roman jeunesse sur le dernier hiver de la guerre : Oorlogswinter de Jan Terlouw, traduit en français par Robert Petit sous le titre Michel (G.P. coll. Grand Aigle, 1976).

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    une édition de 1976, Bert Bakker, Amsterdam

     

    Œuvres majeures de Marga Minco

    Het bittere kruid (1957, Les Herbes amères)

    De andere kant (1959, L’Autre côté)

    Het huis hiernaast (1965, La Maison d’à côté)

    Een leeg huis (1966, Une Maison vide)

    Terugkeer (1968, Retour, nouvelle)

    Meneer Frits en andere verhalen uit de vijftiger jaren (1974, M. Frits et autres histoires des années 50, livre jeunesse)

    De val (1983 La Chute,)

    De glazen brug (1986, Le Pont de verre)

    De verdwenen bladzij en andere kinderverhalen (1994, La Page disparue et autres histoires pour enfants)

    Nagelaten dagen (1997, Jours posthumes, roman)

    Storing (2004, Panne, recueil de nouvelles)

    Achter de muur (2010, Derrière le mur, nouvelles)

    Les nouvelles ont été réunies à plusieurs reprises en un volume

     

    extrait d'un entretien avec Marga Minco

     

     

    Les Pays-Bas durant la Deuxième Guerre mondiale

    et la persécution des juifs : un aperçu historique

     

    Épargnés de justesse par la Grande Guerre, les Pays-Bas crurent pouvoir préserver une nouvelle fois leur neutralité quelques décennies plus tard. La politique pacifiste menée jusqu’à la moitié des années trente fit en fait du territoire une proie facile pour l’envahisseur nazi. Au petit matin du 10 mai 1940, les troupes allemandes, qui ont pour objectif d’envahir la France par sa frontière septentrionale, entrent dans une Hollande incrédule. Si certains Néerlandais décident de fuir à l’étranger, la grande majorité de la population, surprise par la rapidité de l’attaque, semble, dans sa naïveté, se refuser à croire à la réalité. L’armée locale ne peut pas même opposer un char à la Wehrmacht. Les poches de résistance et l’arrivée de troupes alliées incitent toutefois les Allemands à en finir au plus vite. Le 14 mai, Rotterdam est bombardée ; on dénombre des centaines de morts dans une ville dont le centre historique est autant dire rayé de la carte. Face à la crainte de voir le scénario se renouveler sur une autre ville, les forces néerlandaises capitulent dès le lendemain.

    La reine Wilhelmine et le gouvernement se sont réfugiés en Angleterre quelques jours plus tôt. C’est depuis Londres et le Canada que le pouvoir en exil va tenter, non sans de nombreuses divergences, de regagner petit à petit l’estime de ses compatriotes grâce en particulier aux discours de la souveraine diffusés par Radio-Orange. Devant le départ des autorités en place, Hitler, qui avait certainement compté s’appuyer sur un gouvernement de collaboration pour établir un régime militaire, décide de mettre en place une autorité civile allemande à la tête de laquelle il place un Reichskommissar, l’homme de l’Anschluß, Arthur Seyss-Inquart. Ce régime diffère de celui instauré par exemple en France en ceci qu’il laisse beaucoup plus de liberté d’action à la Waffen S.S. ou encore à la police allemande ; il se révèle d’ailleurs plus « efficient » que ceux mis en place en Belgique ou dans l’Hexagone.

    L’occupation dure près de cinq ans, ne prenant fin, du moins pour la partie du pays qui se situe au nord du Rhin et de la Meuse, que le 5 mai 1945, après un dernier hiver terrible, resté dans toutes les mémoires comme « l’hiver de la faim » ou « l’hiver de la famine ». Le 5 septembre 1944, du fait de l’avancée des alliés et de la propagation de rumeurs trop optimistes, on a cru dans une grande partie de la Hollande que le pays était déjà libéré ; ce jour, resté célèbre sous le nom de dolle dinsdag (mardi fou), a coûté la vie à de nombreuses personnes sorties dans les rues pour fêter un événement qui n’allait devenir réalité que huit mois plus tard.

    Si les confrontations militaires sont restées somme toute limitées – l’offensive alliée en septembre 1944, qui se solde par l’échec de la bataille d’Arnhem, étant la plus marquante –, le pays n’a pas moins terriblement souffert, en particulier du fait de l’effort économique imposé par l’envahisseur, de la pénurie de pratiquement tous les produits de première nécessité (dans un pays à dominante urbaine) et du travail obligatoire en Allemagne auquel plusieurs centaines de milliers d’hommes ont dû se soumettre, à commencer par les nombreux chômeurs. Si la Hollande n’a pas connu les mêmes excès de l’épuration qu’en France, il n’en reste pas moins que plus de 100000 personnes soupçonnées de collaboration sont internées dans des camps après la libération (un mot qui ne prend pas de majuscule en néerlandais non plus d’ailleurs que celui de résistance). Sur 141 condamnations à mort prononcées, 40 seront appliquées dans ce pays qui a aboli la peine de mort dès 1861 (sauf, justement, pour les crimes de guerre). On limoge par ailleurs 500 maires et plus de 10000 fonctionnaires. Bien que condamnés à mort par la justice néerlandaise, quatre des principaux criminels de guerre allemands passeront finalement plusieurs dizaines d’années dans en prison.

