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Entre plusieurs pérégrinations dans le Grand Nord, le n° 14 de Deshima propose plusieurs haltes en Hollande : pour commencer chez l’auteur et libraire-éditeur Simon de Vries, ensuite à Marken, mais aussi dans un roman de Christiaan Weijts ou encore dans l’univers de la tradition de tolérance. Détour enfin par le Viêt Nam à travers une nouvelle d’un autre écrivain néerlandais, Rob Verschuren, avant de terminer le voyage à Meudon, chez Théo & Nelly van Doesburg.
Géographies et imaginaires
L’imaginaire et la construction culturelle de l’espace sont au centre des intérêts de Deshima, avec une attention spécifique pour les « Nords » et les stéréotypes associés. Un pluriel délibéré, dans la conviction qu’il faut envisager des géographies et des imaginaires en évolution permanente. Explorer ces images permet de mieux les connaître et de comprendre qu’elles sont le reflet de lieux réels mais aussi de fantasmes individuels ou collectifs. Dans ce nouveau numéro aussi, donc, nous partons de l’espace concret pour arriver à l’espace construit, détruit et reconstruit.
Au cœur de cette exploration se trouve le concept de « mythème ». Repris de l’ethnologie, il a été adapté par Th. Mohnike, dont nous accueillons une contribution théorique, à l’histoire culturelle et littéraire. Les contributions à ce numéro sont étroitement liées à ces réflexions qu’elles appliquent à des sujets variés, scandinaves aussi bien que néerlandais.
Des « Savants mélanges » et des avant-premières littéraires et artistiques complètent le numéro, en explorant des imaginaires non-spatiaux, mais néanmoins déterminants pour l’identité nationale des pays concernés.
En route pour Marken (vers 1930)
SOMMAIRE
Roberto Dagnino, Cyrille François — Présentation
Thomas Mohnike — Narrating the North. Towards a theory of mythemes of social knowledge in cultural circulation
Hans Beelen — The Wondrous Northern World of Dutch Bookseller and Polygraph Simon de Vries
Margot Damiens — Les récits de voyage sur l’île de Rügen autour de 1800
Francesca Fabbri — Adele Schopenhauer. La communauté danoise à Rome et les paysages du Nord
Jean-François Laplénie — Petite cartographie d’un lieu qui n’existe pas. Vineta entre archéologie, mythe et littérarisation
Yohann Guffroy — Reconstituer un paysage sonore par la littérature ? Étude du son dans des récits de voyages français en Laponie (1840-1900)
Alexandre Simon-Ekeland — La plaque commémorative du « Latham 47 » à Tromsø. Pratiques touristiques et journalistiques
Thomas Beaufils — Les costumes traditionnels de Marken. Un assemblage de pièces de tissu d’origines géographiques variées
Maria Hansson — Rêve du Nord et désir d’émancipation. En sommarsaga d’Anne Charlotte Leffler
Anders Löjdström — Espace géographique et espace de poésie. Le territoire de l’écriture dans Baltiques de Tomas Tranströmer
Albert Gielen — The Architect as Creator of the Cité in Christiaan Weijts’s Euforie
Davide Finco — Acting as a Never Visited Country’s Promoter, Friend, Patient, Competitor. Erlend Loe’s Fakta om Finland (2001)
Laurent Di Filippo — Retrouver le Nord dans le multivers. Des récits médiévaux scandinaves à la cosmologie de Dungeons and Dragons
Savants mélanges
Christian VII enfant (1749-1808)
Pierre-Brice Stahl — Entre recherche du savoir et joute d’énigme. Les motivations d’Óðinn dans le Vafþrúðnismál
Manfred Oberlechner — The Dutch Tradition of Tolerance and Enlightenment in the Context of Critical Theory
Christian Bank Pedersen — Exécutions. Les corps de Christian VII dans la politique danoise, 1749-1808
La jeunesse de Leo Vroman et Tineke, par Mirjam van Hengel
Né le 10 avril 1915 à Gouda dans une famille d’enseignants, mort au Texas le 22 mars 2014, soit peu avant son 99eanniversaire, Leo Vroman fait partie de ces poètes qui plient naturellement le langage à leur volonté. Néologismes, jeux de mots, effets synesthétiques, mots composés, agglutinations de mots, mots d’une longueur inouïe – certains occupent une page entière ! –, prédilection pour une rime capricieuse : autant de caractéristiques bien ancrées dans son idiome. De ce fait, son néerlandais, qui puise souvent dans une veine ludique et humoristique, frappe par son autonomie et son authenticité : on ne saurait le confondre avec celui de l’un quelconque de ses confrères flamands ou hollandais. Traduire Vroman suppose donc de faire en quelque sorte du « vromanien » dans une autre langue.
