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histoire littéraire

  • En Hollande toute !

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    Un Hollandais parisien : Joris-Karl Huysmans

     

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    Marc Smeets, Een Parijse Hollander. Joris-Karl Huysmans, Hilversum, Verloren, 2021, 226 p[1].

     

     

    Dans l’un de ses écrits sur l’art, J.-K. Huysmans (1848-1907), en admiration devant des gravures de l’artiste et poète amstellodamois Jan Luyken (1649-1712), dont il en possède d’ailleurs certaines, anathématise les richissimes collectionneurs qui préfèrent dépenser des fortunes pour acquérir des toiles imposantes de l’animalier Constant Troyon (1810-1865) ou de l’académique Jean-Léon Gérôme (1824-1904) plutôt que d’en acquérir une seule, serait-ce pour dix fois moins, d’Auguste Renoir (1841-1919) ou de Jean-François Raffaëlli (1950-1924) : « Le propre de l’argent est de parfaire le mauvais goût originel des gens qu’il gorge ; aussi la richesse va-t-elle, en peinture, là où son groin la mène, aux Meissonier et aux Jacquet, aux Munkascy et aux Henner, aux Bourguereau et aux Detaille ! » Et le critique de souhaiter à ces parangons du panurgisme de subir le sort atroce que réservent des catholiques aux réformés représentés par le fervent Luyken sur ses tailles douces : « En songeant à la prodigieuse imbécillité de ces dollars et à la rare infamie de ces toiles, je rêve volontiers devant la vieille planche ‘‘des Martyrs’’ de Jan Luyken. Elle contient, en effet, quelques tortures qu’en imagination j’appliquerais avec une certaine aise, je crois, à la plupart de ces acquéreurs. Celles-ci, peut-être : les attacher, nus, sur une roue qui, emmanchée d’une manivelle, tourne et pose le corps, alors qu’il descend et atteint la terre, sur une rangée aiguë de très longs clous ; ou bien asseoir ces suppliciés sur des chaises rouges et les coiffer délicatement de casques chauffés à blancs ; – les attacher encore par un seul poing à un poteau, après leur avoir lié préalablement les jambes, et leur enfoncer difficilement, presque à tâtons, à cause du va-et-vient du corps qui se recule et cherche à fuir, la spirale ébréchée d’un vilebrequin énorme. » Cependant, Huysmans estime que pareilles représailles nous lasseraient et, au bout du compte, enrichiraient d’autres industriels, en rien eux non plus d’authentiques dilettantes : « Les chevalets, les bassines à poix, les tenailles et les pinces, les doloires et les scies s’useraient à tourmenter la multitude des acheteurs et des peintres. On enrichirait ainsi les manufacturiers de l’acier médical et du fer et comme, eux aussi, ils achèteraient des Gérôme et des Bouguereau, ce serait une chaîne ininterrompue de supplices que prolongeraient, dans les siècles à venir, les générations issues de leur misérable commerce avec des femmes elles-mêmes enfantées, dans des oublis de négociants véreux et repus. »

    JKH - Ecrits-sur-l-art.jpegMéconnu en France à l’époque comme il l’est d’ailleurs encore probablement aujourd’hui, Jan Luyken est l’un des Hollandais auxquels Joris-Karl aime consacrer des pages, ceci même si le bonhomme d’une laideur extrême appartient à « ces ennuyeux huguenots dont la race, si mal arrachée par les jardiniers de Rome, a poussé jusqu’à nos jours ses rejetons d’hypocrites bourgeois et de tristes et de sots pasteurs »[2]. Ainsi, À rebours s’attarde sur la vie aux maints épisodes tragiques de cet artiste : il est en effet l’un des rares dont Des Esseintes agrée des œuvres sur ses murs. Plus attendus, Frans Hals (1582/1583-1666), Adriaen van Ostade (1610-1685) et Rembrandt (1606-1669) occupent eux aussi une place non négligeable dans la production du fils du lithographe néerlandais Godfried Huijsmans (Breda 1815-Paris 1856) et de la Française Malvina Badin (1826-1876). Dès 1874 et le recueil de poésies en prose Le Drageoir aux épices, le jeune homme manifeste un goût pour les peintres du Nord (Paysans de Brauwer, buvant, faisant carrousse, / Sont là. Les prenez-vous ? À bas prix je les vends… ; « La Kermesse de Rubens », « Cornelius Béga »). Point de Johannes Vermeer (1632-1675) toutefois dans l’œuvre, lequel avait pourtant été redécouvert par Théophile Thoré-Bürger, et dont onze des toiles avait été exposées en 1866 au Palais des Champs-Élysées : « Tableaux anciens empruntés aux galeries particulières ».

    Parler de peinture hollandaise relativement à l’œuvre d’écrivains français est symptomatique d’une situation qui, depuis de longues décennies, perdure : on a l’impression qu’à leurs yeux – ceci à de rare exception près, Yves Leclair en étant une[3] –, la Hollande n’existe qu’à travers ses imagiers et aucunement, pour ainsi dire, par l’intermédiaire de ses autres créateurs : compositeurs, poètes, sculpteurs, architectes, écrivains… On le regrette d’autant plus à propos de Huysmans : un destin un peu plus irrévérencieux aurait pu faire de lui un auteur à même de lire ses confrères bataves et d’ainsi, par exemple, transposer en français quelque précieuse prose picturale d’Arij Prins (1860-1922) bien mieux que n’a pu le faire un Georges Khnopff (1860-1927)[4]. Dans la correspondance qu’il échange avec son ami hollandais, non dénuée de passages savoureux, Joris-Karl suppose que seul un Maeterlinck (1862-1949) – lui qui ouvre À rebours sous la forme d’une épigraphe – serait à même de restituer « la personnalité curieuse » du style de l’original[5], Maeterlinck qui a eu le mérite de traduire Die gheestelike brulocht (L’Ornement des noces spirituelles) et Vanden twaelf beghinen (Le Livre des XII béguines) du mystique Ruusbroec, mais qui ne s’est malheureusement pas attaqué à des œuvres de ses contemporains flamands ou néerlandais, pas même à l’une de celles de son intime Cyriel Buysse (1859-1932)[6].

    Arij Prijs, par Willem Witsen (1892)

    ARIJ Prins PAR Witsen 1892.jpgCela dit, malgré une connaissance pas même rudimentaire de l’idiome paternel, Huysmans a, durant une bonne partie de son existence, porté un réel intérêt à quelques provinces hollandaises et non pas seulement à leurs peintres. C’est de cet attachement aux contrées septentrionales dont traite une partie de l’ouvrage Een Parijse Hollander (Un Hollandais parisien) de Marc Smeets. Après plusieurs travaux sur son écrivain de prédilection[7], ce dernier a offert l’an passé au lecteur néerlandais le fruit de maints rapprochements et recoupements qu’il a opérés dans la vie et l’œuvre du créateur de Durtal. Une entreprise exhaustive qui se présente sous forme tripartite : I. Huysmans et la Hollande (biographie) ; II. Huysmans en Hollande (réception) ; III. La Hollande chez Huysmans (l’œuvre). Si le sujet appelait pareille structure, il n’en reste pas moins que ce clin d’œil trinitaire n’eût certainement pas déplu à l’oblat. Il va de soi que certains éléments sont connus de la critique huysmansienne et des lecteurs du Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, mais ils n’ont jamais été présentés de la sorte, sous un dénominateur commun, en faisant appel, en plus des textes, aux lettres inédites, aux périodiques néerlandais, etc. L’amateur retrouvera maintes évocations familières quant au passage des prénoms Charles Marie Georges à Joris-Karl, aux voyages aux Pays-Bas, aux péripéties et brouilleries familiales, à l’amitié avec Arij Prins, à l’écriture de Sainte Lydwine de Schiedam… de même que leur seront familiers les chatoiements glanés dans la culture batave au fil des publications du romancier et critique d’art.