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    La Nuit des Girondins, préface de Primo Levi, Maurice Nadeau, 1990

     

    Bellicistes à l’occasion dans leur Empire colonial – on songe à ce qui s’est passé en Indonésie –, les Hollandais ont eu en revanche pour habitude de se montrer modérés sur le vieux Continent. L’extrémisme n’a jamais eu chez eux droit de cité. Électoralement, le communisme a toujours été voué à la peau de chagrin. Et malgré quelques succès électoraux, le Mouvement National-Socialiste (NSB, fondé en 1931) est quant à lui resté relativement marginal jusqu’à la guerre – et plus encore à mesure qu’il adoptait des positions antisémites. Au début de l’occupation, ce parti ne se voit dans un premier temps reconnaitre aucun rôle dans la direction du pays. C’est en fait sur l’Union néerlandaise, un mouvement de masse créé peu après l’invasion, qui prônait une sorte de « révolution nationale » et qui compta bientôt plusieurs centaines de milliers de membres, que l’occupant préfère s’appuyer pour nazifier « en douceur » le pays. Le nouveau pouvoir, soucieux de ne pas froisser la sensibilité néerlandaise, et persuadé que le territoire était appelé à être annexé par la Grande Allemagne, puisque peuplé d’aryens germaniques, choisit en effet d’attendre avant de prendre des mesures répressives radicales. Mais dès 1941, les Allemands optent pour la fermeté en créant entre autres, en novembre, une Kultuurkamer (Chambre de culture) – dont par exemple tout écrivain devait devenir membre s’il entendait pouvoir continuer de publier – et un Front du travail ou encore en interdisant, en décembre, tous les partis politiques à l’exception du NSB. Le seul journal juif dont ils autorisent la publication est en fait un organe à leur solde (l’hebdomadaire het Joodsche Weekblad que Marga Minco évoque à plusieurs reprises dans son roman le Pont de verre.)

    Dans le même temps, la résistance s’organise tant bien que mal. Elle reste cependant dispersée, à l’image de la société néerlandaise rigoureusement cloisonnée depuis des décennies en pans confessionnels, politiques et idéologiques (les « piliers » du fameux verzuiling : protestants, catholiques, socialistes, « humanistes » ...). Dans cette organisation verticale de la société, la conduite de chacun était en grande partie dictée par une certaine philosophie de vie et les contacts entre personnes prônant des convictions différentes étaient plutôt rares. On peut même avancer que le verzuiling favorisait de fait une certaine discrimination des minorités puisque les groupes ne relevant pas des « piliers » majeurs vivaient finalement isolés dans leur coin. La communauté juive par exemple (1,5 % de la population dans les années 1930), même si elle était installée depuis bien longtemps dans le pays et était composée à 83 % de nationaux, évoluait pour une part, et tout en étant parfaitement intégrée, à l’écart des autres. Pendant la guerre, chaque « pilier » publie ainsi ses propres journaux clandestins dont certains font aujourd’hui encore partie des fleurons de la presse (Trouw, Het Parool). Même si elle a compté quelques figures emblématiques – par exemple le carmélite Titus Bransma –, cette résistance est restée relativement modeste, surtout sur le plan militaire, du fait d’un manque évident de coordination, mais aussi du peu de soutien venant de l’extérieur et plus simplement de la géographie du pays – un pays sans maquis, sans reliefs. Elle s’est essentiellement contentée d’actions sporadiques, par exemple la destruction de registres de l’état civil, capitale pour protéger les personnes vivant dans la clandestinité. On peut dire qu’à partir du printemps 1943, la population, tout en restant dans sa grande majorité passive, ne se soumet plus au diktat nazi.

    Si les Allemands prennent la précaution de ne pas édicter des lois raciales dès leur prise de pouvoir, ils ne tardent guère toutefois à concocter des mesures qui vont progressivement acculer les juifs dans une position très précaire. On commence par exclure ceux-ci de l’enseignement, des emplois publics et de la vie économique. On fait signer à tous les fonctionnaires une déclaration d’arianisme. Dès la fin octobre 1940, un arrêté définit ce qu’il faut entendre par le terme Jood (juif), le but étant d’identifier les 140000 juifs vivant aux Pays-Bas. Le 10 janvier 1941, obligation est faite à ceux-ci d’aller se faire enregistrer. C’est cette obligation qu’évoque Marga Minco dans la nouvelle le Jour où ma sœur s’est mariée, à propos de l’un des oncles de la narratrice qui, par mégarde, avait déclaré être « à moitié juif » avant de retourner corriger sa déclaration et confirmer qu’il était bien un Volljuden. Un bureau avait été ouvert spécialement dans les communes. La population juive s’est rendue en masse à cet appel, chaque personne recevant une carte jaune non sans débourser un florin. L’attitude du personnage de la nouvelle illustre la docilité des juifs néerlandais : à l’image de leurs compatriotes, plutôt que d’enfreindre la loi (et d’encourir en l’occurrence une peine de 5 ans de prison), ils avaient tendance à obéir aux autorités dans la mesure où cela n’entraînait pas de conséquences fâcheuses immédiates. Cette docilité des Néerlandais n’a pu qu’être renforcée par l’attitude des hauts fonctionnaires appelés par le gouvernement en exil à obéir à l’occupant tant qu’ils ne contrevenaient pas à la Constitution. L’animosité des juifs néerlandais envers les milliers de juifs allemands réfugiés aux Pays-Bas a pu par ailleurs faire croire à beaucoup des premiers que les nazis n’allaient pas leur faire subir le sort qu’ils avaient réservé à ces derniers dans l’Allemagne des années 30.