Sous sa plume, le substantif waakzaamheid (vigilance) devient wraakzaamheid (vengilance – wraak signifiant vengeance) ; à spijsvertering (aliment + assimilation = digestion), il ajoute deux lettres pour obtenir spijsvertedering (aliment + attendrissement) ; dans le participe présent voortslangelend, qu’il crée de toutes pièces, il part du radical slang (serpent) pour évoquer un mouvement de reptation qui se prolonge à n’en plus finir (même au-delà de la mort de la créature qui bouge). Ou, pour mentionner quelques exemples plus extrêmes, dans le recueil Dierbare ondeelbaarheid (Bien-aimée indivisibilité, 1989), approfondissant ses études sur la façon dont les protéines du sang se forment et se comportent, il imagine des « mots-protéines sinueux à l’ouïe aveugle et d’une longueur introuvable » (onvindbaar lange blindgehoorde kronkelende proteïnewoorden), par exemple : uitgewoontehuisvestingwallen (mot à mot : dehors-habituel-hospice-remparts, ou bien : exclu-habitude-maison-murs-de-la-ville) et duikbotemelkaartehuizevallen (plongeon-os-lait-carte-maison-tomber, mais aussi : sous-marin-lait-caillé-château-de-carte-écrouler). À ces fantaisies s’ajoute un recours fréquent à des verbes commençant par le préfixe ver-, lequel indique un processus, un changement graduel, pour évoquer l’entropie, les fractales ou encore les propriétés chimiques du sang.
Car, on l’aura compris, en plus d’être poète, Leo Vroman était un scientifique, plus précisément un biologiste et hématologue qui a mené des recherches à New Brunswick (New Jersey) avant de les poursuivre à New York jusqu’à l’âge de 81 ans. Mais ce n’est pas tout : dès l’enfance, il consacra beaucoup de son temps à une autre de ses passions, à savoir le dessin (livre ci-contre : Leo Vroman, dessinateur, 2017). Ses œuvres – il a pour ainsi dire touché à toutes les formes graphiques : collage, gravure sur bois, aquarelle, peinture, décors, fresque, illustration de livres, bande dessinée… – qui ont été occasionnellement exposées d’un côté comme de l’autre de l’océan à partir des années cinquante, montrent des similitudes avec ses vers : de même qu’il aime briser et torturer les mots, il « ampute » dans ses dessins le sujet ou l’objet représenté. Souvent aussi, l’autoportrait et l’humour sont présents (n’allonge-t-il pas à souhait son nez dans cet esprit qui l’incitait à faire des canulars en public ou à glisser des boutades dans ses vers ?). Beaucoup, notamment des critiques d’art du New York Times et du New York Herald Tribune, ont rapproché du surréalisme son travail relevant de la plastique. Il est vrai qu’étudiant à Utrecht dans les années trente du siècle passé, il aurait pu subir une certaine influence de ce mouvement dont la ville universitaire était pour ainsi dire le seul foyer aux Pays-Bas. En réalité, rien ne le prouve. Le seul mouvement auquel le Néerlandais se rattachait, c’était lui-même, ainsi qu’il le formule dans la dernière strophe du poème « Ik ook » (Moi aussi) :
Et alors, et alors, je suis quoi ?
réaliste ? surréaliste ?
Tu te mets dans l’œil le doigt :
je suis Vromaniste.
Leo étudiant (1933, photo dr. Schuurmans Stekhoven)
En mai 1940, l’étudiant juif Leo Vroman fuit Utrecht et la Hollande dès les premiers jours de l’invasion nazie. En mer, sur une embarcation de fortune, il aperçoit au loin les flammes qui dévorent Rotterdam, ville bombardée le jour même par l’aviation ennemie. Après avoir gagné l’Angleterre puis l’Afrique du Sud, il se retrouve aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie, où il peut terminer ses études. On trouve des traces de ce séjour, et plus particulièrement de la nature javanaise, dans le poème « Sumber Brantas », titre emprunté au nom d’une localité de l’archipel :
Baignant dans le vert aqueux, vers le ciel
la forêt agite des lianes – liens évanouis
avec d’anciens mondes d’en haut où lisses et d’or
les oiseaux, poissons sans mains,
croisent en silence leurs trajectoires
sous le toit crépusculaire ;
les feuilles qui bruissent comme des ruisseaux
sertissent cette trouée muette.
L’enfant plongeur abandonné remue les pieds
pour éviter de remonter, bouchon de liège, entre les troncs
de rencontrer dégrisé la lumière du soleil
sur des lointains brûlants, des crêtes crépues,
trace à gué dans la haute alang-alang
un sillage turbulent au fébrile murmure –
des syllabes frémissent effrayées encore
alors que l’enfant s’immobilise
à l’écoute.
Dans cette immense colonie, la guerre finit malgré tout par rattraper le jeune homme. Mobilisé au sein de l’armée royale, il est fait prisonnier de guerre par l’envahisseur japonais et interné dans plusieurs camps, y compris, les derniers temps, au Japon même où, malade, il frôle la mort. C’est d’ailleurs à Osaka qu’il écrit, sur du papier toilette, sa première véritable œuvre en prose. Pendant toutes ces années d’exil forcé et d’épreuves, être éloigné de Tineke Sanders, sa fiancée hollandaise, l’attriste et le fait souffrir plus encore que le reste. Certes, il va la retrouver, mais pas avant septembre 1947, aux États-Unis, où il a été accueilli par un oncle. Peu avant sa mort, Leo revint sur cette longue séparation dans le poème « De grote troost » (La grande consolation) :
La vie nous a sept ans
durant séparés l’un de l’autre.
