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Le Thyrse - Page 2

  • Hommage à Verhaeren

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    Francis Vielé-Griffin

    sur « le Grand Flamand »

     

     

    Mais je suis né, là-bas, dans les brumes de Flandre,

    En un petit village où des murs goudronnés

    Abritent des marins pauvres mais obstinés,

    Sous des cieux d’ouragan, de fumée et de cendre. 

     

    Émile Verhaeren, « Épilogue », Toute la Flandre

     

     

    Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont,

    S’ils entendent toujours un cri profond

    Au carrefour des doutes !

    Mon corps est lourd, mon corps est las,

    Je veux rester, je ne peux pas ;

    L’âpre univers est un tissu de routes

    Tramé de vent et de lumière ;

    Mieux vaut partir, sans aboutir,

    Que de s’asseoir, même vainqueur, le soir,

    Devant son œuvre coutumière,

    Avec, en son cœur morne, une vie

    Qui cesse de bondir au-delà de la vie.

     

    Émile Verhaeren, « Au bord du quai », Les Visages de la vie

     (recueil dédié à Vielé-Griffin)

     

     

    Quelles heures, d’entre les mortes, furent nôtres ?

     

    F. Vielé-Griffin, « Ronde des cloches du Nord », Joies

     

     

     

    Vielé-Griffin par T. van Rysselberghe (détail)

    VieléGriffinTheo.pngPoète de nationalité américaine, poète surtout du vers libre, Francis Vielé-Griffin (1864-1937) a compté plusieurs amis flamands dont le peintre gantois Théo Van Rysselberghe - qui, heureusement, ne suivra pas l’exemple de lauteur de La Partenza, lequel a détruit un jour toutes ses toiles ! - et Émile Verhaeren. À l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de ce dernier, plusieurs écrivains et personnalités se retrouvent à Bruxelles (28 novembre 1926) pour célébrer la mémoire de l’auteur des Flamandes, une manifestation agrémentée de pièces musicales de César Franck. La revue Le Thyrse a consacré son numéro du 5 décembre 1926 à cet évènement en imprimant les trois allocutions (du poète belge d’expression française Albert Mockel, de l’essayiste flamand August Vermeylen et de F. Vielé-Griffin), un poème en prose du Wallon Louis Piérard, grand connaisseur de la Hollande, ainsi qu’un texte du peintre et auteur français Paul-Napoléon Roinard, qui, en son absence, fut lu lors du banquet offert à Vielé-Griffin après la séance commémorative.

     

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    Le symboliste A. Mockel, à qui l’on doit un Émile Verhaeren, poète de l’énergie, se félicite, en tant que « Wallon jusqu’aux moelles » que Verhaeren soit « Flamand avant tout, Flamand par toutes ses fibres ». Grande figure du renouveau culturel flamand à la charnière des XIXe et XXe siècles, August Vermeylen (photo AMVC, détail), après avoir rappelé l’aversion qu’éprouvait le disparu pour les oraisons funèbres, souligne de son côté que « l’étude la plus pénétrante, la plus “fraternelle” » consacrée au natif de Saint-Amand « est d’un poète flamand, Karel van de Woestyne ». IlVieléVermeylen.png poursuit : « […] certains blâment Verhaeren de n’avoir pas écrit en flamand, d’autres le louent d’avoir écrit en français. Vaine querelle ! Qu’on se dise une fois pour toutes qu’un poète, qui a le respect de son art, ne choisit pas sa langue. C’est bien simple : Verhaeren a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le français, de même que Gezelle a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le flamand. Cela ne regarde que l’artiste qui crée son œuvre ». Puis le Bruxellois bilingue suggère qu’on trouve à la fois en Verhaeren deux poètes, nombre de ses pièces parmi celles qu’on cite le moins permettant de le ranger dans la première catégorie : « Je vois deux espèces de poètes, très différentes et qu’on ne peut comparer : ceux qui ne vivent que leur rêve intérieur, en dehors du temps, et dont l’œuvre est transposée dans l’éther spirituel, le plan éternel de l’âme. […] Mais l’ensemble de son œuvre le classe plutôt dans cette autre catégorie, les poètes dont l’esprit est tourné vers le monde de l’action ». Il le considère comme « le type le plus admirable du poète » qui, depuis Walt Whitman, « embrasse le monde, l’absorbe tout entier et le fait vibrer d’une pulsation large et profonde. ». Pour ceux qui ont eu le bonheur de connaître Verhaeren, nous dit-il encore, un seul mot le résume : « ferveur ! » Après avoir rappelé un souvenir (voir ci-dessous), il conclut, toujours devant Albert Ier et la reine Élisabeth, en évoquant la lutte que doit livrer celui qui regarde la vie en face « et qui trouve sa rédemption dans la lutte », autrement dit en comparant le vrai poète à un Christ anarchiste : « […] car il devait aimer la vie avec rage, pour se crucifier sur elle comme il l’a fait là. Et il lui fallait souffrir cette passion et cette agonie pour pouvoir ensuite, brûlé, purifié, renouvelé, s’élever vers un hymne aussi clair que la Multiple Splendeur ».