    CouvDoortocht.jpgToujours au début de l’année 1941, les choses s’accélèrent à Amsterdam, depuis toujours la ville où vivait la majorité des israélites. Des groupuscules d’antisémites néerlandais provo- quent la communauté juive ; celle-ci crée des milices pour se défendre. Bientôt, la police alle- mande arrête un certain nombre de ces « terroristes ». La première exécution a lieu, le peloton étant placé sous le commandement d’un certain Klaus Barbie. De- vant l’agitation générée par ces milices, Himmler ordonne d’arrêter 425 jeunes juifs. Il s’agit de la célèbre rafle du 22 février 1941 ; 389 hom- mes allaient finalement être déportés à Buchenwald puis à Mauthausen. Pour protester contre cette première rafle, de nombreux ouvriers d’Amsterdam se mettent en grève les 25 et 27 février. Une grève que l’on commémore encore tous les ans. Suite à ces événements, l’occupant décide de créer la Zentralstelle für jüdische Auswanderung (Bureau central pour l’Émigration juive) ainsi qu’un Conseil juif de manière à disposer d’une courroie de transmission avec la communauté israélite – autrement dit l’UGIF locale. Dirigée par David Cohen et Abraham Asscher, cette institution a offert un emploi à des milliers de leurs coreligionnaires pendant environ deux ans. Après la guerre, tous deux eurent a répondre de leurs actes devant une commission, tant leur attitude conciliante vis à vis de l’occupant avait pu faciliter les mesures de persécution et de déportation. Dès l’automne 1941, ce Conseil remplace les autres instances et, malgré son manque de représentativité, exerce un monopole pour tout ce qui concerne les activités des juifs dans l’ensemble du pays. Il constitue une véritable administration juive au sein d’une administration néerlandaise déjà habituée à travailler avec zèle – très fiables recensements de la population, pièces d’identité de qualité difficiles à falsifier, etc. Aux mains des Allemands, il constitue un instrument qui, dans les premières années de l’occupation, favorise la mise en œuvre des mesures répressives, en particulier à l’encontre des israélites les moins favorisés socialement et économiquement.

    Le 16 octobre 1941 commence la déportation en masse systématique des juifs allemands vers la Pologne. L’occupant incita les juifs non néerlandais à se faire enregistrer pour « émigrer volontairement ».

    Début 1942, la situation devient de plus en plus délicate pour les israélites néerlandais eux-mêmes. À partir de février, un employeur peut licencier comme bon lui semble tout employé juif. Le durcissement des mesures passe en particulier par une obligation faite aux israélites provinciaux de quitter leur domicile pour aller résider à Amsterdam et l’interdiction pour ceux de la capitale (pratiquement 80000 en mai 1941) de déménager. Même si on a pu parler de « quartier juif » (Judenviertel), de « rues juives », il n’a toutefois jamais été question de situation de ghetto. Au tout début du mois de mai, ainsi que l’illustre toujours Le Jour où ma sœur s’est mariée, les juifs se voient dans l’obligation de porter l’étoile jaune – étoile distribuée, ou plutôt vendue par le Conseil juif (4 cents pièce). Début juin 1942, les premières mesures sont prises qui limitent la liberté de déplacement de ces personnes. Toujours en juin, des rafles – la sœur et le beau-frère de la narratrice de cette même nouvelle semblent (et peut-être pas uniquement dans le cadre de la fiction littéraire) avoir été pris dans l’une d’elles –  viennent riposter à des sabotages opérés par la résistance : les personnes sont transportées à Mauthausen. En août 1942, tous les israélites doivent faire enregistrer leurs biens auprès d’une ancienne banque juive. (Les nouvelles le Jour où ma sœur s’est mariée et l’Adresse effleurent cette question des biens ayant appartenu aux familles juives : dans la première, la famille a déjà dû quitter sa maison en n’emportant que le strict minimum ; dans la seconde, ces biens sont ramenés à quelques objets de valeur. On estime que 29000 maisons habitées par des juifs ont été vidées - ou comme on le disait à l’époque « pulsées » : une certaine société Puls étant chargée de vider méthodiquement ces habitations.) Enfin, en septembre, interdiction est faite aux israélites de voyager sans autorisation.

    À partir de 1942, le commandement allemand aux Pays-Bas doit satisfaire de manière beaucoup plus effective aux exigences de Berlin ; cela passe en particulier par l’observation d’un quota de juifs devant être déportés. Les déportations commencent en juillet 1942. La grande majorité des convois partent entre cette date et septembre 1943 en direction de la Pologne. Quand on évoque le sort de la population juive, on ne peut éviter de revenir aux simples données chiffrées tant elles sont éloquentes pour un pays pourtant épargné dans les années trente par tout antisémitisme virulent. Sur un peu plus de 140000 juifs vivant aux Pays-Bas (dont environ 120000 de nationalité néerlandaise – sur les 30000 juifs réfugiés aux Pays-Bas entre 1933 et 1939, 10000 étaient repartis vers une autre destination), à peu près 107000 ont été déportés et moins de 5000 sont revenus. Ces victimes représentent près de 40% du nombre des disparus durant le conflit aux Pays-Bas. Autrement dit, 73% des juifs de Hollande ont succombé à la terreur nazie.

    Berlin voulait qu’il y ait en permanence assez de juifs dans le camp de transit de Westerbork pour alimenter les deux convois hebdomadaires. Le gouvernement néerlandais avait commencé, à la fin des années 30, à mettre les réfugiés, clandestins ou non, dans des camps ; c’est ainsi qu’était né celui de Westerbork, dans une campagne déserte de la province de la Drenthe, peu éloignée de la frontière allemande.