À son tour la mort va s’y mettre
le manque durera moins longtemps.
Ce en quoi il ne s’est pas trompé puisque Tineke, née en 1921, le suit dans la mort à la fin 2015. Après leurs retrouvailles new-yorkaises et leur mariage célébré dès le lendemain, près de sept décennies s’écoulent au cours desquelles ils nourrissent leur amour tout aussi improbable que durable. Son épouse, anthropologue de la santé, devient l’un des thèmes majeurs de son œuvre poétique. L’histoire de cette fidélité et de cette complicité fécondes, on peut la lire dans Hoe mooi alles. Een liefde in oorlogstijd (Que tout est beau. Un amour en temps de guerre, Querido, 2014), récit que Mirjam van Hengel a signé après avoir rendu maintes visites au couple.
Leo & Tineke (entretien en anglais, partie 1, 2009)
Aux États-Unis, malgré une ambition peu démesurée – pendant des décennies, en compagnie de son ellipsomètre qu’il aime comme on aime un humain et bientôt aidé de son Apple II, Leo se contente de faire des recherches dans un petit laboratoire avec une poignée d’assistants, recherches relatives à l’adsorption des protéines sanguines sur les surfaces, d’une grande portée pour la conception d’organes artificiels et d’implants. Jouissant bientôt d’une réelle réputation en tant que scientifique, il est le lauréat de plusieurs distinctions prestigieuses, sans compter que l’effet Vroman, un processus que l’on observe dans la coagulation sanguine – la capacité du sang ou du plasma à déposer un type de protéine sur une surface (par exemple du verre ou du métal oxydé) avant de le remplacer par un autre type de protéine, et ainsi de suite – porte son nom*. Parallèlement, en Hollande, il est un poète prolifique parmi les plus reconnus, récompensé par maints prix littéraires. C’est dans son pays natal qu’ont paru en 1941 ses premiers vers (si l’on fait abstraction de ceux publiés dans des journaux estudiantins) ; les tout derniers, il les a écrits peu avant de mourir. L’écriture était sa respiration, l’amour son oxygène. Entre science et poésie, entre vie professionnelle et vie familiale, il effectuait pour ainsi dire instinctivement au quotidien un trajet entre le grand monde et le monde moléculaire.
C’est à juste titre que le professeur H. C. (Coen) Hemker a souligné l’influence de la recherche scientifique sur sa poésie. Ce confrère écrit non seulement que, dans ses vers, Vroman déshabille la nature et fait l’amour avec elle, mais qu’il « réfute de façon convaincante l’opinion généralement admise selon laquelle la vision biologique et médicale de la nature vivante serait éminemment prosaïque ». L’effet Vroman dans la poésie, c’est la capacité du poète à transmettre l’émotion qu’il éprouve devant chaque nouvelle parcelle de nudité qu’il découvre au quotidien, avec ou sans recours au microscope. En cela, pour ce qui relève de l’inspiration, écriture poétique et recherche scientifique se rejoignent. Établir une comparaison entre mots et protéines, rien qui ne va d’ailleurs plus de soi pour Leo Vroman : « Une protéine est une chaîne de maillons, que l’on appelle acides aminés ; il est possible d’en utiliser différents, environ une vingtaine, pour ‘‘épeler’’ une protéine. Les protéines ressemblent donc à des mots, généralement des mots composés de plusieurs centaines de lettres. Une simple boucle d’une telle protéine montre à travers des modèles à quel point la chaîne se modifie. La ‘‘signification du mot’’ dépend de la façon dont il se recroqueville : souvent une signification absurde quand le mot est au repos ; quand on l’étire pour les besoins de notre analyse, la véritable signification (l’activité) de la molécule de protéine ne devient lisible que dans certaines circonstances, à la surface recroquevillée et pour d’autres molécules. J’ai calculé que pour lire, à une vitesse de lecture supérieure à la normale, toutes les molécules de protéine dans leurs interrelations, il nous faudrait environ dix millions d’années (sans qu’on ait la garantie de rien comprendre) pour une seule seconde de notre vie : cela supposerait de commencer à l’âge de pierre ! De surcroît, les protéines ayant tendance à adhérer aux surfaces, elles se modifient et réagissent dans certains cas les unes aux autres – de même que des mots qui aspirent à être écrits et dont le sens dépend de la cohérence du texte. Ainsi, toute notre vie est-elle une sorte de livre dont les mots relient les pages ensemble, de sorte que la cohérence et le sens se trouvent rompus dès lors qu’on l’ouvre. »
Ce petit exposé – tiré d’un texte qu’il a prononcé à Jakarta en 1987, « Kunst, wetenschap, literatuur, Indonesia, Amerika, Holland en ik » (Art, science, littérature, Indonésie, États-Unis, Hollande et moi) –, Vroman le précise en disant qu’il essaie de « traduire en poèmes » son travail scientifique, avant de passer, par l’intermédiaire des mathématiques, à l’art graphique : « Dans quelques poèmes, je décris la distance entre la partie et le tout en nous, la comparant par endroits à l’agrandissement d’une photographie tirée d’un journal : ce qui au niveau habituel revêt la beauté d’un être humain, revêt au niveau microscopique la beauté de l’ordre mathématique. Les mathématiques sont peut-être le langage le plus international (plus encore que la musique ?), et c’est avec les mathématiques qu’il m’arrive dorénavant de jouer. Cela a commencé alors que je tentais de créer un modèle correspondant à la façon dont les molécules de protéines du sang se remplacent les unes les autres sur des surfaces. Mais ce faisant, je n’ai pu bien entendu résister à l’envie de concevoir toutes sortes de règles mathématiques pour générer, sur mon ordinateur, de l’art informatique. »