    Il n’en est pas moins vrai qu’Un Hollandais parisien remédie à une grosse anomalie : l’absence d’étude digne de ce nom, en néerlandais, sur cet homme de lettres dont le cœur n’a guère cessé de battre pour les terres de son père et de Constant (1810-1888), l’oncle peintre et parent resté le plus proche. Ce livre forme donc un accompagnement plus que bienvenu pour les néerlandophones qui ont été séduits par l’une ou l’autre des traductions existantes, à savoir Marthe, En ménage, À vau-l’eau, À rebours, Là-bas, En route, En rade, En Hollande, La Retraite de monsieur Bougran, Dom Bosco, Les Foules de Lourdes ainsi qu’une partie des essais sur l’art (Félicien Rops, Gustave Moreau, Odilon Redon, Degas, Whistler, Millet, Cézanne, Goya, Turner…)[8].

    ARIJ PRINS - HUYSMANS - LETTRES.jpegDans Un Hollandais parisien, la cinquantaine de pages consacrées à la réception de l’œuvre aux Pays-Bas du vivant de l’auteur ou juste après sa disparition sont donc sans aucun doute celles qui renferment le plus de données nouvelles pour les aficionados. Elles mettent d’abord en lumière les avis, souvent contrastés et non moins évolutifs, émis au fil du temps par quelques figures majeures du renouveau littéraire des années 1880, à savoir le « guide » Willem Kloos (1859-1938)[9], l’esthète Lodewijk van Deyssel (1864-1952), le compositeur Alphons Diepenbrock (1862-1921) et le francophile Frans Erens (1857-1935)[10] –, mouvance au sein de laquelle évoluait Arij Prins lui-même, certes parfois depuis Hambourg. Dès le début, Arij Prins fait preuve de plus de « lucidité critique » que ses compatriotes dont il va d’ailleurs gagner certains à sa cause : la défense de Huysmans qui s’est démarqué du naturalisme. Marc Smeets prolonge et enrichit le propos qu’il tenait en 2008[11] et en 2011[12], son exposé abordant la perception de l’œuvre de Joris-Karl sous la plume d’un professeur et critique respecté, à savoir Jan ten Brink (1834-1901)[13], thuriféraire de Zola au même titre que l’un des correspondants de ce dernier, Jacob van Santen Kolff (1848-1896)[14]. Difficile en effet de lire le premier Huysmans sans faire un passage par Médan, même si là se déversent, selon nombre de commentateurs hollandais, les égouts des belles-lettres françaises. Au fil du temps, pour une part sous l’influence de Prins est-on en droit de penser, Jan ten Brink, ou « Preste-Plume » ainsi qu’on a pu le surnommer, a fini, sans pour autant renier les principes zoliens, par reconnaître la singularité de l’auteur des Sœurs Vatard, qui, à chaque nouvel ouvrage, cherche à se renouveler, « à percevoir quelque chose de tout à fait extraordinaire ». C’est ce que l’on comprend en lisant la quarantaine de pages datant de 1887 dans lesquelles l’érudit aux proéminentes bacchantes passe en revue tous les écrits de Joris-Karl alors publiés. Comme d’autres avant lui et surtout après lui, le critique souligne le fait que l’écrivain est, pour moitié, néerlandais, et que « les deux nationalités se reflètent dans son œuvre », ce qui est d’autant plus vrai qu’il professe un réel « antiméridionalisme ».

    À la même époque, « Hollande » retient l’attention d’une plume anonyme qui réduit ce récit de voyage à un pur échantillon d’« insipides saletés » naturalistes. Après une première phase d’extrême frilosité[15], le raffiné prosateur Lodewijk van Deyssel va se reconnaître, à partir de la toute fin des années 1880, une réelle parenté avec plusieurs titres de son confrère parisien. À tel point qu’il bondit sur Là-bas pour répandre au plus tôt, dans les revues et sa correspondance, ses éloges en ayant pris soin de proclamer, peu avant, la mort du naturalisme. En 1895, il s’empressera pareillement de lire puis de commenter sa lecture d’En route, même s’il émet en l’occurrence certaines réserves. La facette « mystique » du roman, restituée dans une palette trop naturaliste, dérange de même Frits Lapidoth (1861-1932) : « on ne peut pas se jeter dans le mysticisme comme d’autres dans l’occultisme », écrit à propos de Durtal, ce littérateur, correspondant pendant une dizaine d’années (vers 1884-1894) d’un grand journal hollandais dans la capitale française, très au fait des pratiques occultistes parisienne ainsi que le prouve Goëtia (1893), son roman à clef tout imprégné de la lecture de Là-bas[16]. Malgré donc des réserves, cet auteur salue le talent de Huysmans dans un long article portant essentiellement sur En route.

    Frins-Gendelettre-scaled.jpgDe son côté, le catholique Limbourgeois Frans Erens se réjouit du virage « spirituel » que révèle le roman en question, « l’un des livres les plus importants de ce dernier quart de siècle ». Ayant constaté qu’À vau-l’eau n’a bénéficié de quasiment aucune attention, il consacre par ailleurs quelques pages à cette œuvre plus courte qui, à son avis, survivra mieux que la plus grande partie de la production littéraire du XIXe siècle. Par la suite, il va considérer La Cathédrale, ainsi que quelques autres titres, comme des monuments bien plus imposants que la Rome, le Paris ou la Lourdes de Zola ; il souligne alors l’essence de la mystique au sens huysmansien du terme, à savoir « une œuvre d’art qui prend vie grâce à la force galvanisante de l’artiste croyant[17] ».

    Toutefois, on le sait, l’enthousiasme de la plupart des Hollandais – dont Arij Prins – s’est refroidit sensiblement à la toute fin du XIXe siècle, à compter justement de la parution de La Cathédrale[18]. Revue socio-culturelle de qualité, De Kroniek (La Chronique, 1895-1907), au sein de laquelle on peut distinguer un courant catholique et un courant socialiste, est le seul périodique confessionnel à faire état des nouvelles publications de Joris-Karl, sans pour autant leur consacrer de réelles recensions. Au demeurant, il faudra attendre la mort du converti pour réentendre Arij Prins et Frans Erens s’exprimer sur « la plus importante figure littéraire de la France moderne[19] ». Selon ce dernier, Huymans est celui qui a préparé le terrain au symbolisme. Point commun entre le Limbourgeois et le seul Néerlandais à avoir entretenu une longue correspondance avec le romancier : le silence quasi total sur les œuvres de celui-ci postérieures à La Cathédrale. Cette extrême discrétion et cette défiance de la critique s’expliqueraient-elles par la prééminence de la mentalité réformée ? par la frilosité des milieux catholiques devant des écrits que bien des dévots estiment immoraux ?