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    Les premières grandes rafles ont lieu en fait à Amsterdam en juillet 1942 : comme la plupart des gens convoqués par courrier ne se sont pas présentés, les Allemands se rendent directement dans les quartiers ciblés. Peu à peu, à partir de ce même été 1942, se met en place à l’initiative du Conseil juif un système complexe d’immunité qui protège provisoirement plus de 15000 de personnes. Parmi celles-ci, on compte principalement : les employés du Conseil juif (jusqu’à l’été 1943 où le Conseil est supprimé, sauf de rares bureaux) ; les juifs dits « de Calmeyer » (du nom de l’Allemand, assez coulant, chargé de contrôler l’authenticité des documents des gens prétendant ne pas être des Volljuden) ; les séfarades (ils représentaient moins de 5% de la communauté juive ; on avançait qu’ils n’étaient pas d’authentiques juifs) ; les juifs mariés à une personne non juive (laissés en paix jusqu’en mars 1942, ils représentent 8000 à 9000 des survivants ; les Allemands édictèrent à l’encontre des juifs une interdiction de se marier pour éviter ces mariages mixtes, ainsi qu’une interdiction de procréer : un programme de stérilisation fut mis en place qui permettait à toute personne s’y soumettant – environ 3000 au total – de ne plus avoir à porter l’étoile jaune) ; les juifs baptisés avant 1941 échappaient aux camps de travail ; les juifs « étrangers » (ceux qui étaient en fait parvenus à obtenir un passeport sud-américain) ; le groupe dit « groupe Barneveld » (sorte d’élite juive sélectionnée par les Allemands eux-mêmes) ; les juifs occupant certains postes économiques clés (les diamantaires, les employés de Philips).

    Le 26 juillet, les autorités religieuses décident de protester contre les déportations. Les textes qu’elles rédigent et qui sont lus le dimanche dans les temples et les églises entraînent une réaction immédiate des Allemands : arrestation dans la nuit du 1er au 2 août 1942 de la plupart des juifs catholiques, soit plusieurs centaines de personnes dont près de cent seront déportées à Auschwitz ; parmi elles, la philosophe et carmélite Edith Stein, mais aussi l’épouse et la plupart des enfants du romancier converti Herman de Man. Soucieux de ne pas s’en prendre frontalement à la communauté dominante, les Allemands ont préféré semble-t-il épargner les églises protestantes en particulier la Nederlands Hervormde Kerk (à l’époque, avant comme pendant le conflit, les catholiques n’occupaient encore que très peu de postes importants dans la société néerlandaise).

    Lors des grandes rafles des 2 et 3 octobre 1942, la population ne proteste pas, mais il y a eu incontestablement diverses actions souterraines pour prévenir et aider des israélites. Fin 1942, environ 40000 juifs hollandais avaient déjà été déportés. Pour obtenir les quotas réclamés par Berlin, le régime en place en Hollande décide de déporter les vieillards des maisons de retraite ou encore les enfants des orphelinats ; début 1943, le célèbre hôpital psychiatrique Het Apeldoornse Bos – dont il est question dans le Déclin de la famille Boslowits, l’une des premières œuvres du grand romancier Gerard Reve – puis le Joodse Invalide, plus grand hôpital juif d’Amsterdam, sont ainsi vidés de leurs occupants, non sans que des membres du personnel suivent les malades vers la mort. Une autre mesure « payante » adoptée par l’occupant consista à rémunérer des Néerlandais pour retrouver des israélites qui avaient choisi la clandestinité.

    Toujours début 1943, on assiste à la construction d’un vrai camp de concentration dans le pays même, à Vught, pour y enfermer les prisonniers politiques et des criminels détenus dans la prison d’Amersfoort. Jusqu’en mars 1943, les transports partant de Westerbork vont à Auschwitz ; de début mars à juillet, les convois prennent pratiquement tous la direction de Sobibor –  sur les 34313 déportés dans ce dernier camp, seuls 19 survivront. La terrible mécanique tourne alors à plein régime : sans doute envoie-t-on au cours de ces semaines plus de juifs néerlandais vers la mort que prévu pour compenser les difficultés que rencontrent les Allemands en Belgique et en France à maintenir les « quotas ».

    Il convient sans doute de situer la nouvelle de Marga Minco, le Village de ma mère, juste après : en juillet et août 1943, durant cinq semaines, les convois furent en effet interrompus.

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    article sur T'as une sacrée chance, toi dans Actualité juive, 3 avril 2003

     

    Au bout du compte, en septembre 1944, il ne reste plus que 14000 juifs à Amsterdam, notamment des personnes mariées à un non juif. Les deux directeurs du Conseil juif finissent à leur tour par être déportés ; certes, ils bénéficient d’un régime de « faveur » à Theresienstadt. En fait, leur organisme était devenu inutile puisque tous les juifs qui pouvaient être déportés l’avaient été ou étaient faciles à interpeller. On peut penser que, vers la fin, les Allemands en place à Amsterdam ont retardé autant que possible les déportations : pour eux, plus le nombre de juifs diminuait, plus le risque d’être envoyés sur le front de l’Est augmentait.

    Bien entendu, un certain nombre d’israélites – par exemple des membres du Conseil juif – avaient choisi de vivre dans la clandestinité. Il n’est guère surprenant de constater que la plupart des survivants sont des gens qui se sont cachés. 25000 juifs seulement (environ 1 sur 7) l’ont fait dont d’ailleurs plus de 10000 ont fini par être arrêtés. En tout, c’est plus de 300000 Néerlandais qui ont choisi de se cacher, surtout à partir de 1942 (pour fuir le travail obligatoire). Mais sans argent, sans faux papiers ni cartes de ravitaillement, il était presque impossible de survivre ; or la plupart des juifs, à Amsterdam, ne disposaient que de peu d’argent et d’aucune adresse où se cacher.

