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Entre plusieurs pérégrinations dans le Grand Nord, le n° 14 de Deshima propose plusieurs haltes en Hollande : pour commencer chez l’auteur et libraire-éditeur Simon de Vries, ensuite à Marken, mais aussi dans un roman de Christiaan Weijts ou encore dans l’univers de la tradition de tolérance. Détour enfin par le Viêt Nam à travers une nouvelle d’un autre écrivain néerlandais, Rob Verschuren, avant de terminer le voyage à Meudon, chez Théo & Nelly van Doesburg.
Géographies et imaginaires
L’imaginaire et la construction culturelle de l’espace sont au centre des intérêts de Deshima, avec une attention spécifique pour les « Nords » et les stéréotypes associés. Un pluriel délibéré, dans la conviction qu’il faut envisager des géographies et des imaginaires en évolution permanente. Explorer ces images permet de mieux les connaître et de comprendre qu’elles sont le reflet de lieux réels mais aussi de fantasmes individuels ou collectifs. Dans ce nouveau numéro aussi, donc, nous partons de l’espace concret pour arriver à l’espace construit, détruit et reconstruit.
Au cœur de cette exploration se trouve le concept de « mythème ». Repris de l’ethnologie, il a été adapté par Th. Mohnike, dont nous accueillons une contribution théorique, à l’histoire culturelle et littéraire. Les contributions à ce numéro sont étroitement liées à ces réflexions qu’elles appliquent à des sujets variés, scandinaves aussi bien que néerlandais.
Des « Savants mélanges » et des avant-premières littéraires et artistiques complètent le numéro, en explorant des imaginaires non-spatiaux, mais néanmoins déterminants pour l’identité nationale des pays concernés.
En route pour Marken (vers 1930)
SOMMAIRE
Roberto Dagnino, Cyrille François — Présentation
Thomas Mohnike — Narrating the North. Towards a theory of mythemes of social knowledge in cultural circulation
Hans Beelen — The Wondrous Northern World of Dutch Bookseller and Polygraph Simon de Vries
Margot Damiens — Les récits de voyage sur l’île de Rügen autour de 1800
Francesca Fabbri — Adele Schopenhauer. La communauté danoise à Rome et les paysages du Nord
Jean-François Laplénie — Petite cartographie d’un lieu qui n’existe pas. Vineta entre archéologie, mythe et littérarisation
Yohann Guffroy — Reconstituer un paysage sonore par la littérature ? Étude du son dans des récits de voyages français en Laponie (1840-1900)
Alexandre Simon-Ekeland — La plaque commémorative du « Latham 47 » à Tromsø. Pratiques touristiques et journalistiques
Thomas Beaufils — Les costumes traditionnels de Marken. Un assemblage de pièces de tissu d’origines géographiques variées
Maria Hansson — Rêve du Nord et désir d’émancipation. En sommarsaga d’Anne Charlotte Leffler
Anders Löjdström — Espace géographique et espace de poésie. Le territoire de l’écriture dans Baltiques de Tomas Tranströmer
Albert Gielen — The Architect as Creator of the Cité in Christiaan Weijts’s Euforie
Davide Finco — Acting as a Never Visited Country’s Promoter, Friend, Patient, Competitor. Erlend Loe’s Fakta om Finland (2001)
Laurent Di Filippo — Retrouver le Nord dans le multivers. Des récits médiévaux scandinaves à la cosmologie de Dungeons and Dragons
Savants mélanges
Christian VII enfant (1749-1808)
Pierre-Brice Stahl — Entre recherche du savoir et joute d’énigme. Les motivations d’Óðinn dans le Vafþrúðnismál
Manfred Oberlechner — The Dutch Tradition of Tolerance and Enlightenment in the Context of Critical Theory
Christian Bank Pedersen — Exécutions. Les corps de Christian VII dans la politique danoise, 1749-1808
Bienvenue dans la poésie kaléidoscopique des kijkdozen
Tout petit Hollandais plonge un jour ou l’autre dans une boîte à chaussures. Il y passe des heures, voire des jours, et n’en ressort que lorsqu’il a créé une kijkdoos. Une kijkdoos ? kijken signifie « regarder » et doos « boîte ». Plusieurs traductions sont possibles, même si aucune n’est pleinement satisfaisante : « boîte d’optique », « boîte à regarder », « boîte à merveilles », « boîte à images ». Ce type de boîtes existe aussi en Allemagne sous le nom de Guckkasten, mais elles ne constituent en rien un phénomène national.