L’art, la science, la littérature : « De ce fait, je travaille avec au moins trois têtes, la scientifique n’exprimant que rarement une critique à même de détruire ce qu’élaborent les deux autres. Au contraire, la plupart du temps résultent de leur coopération plus de fruits que de chacune prise individuellement ; une individualité qui n’existe pas en réalité, pas plus entre mes façons de penser qu’entre les mondes hollandais, indonésien et américain qui sont connectés en moi – ou plutôt en Tineke + moi. » L’écrivain approfondit cette réflexion dans l’essai « Resting on Doubt » (1994) en la rattachant à son inassouvissable aspiration au bonheur. Les trois champs – science, littérature, arts plastiques – sont « des domaines d’expérimentation étroitement liés, qui répondent à des questions telles que : si je fais ceci, comprendrez-vous mieux le monde et serez-vous plus heureux de l’habiter ? Procéderez-vous comme moi pour rendre les autres plus heureux ? Et aurons-nous alors apporté ensemble quelque chose d’utile à l’univers, chose qui perdurera même après la destruction de la Terre ? »
Pour relier ces trois domaines, notre homo ludens a donc eu recours à l’ordinateur. Il a ainsi pu aborder la théorie du chaos dans sa poésie en même temps que dans des « travaux issus de programmes informatiques donnant naissance à de l’art ». À ses yeux, l’« abondance de formes et de splendeurs / qui nous habitent » constituent le point de départ d’une œuvre littéraire, laquelle tend à se rapprocher de la complexité du réel. Dans son recueil Fractaal (1986), il joue avec l’hypothèse du mathématicien Benoît Mandelbrot relative à l’évolution ordonnée des processus chaotiques. La teneur scientifique est également manifeste dans un recueil qui se compose d’un seul et long poème (d’amour) didactique : Liefde, sterk vergroot (1981) ; ces dizaines de pages rimées qui comprennent une leçon d’anatomie, s’enfoncent toujours plus avant dans les entrailles humaines en offrant une description détaillée de maints processus physiologiques liés à la digestion avant de se poursuivre par une excursion sur le terrain favori de l’auteur, à savoir le sang. Dans la traduction anglaise qu’il en a lui-même proposée sous le titre Love, greatly enlarged (1992), on peut lire, sous la plume de la préfacière Claire Nicolas White : « Pour Leo Vroman, la biologie est la base d’une vision holistique de la vie. Chaque chose est liée à une autre. Il est possible de découvrir, dans le plus grand chaos, une forme d’ordre, l’amour fonctionnant comme des polyépoxydes. » Une vision des choses que l’auteur prolonge dans, entre autres, « Vlucht 800 » (Vol 800), poème en prose remplissant une page du quotidien Trouw le 12 avril 1997, pour évoquer la transformation physiologique des 230 personnes ayant succombé, neuf mois plus tôt, au crash de l’avion en question qui venait de décoller de New York à destination de Paris. Dans un entretien de 1989, le poète envisage le chaos comme « un modèle mathématique abstrait, plus étroitement lié à la réalité que tout autre modèle que je connaisse. Le chaos nous dit qu’on ne saurait jamais rien prévoir parce que chaque situation dépend de celle qui la précède ». Vroman n’a ainsi cessé d’exposer et de peaufiner sa poétique, y compris dans ses poèmes, par exemple dès 1959 dans « Over de dichtkunst » (De l’art poétique) qui ne compte pas moins de 844 vers. Il en va de même dans son épais volume Warm, Rood, Nat & Lief (Chaud, Rouge, Mouillé & Charmant, 1994), un véritable ovni littéraire : 18 chapitres autobiographiques illustrés de ses dessins, écrits dans une prose vive et drôle sur ses recherches, sa relation au sang, sa famille, son œuvre en général, précédés du poème « Bloedingstijd » (Âge du sang / Durée que le sang d’une plaie met à s’arrêter de couler) et se clôturant par un second « Bloedsomloop » (Circulation sanguine). Quel chercheur, quel poète a écrit pareil livre ? Dans ces mêmes années, l’auteur s’amuse, en langage Basic il écrit :
fork = 3 to 4 step .01
x = .02
for n = 1 to 100
x = x*k*(i-x)
plot 50*k,x:next:next
« Eh bien, nous dit-il, c’est ce que j’appelle un vrai poème : un point de départ en apparence compréhensible et extrêmement simple aux conséquences d’une complexité insoupçonnée. »