    Les premiers juifs à l’avoir fait sont certainement ceux qui avaient été appelés dans les camps de travail ainsi que des hommes recherchés pour des motifs politiques, ou encore les rares qui avaient refusé, début 1941, de se faire enregistrer. En fait, il s’agit sans doute pour la plupart d’israélites non néerlandais, beaucoup plus méfiants. S’y ajoutent ceux qui, après avoir bénéficié d’une certaine immunité, ont opté pour la clandestinité quand ils ont senti que leur statut ne les protégeait plus que théoriquement.

    CouvEdithStein.jpgLogés pratiquement à la même enseigne que nombre de Hollandais, les juifs concernés ont trouvé en majorité refuge dans les régions rurales peu peuplées de l’Est et du Nord du pays, autrement dit dans les provinces à dominante protestante de la Frise, de la Drenthe et de Groningue. Outre une adresse, il leur fallait des faux papiers, surtout à partir de janvier 1942, date à laquelle les contrôles devinrent la règle, par exemple dans les gares et les trains (on songe à l’angoisse de la jeune fille de la nouvelle le Village de ma mère). La famille d’Anne Frank n’est pas un cas typique au sens où la plupart de ceux qui se cachaient durent, souvent à la hâte, changer d’adresse à plusieurs reprises, et où ils n’avaient pas l’argent ni les contacts dont disposait cette famille aujourd’hui célèbre. Pour beaucoup valait cette phrase devenue presque proverbiale : « Les pauvres vous procurent un toit, les riches une adresse. »

    Les protestants, et souvent les plus rigoristes d’entre eux, ont joué, proportionnellement au reste de la population, un rôle assez important pour fournir des caches, mais généralement en dehors des institutions religieuses elles-mêmes. Principale organisation étant venue en aide aux gens en quête d’une planque et vivant dans la clandestinité, la Landelijke Organisatie voor Hulp aan Onderduikers (LO, 14000 membres en 1944), a été créée fin 1942 par un pasteur, trop tard malheureusement pour la plupart des juifs. Étant autorisés à se déplacer librement, les pasteurs pouvaient assurer le passage d’informations entre la capitale et les campagnes du Nord et de l’Est. Quatre réseaux importants, créés au cours de l’été 1942 ou début 1943, se sont par ailleurs occupés de cacher des enfants juifs dans des familles d’accueils.

    Quant aux possibilités de fuir à l’étranger, elles étaient extrêmement réduites. Quelques centaines de juifs ont pu bénéficier de l’activité d’un groupe sioniste créé durant l’été 1943 suite à l’arrestation de jeunes hommes suivant une formation agricole (c’est le milieu évoqué par Marga Minco à propos du beau-frère de la narratrice dans le Jour où ma sœur s’est mariée ; en fait, il existait au sein de la communauté juive néerlandaise très peu d’attrait pour le sionisme). Un dernier groupe mérite d’être mentionné : le Dutch-Paris créé par Jean Weidner, un membre de l’église adventiste du septième jour, homme né aux Pays-Bas et vivant à Lyon. Certains, enfin, avaient choisi une autre fuite dès l’arrivée des Allemands : on relève en effet un nombre assez élevé de suicides dans la communauté israélite vers le 15 mai 1940.

    Commencée dans l’incrédulité, cette guerre a, on peut s’en douter, laissé des traces indélébiles dans la conscience collective néerlandaise. La question de la culpabilité à l’égard de la population juive n’est pas l’une des moindres. La tendance à catégoriser les contemporains du conflit en « goed » et en « fout » (les « bons » et les « collabos ») est un autre symptôme hérité de cette époque ambivalente à plus d’un titre. Longtemps germanophile, la Hollande regarde depuis soixante ans son grand voisin de travers et ose peu à peu se regarder dans les yeux.

    D.Cunin

     

    sources

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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (7 et fin)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (7 et fin)

     

    L’exil londonnien

    et les derniers domiciles hollandais

     

    Peu de semaines après la Noël 1893, jour de son arrivée en Angleterre, la ville grise lui ôte de sa superbe et le plonge dans la mélancolie. S’il tient encore au printemps 1894 des propos très tranchés – « L’issue de la lutte, pour moi, n’est pas douteuse : c’est notre chère, notre belle et harmonieuse anarchie, la seule idée vraiment tolérante et libertaire, qui l’emportera par la force et par la raison !... Par la raison surtout !... » (136) –, l’existence prolongée sur la Perfide Albion le conduira rapidement à déchanter.

    Walter Badler, biographie d'E. Henry

    emile-henry.jpgDans ses lettres à F. Domela Nieuwenhuis, il ne cache pas combien il hait Londres, ses habitants, les socialistes anglais ou encore les social-démocrates allemands établis là : ainsi, raconte-t-il dans le chapitre III du premier livre du second tome de ses mémoires, il se rend un jour chez le journaliste Paul Lindemann et lui casse la figure car ce dernier a publié un article infamant à son égard dans Der Sozialdemokrat. (137) La misère noire qu’il partage alors avec la fidèle Kaya le pousse au bord de l’abîme. Jules Chéret offrira à celle-ci sa série des Saxoléines pour égayer leur quotidien londonien.  Quand Cohen traverse de telles épreuves, quand il est sujet à des crises d’asthénie, l’écriture lui devient un calvaire. Tant bien que mal, il tente dans ces années de poursuivre la rédaction des « Lettres parisiennes », puisant ses informations dans la presse française disponible et dans les récits que lui rapportent les nombreux gauchistes qui passent et repassent plus ou moins clandestinement la Manche. Mais ce séjour londonien n’est en aucun cas marqué par la prolixité.

    Après s’être adonné à l’étude de la langue anglaise, il écrit quelques articles pour la revue confidentielle The Torch of Anarchy (en particulier un article dans lequel il prend la défense du condamné Oscar Wilde tout en saluant l’attitude et l’action de Stewart Haedlam, et un autre dans lequel il se montre favorable à l’avortement) créée par les jeunes sœurs Rossetti, derniers drageons d’une grande lignée d’artistes.