Dans quelques essais récents, l’ethnologue français Thomas Beaufils a tenté d’expliquer d’où vient un tel engouement aux Pays-Bas. Il estime que cette « passion » relève – ainsi que l’exprime le titre des essais en question : « Les fenêtres hollandaises. Voyeurisme, surveillance et contrôle social aux Pays-Bas » (Deshima, n° 7, 2013, p. 39-56) et « Un dispositif de dressage des yeux ? Les ‘‘boîtes à merveilles’’ aux Pays-Bas » (Deshima, n° 13, 2019, p. 173-193) – du voyeurisme tout en présentant une corrélation avec le contrôle social. Et éventuellement aussi avec le proverbial sens du commerce et des affaires du Batave.
La kijkdoos apparaît bien entendu dans nombre d’œuvres littéraires, en particulier des poèmes. C’est d’ailleurs le titre d’un recueil de Willem van Toorn et de l’un de ses poèmes :
Après sa Hollande dans la collection « Idées reçues », Thomas Beaufils a publié en 2018 une Histoire des Pays-Bas. Des origines à nos jours aux éditions Tallandier, ouvrage dans lequel on peut lire une autre réflexion sur le regard, plus axée sur Spinoza. Écoutons-le nous parler en amoureux des kijkdozen puis lisons une page ou deux de son exposé.
Le principe de fabrication de la kijkdoos est plutôt simple : il suffit de se munir d’une boîte à chaussures, d’enlever le couvercle, d’y percer un trou sur la largeur, de fabriquer avec du papier ou du carton des personnages et/ou des animaux, – tout ce qui nous passe par la tête pour les y placer en respectant un effet de perspective et en gardant un espace suffisant entre les figures –, de coller sur les parois intérieures des dessins ou des photographies de paysages selon notre fantaisie et notre imagination. Enfin, on découpe un rectangle dans le couvercle pour coller sur cette ouverture du papier translucide coloré – en général, du rouge, du rose ou du jaune – qui laisse passer la lumière, laquelle crée un effet captivant et enchanteur lorsque l’on regarde par le trou. Si chaque élément est choisi avec soin, le concepteur peut s’arranger avec les moyens du bord, ce qui donne un aspect enfantin et artisanal à l’ensemble. Composé de bric et de broc, l’objet ne coûte rien. Fragiles, ces boîtes sont d’ailleurs le plus souvent jetées après leur utilisation souvent temporaire.
Malgré ce côté rudimentaire, il faut du temps pour juxtaposer les matériaux de manière harmonieuse et parvenir à un effet tridimensionnel. La difficulté vient du fait que l’on part de son propre stock de souvenirs visuels. Il s’agit de créer une abstraction à partir d’images mises côte à côte que l’on engendre à partir de « soi-même » tout en ayant bien conscience qu’il est indispensable d’inventer une spatialité qui plongera le spectateur en pleine illusion. Les gestes se doivent d’être minutieux pour ne pas risquer de rater l’effet désiré. Le créateur de kijkdoos adopte le même état d’esprit que le bricoleur décrit par Claude Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage :
Regardons-le à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l’inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties.
Aucune étude quantitative ni statistique n’atteste la généralisation du phénomène à l’échelle nationale. Cependant, les études qualitatives indiquent une nette tendance : nombreux sont les Néerlandais à avoir été mis en présence de cette boîte au moins une fois dans leur vie, le plus souvent à l’école vers l’âge de six ans, mais pas systématiquement comme me l’ont affirmé plusieurs professeurs des écoles, cette activité ne faisant pas partie des apprentissages fondamentaux du primaire. Quant aux parents néerlandais, parmi ceux que j’ai interrogés, nombreux sont ceux qui proposent à leurs enfants de fabriquer une kijkdoos pour les occuper pendant les vacances ou le week-end. La mère ou le père aide alors sa progéniture à découper et colorier les différents composants de la boîte, assurant ainsi la transmission d’un savoir-faire ancien et la continuité d’un geste qu’ils ont eux-mêmes expérimenté et appris en famille dans leur enfance.