     

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    Quant à Louis Piérard, il donne une évocation de la tentaculaire Londres où il se trouvait au moment où il apprit, en lisant le journal, la mort tragique de Verhaeren « the well known belgian poet. Tué ! Broyé par un train à Rouen ! » La suite de son texte condense quelques souvenirs du « grand berger de l’horizon, des bois roux, des labours violets, du ciel pâle où tremblotent les premières étoiles ». Paul-Napoléon Roinard nous confie lui aussi, outre l’expression de sa « pieuse admiration », quelques souvenirs de moments partagés avec le grand poète.

    Sous la plume de Francis Vielé-Griffin – qui a dédié à Verhaeren, dont il n’avait sans doute pas « les audaces sublimes » (Thierry Gillybœuf), son En Arcadie (1897)* –, l’hommage prend un peu plus l’aspect d’une analyse de l’art poétique : il y est question de « Pur Poète », « du mystique que ravit la grâce ». Malgré une ligne manquante dans la dernière partie du texte (p. 463-465), nous le reproduisons dans son intégralité.

     

     

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    * Voici le poème « Dédicace » qui ouvre

    En Arcadie (dans le recueil La Clarté de Vie)

     

    Ton art

    Est comme un gonfanon, beau chevalier

    Debout dans l’étrier,

    Et face au jour émerveillé ;

    Et l’ombre de ta grande lance noire

    Ondule derrière toi sur l’ornière crayeuse ;

    Il monte comme un rêve d’encensoir

    Des foins que nous fanons parmi les peupliers,

    Chantant la vie joyeuse

    Et son espoir.

     

    Mais tu sais bien notre âme et tu l’as dite

    En un grand cri de pitié farouche :

    Appuyés sur la fourche en l’ombre qui médite

    Nous avons écouté nos rêves de ta bouche :

    Ta voix dure est si tendre

    Que les faneurs groupés dans l’ombre pour l’entendre

    Vont murmurant déjà des hymnes désapprises

    Et jonchent ton chemin des fleurs de nos prairies

    Et s’émerveillent et disent :

    « C’est notre saint Martin qui chevauche et qui prie ! »

    Car ta bonté est douce et claire comme la brise.

     

    Francis Vielé-Griffin

     

     

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    Émile Verhaeren écrivant (détail), 1915

    par Théo van Rysselberghe 

     

     

     

  • Premières pages d’André Baillon

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    Complainte du Fol

     

    Baillon3.pngL’Anversois André Baillon (1875-1932) a commencé sa carrière littéraire dans la revue belge Le Thyrse fondée le 1er mai 1899 (il n’avait jusque-là publié qu’un article sur F. Coppée dans La Libre Critique). Sa première prose, « La Complainte du Fol », a paru dans le n° 16 (15 décembre 1899). Il a à l’époque rompu avec sa maîtresse Rosine, après une relation plus que tumultueuse, une première tentative de suicide, la dilapidation de la fortune dont, orphelin, il avait hérité… et vit à Bruxelles. Un autre texte, publié six mois plus tard (1er juillet 1900), porte un titre quasiment identique « Complainte du Fol ». Ce sont ces deux petites proses que nous reproduisons. En tout, Baillon a publié de son vivant dans la revue bruxelloise – il appartenait dès le début au comité de rédaction, sa signature figure parmi quelques autres sur le tout premier contrat avec l’imprimeur – 25 contributions ; quelques autres paraîtront par la suite comme « Pouleke. Conte de fée », l’histoire, en période de guerre et de privations, de trois chats – Pouleke, Râw et Mina –, de leurs propriétaires et d’une drôle de fée. L’auteur a vécu un certain temps, « en sabots », dans la Campine avec son épouse Marie. Il passera les douze dernières années de sa vie en France où il tentera de vivre de sa plume.