    Le réconfort, Alexandre Cohen le trouve auprès de ces jeunes filles, de Bernhard Kampffemeyer qui l’attendait à Londres, et des autres exilés de marque : Louise Michel, Malato, Malatesta, Zo d’Axa, Émile Pouget, Lucien Pissaro... Parmi les anarchistes moins connus, il côtoie l’Allemand Wilhelm Werner, surnommé l’Éléphant, le boulanger français Pateau, l’Anglais Joe Lawrence et sa femme Alice qui sous-louaient une chambre à Zo d’Axa, surnommé quant à lui Zodiac. (138) C’est aussi à cette époque qu’il se lie d'amitié avec le prince Kropotkine et qu’il commence à fréquenter Max Nettlau. Il rencontre de temps à autre ce dernier à la bibliothèque du British Museum : « Nettlau est blond comme les blés et timide comme une vierge de l’époque où les vierges rougissaient encore. Il est une des plus attachantes personnes du “mouvement”, il consacre tout son temps et tous ses moyens limités à l’étude et l’achat de documents : lettres, manuscrits, brochures, livres, etc., provenant de l’anarchiste russe ou portant sur lui, l’auteur de L’Empire knouto-germanique, bête noire et cauchemar de Karl Marx qui l’a combattu et rendu suspect en employant toute la perfidie dont il était capable. » (139) Cohen retrouve aussi parfois Nettlau chez Kropotkine, « l’homme le plus simple et le plus aimable du monde », le seul intellectuel Russe qui n’a pas sa place « dans la galerie ahurissante des possédés de Fédor Dostoïevski ». Il apprécie aussi le « brave et noble » circassien Tcherkessov dont l’horreur de la propriété s’étendait aux adjectifs et pronoms possessifs qu’on emploie facilement en français. (140)

    Chéret3.jpg

    Affiche de Jules Chéret

     

    Mais la brume londonienne va s’épaississant :

    Il n’est pas un endroit au monde où je me suis senti aussi malheureux, aussi déraciné qu’ici, dans cette Londres maudite qui terrasse mon esprit. À cela, il faut ajouter que de bien tristes choses me sont échues ces derniers temps. Pour commencer, l’arrestation de Félix Fénéon, le meilleur ami que je compte à Paris. Le pauvre garçon a d’abord perdu sa place au ministère, simplement parce que des liens d’amitié le liaient à moi. Et voilà plus de cinq semaines qu’il est emprisonné, au secret, sans que personne ne sache quoi que ce soit et lui encore moins. Mon amitié lui a donc porté malheur et j’en suis profondément abattu. Et puis la décapitation d’Émile Henry, lui aussi un de mes meilleurs amis, dont je fis la connaissance à l’époque où il gérait l’Endehors. Je n’ai jamais rencontré homme plus généreux et plus désintéressé que Henry. Il aura au moins goûté la satisfaction d’avoir, avec une marmite, expédié au diable quelque 6 policiers ; le maigre résultat de sa bombe du Terminus doit cependant l’avoir beaucoup peiné. Henry était ce qu’on pourrait appeler “un garçon plein d’avenir” – si on se place au point de vue de la chimie. En ce qui me concerne, je considère son acte – je parle en particulier du dernier – comme ayant plus de poids que celui de Vaillant, bien que je les approuve et les estime utiles tous les deux. L’acte de Vaillant relève de la catégorie des attentats politiques – et c’est pourquoi la “bête masse” les a compris et y a applaudi et des anarchistes convaincus ainsi même que des antisocialistes sont venus répandre des fleurs sur sa tombe. Applaudir à des actes comme celui de Vaillant ne réclame pas une grande dose de révolutionnarisme. De tels actes sont à la portée de toutes les intelligences. (...) L’acte de Henry est, en revanche, et tout comme celui des dynamiteurs du théâtre Liceo, un acte purement social qui reste, pour cette raison, incompris. On le comprendra plus tard, un tel acte emportant avec lui des conséquences plus terribles pour la société bourgeoise. Les bourgeois saisissent très bien cela et les attentats du genre Terminus, Liceo etc. etc. les remplissent d’effroi – infiniment plus que ceux du genre Vaillant. Tous les journaux bourgeois ont dit d’Henry qu’il était “le plus logique, partant le plus terrible des anarchistes”. (141)

    Arrestation d'E. Henry (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    HenryArrestation.jpgLa « Lettre Parisienne » publiée dans le numéro des 2 et 3 juin de Recht voor Allen et l’article placé dans le numéro des 12 et 13 juin de la même année sont des hommages rendus à cet ami qui lui avait rendu visite à Londres en janvier 1894, non sans lui proposer d’aller poser une bombe chez ses anciens concierges parisiens de la rue Lepic ! Quelques années plus tard, Alexandre Cohen évoquera de nouveau cette forte personnalité dans sa revue De Paradox : « In Memoriam. Voici Aujourd'hui, 21 mai, 4 ans qu’Émile Henry a été décapité à Paris... » (142)

    Durant quelques semaines, Cohen s’échappera de la grisaille anglaise. Pour gagner l’humidité d’un cachot parisien ! Il se rend en effet clandestinement en France au début du mois d’août 1895 – habillé à l’anglaise pour ne pas être arrêté à la frontière puisqu’il a été bertillonné fin 1893 – et se livre à la police : il entend faire réviser la décision qui l’a condamné par contumace une année auparavant. (143) Le 30 août, après avoir été défendu par un avocat radical, maître Desplas, il obtient gain de cause mais est immédiatement réexpulsé du territoire français en vertu de l’arrêté d’expulsion de décembre 1893.