Il n’est pas rare non plus que des magazines néerlandais contiennent des patrons imprimés à découper et à coller pour réaliser des boîtes. Ces modèles prêts à l’emploi sont également régulièrement distribués sur des présentoirs à la sortie de supermarchés, par exemple dans les Albert Heijn au cours de l’année 2014 ou dans des musées comme à Hindeloopen, ce petit village frison connu dans le monde entier pour les intérieurs et meubles peints de ses maisons. Sur son site, le musée Van Gogh d’Amsterdam met quant à lui à la disposition des enfants un jeu qui consiste à placer des éléments des toiles du peintre dans une kijkdoos virtuelle. Pediforma, une marque néerlandaise de souliers orthopédiques, vendait, quant à elle, dans les années soixante-dix du siècle passé, des chaussures dont l’emballage pouvait être transformé en une kijkdoos dans laquelle prenaient place des figurines de cirque en papier. La marque Nivea a également offert dans les années soixante à ses clients des « dioramas » dans lesquels les enfants pouvaient observer des mondes sous-marins par un trou. Autre preuve de cet engouement extraordinaire pour ces boîtes, en tapant le mot kijkdoos dans un moteur de recherche sur internet, le nombre d’occurrences néerlandaises (images de boîtes, patrons, vidéos) qui ressort est vertigineux.
Pour ce qui est du contenu, il ne semble pas exister de typologies particulières. Les scènes représentées varient d’un créateur à l’autre. Chacun place et présente dans l’espace clos de la boîte un moment de sa vie ou un trait de son caractère. Les illustrations forment systématiquement des « petites images », à la fois par la taille et pas leur côté banal. Certains thèmes sont un peu plus courants que d’autres, en particulier les tableaux champêtres composés d’arbres, d’un paysage automnal, de montagnes, d’animaux ou d’une maison à laquelle on accède par un chemin. Les plus chevronnés placent un dispositif qui permet de manipuler et d’animer mécaniquement avec une petite manivelle les figures afin de créer un effet cinétique. Parmi les nombreuses vidéos proposées sur internet, mentionnons celle d’une jeune artiste, Anne Rietmeijer, réalisatrice d’un film de cinq minutes (visionner ci-dessous) dans lequel un garçon fabrique des dizaines et des dizaines de boîtes jusqu’à ce que celles-ci envahissent totalement sa chambre. Par les trous, une jeune femme blonde habillée en robe rouge apparaît, sans doute l’objet de son fantasme, et lui fait signe jusqu’à ce que l’enfant s’aperçoive qu’il est lui-même dans une boîte et que cette jeune femme le regarde également par un trou.
Voilà pour le dispositif général qui n’est pas sans rappeler toutes ces boîtes promenées dans la rue par des forains itinérants ou appréciées des aristocrates aux XVIIe-XIXe siècles. Les gens payaient pour regarder dedans et y admirer des scénettes rehaussées par des effets de relief et de profondeur. Ces dispositifs, véritables objets d’art, peuvent désormais être admirés dans les musées, par exemple au celui du cinéma de Turin ou encore à la cinémathèque française. Ces attractions portatives et illustrées aux vertus pédagogiques et récréatives ont pris différents noms et différentes formes au cours du temps : la boîte d’optique, la lanterne magique, le théâtre d’Engelbrecht, la boîte anamorphique. Dans la même veine, le peintre Samuel van Hoogstraten (1627-1678) fut l’auteur d’une boîte d’optique en trois dimensions que l’on peut contempler à la National Gallery de Londres : elle représente l’intérieur d’une maison néerlandaise que l’on peut observer de face ou par un orifice situé sur le côté vers lequel pointe le doigt d’un ange. Samuel van Hoogstraten a conçu une autre boîte d’optique en 1663 qui est présentée à l’Institute of Arts de Détroit. Le Musée Bredius de La Haye possède lui aussi une perspectiefkast ou kijkkast du XVIIe siècle. Mais ces boîtes furent détrônées par des machines plus élaborées et plus spectaculaires : le diorama (on songe à l’exposition au Palais de Tokyo en 2017), le polyorama, le stéréoscope, le cosmorama, le diorama de Daguerre et Bouton jusqu’à l’avènement de la photographie et du cinéma. L’engouement pour les vues d’optique s’est ensuite progressivement émoussé, sauf aux Pays-Bas où les boîtes ont curieusement poursuivi leur existence sous d’autres formes, grâce à l’invention et à la généralisation de la boîte à chaussures à la fin du XIXe siècle. Les Néerlandais les ont détournées de leur fonction initiale pour leur donner une nouvelle vie sous la forme de la kijkdoos actuelle. Les raisons pour lesquelles cet engouement ne s’est pas éteint aux Pays-Bas reste cependant un vrai mystère.