    Gigolo1.jpgIl existe plusieurs biographies sur ce Flamand d’expression française, celle de son compatriote et traducteur Frans Denissen, faisant autorité : André Baillon. Le Gigolo d’Irma IdéalBruxelles, Labor, 2001 
(traduction du néerlandais par Charles Franken, édition originale : De Gigolo van Irma Ideaal. André Baillon, of een geschreven leven, Amsterdam, Prometheus, 1998).

     

     

     

    La Complainte du Fol

     

    Que ma main doucement enclose la tienne, mignonne ; que tes paupières mettent un voile de nuit rose entre le monde et tes yeux, afin que nul reflet n’en distraie, ni ternisse l’azur qui me regarde. Lors, par mes paroles, j’évoquerai pour eux une vision de rêve, le paradis lointain d’extase et d’amour où par couple les âmes se frôlent et se connaissent. Ferme les yeux, veux-tu ? Vois, en toi, ces fleurs mystérieuses, ces fleurs mobiles et grouillantes qui sortent de nous, qui deviennent nous-même et, mêlées, unissent nos substances. Respire-les, si grisantes qu’elles tueraient si la mort se pouvait encore en cette terre de bonheur, où je te convie, la terre du Silence et de l’Oubli.

    Tac… tac… tac… c’est le faucheur qui frappe sa faux, le faucheur qui fauche les fleurs et les moissons, la récolte d’Amour.

    *

    **

    Baillon5.pngViens, mignonne. Trop j’ai souffert du regard des hommes, comme des mains sur Celles que j’aimais avant toi. Je hais les yeux, les yeux qui fouillent, les yeux qui souillent, les yeux qui volent. Tout regard sur ta Beauté m’enlève une parcelle de toi : bientôt tu ne seras plus que l’ombre de toi-même, épar- pillée aux mille prunelles qui te brûlent, te fondent à leur flamme cupide. Viens là-bas, nous y serons si près de tous, si près que le bruit de leurs pas rythmera notre joie, et si loin cependant, si loin que nul ne tentera l’aventure de t’y chercher. Seuls ! Et mes baisers sur toi couleront comme une onde et nos chairs se confondront comme la pulpe molle de fruits trop mûrs.

    Tac… tac… tac… c’est le faucheur qui frappe sa faux, le faucheur qui fauche les fleurs et les moissons, la récolte d’Amour.

    *

    **

    Viens, mignonne. Tu trembles et sur ton front filtre une rosée froide, les perles de l’Effroi. Cependant là-bas, l’amour sera si doux et, pour le départ, coquette, je te fleurirai de larges coquelicots tout rouges, comme la couleur de ton sang. Toi-même, tu seras toute blanche, comme une fiancée, ma fiancée. Toute blanche, oui, avec des coquelicots et des rubis sur ta blancheur. Tu as peur ? Tu cries. Folle !

    Tac… tac… tac… c’est la Mort qui fait saigner, la Mort qui fauche les filles et les fleurs, la récolte d’Amour !

     

    (Le Thyrse, 1899, p. 124)

     

      

     

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    Complainte du Fol

     

    Cette nuit, je fis le rêve, mignonne, de n’être plus jaloux. Je t’avais voulue la plus belle. Celle de mes baisers et de mes songes, si belle que tes amants, ne comprenant plus leur amour, fuyaient comme des monstres devant une déesse.

    Le ciel était noir, comme le velours d’un masque d’où les étoiles nous regardaient. Oiseau craintif, tôt envolé, le sommeil s’était caché dans le nid d’azur de tes paupières. Elles frissonnaient, comme sous la vie d’une aile qui remue. Si lentement que tu ne cessas ton rêve, je les soulevai. Un peu de lumière filtra, grandissante, un peu de lumière, morceau d’étoiles, tes yeux d’amour. Ces yeux, je les fis sauter comme de petits brillants et, dans la double alvéole ainsi creusée en ta face, je sertis deux regards de là-haut. Lors, tes yeux lancés dans le ciel y tournèrent et brillèrent ; ils furent des étoiles et des étoiles furent tes yeux.