    Entre deux déménagements à la cloche de bois dans les quartiers populaires de Londres, il caresse de nouveaux projets, tous synonymes d’évasion, de lointains horizons. Il envisage ainsi de se fixer au Japon ou en Amérique du Sud, mais la triste réalité matérielle et son attachement à Kaya le dissuadent de franchir le pas. C’est également au cours de cette sombre période qu’il commence à songer sérieusement à créer une revue dont il serait le seul rédacteur. Faute d’un mécène, ce projet échoue dans un premier temps. Il deviendra réalité quelque temps après, aux Pays-Bas : de novembre 1897 à novembre 1898, Cohen mettra en vente sa propre publication bimensuelle, De Paradox.

    CohenDosBrieven.jpgEn 1896, après avoir logé quelques semaines avec Kaya chez Isabel Meredith, Cohen quitte définitivement Londres (il y retourna brièvement la même année pour assister au congrès socialiste au cours duquel il officiera en tant qu’interprète), et s’installe incognito à Amsterdam, grâce à une petite somme d’argent dont il a hérité. Il est toutefois arrêté peu après, peut-être dénoncé par un social-démocrate. La maison d’arrêt sise au Weteringschans l’accueille quelques jours puis il est transféré à la prison de l’Amstelveenscheweg où il purge les 6 mois dont il avait écopé en 1888. Les lettres hebdomadaires qu’il adresse alors à Kaya sont conservées et fournissent un rapport précieux sur ses états d’âme et réflexions à cette période de transition. (144) L’engagement libertaire n’exerce plus sur lui le même envoûtement.

    Une longue querelle avec le médecin (!) de la prison aboutit devant les tribunaux peu après sa libération. Mais il est, tout comme F. Domela Nieuwenhuis – lui aussi mêlé à cette histoire –, relaxé.

    Là s’arrête le parcours du détenu Cohen, le « prisonnier professionnel » comme il a pu lui-même se dénommer dans sa lettre à Kaya en date du 16 août 1896, dans laquelle il ajoute : « Je pourrai en sortant écrire une étude comparative sur le système pénitentiaire dans les différents pays ». S’il se sent mieux traité par les gardiens amstellodamois que par les geôlier français, il n’est pas sans savoir toutefois que l’inconfort des prisons parisiennes, Sainte-Pélagie ou Conciergerie, était souvent oublié par les détenus qui recevaient de nombreuses visites et tenaient même salon : les « réceptions » organisées dans ces cellules par Félix Pyat ou Victor Hugo et évoquées par Théodore de Banville n’étaient pas encore passées de mode quelques décennies plus tard. (145) Cohen se souvient de cette « prison joviale » : « Le régime de Sainte-Pélagie – la prison politique de Paris – n’a rien d’effrayant et ne rappelle en rien la paille humide traditionnelle. Excepté s’en aller, les prisonniers peuvent faire et agir pratiquement comme ils l’entendent et lire, écrire, fumer, manger, boire, recevoir amis et amies, et dormir à volonté. » (146) Dans le premier volet de son autobiographie, il consacre quelques passages aux anarchistes, royalistes, antisémites, antimilitaristes et à l’unique socialiste révolutionnaire détenus là qu’il a connus et qui entretenaient les uns avec les autres des liens de camaraderies (Gustave Hervé, Charles Malato, Saumon – homme de L’Endehors et l’homme le plus heureux en détention –, Maxime Réal del Sarte ou encore Drumont, sensible aux thèses des anarchistes sceptiques…). (147)

    Si malgré tout la paillasse des prisons a du bon – « Quant à moi, mon amélioration (but suprême de mon incarcération) s’effectue avec une rapidité vertigineuse. Je me sens déjà un tout autre homme (déjà !). Quel noir scélérat j’étais avant ! – Ma perversité n’a pas encore été entamée religieusement. Mais cela ne tardera pas. En sortant je serai une vertu. » (148) –, Cohen pensait certainement que d’autres auraient mérité d’être, à sa place, logés à cette enseigne. Ne serait-il pas amené à écrire à propos de ses confrères et de l’art de manier les mots : « Pourquoi n’existe-t-il pas de peine – cinq ans de maison d’arrêt, avec privation de papier et de crayon, et prison à vie en cas de récidive – contre ceux qui massacrent une langue belle et riche alors qu’il en existe une contre ceux qui noient délibérément un souteneur ou un tueur de chats ? Il est vrai qu’alors, 98 pour cent des journalistes et 87% des gens de lettres hollandais se retrouveraient dans une maison de force. Ce dont je ne m’apitoierais pas... » (149)

    Pour Alexandre Cohen, les dernières années du XIXe siècle sont significatives d’évolution vers d’autres horizons politiques. Il demeure un farouche individualiste et le rebelle qu’il ne cessera jamais d’être ; toutefois, il ne se range plus avec la même ferveur sous la bannière anarchiste. Les petits textes et aphorismes contenus dans De Paradox témoignent de cette distanciation. Alexandre Cohen traverse alors sa période de scepticisme. Il passe surtout ces dernières années en Hollande avant de rejoindre, courant 1899, sa terre d’élection, la France. Adolescent invétéré, il entre dans « l’âge adulte » alors qu’il lui reste encore plus de soixante années à vivre. Une fois les plus grosses vagues de l’affaire Dreyfus passées, Alexandre Cohen se saisira d’un nouveau flambeau : pendant cinquante-cinq ans, il sera l’un des royalistes les plus convaincus de France, l’un des plus méconnus aussi, un homme tel en quelque sorte que celui auquel songeait Georges Bernanos quand il écrivait : « L’effort désintéressé d’un homme pour comprendre la France est un acte qui va bien au-delà de la simple littérature et qui a, à mes yeux, un caractère sacré, presque religieux. » (150)