    Il se trouve que c’est justement la sphère catholique, au sein de laquelle d’aucuns classifiaient les livres en fonction de leur degré d’indécence, qui va assumer la relève, donnant, bien plus qu’on ne le croyait jusqu’à présent et pas forcément aussi négativement qu’on ne le supposait[20], des commentaires sur les œuvres postérieures au retour à la foi de Joris-Karl. Marc Smeets relève une bonne poignée de périodiques confessionnels et autant d’auteurs qui s’attardent plus ou moins longuement sur ces nouveaux titres. Pour son propos, il retient De Katholiek, qui se distingue par une réelle curiosité et par son lectorat choisi. À propos du Hollandais parisien, ce mensuel donne la parole à trois chroniqueurs[21] :

    - en 1896, le journaliste Jan van der Lans (1855-1928) est le premier à situer par le menu l’œuvre de Joris-Karl dans un contexte proprement catholique, ceci à propos d’En route. Il se réjouit de voir le romancier quitter les cloaques du naturalisme pour faire « une apologie du christianisme » guidée par la célébration du beau.

    FRANS POELHEKKE.gif- en 1900, le prêtre de Schiedam Frans Poelhekke (1846-1902)[22] – l’« encyclopédie » à laquelle a puisé Huysmans après son séjour en 1897 dans cette cité pour se documenter sur sainte Lydwine – publie « Eene oprechte bekeering » (Une conversion sincère), article dans lequel il défend son ami, essentiellement sur la base des Pages catholiques (1899), contre les allégations tendant à le comparer à l’imposteur Léo Taxil, lequel, après avoir été reçu en audience par le pape, a fait savoir que sa conversion n’était que pure blague. Ainsi, le curé infirme la parole de ceux qui réclament à l’écrivain de renier ses écrits passés. Et s’oppose à l’idée selon laquelle il aurait, dans sa nouvelle vie, changé de style. En juillet 1901, toujours dans la même revue, le père Poelhekke propose une anlyse de Sainte Lydwine, qui est un peu son bébé. La lecture de cette hagiographie est « magnificence », d’autant que l’auteur inscrit son propos dans la dimension mystique telle que l’entend l’Église : « la relation de l’homme au surnaturel ». Grâce à lui, conclut le membre du clergé, la littérature est de retour dans le giron de la catholicité. Cependant, après la mort de ce serviteur de Dieu survenue 1902, De Katholiek va rester muet au sujet de Huysmans.

    - il faudra attendre le trépas de ce dernier pour que le mensuel sorte de cette léthargie, ceci par l’intermédiaire de Louis B.M. Lammers (1863-1923) qui, vivant à Paris, a eu l’occasion de rencontrer l’écrivain. En pas moins de 7 livraisons qui couvrent 66 pages – le plus grand article jamais consacré, aux Pays-Bas, à l’auteur d’À rebours[23] –, cet ancien religieux atteste du dépit qu’éprouvait Joris-Karl devant le scepticisme de nombre de ses contemporains relativement à sa conversion. Non sans observer une certaine prudence, Lammers se refuse à scinder les deux Huysmans, à parler d’un homme qui aurait rompu avec son style ou qui devrait abjurer ses écrits passés. Son style n’est ni naturaliste, ni catholique, assure-t-il, c’est son style, un style qui lui est propre. Le critique est par ailleurs le premier en Hollande à commenter dans la presse Les Foules de Lourdes, qu’il qualifie de « chant du cygne » ; un curieux livre, mal composé, mal structuré et, malgré tout, sauvé par la qualité de la palette et la beauté de l’écriture. Par son argumentation, le défroqué annonce en réalité l’exégèse récente selon laquelle, l’auteur, en quête d’une nouvelle formule vers la fin de sa carrière, a opéré, à plus d’un titre, un retour au terreau naturaliste.

    LYDWINE - HUYSMANS - DEDICACE.jpgMalgré les efforts de ces différents laudateurs, ce sont les romans de la première période de Huysmans qui ont conservé la faveur des lecteurs bataves, ceci jusqu’à nos jours où, par exemple et malgré quelques tentatives, Sainte Lydwine n’a toujours pas été traduit non plus d’ailleurs que L’Oblat.

    La troisième partie de l’ouvrage de Marc Smeets, qui détaille la présence de la Hollande dans l’œuvre de Huysmans, revient pour l’essentiel et sur le catholicisme – à travers la figure de Lydwine de Schiedam – et sur les peintres septentrionaux dont fourmillent les écrits de Joris-Karl, tant Rembrandt et les plus anciens que quelques contemporains, par exemple Jozef Israëls (1824-1911), membre de l’École de La Haye qui avait suivi une partie de sa formation à l’École nationale des beaux-arts de Paris[24]. Dans ces pages, il est entre autres question d’une aspiration de Huysmans – et donc du Durtal de L’Oblat –, laquelle marie art et foi : « vivre au milieu de coreligionnaires amoureux des arts au sein d’une phalanstère monacal d’artistes ». Songeant au passé médiéval, Durtal n’a-t-il pas la nostalgie d’une fusion des âmes qui prend corps dans une alliance spirituelle entre artistes ? Il se trouve qu’un Hollandais ayant souvent séjourné en France, peintre de surcroît, aurait pu permettre à l’écrivain et à son double littéraire de concrétiser leur rêve. Au cours de la dernière décennie du XIXe siècle, Jan Verkade (1868-1946), rejeton d’une famille de biscuitiers connue de tous aux Pays-Bas, se convertit puis devient oblat à l’abbaye de Beuron – pas très loin du lac de Constance –, communauté bénédictine et, à l’époque, véritable foyer de création artistique. Ami de Maurice Denis (1870-1943), de Paul Sérusier (1864-1927), d’Émile Bernard (1868-1941), de Paul Gauguin (1848-1903)[25] ou encore de l’artiste néerlandais Richard Roland Holst (1868-1938), membre assez oublié des Nabis bien que sa stature lui eût valu le surnom de « nabis obéliscal », Verkade[26] finit par être ordonné prêtre en 1902 en choisissant le prénom Willibrod, celui de l’apôtre des Pays-Bas. On peut regretter que les chemins de Jan et de Joris-Karl, eux qui ont, chacun à leur manière, enrichi artistiquement et spirituellement France et Hollande, ne se soient semble-t-il jamais croisés. Ne partageaient-ils pas le même idéal ? « Cela restait mon rêve, écrit Dom Willibrod, ne plus demeurer seul dans ma faiblesse individuelle, mais recevoir ma part de la force et de la consolation qui émanent d’une aspiration à vivre et œuvrer en communauté. » Pour lui, cet ardent désir ne se concevait pas sans la possibilité de s’inscrire dans une tradition artistique au sein de laquelle l’individu se fond dans une universalité, là où il lui est donné de s’adonner à l’art religieux.

     

    Daniel Cunin

     

     

     

     

     

    [1] L’auteur évoque son livre dans une vidéo (ci-dessus) mise en ligne par son éditeur. Recensions publiées à ce jour : Marc van Oostendorp, « Nergens dansen de boeren en boerinnen » ; Martin de Haan, « Het Hollandse van de on-Hollandse schrijver Joris-Karl Huysmans », De Volkskrant, 27 janvier 2022 ; Roeland Dobbelaer, « Een Parijse Hollander, Joris-Karl Huysmans. Van Rembrandt naar de heilige Lidwina van Schiedam en weer terug » (https://deleesclubvanalles.nl/recensie/een-parijse-hollander-joris-karl-huysmans/) ; Peter Nissen, « Huysmans in Nederland, Nederland in Huysmans », Nieuws van Zuid, n° 7, mars 2022, p. 17-19.

    [2] Toutes les citations sont tirées de « Des Prix. – Jan Luyken », in Écrits sur l’art. L’Art moderne. Certains. Trois primitifs, présentation, notes, chronologie, bibliographie et index de Jérôme Picon, GF Flammarion, Paris, 2008, p. 313-322.