     

    Baillon6.pngContinuant la toilette jolie, à gestes mignards, je dévêtis ton corps. Tu fus, dans la nuit, toute blanche et plus tentante que le péché. Tu sentais la caresse de mes regards et la douceur de mes lèvres, courant en flamme sur le chemin de ta nudité. Ton désir hissait, aux lobes de tes seins, deux sourires de chair, et tes bras brûlaient autour de moi, solliciteurs de plus profonds baisers. D’une morsure à tes seins, si lente et si douce qu’elle te parût le prélude d’une volupté, j’en fis tomber les cimes fleuries, qui s’accrochèrent, toutes rouges, aux épines d’un églantier. Lors, je cueillis deux églantines closes et les posai pour toujours sur les meurtrissures des lobes, humides comme des fruits qui pleurent une sève rouge.

     

    D’autres avaient dit que tes mains étaient graciles et blanches comme de blanches et graciles fleurs, que tes doigts étaient des pétales de lys et tes bras des tigelles où germent les caressantes perversités… Je coupai tes mains, je cueillis des lys : et tes mains s’épanouirent aux tiges des lys, en même temps que des lys s’ouvrirent à la courbe de tes bras.

    T’ayant créée telle, tu fus mon œuvre, toute mienne. Trop belle, les amants te fuyaient, comme des monstres devant le Mystère. Moi, je te voyais et je t’aimais partout, dédoublée, dualité d’amour : tes yeux et ta chair dans la nature, des étoiles et des fleurs sous mes baisers.

    Mignonne, je voudrais recommencer le Rêve.

     

    (Le Thyrse, 1900, p. 45-46)

     

    André Baillon

     

     

    Lecture d'extraits du Perce-oreille du Luxembourg (1928)

     

    Le Perce-oreille du Luxembourg est l’autobiographie d’un jeune homme qu’on vient d’enfermer dans un asile. Comment démêler l’entrelacs des angoisses, des scrupules, des vertiges qui l’ont mené où il se trouve ? Est-il sans signification qu’un des symptômes de son mal consiste à s’enfoncer volontairement le doigt dans l’œil, au risque de se blesser ? Émotions adolescentes, études avortées, premières amours, amitiés ambivalentes, tout semble peu à peu s’organiser pour rendre inévitable le naufrage, en dépit de la lucidité et de l’ironie dont il peut faire preuve.

     

     

  • Intermède Jan Blockx

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    Jan Blockx (1851-1912)

    Danse flamande

    (danse V de la suite Vlaamsche dansen)

     

     

    BRT Philharmonic Orchestra, Brussels, Alexander Rahbari

     

    Jan Blockx

     

    Il vient de mourir à Anvers un grand musicien belge, reconnu depuis la mort de Peter Benoît, comme le chef de l’école flamande. Si Benoît s’était spécialisé dans la cantate lyrique, Jan Blockx avait trouvé sa voie dans la musique dramatique pour laquelle il était particulièrement inspiré, car à côté de quelques pages symphoniques et vocales d’un intérêt plutôt secondaire, il laisse notamment trois opéras qui, pour ne pas être des chefs-d’œuvre, révèlent néan- moins des qualités de premier ordre.

    Tout le monde se souvient de la saison théâtrale qui fut marquée par le succès, à Bruxelles, de la Princesse d’Auberge. La pièce était d’une facture sérieuse, alliant avec un certain bonheur le procédé du leitmotiv à une inspiration mélodique foncièrement populaire. Il y avait notamment un « clou » qui fit courir tout Bruxelles : c’était un cortège de carnaval, avec chants et danses, sur la Grand’Place de Bruxelles. Ce fut un succès prodigieux et cette œuvre du terroir, qui fut jouée sur les principales scènes de Belgique, et même à l’étranger, fut considérée comme une première révélation de l’âme belge.

