Signes de frontière
Le premier recueil de Scott Rollins
Le musicien, éditeur et poète newyorkais Scott Rollins vit depuis longtemps aux Pays-Bas. Sa connaissance de la langue néerlandaise l’a conduit à traduire bien des écrivains du cru dans sa langue maternelle, mais l’a aussi amené à composer quelques poèmes directement dans sa langue d’adoption ou à transposer dans celle-ci un choix de sa production en anglais. C’est ce dont rend compte Grenstekens (mot à mot « signes frontaliers »), son premier recueil publié aux éditions In de Knipscheer, lequel se divise en deux volets.
Le premier propose 35 invitations au voyage dans diverses contrées, au-delà des frontières étatsuniennes ou hollandaises, de la Frise au Mexique en passant par la Crète et l’Océanie, mais aussi à l’intérieur du corps ou d’une habitation, sur un pas de danse ou des rythmes de percussions. Il s’agit surtout, en réalité, d’explorer, à travers l’évocation de la flore et de la faune (ici une grive, là un faucon, plus loin l’albatros, au milieu d’une mélodie un éléphant, sans oublier des crabes, un poisson-lune et un brochet, « une baleine bleue et grise », « une colonne de fourmis », une « mite bleue sur un mur blanc ») et quelques bribes de souvenirs, nos frontières mentales en même temps que celles du rêve et celles de la compassion.
Qui est cet homme privé de main, mais qui, n’ayant pas encore perdu sa voix, articule le vent sur le littoral du pays de Galles ? De quelle forêt tropicale surgit cette pirogue, menace pour les poissons, et pourtant moins dangereuse semble-t-il que le héron puisque tout à fait urbaine sous sa forme de calligramme (« Noot van de rivier ») ? Comment le crapaud des gorges du Tarn parvient-il, sans le moindre secours des éléments ni des hommes, à échapper à l’étau des mâchoires d’un serpent ? Quelle relation entretient le corps humain avec les nuages ? Comment franchir une frontière en déménageant en soi-même ? Et quid des chemins que l’on emprunte et qui ne mènent pourtant nulle part ?
Ces périples qui revivent en autant d’instantanés intemporels, de paysages hors de tout espace, de natures mortes bien vivantes – cette pomme bientôt croquée qui rougit à la manière des joues du poète et dont les pépins subissent une mutation anthropomorphique –, commencent toutefois dans l’un des paysages les plus familiers à l’auteur, celui des mots. Car traduire est aussi le passage d’une première frontière, une exploration d’un inconnu supposé connu, chaque poème constituant une tentative de traduction de soi-même, d’autrui et de ce qui nous entoure :
Vertaling Traduction
Zoals lichamen losgelaten Tels des corps libérés
op andere kringen dans d’autres cercles
die vermoeden waar qui présument de l’endroit
andere kernen kunnen zijn où d’autres centres pourraient être
In een nieuwe stad met Dans une nouvelle ville aux
vers geschudde straatnamen noms de rues depuis peu battus
Het pak kaarten in je handen Le jeu de cartes que tu tiens
vormt zich se transmue en
tot de tong van een ander la langue d’autrui
een stuk van jezelf. une part de toi.
traduction D.C.
Langue étrangère, avec des traductions de poèmes de Hugo Claus,
Lucebert, Gerrit Kouwenaar et Bert Schierbeek
Intitulé « Een verzameld gedicht » (Poème compilé), le second volet de Grenstekens prolonge le voyage dans la langue par le biais du poème « Landschap van verlangen » (Paysage du désir) traduit en 23 langues – du tamazight au chinois en passant par le gaélique d'Irlande, la version anglaise étant bien entendu de la main de Scott Rollins lui-même. On songe à Langue étrangère de Jean-Clarence Lambert, ami des Vijftigers : « De toute façon, la poésie est une langue étrangère. […] Dans la forêt des langues, elle invente des lieux non lieux : lieux nomades, lieu d’exil ». Manque encore toutefois les transpositions dans quelques langues des Antilles néerlandaises – là où, sans doute, « arriver est un éternel départ » – que l’auteur arpente peut-être plus encore que les autres contrées.
Landschap van verlangen Paysage du désir
Het is wind die je gezicht streelt C’est le vent qui caresse ton visage
en de geur van kamille la fragrance de camomille
die je een glimp doet opvangen te donnant d’entrevoir
van alles dat voor je ligt tout ce qui est devant toi
schijnbaar leeg tot vide en apparence jusqu’à
je oog scheep gaat ce que ton œil appareille
in die wolk sur ce nuage
tot het jusqu’à ce qu’il voie
de komende oogst ziet la moisson à venir
tot het zich afvraagt et se demande
of iemand thuis is si quelqu’un est chez soi
in dat huis sous ce toit
daarginds. là-bas.
traduction D.C.
La photo de couverture, prise par le poète lui-même, nous montre les deux bras dressés d’un cactus, à la frontière entre terre et mer – les îles où l’on échoue ont-elles une frontière, s’inscrivent-elle réellement dans le temps ? Tel un fanal, un signe, une trace de frontière, tel le poète, le cactus se tient là immobile, fixant, au-delà des terres et de l’océan, l’horizon avant d’ouvrir les bras sur l’imaginaire, de « saisir à pleines mains l’air », de « peindre avec les couleurs de l’eau », avant de tourner le regard sur les frontières franchies en lui-même. « Regard sur l’infini ? Quand l’œil intérieur / tout à la fois en éveil et en sommeil / sans penser ni cligner / rêve ce qu’il voit ».
Daniel Cunin
Musique des Antilles néerlandaises, disque produit par Scott Rollins