    [3] Daniel Cunin, « Rutger Kopland dans L’Autre vie. De Bruges à Groningue sur les pas d’Yves Leclair ». Du côté des rares écrivains belges francophones au fait des lettres néerlandaises, relevons les noms de Jean-Claude Pirotte, qui a par exemple rendu hommage à Eddy du Perron dans son recueil Hollande, et de Xavier Hanotte, traducteur de Hubert Lampo.

    [4] Sur Georges Khnopff traducteur, voir Clément Dessy, « Georges Khnopff ou la reconversion cosmopolite de l’homme de lettres », Textyles, n° 45, 2014, p. 47-67.

    [5] Lettre 217, 26 juillet 1904, in Joris-Karl Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins. 1885-1907, publiées et annotées par Louis Gillet, Librairie Droz, Genève, « Textes littéraires français », 1977, p. 386-387.

    HUYSMANS - EXPO - COUV.jpg[6] Cyriel Buysse a pu être traduit en français en particulier grâce à son grand ami Léon Bazalgette qui occupait d’importantes fonctions éditoriales à Paris.

    [7] On rappellera, parmi les articles que Marc Smeets a signés, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 60, 2008, p. 343-357 ; « ‘Ter verdediging van den Franschen bekeerling’. De receptie van J.-K. Huysmans in De Katholiek », Nederlandse Letterkunde, n° 3, décembre 2016, p. 235-255 ; « Dix lettres retrouvées de J.-K. Huymans à son oncle Constant », Revue d’Histoire littéraire de la France, n° 3, juillet-septembre 2019, p. 671-694 et « Le testament de Constant Huijsmans. Les dessous d’un héritage », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, 2020, p. 5-19. Auparavant, Marc Smeets avait consacré sa thèse à la conversion de l’écrivain : Huysmans l’inchangé : histoire d’une conversion, 2003 ; la même année, puis en 2009, il a réuni différentes études sous les titres Joris-Karl Huymans et J.-K. Huysmans chez lui. Par ailleurs, l’universitaire, qui enseigne à l’Université Radboud de Nimègue, collabore à l’édition des Œuvres complètes de Huysmans dans la collection « Garnier Classiques ». On peut considérer que cette collaboration et Een Parijse Hollander constituent l’aboutissement de vingt-cinq ans de recherches sur Huysmans.

    [8] Il convient de relever que la plupart de ces traductions, non rééditées, sont pour ainsi dire introuvables et que certaines mériteraient d’être retraduites.

    [9] Relativement à la détestation de l’œuvre du Français chez W. Kloos, auteur du sonnet « Contre J.-K. Huysmans », l’essentiel a été écrit en français. Voir : Joseph Daoust, « Huysmans et W. Kloos », Bulletin de la Société J.-K. Huysmans, n° 25, 1953, p. 275-280 et Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit., p. 356-351.

    Brachin-ChatNoir.jpg[10] À propos du Mouvement de 1880 aux Pays-Bas et des liens de Frans Erens avec les lettres françaises, on consultera en français : Pierre Brachin, Un Hollandais au Chat noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883, textes de Frans Erens, choisis et traduits par Pierre Brachin avec la collaboration de P.-G. Castex pour les annotations, La Revue des Lettres modernes, n° 52-53. En néerlandais, on se reportera à la thèse soutenue récemment à Groningue par Jean Frins, Gendelettre. De vormende jaren van Frans Erens (1857-1893), 2021, Literaire reeks moddersproak, n° 28. Gendelettre est le titre d’un roman parisien d’un ami d’Erens, le journaliste Paul Belon (1860-1933) ; le jeune Limbourgeois a servi de modèle pour en façonner le personnage central, André Morand.

    [11] Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit. Les 216 notes qui accompagnent cette partie du livre témoignent du souci d’entrer dans le moindre détail.

    [12] Marc Smeets, « À l’aune du Naturalisme : J.-K. Huysmans aux Pays-Bas », in Figures et fictions du naturalisme. Joris-Karl Huysmans, textes réunis et présentés par Jérôme Solal, Minard, Caen, « La Revue des lettres modernes », Série Huysmans, n°1, 2011, p. 69-82.

    [13] Historien de la littérature de son pays, observateur et chroniqueur de la vie de La Haye et de celle de Batavia, Jan ten Brink a trouvé l’énergie de rédiger nombre de contributions sur les lettres françaises dans lesquelles il lui arrive de traduire de longs passages des œuvres qu’il évoque ; maints volumes de ses Letterkundige schetsen (Croquis littéraires) réunissent ainsi bien des pages, non seulement sur J.-K. Huysmans, mais aussi sur Honoré d’Urfé, Madeleine de Scudéry, Chateaubriand, Lamartine, Hugo, Stendhal, Théophile Gautier, Jules Janin, Alexandre Dumas, Eugène Goblet d’Alviella, Eugène Sue, Balzac, George Sand, Octave Feuillet,  Edmond About, Ernest Feydeau, Arsène Houssaye, Flaubert, Alphonse Daudet, Jules Verne, Louisa Stiefert, Victorien Sardou, Henri Rochefort, Léon Hennique, Raoul Vast et Gustave Ricouard, Paul Déroulède, Émile Augier, Eugène Scribe, Henry Havard, Eugène Fromentin, Albert Millaud, Alfred Bourgeault, Eugène Gellion-Danglar, Adolphe Thiers, François-Auguste Mignet, les caricaturistes de l’époque…Par ailleurs, en 1879, Ten Brink a laissé des impressions de voyage : Van Den Haag naar Parijs. Reisgeheugenissen (De La Haye à Paris. Souvenirs de voyage), réimprimées à plusieurs reprises dans le volume Drie reisschetsen (Trois récits de voyage). Un chapitre, le quinzième, est consacré à la soirée qu’il a passée chez Victor Hugo (« À la table de Victor Hugo », texte traduit en français par Bertrand Abraham).

    [14] On se reportera à leur correspondance. Voir aussi : Romain Debbaut, « Émile Zola chez Jacques van Santen Kolff », Les Cahiers naturalistes, n° 63, 1989, p. 39-50.

    [15] Marc Smeets, « Huysmans de retour au pays : brèves remarques sur la réception de l’œuvre », art. cit., p. 350 sqq.

    GOETIA - COUV LAPIDOTH.png[16] Sur ce roman fin-de-siècle par excellence, voir, par exemple : Jacqueline Bel, « Satan in Holland : over Goëtia, de salon sataniste van Frits Lapidoth », in Th.A.P Bijvoet, S.A.J van Faassen, Anton Korteweg, C. van Toledo en Dick Welsink (réd.), Teruggedaan. Eenenvijftig bijdragen voor Harry G.M. Prick ter gelegenheid van zijn afscheid als conservator van het Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, Nederlands Letterkundig Museum en Documentatiecentrum, La Haye, 1988, p. 27-35. Et pour une première approche en anglais : Sander Bink, « Satan is a friend of my mine : the forgotten occult novel Goëtia (1893) ». Frits Lapidoth mérite sans doute un article de fond quant aux parentés de certains de ses écrits avec ceux de Huysmans.

    [17] Marc Smeets, Een Parijse Hollander. Joris-Karl Huysmans, Verloren, Hilversum, 2021, p. 84.

    [18] Pour les lectures que fait Van Deyssel des œuvres de Huysmans, on se reportera aux traductions françaises suivantes : « Lodewijk van Deyssel, trois comptes rendus (de Là-bas [De Nieuwe Gids, octobre 1891], En route [Tweemaandelijksch Tijdschrift, juillet 1895] et La Cathédrale [Tweemaandelijksch Tijdschrift, mai 1898]), traduits du néerlandais et annotés par Jan Landuydt, Bulletin de la Société J.K. Huysmans, n° 100, 2007, p. 64-85, et, dans le même numéro : Jan Landuydt, « Huysmans lu par Lodewijk van Deyssel », p. 87-102.