    Bernard Tokkie*

    PhotoBernardTokkie.jpgCe fut, en tout cas, le premier succès d’un musicien belge à la scène, quoiqu’on eût déjà applaudi, du même auteur, le ballet de Milenka, où une danse flamande, au rythme lourd des sabots, était d’un réel effet pittoresque. Il eut alors (c’était en 1900, je crois) un réel engouement, car le mieux – ou le pis – c’est que tout cela était bien agencé, était d’une bonne écriture musicale, et avait de quoi satisfaire à la fois le public et les artistes.

    On voulut faire mieux encore, et l’on songea à mettre sur la scène une grande farce lyrique. Qui pouvait mieux incarner la vieille gaîté flamande que le personnage épique d’Uylenspiegel ? On eut tort de ne pas observer que ce sujet se prêtait mal à la scène, et malgré la valeur de la partition dont le premier acte était admirablement traité, malgré les multiples retouches et la suppression des scènes faibles, l’œuvre dut être abandonnée après quelques repré- sentations.

    Mais Jean Bockx prenait sa revanche l’année suivante avec la Fiancée de la Mer dont le libretto, de même que Herberg Prinses, était dû à Nestor de Tière, un spécialiste de ces mélodrames épiques, qui sait allier la farce populaire au sentiment poétique. Pourtant, ici, le librettiste fut moins heureux : sur une donnée rappelant de trop près le Vaisseau Fantôme, il mit en scène de grasses plaisanteries, émaillées de sentences prudhommesques et d’épisodes d’un comique déplorable.

    L’œuvre avait des allures de drame musical, et pourtant elle déplaisait par ses vulgarités, semblait flatter le goût populaire pour les trivialités et faisait descendre le drame lyrique des hauteurs où Wagner l’avait placé. Mais la partition contenait de grandes et sérieuses beautés. Le prélude du IIe acte, une page symphonique de grande allure, où les objurgations du père se mêlaient aux voix suppliantes de la mère et de la jeune fille ; la scène de la Procession, avec son cantique d’un caractère profondément inspiré ; d’autres épisodes encore, émouvants ou pitto- resques, révélaient un musicien d’un talent supérieur.

    L’hiver dernier fut encore joué à Anvers l’opéra intitulé Liefdelied. Nous n’en dirons rien, n’ayant point eu l’occasion de l’entendre. On en a fait de grands éloges.

    Jan Blockx

    PhotoJanBlockx.pngJan Blockx meurt à 61 ans. Il était depuis la mort de Peter Benoît, directeur du Conservatoire d’Anvers. – On peut dire que son exemple a été à la fois heureux et funeste pour les compositeurs belges, car si son œuvre fut d’une couleur locale parfois très savoureuse, elle a aussi montré les dangers du folklore et l’insuffisance de celui-ci à produire une œuvre géniale, universelle et durable. L’opéra liégeois de Dupuis a montré que cette voie n’était pas toujours bonne à suivre, et le jeune compositeur a appris à ses dépens qu’il ne suffit pas de placer un cramignon dans un opéra pour lui donner la couleur locale et faire une œuvre d’art.

    Si Peter Benoît fut véritablement le Rubens de la musique par son allure robuste et massive, Jan Blockx en fut peut-être le Teniers ou le Jordaens. Il mit à la scène avec un certain bonheur, la vie flamande populaire, et bien que mal servi par ses « paroliers », il réussit à tirer un excellent parti de ses livrets, où abondaient la force grossière et les vulgarités du mélo.

    Mais peut-être, tout cela constitue-t-il le goût littéraire et dramatique flamand ? Il ne faut pas oublier que Jan Blockx, comme Peter Benoît son maître, prétendit avant tout rester flamand. Ceux qui en douteraient reliront la proclamation du Bourgmestre d’Anvers, que je reproduis in extenso :

    « Notre talentueux concitoyen, le maître flamand Jan Blockx, directeur du Conservatoire royal flamand, créateur de tant d’œuvres musicales, est mort dimanche. Des funérailles publiques témoigneront du deuil qui frappe la ville et tout le pays flamand par suite du décès de l’artiste dont la gloire vivra dans ses œuvres. »

     

    V. Hallut

    Le Thyrse, T. 13, 1911-1912,

    5 juin 1912, p. 361-362

     

    * Tout à la fois juif et flamingant, le chanteur d’opéra Bernard Tokkie interpréta la chanson Ons Vaderland (Notre patrie) de Jan Blockx, lors de la manifestation flamande interdite à Bruxelles en 1897. Il chanta aussi dans l’opéra Bruid der Zee (La Fiancée de la mer).