Sa longue vie durant, Vroman est demeuré un individualiste qui n’a rallié aucun mouvement ni courant dans sa propre aire linguistique. Il est resté un solitaire doté d’un esprit extrêmement original, d’une curiosité exceptionnelle tant pour la vie que pour la mort. Lui, que le destin a en quelque sorte coupé en deux, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, aura vécu, d’une certaine façon, sur une planète parallèle, à la manière d’un chercheur chevronné qui vit dans son monde de même qu’un écrivain talentueux vit parmi les personnages qu’il met en scène. Malgré ses écartèlements, il n’a jamais renoncé à une quête de l’harmonie qu’il envisageait déjà à l’âge de 20 ans : « L’artiste et le savant trouvent leur consolation dans la foi en une harmonie. » Une part de son être, en dehors même de la fidélité à sa langue maternelle et malgré la distance géographique – il a passé plus de dix-huit ans sans remettre les pieds aux Pays-Bas ! –, est restée viscéralement hollandaise. Dans ses écrits, il ne parle qu’en son nom, y compris quand il dénonce les pires crimes et exactions, quand il prône le pacifisme. On apprend à bien le connaître tout simplement en le lisant. Il prend son lecteur à témoin et lui parle le plus souvent de sa propre personne, de son vécu et de sa vision de la vie. Outre les plaquettes sanguines et les suites mathématiques qui le fascinaient, il évoque la pelouse de son enfance, à Gouda ; l’haleine enveloppante de sa Tineke ; la douleur provoquée par l’absence de l’aimée alors qu’il était lui-même détenu dans les camps japonais ; les viscères ; les chambres de ses deux filles ; l’actualité ; les tremblements de terre ; les meurtres et la violence, par exemple dans « Allerlei doden » (Toutes sortes de morts) :
Par gentillesse, il arrive souvent
que des cadavres hachés d’enfants
viennent me dévisager. Moi de les
questionner : « Qu’est-ce que l’équité ? »
C’est moins leurs bouches que des
tranchures de machette qui m’assurent :
rien pour attendre vous ne perdez,
vous aussi serez réduits en lambeaux de nature.
Comme dans ses dessins, le poète met aussi en scène ses membres vieillissants ; ses mains aux veines bleues ; ses doigts qui caressent encore Tineke ; ses intestins et sa vessie ; l’immense intérêt que suscite en lui la camarde ; ses tentatives de capturer Dieu dans le vocable « Système » – en particulier au fil de plusieurs séries de « Psalmen » (Psaumes). Si la question de son travail scientifique revient dans bien des vers, une fois à la retraite, il s’est proposé, dans « Stap voor stap » (Pas à pas), d’oublier tout ce qu’il avait appris depuis qu’il disposait d’un cerveau, à commencer par son savoir d’hématologue :
Ces recherches sur les protéines de plasma
avec lesquelles encore je fais corps
– n’ai-je pas grâce à elles gagné notre pain ? –
se séparent les premières de moi
effilochure après effilochure.
L’ironie, voire une pointe de sarcasme, ne sont aucunement absentes de son œuvre. En témoignent ses poèmes en forme de fables qui se referment sur une « morale », ainsi d’« Espace et temps » :
Au Temps s’adresse l’Espace :
« En moi, tu peux tout remiser.
- Par quoi devrais-je commencer ?
- Par toi, j’ai bien assez de place. »
Tous deux tergiversent ainsi
mais jamais ne s’accouplent.
morale
Si le Temps n’en est pas capable,
qui donc, cher lecteur, qui ?
C’est une évidence : sous des dehors facétieux, la poésie de Vroman demeure autobiographie. Il tient à ce qu’elle soit partie intégrante du quotidien et pas uniquement pure cérébralité. Il entend marier choses courantes et idées subtiles. Il aurait pu faire sienne cette phrase de William Carlos Williams : « I’ve always wanted to fit poetry into the life around us, because I love poetry. » La dimension autobiographique vaut tout autant pour son œuvre graphique : combien d’autoportrait n’a-t-il pas dessinés, gravés ? combien de figuration de sa femme, de leurs filles ? combien de représentations des phénomènes qu’il observait au microscope ? Dans un poème des années quarante, « Voor wie dit leest » (À vous qui lisez ce qui suit), il s’offre déjà en personne au visage qui le lit et se l’assimile. En plus d’écrire des poèmes, il est ses poèmes : à chaque fois / que tu lis ceci / je suis de retour, note-t-il encore vers la fin de sa vie. Sa poésie est si ardemment personnelle qu’il a vécu chaque poème comme une partie de lui-même. À la manière dont chacune de nos cellules fait partie de notre corps. Il aimait d’ailleurs se voir avant tout comme un « bonhomme de science », un petit homme de la vérité. Cela n’empêche pas ses émotions de s’infiltrer dans ses strophes, telles des larmes tombées sur le papier, ainsi qu’il a pu le formuler, lui qui n’en avait plus versées depuis ses années estudiantines. Mais on relève aussi, dans des dizaines de passages de son œuvre, une teneur macabre (l’auteur se réveille dans la tombe d’autrui), sans doute les remugles qui remontaient des années d’horreur qu’il a connues sous le joug nippon. Asticots et autres vermines se faufilent dans ses vers. Mais bien d’autres animaux de toutes sortes et bien moins repoussants les peuplent, témoignant d’une réelle affection pour la nature. Vroman n’a-t-il pas, enfant, embrassé un ver de terre, ce que sa mère lui déconseillait pourtant fortement ? Son intérêt pour la flore et la faune remonte à ses plus jeunes années. L’un de ses amis, Kees Snoek, écrit : « Il fait tomber les frontières entre l’humain et l’animal, entre l’animé et l’inanimé, entre le jour et la nuit, entre le dedans et le dehors et, finalement, entre lui-même et ce monde qu’il cherche à saisir dans son étreinte amoureuse. Des éléments de l’une de ces catégories s’infiltrent dans l’autre, transformant la réalité en un univers fantasmagorique. » N’y a-t-il pas d’ailleurs une dimension panthéiste dans sa vision de la mort ? Lui qui était carnivore imagine que ses cendres nourriront des animaux. Dans « Ik Joods ? » (Juif, moi ?), il est aussi d’avis
que tout est sacré.