    [19] L’expression est de Frans Erens, dans une nécrologie écrite à Locarno : « J.-K. Huymans », De Amsterdammer, 26 mai 1907, p. 6-7. Quant à Arij Prins, il est revenu sur son amitié avec l’écrivain dans un entretien documenté qu’il a accordé, dans son salon de Schiedam, à Herman Robbers : « Charles-Marie-Georges (dit : Joris-Karl) Huysmans, een gesprek met Ary Prins », Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, 1908, p. 36-50. Voir en français : « Interview retrouvée : Herman Robbers, ‘‘J.‑K. Huysmans et Arij Prins’’, Amsterdam, Elseviers Geïllustreerd Maandschrift, juin 1908 (l’interview a eu lieu en 1907), traduction par Charles Gemmeke, avec des lettres de J.‑K. Huysmans, première partie, précédée d’une note préliminaire de Pierre Lambert », Bulletin de la Société J.K. Huysmans, n° 38, 1959, p. 417-430.

    [20] Ce que constate Marc Smeets par rapport à ce qu’avancent Jef van Kempen et Ed Schilders, « Estheet tussen vier muren. De bekering van Joris-Karl Huysmans », De Parelduiker, n° 5, 1996, p. 50-59.

    JKH - TOME 6.jpeg[21] Marc Smeets reprend pour l’essentiel son article néerlandais « ‘‘Ter verdediging van den Franschen bekeerling’’. De receptie van J.-K. Huysmans in De Katholiek », consacré à la réception de l’œuvre de Huysmans par la presse catholique des Pays-Bas. En voici le résumé anglais qu’il propose : « Until recently very little was known about the reception in the Netherlands of the French novelist J.-K. Huysmans (1848-1907), an “inexplicable amalgam of a Parisian aesthete and a Dutch painter” as he called himself. When scholars referred to this question, they did so in a very circumstantial way and hence created several misunderstandings : in the Dutch Catholic press for example, critics hardly showed any interest in J.-K. Huysmans’ later, post-conversion writings. This article seeks to rectify this impression and, to this end, uses a case study to clarify this issue : De Katholiek, one of the major Catholic journals in the Netherlands at the turn of the century, almost systematically reviewed the latter part of Huysmans’ oeuvre. »

    [22] Voir en français au sujet de ce prêtre amateur d’art : Jaap Goedegebuure, « Les relations néerlandaises de Joris-Karl Huysmans », Septentrion, n° 3, 1976, p. 53-62.

    [23] Sous le titre « Joris-Karl Huysmans, de kunstenaar en de bekeerling [l’artiste et le converti] ».

    [24] Quant aux artistes néerlandais (et belges) ayant vécu ou séjourné assez longuement à Paris entre 1850 et 1950, on se reportera à l’imposant et récent ouvrage de l’historien d’art Eric Min, Gare du Nord. Belgische en Nederlandse kunstenaars in Parijs (1850-1950), Pelckmans, Kalmthout, 2021.

    [25] Parmi les rares articles de Jan Verkade, relevons celui dans lequel il a consigné ses souvenirs portant sur Gauguin : « Erinerrungen an Paul Gauguin », Hochland, 1922, p. 7-27.

    VERKADE - COUV.jpeg[26] Verkade est revenu sur son parcours dans Van ongebondenheid en heilige banden, herinneringen van een schildermonnik (1919), livre traduit en français sous le titre Le Tourment de Dieu (1926). Les publications à son sujet ne son guère nombreuses. À l’occasion d’une exposition itinérante (Rijksmuseum d’Amsterdam, musée des Beaux-Arts de Quimper et Städtische Galerie d’Albstadt, ville proche de l’abbaye de Beuron), Caroline Boyle-Turner a donné un Jan Verkade, disciple Hollandais de Gauguin, avec des contributions de J.A. van Beers, Adolf Smitmans et Tim Huisman, Waanders/Musée des Beaux-Arts de Quimper, Zwolle/Quimper, 1989. Dans la conclusion de son essai, cette historienne de l’art, se reportant à Durtal, relève de surprenants parallèles entre la conversion de Huysmans et celle de Verkade, toutes deux advenues d’ailleurs au cours de l’été 1892.

     


     

     

  • André Salmon, par W.G.C. Byvanck

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    Entre Calumet et Fééries

     

     

    Dans le sillage de la conversation entre André Salmon et W.G.C. Byvanck portant sur Apollinaire, voici le premier volet de l’article consacré par le Hollandais à l’écrivain français (publié le 8 avril 1922 dans De Amsterdammer). Les suivants consistent essentiellement en une présentation et paraphrase du roman La Négresse du Sacré-Cœur.

     

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traduction

     

     

    André Salmon

     

     

     

    Parler de lui, cela va me causer un sacré mal de tête !

    J’aimerais vous le présenter dans toute sa valeur, car André Salmon appartient aux tout premiers, à supposer qu’il ne soit pas destiné à devenir le premier. Mais voilà, lui, le naturel incarné, donne la prééminence aux autres. Jamais je n’ai vu un homme s’avancer vers moi avec une telle simplicité et engager la conversation comme s’il s’agissait d’en reprendre une entamée la veille. Lui qui, depuis plus de vingt ans, occupe une place dans les rangs littéraires, pourrait faire ressortir ses propres qualités à présent qu’il a passé la quarantaine.

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionÀ peine avions nous fait connaissance que nous étions déjà en train d’échanger sur un ton d’intimité. Si nous nous sommes beaucoup vus en un laps de temps assez court, c’est parce que nous avons beaucoup ri et flâné ensemble, nous nous sommes tapé la cloche, sans pour autant mettre sur le tapis beaucoup d’idées à même d’ébranler le monde. Avons-nous même parlé de ses vers ?

    Il est une chose qu’il éprouve au plus profond de lui-même : la perte par la France de bien des forces de l’esprit à la suite de la guerre. Les meilleurs nous ont quittés. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu’on ne retrouve pas les camarades de naguère. La solitude règne.

     

    Salmon m’a déniché un petit volume de ses poèmes parmi les moins anciens, Le Calumet (1910), ceux d’une date antérieure étant introuvables à moins, peut-être, de les exhumer de vieux numéros de revues. Ce recueil un rien fatigué était dès lors à ma disposition.

    En l’ouvrant, l’opacité m’a saisi.

    poème autographe de Salmon

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionQui oserait juger d’une poésie dans l’instant ? Lorsqu’elle est personnelle, elle se présente dans une langue propre à son auteur, qu’il convient de d’abord faire sienne. Les poèmes, je tiens à les lire et les relire pour moi-même jusqu’à ce qu’ils commencent à s’adresser à moi de façon naturelle. Le Calumet, mot indien que Gustave Aimard emploie pour désigner la pipe que l’on fume, m’a par trop transporté dans un monde étranger pour que je m’y sentisse tout de suite chez moi. Je le garde pour plus tard.

    Cependant, quelques pièces antérieures, plus aisées à sonder qu’à retrouver, peuvent justifier un jugement provisoire sur la poésie d’André Salmon.