     

     

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  • Baudelaire à Bruxelles

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    Camille Lemonnier

    à propos de Charles Baudelaire

     

    Portrait de l'auteur par Emile Claus

    CouvLemonnierPeinture.png« Maréchal des lettres belges » et plus grand représentant du style coruscant, le Bruxellois Camille Lemonnier (1844-1913), auteur de la satire Nos Flamands (1869), a joui d’une notoriété qui n’a d’égal que le quasi oubli dans lequel il est aujourd’hui tombé. C’est pourtant à son propos que Huysmans écrira les lignes suivantes : « Ce livre [Les Contes flamands et wallons ou Noëls flamands] est, selon moi, le livre flamand par excellence. Il dégage un arôme curieux du pays belge. La vie flamande a eu son extracteur de subtile essence en Lemonnier qui a des points de contact avec Dickens, mais qui ne dérive de personne. Le premier, par ordre de talents dans les Flandres, il a commencé à faire avec ses contes, pour la Belgique, ce que Dickens et Thackeray ont fait pour l’Angleterre, Freytag pour l’Allemagne, Hildebrand pour la Hollande, Nicolas Gogol et Tourgueneff pour la Russie ».

    Dans le texte reproduit ci-dessous, Lemonnier évoque sa découverte des Fleurs du Mal et les quelques heures durant lesquelles il a entendu parler le poète français. Ces lignes ont paru dans Le Thyrse, revue créée justement sous le patronage du romancier belge et dont le titre est un clin d’œil à un poème en prose de Baudelaire.

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    Je n’oublierai jamais ce soir mémorable. Les journaux bruxellois avaient ébruité la nouvelle d’une conférence de Baudelaire, sans commentaires. Le fait d’un grand poète, d’un des esprits absolus de ce temps, promulguant sa foi littéraire publiquement, semblait encore négligeable. Il faut se rappeler l’indifférence totale du Bruxelles d’alors pour la littérature : quelques lettrés seulement connaissaient l’auteur des Fleurs du Mal : on vivait dans un air saturnien où se plombait l’Idée.

    La Proscription, en passant par le territoire belge, n’avait agité que superficiellement ce consternant marasme : ils étaient restés sans amis intellectuels, les maîtres de la parole, les puissants ouvriers de la plume ; on leur avait ouvert les maisons ; on ne leur ouvrit pas les esprits. Ils séjournèrent en Belgique comme en un pays de Cocagne où plusieurs, trop fêtés, d’excès de bien-être et de nourriture, s’épaissirent.

    Le puissant terreau national convenait mal à la fine plante française ; certaines essences délicates se corrompirent ; peut-être Baudelaire, très isolé, froissé par la brutalité des contacts, y conçut-il le germe des spleens qui le menèrent à la mort. Il fallut la centralité de Victor Hugo, sa pléthore de personnalité, l’espèce de congestion littéraire où il vécut, pour lui épargner les avaries. Il eut peuplé de ses voix un désert ; il surplomba la stupidité des foules. Mais je pense à ce pauvre Bancel, à ce grandiloquent rhéteur, à ce pompeux et délicat esprit, l’un des charmeurs de l’Exil et qui ne sut pas rompre le lourd charme matériel d’une hospitalité meurtrière. Il professait un cours public de littérature ; ses prosopopées, rythmées d’une voix moelleuse et chaude, lui avaient conquis un auditoire. On allait l’entendre comme un ténor modulant d’exquises paraphrases ; et il ne savait pas suffire à toutes les sympathies qui se le disputaient. Quand il quitta Bruxelles, ce fut pour s’éteindre en un mandat législatif. Sa mort ne retentit qu’aux amitiés laissées en la terre d’exil.