De même que me sont chers les viscères
où aucune cellule, aucune respiration n’est à l’abri,
de même je chéris les liens charnels.
Dans certaines pages, le poète se laisse submerger par la beauté ou l’injustice, l’amour ou la haine, la tendresse ou la cruauté. Parmi ses poèmes les plus connus en Hollande, on relève « Vrede » (Paix) qui se termine par cette strophe émouvante :
Viens ce soir me raconter des histoires
sur la façon dont la guerre a disparu ;
répète-les moi encore et encore :
à chaque fois je verserai des pleurs.
Autoportrait
Leo Vroman s’est éteint à Fort Worth, localité du Texas, où il habitait avec Tineke – après avoir passé les dernières années de sa vie à écrire toujours plus, à tout publier en une sorte de « journal poétique » sans vouloir faire le moindre tri. Des poèmes qu’il baptise « enfants couchés », c’est-à-dire des enfants « plats », « unidimensionnels ». Des vers délicats sur l’amour, sur la fin proche qu’il incorpore parfois de façon vertigineuse à l’existence. De plus en plus souvent, dirait-on, le monde onirique semble se substituer à la vraie vie. L’auteur se représente lui-même rêvant : dans son rêve, des choses étranges surviennent qui dissolvent peu à peu toutes les dimensions naturelles. Ou, pour ne citer que la première strophe de « Mogelijk niets » (Possiblement rien) :
Le rêve le plus renversant ?
Celui où survient sans relâche
le plus vraisemblable néant.
Pareil rêve nuit après nuit
depuis avant-hier me poursuit.
Gourmand de vie, virtuose, homme tendre et perspicace, drôle aussi (dans l’un des « Psaumes », il fait éclater Jésus de rire) : voilà qui était Leo Vroman et voilà ce qu’est son œuvre. Ce Hollandais se caractérise par une grande appétence pour le vivant et pour ce qui disparaît, ainsi que par une passion inaltérable pour le langage en même temps que pour l’œuvre de nombre de ses confrères, en particulier ceux d’expression néerlandaise. Ajoutons que, dès 1949-1950, juste avant d’obtenir la citoyenneté américaine, il a commencé à publier, en revue, de la poésie en langue anglaise ; quelques recueils ont ensuite vu le jour (Poems in English, 1953 ; Just One More World, 1976 – dont les strophes sont conçues à partir de photographies de protéines prises au microscope) ; comme mentionné plus haut, il a lui-même traduit, ou plutôt réécrit, certains de ses poèmes dans cette langue (ainsi de Love, Greatly Enlarged, 1992). Il lui est aussi arrivé de mêler néerlandais et anglais dans de longs poèmes narratifs dialogués. Son œuvre comprend par ailleurs des ouvrages très hétérogènes en prose : essais, souvenirs, chroniques, lettres ouvertes, journal intime, nouvelles, pièces de théâtre, livres pour enfants, un roman scientifique autobiographique de science-fiction… sans compter les multiples bandes dessinées qu’il a publiées en feuilletons, dans la presse, dès les années trente ainsi que des poèmes en forme de B.D., et les quelques livres qu’il a écrit en duo avec son épouse.
Daniel Cunin
En remerciant Mirjam van Hengel, aux écrits de laquelle plusieurs passages de cet article sont redevables, ainsi que Kees Snoek pour son témoignage
* On peut lire en anglais The Vroman Effect. Festschrift in honor of the 75th Birthday of Dr. Leo Vroman, Utrecht, VSP, 1992.
Après ma mort
Pose ce livre ouvert devant la fenêtre ouverte
vois-en les feuilles se tourner alors que je cherche
Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).
L’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».
Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».
En 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale française, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ainsi, le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes… André Salmon évoque leur rencontre dans sa correspondance avec Max Jacob ou encore dans ses Souvenirs sans fin. Ce dernier volume comprend par ailleurs une lettre en vers, de retour de Hollande, d’Apollinaire à Salmon :
Mon cher André. Je suis revenu de Hollande.