    Je veux parler des Féeries et de pages similaires. Elles perpétuent la tradition de Jules Laforgue. Si elles semblent nous emmener dans la contrée des contes merveilleux, elles brisent en réalité ce mobilier démodé dans lequel elles ne reconnaissent plus la poésie : une figure moqueuse nous dévisage à travers les vers de la légende. Ceux-ci se transforment en une ronde d’images et d’idioties ; cette danse ne répercute pas moins un écho de sensations du passé qui ne se laissent pas tout à fait étouffer.

    Le flou leur est étranger.

    Les poèmes d’André Salmon sont d’une réelle précision picturale, ils accordent une à une les différentes impressions tout en les laissant gambiller de haut en bas dans leurs multiples variations. Le poète s’ébat avec eux jusqu’à parvenir à un sombre répit. Voici Salmon en Barbe-Bleue :

     

    J’habite un beau château peuplé d’épouses mortes.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,philippe soupault,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionCependant, l’automne perdure par le monde, le beau château a une triste gardienne, une vieille qui, dans sa solitude, ne se soucie plus de rien. Elle mérite de mourir, elle doit mourir ; pourquoi n’est-elle pas encore morte ? On dirait bien que les morts eux-mêmes aspirent à reposer en paix dans ce beau château. Et voilà que, sous les yeux du Barbe-Bleue moderne, les défuntes exécutent une danse :

     

    Des bouquets aux cheveux, les seins hors du corsage,

    Poussant de petits cris lubriques et sauvages ;

    Je les ai pourtant bien tuées, ma foi,

    Et je sais bien aussi qu’on ne meurt pas deux fois…

    Que je suis faible ! et qu’elles sont méchantes !

     

    Le voici tiré de son humeur sombre. Il va laisser place au souvenir, il va prendre intérêt à quelque chose, il s’amuse. Mais ces défuntes, ne serait-ce pas ses chères Muses ?

     

    D’aimables muses

    Qui m’enseignent bien des chansons

    Vagues et légères comme Elles

    Et, si je n’ai pas oublié,

    Elles étaient beaucoup moins belles

    Quand je me roulais à leurs pieds.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionLes vieux souvenirs, convoqués non sans remords et répugnance, l’imaginaire du poète – plongé dans son ennui mélancolique – les effleure ; il les voit revivre, plus beaux qu’au temps des passions, tels un don des Muses. Dans le château automnal, parmi tous les lambeaux de brume de l’imparfaite réalité, ressuscite la Poésie, dégagée, plus claire et plus belle que je ne la voyais naguère, se dit le poète non sans une pointe d’ironie, du moins tant que ma mémoire ne me joue pas des tours : le doute relève lui aussi de ce genre poétique.

    Il serait vain, certes, de se demander à quoi tend cet art. Il joue, il brésille, il aimerait se fondre en une sonorité triomphante. Il est pareil à celui du Tzigane qui parcourt le monde en jouant du violon.

    L’orgueil de ce baladin – avoir fait danser tous les couples ici-bas ! – et son souhait, ne serait-ce pas de quitter cette terre, satisfait de son destin ? À l’instar de l’ours qu’il a rapporté d’Asie et qui est mort en lui léchant les mains après avoir effectué une dernière danse pour les hommes que son maître avait fait danser ?

    Mais plus avant ! C’est la loi de la route… Au-delà de tout ce qui pourrait nous amener à nous arrêter : le toit qui nous attire, le trésor dont notre rêve nous dit qu’il a été mis à l’abri là pour nous… Au-delà !

     

    Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route,

    Baladins vagabonds,

    Pour perpétuer le rêve et pour forger le doute,

    Mais l’exil a du bon.

     

    L’exil : celui de toutes les règles ! Et pourtant, la fin est arrivée. Il s’est arrêté. On peut le voir au casino jusqu’à minuit, chef d’orchestre, vêtu d’un habit de baron polonais. Le vagabond qui a enfreint la loi de la libre errance ne pourra plus jamais retrouver la route,

     

    la route dont son cœur

    Rêva, belle comme un lac,

    Aux rives d’à-jamais et d’immortalité

    Et qui porte à nos lèvres pour manger et pour boire

    L’haleine du matin et le soupir du soir.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionMa prose grossière ne peut rendre justice au « Tzigane ». Cette chanson célèbre la liberté de la poésie par opposition au pressant vêtement dans lequel il lui faut se glisser pour se produire dans le monde. Il ne s’agit vraiment en rien de vers qui viendraient rehausser des vignettes, bien qu’ils s’accompagnent sans manquer d’images d’un dessin extrêmement précis quant à ce que le ménestrel tzigane rencontre sur son chemin. Ce sont bien plutôt des vers dont la cadence, les entrechats nous entraînent : plus loin, plus loin et toujours plus haut !

    Caractéristique d’André Salmon et de sa nature automnale – il ne porte pas un regard ensoleillé sur la vie –, se dégage un sonnet : « Bouquets ». Malgré la splendeur des fleurs destinées à des vases, il ne veut pas croire qu’il y ait encore des roses ni que l’été existe. Ses rêves lui ont offert la vision d’un jardin paradisiaque dont aucun coupable n’a été chassé et où aucune pénitence n’est exigée. Un lieu dont il a la nostalgie. Il est le botaniste de cette flore ; il sait où s’en est allée l’âme des lys ; mais les hommes s’imaginent que le reflet de simples fleurs suffit pour gagner des cœurs… comme si Cupidon, dans sa quête, s’équipait d’une boîte de botaniste et non d’un arc !

     

    Ah ! vrai, c’est à pleurer quand Éros se dandine

    La boîte verte au flanc, le sot, sans se douter

    Que toute rose est morte et qu’il n’est plus d’été.

    L’Année poétique,  décembre 1934

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionAprès l’exaltation des premiers quatrains, le rire silencieux et moqueur. Avant que nous ne passions à une œuvre d’un plus puissant calibre, voici une dernière chanson badine :

     

    Le poète et sa gloire !

    L’oiseau dans l’air du soir,

    La fille à son miroir

    Et le rat dans l’armoire !

     

    La veuve et ses sanglots,

    La folle et ses grelots,

    La plainte des bouleaux

    Et le rire de l’eau.

     

    La Reine en ses atours,

    Les pages dans la cour,

    Le lépreux dans la tour,

    Moi seul et mon amour !

     

    Relevez la grâce ainsi que le suivi des sonorités et des images. Elles semblent s’écarter de la nature et de notre monde pour gagner l’atmosphère de la romance artiste, avant de faire s’élever, dans un brusque élan, la plainte du cœur du poète !

     

    W.G.C. Byvanck

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    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Philippe Soupault & André Salmon à propos dApollinaire

     

     

  • Guillaume Apollinaire, par W.G.C. Byvanck

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    Une promenade avec André Salmon

     

     

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,paris

     

     

    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    En 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisfrançaise, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ainsi, le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes… André Salmon évoque leur rencontre dans sa correspondance avec Max Jacob ou encore dans ses Souvenirs sans fin. Ce dernier volume comprend par ailleurs une lettre en vers, de retour de Hollande, d’Apollinaire à Salmon :

     

    Mon cher André. Je suis revenu de Hollande.

    De mes œuvres je crois Wilhelmine la grande

    Grosse comme on ne l’est plus qu’aux Pays-Bas attend

    Le Prince qui rendra le Batave content.

    Veux-tu venir me voir ; il paraît que comique

    Ton roman t’entraînant par l’Europe et l’Afrique

    Sur ce grand chariot que Thespsis éprouva

    Tu régiras l’hyène et le fakir Deva.

    Viens me conter enfin du Mollet l’épopée

    Et comment en cyclope il se forge une épée.