    BaudelaireDebout.jpgJ’étais, à l’époque de cette conférence de Baudelaire, un assez pauvre clerc en littérature : il n’y avait pas longtemps que j’avais quitté le collège ; je commençais seulement l’apprentissage du métier. Un hasard m’avait initié aux splendeurs douloureuses, aux âcres et persuasives suggestions de la poésie baudelairienne, un simple hasard, en effet, car mon credo ne dépassait guère Victor Hugo, Vigny, Lamartine et Musset. Ce fut pendant une de mes coutumières stations attardées à l’étalage des libraires, mes cahiers de rhétoricien indolent sous le bras, de rhétoricien plus enclin à muser qu’à potasser le grec et le latin. Il se trouva qu’un exemplaire des Fleurs du Mal, exposé à la vitrine du père Rosez, y fût ouvert à cette page merveilleuse, Une Martyre. Je lus avec une réelle angoisse d’admiration ce qu’à travers la buée des glaces il me fut possible d’en prendre avec les yeux. Le livre demeura exposé trois jours ; je m’imprimai tout vifs dans la mémoire ces ardents tableaux, les images d’amour et de mort.

    Il me fut ainsi révélé une religion nouvelle. Jalousement, dans le silence de ma chambre d’étude, je me redisais l’extraordinaire musique de ces vers funèbres et voluptueux. Elle me donnait le goût de souffrir, elle me versait les poisons et les enchantements. Je n’eus de trêve que je ne possédai enfin le livre miraculeux qui, profondément, avait remué ma vierge humanité. Il surexcita jusqu’au spasme mes transports ; je m’en affolai comme d'un péché ; il m’envahit, comme l’attrait et le danger de la Damnation. Je fus ainsi un des rares jeunes hommes, s’il en fut d’autres, qui apportèrent à cette conférence du poète la passion de son génie.

    Le Cercle littéraire et artistique où elle se donnait, occupait encore le gothique palais qui fait face à l’Hôtel de Ville. Cette fruste et historique architecture, rajeunie depuis comme un joyau de prix, redevenue le dessin d’une châsse exquisement orfèvrie, abritait alors des commerces de grainetiers et d’oiseleurs. Tout le rez-de-chaussée et les caves leur avaient été départis : c’était une des activités de la Grand’Place. Mais l’étage restait réservé au Cercle ; on montait un perron, on gravissait un raide escalier ; une porte s’ouvrait, qui était celle de la salle des conférences.

    Un peu tardivement m’était échue la carte d’invitation ; je ne pus me presser assez pour ouïr les prolégomènes. L’escalier était vide quand j’en escaladai les marches ; un silence régnait sous les voûtes ; je ressentis une petite honte à la pensée qu’une foule avait déjà passé là et que j’arrivais le dernier. Je me persuadais une affluence solennelle et dévote, accourue comme à un gala. Un huissier attira le haut battant : j’entendis une voix grêle et mordante, d’un registre élevé : elle s’enflait sur un mode de prédication ; elle syllabisait avec emphase ce los à un autre royal poète: – « Gautier, le maître et mon maître »…

     

    L'or et la boue (les peintres, le dandy, le critique…

     … et Jean Tordeur à propos de la Belgique...)

     

    Je me glissai dans la salle. C’est encore, après tant d’années, un sujet de stupeur pour moi, la solitude de ce grand vaisseau où je craignais de ne pouvoir trouver place et qui, jusqu’aux dernières pénombres, alignait ses banquettes inoccupées. Chaque fois qu’en mes débats intérieurs, en mes angoisses pour l’inutilité de notre effort littéraire, j’essaie de me persuader l’espérable rédemption finale de cette patrie asservie aux cultes grossiers et homicide envers ses plus nobles enfants, l’image atterrante se suscite, je revois la salle désertée, au fond de laquelle un homme, un artiste de génie vainement métaphorisa. Baudelaire parla, ce soir-là, pour une vingtaine d’auditeurs ; il leur parla comme il eût parlé à une cour de princes et leur révéla un Gautier altissime, l’égal des grands papes de l’Art. À mesure, un étonnement s’exprimait sur les visages, une déception, peut-être aussi l’inquiétude d’une secrète ironie cachée sous une louange en apparence immodérée. Nul, parmi le petit nombre des auditeurs, ne se représentait en ces proportions olympiennes, sous une telle pourpre, le poète magnifique, mais encore mal connu que son émule, le maître étincelant et quintessencié, exaltait comme un éponyme.