De mes œuvres je crois Wilhelmine la grande
Grosse comme on ne l’est plus qu’aux Pays-Bas attend
Le Prince qui rendra le Batave content.
Veux-tu venir me voir ; il paraît que comique
Ton roman t’entraînant par l’Europe et l’Afrique
Sur ce grand chariot que Thespsis éprouva
Tu régiras l’hyène et le fakir Deva.
Viens me conter enfin du Mollet l’épopée
Et comment en cyclope il se forge une épée.
Manolo m’assura que vêtu de velours
Et d’amples pantalons se traînant à pas lourds
Le compagnon Mollet dans les forges s’embauche.
On m’a dit que Dupuy défendit Moréas
À qui la Montparno disait comme Calchas
« Trop de prose » et Dupuy n’obtint pas son pardon ;
Sa Jeannette est l’abeille aujourd’hui de Bourdon.
Viens déjeuner… des huîtres… tu sas… mois en erre,
Nous avons dîné ensemble puis notre conversation s’est prolongée bien longtemps encore. En fin de compte, André Salmon m’a raccompagné ; nous avons emprunté les quais de Seine. Cet après-midi, je le retrouve sur le boulevard Saint-Germain.
« Hier soir, je lui dis, je n’ai pu m’empêcher de songer aux promenades nocturnes que j’ai effectuées avec Marcel Schwob le long de la Seine.
- Apollinaire soutenait qu’il n’y a pas de promenade plus belle et plus intéressante au monde, mais il faut dire qu’il avait une prédilection pour les vieux livres : les savoir en vente au bord de l’eau l’attirait. Vous savez que nous approchons ici d’une terre sacrée. C’est dans ce quartier qu’il a vécu. »
Bientôt, Salmon pointe sa canne en direction d’un sixième étage à l’angle du boulevard et de la rue de Saint-Guillaume.
« Combien de fois sommes-nous restés chez lui par de chaudes soirées ! Et je l’y ai vu pour la dernière fois sur son lit de mort, quand il a succombé à la grippe espagnole, la peste, lui, dernière victime de la guerre, relevé de ses blessures. C’est depuis cet immeuble que nous l’avons conduit à sa dernière demeure pendant que la ville, qui célébrait l’armistice, était en liesse. Personne n’a ressenti, n’a pu ressentir cette perte, mais nous, ses amis, savons ce que nous avons perdu. »
Il n’est pas dans mon intention d’alimenter la conversation sur ce sujet ; cela touche une corde sensible de Salmon. Il appartenait aux intimes de Guillaume Apollinaire. En cet homme reposaient ses espoirs : le héros allait mener les poètes de la jeune école à la victoire. Si la mort a fait des ravages au sein des jeunes générations, elle s’est plu de surcroît, semble-t-il, à choisir les meilleurs comme proies. En prenant Apollinaire, elle les a amputées de leur maréchal.
« À son sujet, je ne peux dire autre chose que ceci, reprend Salmon : c’était le chef. »
A. Salmon parle d’Apollinaire
Dans le domaine des lettres, son pays reste la nation militaire du passé et de tous les temps. Les Français comprennent ce que signifie marcher sous la houlette d’un porte-drapeau. Il ne faudrait pas que les forces de l’esprit se trouvent à leur tour morcelées : à quoi bon en effet accumuler les plaquettes de poèmes, chacun en ayant une à son nom ? On aspire à un ordonnancement : là où il y a élan et mouvement, on réclame orientation et gouverne. Mais obtenir une certaine prise sur la masse des faits, répartir les gens en ligne de combat, c’est là une question de concertation peu commune.
Quiconque relève le défi d’enquêter sur la vie de l’esprit de ses contemporains ne tarde pas à constater qu’il se trouve devant un mur. Un mur symbolique, s’entend. Si seulement encore c’était un vrai mur ! on aurait au moins quelque chose à quoi se raccrocher. On a la tête qui tourne, on s’emmêle les pinceaux ; on a l’impression d’être un aveugle dans un espace indéfini : le mur est en nous.
Certes un peu naïve, la question que je pose pour qu’on m’éclaire sur le sujet : Que savez-vous de la jeune école poétique ? qui l’a préfigurée ? comment les poètes en question se sont-ils trouvés ? –, témoigne au moins de ma bonne volonté.
L’entendant voici quelques jours, Max Jacob a raidi le torse ; et avec le plus grand sérieux, il a proclamé : « La nouvelle école remonte à l’automne de 1903. Elle est née de la rencontre de Guillaume Apollinaire et d’André Salmon dans un café à l’angle du quai Saint-Michel. (Max Jacob est l’une des célébrités du groupe des jeunes, alors qu’il était déjà trentenaire à l’époque). Si les anecdotes et les détails les plus singuliers vous intéressent, le mieux est que vous vous rendiez sur le boulevard, chez les mercantis de tableaux. »
Lorsque Salmon est passé me voir peu après cette conversation, je l’ai questionné sur le sens de cet oracle.