    À propos des anarchistes ayant décidé de ne pas comparaître au Procès des Trente, André Salmon, qui fait la connaissance de Cohen bien des décennies plus tard, à Toulon, salue les qualités de ce Hollandais devenu un Français pas comme les autres : « Parmi ces défaillants se trouvait un écrivain de qualité qui, en plus de favorables circonstances, eût pris dignement place au côté de Félix Fénéon. Il devait avoir environ trente ans quand il refusait de répondre à l’appel du procureur général Bulot. Anarchiste, il n’aura guère commis que des délits de plume, mais éclatants. Aux pages du Père Peinard, à l’occasion du Procès des Trente, Émile Pouget écrit de lui que c’est ‘‘un bon fiston’’.

    » Je parle ici d’Alexandre Cohen qu’en ma jeunesse je me désolais de ne jamais rencontrer au Mercure de France où, d’origine batave, il tenait la rubrique des lettres néerlandaises. Oui, j’ai vivement désiré connaître cet auteur, l’un des premiers à figurer au catalogue saumon des éditions de la revue mauve.

    » À vingt ans, soldat aux Indes, un peu plus longuement qu’Arthur Rimbaud, prompt déserteur, Alexandre Cohen supporta l’ennui des servitudes militaires en découvrant Multatuli, philosophe local, Tolstoï de couleur, Gandhi d’avant Gandhi. Il le traduisit en hollandais et en français. Aux environs de 1905, nous fûmes plusieurs sur la rive gauche à estimer Multatuli, en accordant bien de la sympathie à son traducteur.

    » Il m’aura fallu atteindre cet âge qu’on peut dire avancé, pour connaître enfin Alexandre Cohen. C’est quand, depuis bien des années, il a cessé de croire aux possibilités du mouvement libertaire. Il est, en quelque sorte, passé de l’outre-gauche à l’outre-droite ; ce qui trouverait sans trop de peine sa justification. Mais Alexandre Cohen, aujourd’hui mon voisin de Provence, demeure, avec son admirable compagne, fidèle à l’amitié et respectueux du ‘‘très beau mythe’’.

    » Il m’a comblé de ses souvenirs. Je veux lui en dire ici merci. » (151) Merci Sandro.

     

    Daniel Cunin

     

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    Alexandre Cohen, juillet 1957, Toulon, photo Henk Kuijper (DBNL)

     

    (136) Interview de Cohen par M. E. d’Arbourg, journaliste de La Patrie, repris dans Louise Michel, op. cit., p. 229-232. Précisons que le séjour londonien de Cohen et son retour aux Pays-Bas ont fait l’objet d’un article : R. Spoor, « Alexandre Cohen in Londen en Den Haag », Maatstaf, XXXI, 1983, n° 5, p. 70-80.

    (137) A. Cohen, op. cit., 1961, p. 33-40.

    (138) Zo d’Axa était maître dans l’art de préparer les macaroni, mais très maladroit avec les enfants, en particulier avec sa fille. Cohen raconte par ailleurs une anecdote hilarante à propos de bottes que Zo d’Axa avait achetées mais qu’il ne parvenait plus à retirer (Ibid., p. 49-51).

    (139) Ibid., p. 31.

    (140) Ibid., p. 31-32.

    (141) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 2 juin 1894.

    (142) A. Cohen, De Paradox, p. 96.

    alexandre cohen,emile henry,anarchisme,londres(143) A. Cohen avait pris soin de préparer son retour en France en rendant visite à Londres au « Vieux Sagittaire », Henri Rochefort, lequel publia un article dès que Cohen fut détenu à la Conciergerie. Avant d’aller se livrer à la police, Alexandre et Kaya passèrent une nuit dans la chambre d’un bordel – les amis chez qui ils espéraient loger avaient trop peur de les garder sous leur toit –, une matinée au Louvre et un après-midi au Luxembourg, histoire de jouir un peu de ces moments de liberté. Ensuite, ils sollicitèrent Eugène Fournière – lequel ne partageait pas du tout les idées de Cohen, mais les deux hommes s’étaient souvent rencontrés et s’appréciaient – et grâce à lui, il purent être logés quelques jours chez Henri Turot, lui aussi rédacteur à La Petite République, le temps pour Kaya de prévenir des rédactions. Grâce à Fournière aussi, Cohen se fit conduire au Palais de Justice par le député Eugène Baudin (A. Cohen, op. cit., 1961, p. 54-59).

    (144) Voir à ce propos l’article de R. Spoor, « De gevangenisbrieven van Alexandre Cohen », Op een beteren weg, schetsen uit de geschiedenis van de arbeidersbeweging aangeboden aan mevrouw dr. J. M. Welcker, Van Gennep, Amsterdam, 1985, p. 126-139.

    (145) Th. de Banville, op. cit., p. 259-266 et p. 446-453.

    (146) A. Cohen, De Paradox, nouvelle série, p. 1.

    (147) A. Cohen, op. cité., 1976, p. 182-187.

    (148) Lettre à Kaya, 16 août 1896.

    (149) Lettre à W. van Ravesteyn, 11 octobre 1933.

    (150) G. Bernanos, La vocation spirituelle de la France, Plon, Paris, 1975, p. 71.

    (151) André Salmon, La Terreur noire, vol. 2, p. 153-154, 10/18. A. Cohen n’a certes pas traduit Multatuli en hollandais ; ce dernier n’était pas un homme de couleur.

     

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