Les « Idées reçues » des éditions Le Cavalier bleu ont le mérite de déboussoler le lecteur en éradiquant, dans de petits livres accessibles, certains préjugés tenaces. On doit à Thomas Beaufilsdeux des petits volumes de cette collection : sous l’égide du Manneken Pis,Les Belges(2004)et, publié dernièrement dans un bel orange – cet orange national d’origine provençale –,La Hollande(2009).
Le site de l’éditeur présentant la table des matières ainsi qu’un passage de ces deux livres, contentons-nous de picorer quelques phrases :
Vive la bureaucratie !
Si Bruxelles est la capitale de facto de l’Union européenne, elle concentre les futures difficultés de l’Europe unie à mesure que celle-ci s’élargit : la collaboration entre ethnies, l’intégration, la question des langues, la froideur des institutions, la bureaucratie. Peut-elle alors véritablement dans ces conditions constituer un modèle pour l’intégration européenne ? (Les Belges, « Bruxelles est la capitale de l’Union européenne », p. 58)
Histoires belges
Pour autant les Belges ne sont pas dépourvus d’humour et d’amour-propre et leurs contre-attaques ne manquent pas de mordant. Par exemple : « Comment faire fortune ? Il suffit d’acheter un Français au prix qu’il vaut et de le revendre au prix qu’il s’estime… » (Les Belges, « Les Belges sont bêtes », p. 78)
D'où vient la frite ?
De quand dater la naissance de la frite, et qui peut revendiquer la paternité de cette croustillante invention ? C’est ce que tente de déterminer très sérieusement depuis plusieurs décenniesPaul Ilegems, professeur à l’Académie Royale des Beaux-Arts d’Anvers et conservateur du Frietkot muséum (Musée de la baraque à frites) de la même cité. (Les Belges, « Les Belges raffolent de moules frites et de bière », p. 85)
Vins et fromages
Les fromages néerlandais ne se limitent pas à l’Edam et au Gouda. Il en existe une extraordinaire variété que les Néerlandais ont peut-être eux-mêmes occultée afin de favoriser l’exportation d’un produit unique et industriel. […] Bref, tout ce qu’il faut pour composer un magnifique plateau, à accompagner par exemple d’un délicieux vin blanc néerlandais d’Apostelhoeve, un vignoble situé sur les coteaux de Maastricht. Les Français n’ont plus qu’à bien se tenir ! (La Hollande, « La Hollande est l’autre pays du fromage », p. 33)
Gastronomie batave
Derrière l’image industrielle de la malbouffe néerlandaise se cachent aux Pays-Bas des trésors d’inventivité culinaire.Voedsel(« nourriture ») en néerlandais a d’ailleurs la même racine queopvoeden(« éduquer »). Les ingrédients de base de cette cuisine, que l’on peut qualifier de paysanne dans le sens le plus noble du terme, sont simples, sobres et nourrissants […]. Tous ces aliments sont porteurs d’une identité que les Néerlandais veulent préserver. Ces plats nationaux typiques vantés dans de nouvelles éditions culinaires fort élégantes semblent d’ailleurs retrouver leur vigueur d’antan. (La Hollande, « Les Néerlandais ne savent pas cuisiner », p. 39)
Les rois de l'Alpes d'Huez
Un Néerlandais roule rarement avachi sur sa monture ou penché vers l’avant, la tête dans le guidon, tout simplement parce que les vélos néerlandais sont ergonomiques. La forme du guidon, recourbé, placé très haut, et la position de la selle permettent de garder le dos bien droit et la tête haute pour dominer et contrôler la circulation. Les roues, plus grandes, absorbent mieux les aspérités de la route. Cela renforce cette impression de majesté et de puissance. Au moment de freiner, le novice sera certainement pris de panique en s’apercevant de l’absence des traditionnelles poignées de frein sur le guidon… (La Hollande, « La Hollande est La Mecque du vélo », p. 86)
Le meilleur du passé & le pire d'aujourd'hui
Osons la comparaison ! Télé-réalité et peinture hollandaise du XVIIesiècle procèdent du même artifice. Le vif intérêt qu’elles suscitent s’explique essentiellement par la possibilité de surprendre une scène osée. Les multiples allusions sexuelles font croire à un possible passage à l’acte qui ne vient en fait jamais. (La Hollande, « Les Hollandais sont les inventeurs de la télé-réalité », p. 98)