« Max est un polisson, il imite Apollinaire qui avait ce tic de tout voir en grand. Voici la vérité : nous avions tous deux – Wilhelm et moi, car il se prénommait Wilhelm – roulé notre bosse ; pour ma part, je revenais de Russie ; quant aux pérégrinations de mon ami, personne n’aurait pu en suivre l’itinéraire. Découvrir que nous avions les mêmes goûts nous a d’autant plus frappés que c’est le hasard qui venait de nous mettre en présence l’un de l’autre. La vie littéraire nous semblait fade, engourdie. Les revues dont nous attendions beaucoup n’étaient pas à la hauteur ; de notre point de vue, il n’y avait plus rien d’original. Ce qui passait pour artistique avait, à la longue, revêtu la forme d’une convention, la forme d’une pose. Une perception sans doute similaire à celle qu’ont pu avoir les personnes ayant assisté au déclin final du romantisme. Tout nous paraissait bien piètre et bien peu abouti. Nous avons ainsi argumenté jusqu’au matin. Je ne me risquerai pas à dire que la table est restée toute la nuit sur ses pieds ; ce qui est certain, c’est que, chancelants, nous sommes parvenus à sortir, bien décidés à fissurer l’infinité et à ne plus reconnaître la moindre langue à moins qu’elle n’eût été, au préalable, renouvelée en nous et par nous. Et fi de tous les préjugés et des verres cassés ! »
Apollinaire s’est adressé à son ami lors du banquet de mariage de ce dernier :
Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit
Au temps de notre jeunesse
Fumant tous deux et mal vêtus attendant l’aube
Épris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens
Trompés trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire
La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard d’Orphée
Les verres tombèrent se brisèrent
Et nous apprîmes à rire
Nous partîmes alors pèlerins de la perdition
À travers les rues à travers les contrées à travers la raison
Des vers qui commémorent cette première rencontre.
« Hawthorne, l’humoriste américain, je glisse pendant la digression de Salmon, Hawthorne relève que trois bâtiments sont caractéristiques de l’origine de chaque ville des États-Unis : l’église, le café et la prison. En comparaison, à Paris, toute nouvelle école de poésie se montre plus modeste dans ses exigences. Tout ce qu’elle veut, c’est le café, le bistrot !
- Apollinaire vous aurait donné raison. Mais notre ami ne laissait pas distraire son inspiration par des conversations de comptoir, il continuait, impassible, oui, il tressait dans ses vers des bribes qu’il captait autour de lui. N’allez cependant pas croire que nous en étions déjà là au début du siècle. Si un bistrot peut servir de symbole de l’origine d’une école poétique, on ne saurait placer la création de celle-ci sous un quelconque toit tant que la fondation d’une revue ne l’a pas couronnée. En 1903, nous étions loin d’en être là. Nous savions ce que nous devions renverser… mais quant aux contributions que nous y substituerions, nous n’en avions encore qu’une vague préscience… »
La conversation se poursuit. Comment cela se passe-t-il ? Nous arrivons rarement à une conclusion. Notre attention une fois distraite, des domaines très différents émergent. Mais invariablement, Apollinaire est évoqué. Il avait ce charme qui consiste à rendre vivantes les choses qui l’occupaient et le préoccupaient : les gens se mettaient à parler, le paysage révélait son caractère, les nuages se faisaient tragiques ou nageaient au loin en une jouissance onirique. Lui-même vivait les métamorphoses en question.
Il s’entendait à se rendre mystérieux, racontait que, natif de Rome, il était le bâtard d’un cardinal : il passait alors pour un jeune homme disposant d’une grande fortune, avant de devoir se satisfaire une énième fois d’un humble poste de commis de banque pour gagner sa vie. Ce n’est que dans la dernière année de son existence, sa solde d’officier en étant devenue l’assise, qu’il s’est senti délesté des soucis du quotidien. À côté de sa folie des grandeurs et de son sentiment de toute-puissance, il demeurait, au fond de son cœur, un enfant, un adorable enfant.
Parmi ses poèmes, « Un fantôme de nuées » aurait pu s’intituler « Les saltimbanques ». Nous sommes à la veille du 14 juillet. Le poète sort pour assister aux préparatifs de la fête. Les baladins se sont installés sur une place, mais peu de badauds montrent une réelle curiosité. Malgré tout, la représentation va commencer. De dessous un orgue apparaît un petit bonhomme habillé de rose anémié. Ça se déroule avec grâce :
Une jambe en arrière prête à la génuflexion
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux
Et quand il marcha sur une boule
Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible
Un petit esprit sans aucune humanité
Pensa chacun
Et cette musique des formes
Détruisit celle de l’orgue mécanique
Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres
Le petit saltimbanque fit la roue
Avec tant d’harmonie
Que l’orgue cessa de jouer
Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains
Aux doigts semblables aux descendants de son destin
Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe
Nouveaux cris de Peau-Rouge
Musique angélique des arbres
Disparition de l’enfant
Les saltimbanques soulevèrent les gros haltères à bout de bras
Ils jonglèrent avec les poids
Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux
Ce sont là les surprises que nous réserve Guillaume Apollinaire.