    Manolo m’assura que vêtu de velours

    Et d’amples pantalons se traînant à pas lourds

    Le compagnon Mollet dans les forges s’embauche.

    On m’a dit que Dupuy défendit Moréas

    À qui la Montparno disait comme Calchas

    « Trop de prose » et Dupuy n’obtint pas son pardon ;

    Sa Jeannette est l’abeille aujourd’hui de Bourdon.

    Viens déjeuner… des huîtres… tu sas… mois en erre,

    Je t’attendrai demain. Guillaume Apollinaire.

     

     

     

     

     

    Guillaume Apollinaire

     

     

    Nous avons dîné ensemble puis notre conversation s’est prolongée bien longtemps encore. En fin de compte, André Salmon m’a raccompagné ; nous avons emprunté les quais de Seine. Cet après-midi, je le retrouve sur le boulevard Saint-Germain.

    « Hier soir, je lui dis, je n’ai pu m’empêcher de songer aux promenades nocturnes que j’ai effectuées avec Marcel Schwob le long de la Seine.

    - Apollinaire soutenait qu’il n’y a pas de promenade plus belle et plus intéressante au monde, mais il faut dire qu’il avait une prédilection pour les vieux livres : les savoir en vente au bord de l’eau l’attirait. Vous savez que nous approchons ici d’une terre sacrée. C’est dans ce quartier qu’il a vécu. »

    Bientôt, Salmon pointe sa canne en direction d’un sixième étage à l’angle du boulevard et de la rue de Saint-Guillaume.

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,paris« Combien de fois sommes-nous restés chez lui par de chaudes soirées ! Et je l’y ai vu pour la dernière fois sur son lit de mort, quand il a succombé à la grippe espagnole, la peste, lui, dernière victime de la guerre, relevé de ses blessures. C’est depuis cet immeuble que nous l’avons conduit à sa dernière demeure pendant que la ville, qui célébrait l’armistice, était en liesse. Personne n’a ressenti, n’a pu ressentir cette perte, mais nous, ses amis, savons ce que nous avons perdu. »

    Il n’est pas dans mon intention d’alimenter la conversation sur ce sujet ; cela touche une corde sensible de Salmon. Il appartenait aux intimes de Guillaume Apollinaire. En cet homme reposaient ses espoirs : le héros allait mener les poètes de la jeune école à la victoire. Si la mort a fait des ravages au sein des jeunes générations, elle s’est plu de surcroît, semble-t-il, à choisir les meilleurs comme proies. En prenant Apollinaire, elle les a amputées de leur maréchal.

    « À son sujet, je ne peux dire autre chose que ceci, reprend Salmon : c’était le chef. »

     

    A. Salmon parle dApollinaire

     

    Dans le domaine des lettres, son pays reste la nation militaire du passé et de tous les temps. Les Français comprennent ce que signifie marcher sous la houlette d’un porte-drapeau. Il ne faudrait pas que les forces de l’esprit se trouvent à leur tour morcelées : à quoi bon en effet accumuler les plaquettes de poèmes, chacun en ayant une à son nom ? On aspire à un ordonnancement : là où il y a élan et mouvement, on réclame orientation et gouverne. Mais obtenir une certaine prise sur la masse des faits, répartir les gens en ligne de combat, c’est là une question de concertation peu commune.

    Quiconque relève le défi d’enquêter sur la vie de l’esprit de ses contemporains ne tarde pas à constater qu’il se trouve devant un mur. Un mur symbolique, s’entend. Si seulement encore c’était un vrai mur ! on aurait au moins quelque chose à quoi se raccrocher. On a la tête qui tourne, on s’emmêle les pinceaux ; on a l’impression d’être un aveugle dans un espace indéfini : le mur est en nous.

    Certes un peu naïve, la question que je pose pour qu’on m’éclaire sur le sujet : Que savez-vous de la jeune école poétique ? qui l’a préfigurée ? comment les poètes en question se sont-ils trouvés ? –, témoigne au moins de ma bonne volonté.

    L’entendant voici quelques jours, Max Jacob a raidi le torse ; et avec le plus grand sérieux, il a proclamé : « La nouvelle école remonte à l’automne de 1903. Elle est née de la rencontre de Guillaume Apollinaire et d’André Salmon dans un café à l’angle du quai Saint-Michel. (Max Jacob est l’une des célébrités du groupe des jeunes, alors qu’il était déjà trentenaire à l’époque). Si les anecdotes et les détails les plus singuliers vous intéressent, le mieux est que vous vous rendiez sur le boulevard, chez les mercantis de tableaux. »

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisLorsque Salmon est passé me voir peu après cette conversation, je l’ai questionné sur le sens de cet oracle.

    « Max est un polisson, il imite Apollinaire qui avait ce tic de tout voir en grand. Voici la vérité : nous avions tous deux – Wilhelm et moi, car il se prénommait Wilhelm – roulé notre bosse ; pour ma part, je revenais de Russie ; quant aux pérégrinations de mon ami, personne n’aurait pu en suivre l’itinéraire. Découvrir que nous avions les mêmes goûts nous a d’autant plus frappés que c’est le hasard qui venait de nous mettre en présence l’un de l’autre. La vie littéraire nous semblait fade, engourdie. Les revues dont nous attendions beaucoup n’étaient pas à la hauteur ; de notre point de vue, il n’y avait plus rien d’original. Ce qui passait pour artistique avait, à la longue, revêtu la forme d’une convention, la forme d’une pose. Une perception sans doute similaire à celle qu’ont pu avoir les personnes ayant assisté au déclin final du romantisme. Tout nous paraissait bien piètre et bien peu abouti. Nous avons ainsi argumenté jusqu’au matin. Je ne me risquerai pas à dire que la table est restée toute la nuit sur ses pieds ; ce qui est certain, c’est que, chancelants, nous sommes parvenus à sortir, bien décidés à fissurer l’infinité et à ne plus reconnaître la moindre langue à moins qu’elle n’eût été, au préalable, renouvelée en nous et par nous. Et fi de tous les préjugés et des verres cassés ! »

    Apollinaire s’est adressé à son ami lors du banquet de mariage de ce dernier :

     

    Nous nous sommes rencontrés dans un caveau maudit

    Au temps de notre jeunesse

    Fumant tous deux et mal vêtus attendant l’aube

    Épris épris des mêmes paroles dont il faudra changer le sens

    Trompés trompés pauvres petits et ne sachant pas encore rire

    La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard d’Orphée

    Les verres tombèrent se brisèrent

    Et nous apprîmes à rire

    Nous partîmes alors pèlerins de la perdition

    À travers les rues à travers les contrées à travers la raison

     

    w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,parisDes vers qui commémorent cette première rencontre.

    « Hawthorne, l’humoriste américain, je glisse pendant la digression de Salmon, Hawthorne relève que trois bâtiments sont caractéristiques de l’origine de chaque ville des États-Unis : l’église, le café et la prison. En comparaison, à Paris, toute nouvelle école de poésie se montre plus modeste dans ses exigences. Tout ce qu’elle veut, c’est le café, le bistrot !