    BaudelaireFleursdumalCouv.jpgBaudelaire cultivait précieusement l’ironie ; il l’exerçait comme une escrime avec la correction froide et la souplesse déliée d’un merveilleux tireur. Elle mettait autour de sa sensibilité comme l’en- veloppe et la défense d’une cotte de mailles. Peut-être n’était-elle au fond que la pudeur de cette sensibilité, d’autant plus vive qu’elle était plus contenue. Cette ironie, nourrie de Poë et des humoristes anglais, ne dédaignait pas la mystification : elle semblait se ressouvenir aussi des mimes de Londres et de leurs clowneries macabres. Il me parut que l’assistance, sans doute échaudée, redoutait un tour nouveau de cet ironiste acéré et déconcertant. Je me sentis inondé, quant à moi, des torrentielles beautés de ce discours qui n’était que la plus adroite et la mieux déguisée des lectures. Je communiai avec le poète dans l’enthousiasme. Je lui dus dans l’avenir de ne jamais démériter de l’exemple qu’il m’avait donné en honorant les Maîtres et les Aînés.

    Une petite table occupait le milieu de l’estrade ; il s’y tenait debout, en cravate blanche, dans le cercle lumineux épanché d’un carcel. La clarté tournoyait autour de ses mains fines et mobiles ; il mettait une coquetterie à les étaler ; elles avaient une grâce presque féminine en chiffonnant les feuillets épars, négligemment, comme pour suggérer l’illusion de la parole improvisée. Ces mains patriciennes, habituées à manier le plus léger des outils, parfois traçaient dans l’air de lents orbes évocatoires; ou bien elles accompagnaient la chute toujours musicale des phrases de planements suspendus comme des rites mystiques.

    Baudelaire suggérait, en effet, l’homme d’église et les beaux gestes de la chaire. Ses manchettes de toile molle s’agitaient comme les pathétiques manches des frocs. Il déroulait ses propos avec une onction quasi évangélique, il promulguait ses dilections pour un maître vénéré de la voix liturgique d’un évêque énonçant un mandement. Indubitablement, il se célébrait à lui-même une messe de glorieuses images ; il avait la beauté grave d’un cardinal des lettres officiant devant l’Idéal. Son visage glabre et pâle se pénombrait dans la demi-teinte de l’abat-jour ; j’apercevais se mouvoir ses yeux comme des soleils noirs ; sa bouche avait une vie distincte dans la vie et l’expression du visage ; elle était mince et frissonnante, d’une vibratilité fine sous l’archet des mots. Et toute la tête dominait de la hauteur d’une tour l’attention effarée des assistants.

    Au bout d’une heure, l’indigence du public se raréfia encore, le vide autour du magicien du Verbe jugea possible de se vider davantage ; il ne resta plus que deux banquettes. Elles s’éclaircirent à leur tour, quelques dos s’éboulaient de somnolence et d’incompréhension. Le reste n’avait pas l’air de s’apercevoir de la désolation de ces demi ténèbres éployées sous les travées gothiques, sans nuls visages pour en conjurer le délaissement.

    Il parla pendant près de deux heures. La salle, lentement, s’était à peu près toute écoulée ; peut-être ceux qui restaient s’étaient-ils émus d’un penser secourable, peut-être demeurèrent-ils comme un passant accompagne dans le champ funèbre un solitaire corbillard. Peut-être aussi c’étaient les huissiers et les messieurs de la commission retenus à leur poste par un devoir cérémonieux.

    Le poète, indubitablement, ne vit pas cette désertion qui le laissait parler seul entre les hauts murs parcimonieusement éclairés. Une dernière parole s’enfla comme une clameur : « Je salue en Théophile Gautier, mon maître, le grand poète du siècle. » Et la taille rigide s’inclina, il se libéra en trois saints corrects – à moins qu’ils ne fussent ironiques – de la politesse des applaudissements. Rapidement une porte battit. Puis un huissier emporta la lampe ; je demeurai le dernier dans la nuit retombée, dans la nuit où sans écho était montée, s’était éteinte la voix de ce Père de l’Église littéraire.

    Camille Lemonnier

    Le Thyrse, revue d’art, T.6, 1er juin 1904, p. 9-14.

     

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    Les Fleurs du mal, exemplaire annoté par l'auteur