    - Apollinaire vous aurait donné raison. Mais notre ami ne laissait pas distraire son inspiration par des conversations de comptoir, il continuait, impassible, oui, il tressait dans ses vers des bribes qu’il captait autour de lui. N’allez cependant pas croire que nous en étions déjà là au début du siècle. Si un bistrot peut servir de symbole de l’origine d’une école poétique, on ne saurait placer la création de celle-ci sous un quelconque toit tant que la fondation d’une revue ne l’a pas couronnée. En 1903, nous étions loin d’en être là. Nous savions ce que nous devions renverser… mais quant aux contributions que nous y substituerions, nous n’en avions encore qu’une vague préscience… »

    La conversation se poursuit. Comment cela se passe-t-il ? Nous arrivons rarement à une conclusion. Notre attention une fois distraite, des domaines très différents émergent. Mais invariablement, Apollinaire est évoqué. Il avait ce charme qui consiste à rendre vivantes les choses qui l’occupaient et le préoccupaient : les gens se mettaient à parler, le paysage révélait son caractère, les nuages se faisaient tragiques ou nageaient au loin en une jouissance onirique. Lui-même vivait les métamorphoses en question.

    Il s’entendait à se rendre mystérieux, racontait que, natif de Rome, il était le bâtard d’un cardinal : il passait alors pour un jeune homme disposant d’une grande fortune, avant de devoir se satisfaire une énième fois d’un humble poste de commis de banque pour gagner sa vie. Ce n’est que dans la dernière année de son existence, sa solde d’officier en étant devenue l’assise, qu’il s’est senti délesté des soucis du quotidien. À côté de sa folie des grandeurs et de son sentiment de toute-puissance, il demeurait, au fond de son cœur, un enfant, un adorable enfant.w.g.c. byvanck,apollinaire,histoire littéraire,salmon,hollande,paris

    Parmi ses poèmes, « Un fantôme de nuées » aurait pu s’intituler « Les saltimbanques ». Nous sommes à la veille du 14 juillet. Le poète sort pour assister aux préparatifs de la fête. Les baladins se sont installés sur une place, mais peu de badauds montrent une réelle curiosité. Malgré tout, la représentation va commencer. De dessous un orgue apparaît un petit bonhomme habillé de rose anémié. Ça se déroule avec grâce :

     

    Une jambe en arrière prête à la génuflexion

    Il salua ainsi aux quatre points cardinaux

    Et quand il marcha sur une boule

    Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible

    Un petit esprit sans aucune humanité

    Pensa chacun

    Et cette musique des formes

    Détruisit celle de l’orgue mécanique

    Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres

     

    Le petit saltimbanque fit la roue

    Avec tant d’harmonie

    Que l’orgue cessa de jouer

    Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains

    Aux doigts semblables aux descendants de son destin

    Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe

    Nouveaux cris de Peau-Rouge

    Musique angélique des arbres

    Disparition de l’enfant

     

    Les saltimbanques soulevèrent les gros haltères à bout de bras

    Ils jonglèrent avec les poids

     

    Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

     

    Ce sont là les surprises que nous réserve Guillaume Apollinaire.

     

     

    W.G.C. Byvanck

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    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     


     

     

     

     

  • Gide et la NRF, voici un siècle

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    Un Hollandais à Paris en 1921

     

     

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    P. Bernard, Max Jacob, Géo London, André Salmon 

     

     

    Lettre de Max Jacob à André Salmon, le 13 mai 1921 :

     

    Le bibliothécaire de la Reine

    le bibliothécaire de la Reine de Hollande et de toute la Hollande, le conservateur des Rembrandt et de toutes les peintures de la Hollande, ainsi que de plusieurs ordres et grades nationaux hollandais

    M. Byvanck

    de passage à Paris pour étudier l’art le plus moderne et qui, par l’entremise de notre ami Lucien Daudet, m’a interrogé sur les origines de la France contemporaine voudrait te voir.

    Nous nous sommes permis de lui donner ton adresse et je suis sûr que tu le recevras comme tu sais quand tu veux être gentil…

    … et crois à ma granitique fidélité.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareCommentaire d’André Salmon, dans ses Souvenirs sans fin. 1903-1940 : « Max Jacob, qui badine, a beaucoup perdu en se débarrassant du savoureux M. Bijvanck. » Qui était donc ce savoureux Hollandais de passage à Paris ?

    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareEn 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale française, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ce sont deux des volets en question (publiés respectivement les mardis 28 février et 7 mars 1922) qui suivent en traduction : une visite à André Gide et une autre à la rédaction de la NRF, voici, à quelques semaines près, un siècle. Dans une lettre du vendredi 20 mai 1921 adressée à Max Jacob, A. Salmon raconte qu’il vient d’accompagner Byvanck à la NRF (voir Max Jacob - André Salmon. Correspondance 1905-1944, p. 94).

    Le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes…

     

     

     

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    W.G.C. Byvanck, par Jan Toorop (coll. KB Den Haag)

     

     

    W.G.C. Byvanck 

    La nouvelle école

    Visite à André Gide et à la rédaction de la NRF (1921)

     

     

    Aucune parole inconvenante ne pourrait m’échapper à propos d’une revue parisienne, quelle qu’elle soit. À l’instar de mes parents, je vénère la Revue des Deux Mondes ; je vénère la Revue de Paris et la nouvelle Revue de France en tant que rejetonnes de la première. J’ai assisté à l’émergence du Mercure de France que j’admire maintenant qu’il s’est affirmé, qu’il est confirmé, tout autant que je l’aimais à l’époque de son intéressante maigreur. Pour la Revue Universelle, je suis prêt à me battre et à sacrifier ma vie, et je pourrais toutes les énumérer en leur témoignant mon affection et en leur souhaitant un bonheur durable. Cependant, il en est une à laquelle j’ai donné mon cœur : La Nouvelle Revue Française, d’un aspect tellement soigné sous son habit à la teinte discrète – on sait d’où il vient –, si sensée et d’une gaie dignité quand elle se met à parler.

    En tant que telle, La Revue a son cap et sa mesure propres. Pas une seule tonalité pour chercher à en dominer une autre. La publication vit une période harmonieuse de son existence. Ainsi m’apparaît-elle. Elle dégage une force qui résulte du concours d’éléments variés.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareJe rends visite à l’un de ses piliers, André Gide. Il séjourne en dehors de Paris ; une allée de verdure me conduit à son calme et grand cabinet de travail où il me reçoit. La pièce donne sur un paysage d’arbres.

    « Vous connaissez ça ? » me demande-t-il.

    Il me montre quelques volumes de Robert Curtius, des conférences sur le plus récent mouvement littéraire de France, que le jeune Alsacien a données au sein de différentes universités allemandes, certaines avant même la guerre.

    « C’est excellemment documenté, poursuit Gide. Le savoir étendu de cet auteur nous laisse interdit ; grâce à sa familiarité du climat qui règne chez nous et de la nature de ses compatriotes, il dissuade ces derniers d’aborder le sujet d’une façon par trop bienveillante. Bien entendu, le temps des rapprochements est de toutes les époques ; même si d’aucuns voudraient s’y opposer, on rétablit progressivement des relations entre ce qui a été séparé : mais avant d’en arriver à l’être ensemble, il faudra que bien des années s’écoulent. Les internationalistes qui font de la fraternisation un système en cherchant à l’imposer entravent leur dessein bien plutôt qu’ils ne le favorisent.

    » J’ai du mal à supporter ces gens qui, aspirant à faire aboutir leur volonté, se proclament ‘‘istes’’, m’avise mon interlocuteur. Je ne reconnais pas plus les internationalistes que les nationalistes. Pourquoi ne pourrait-on pas se dire tout simplement national ? cela nous conférerait une force dès lors qu’on se sent international dans notre époque et à notre tour.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» C’est ainsi que je comprends la vocation de l’esprit français, continue-t-il sur un ton grave. Voyez-vous, je suis loin de défendre le point de vue qui veut que nous nous serions enfermés par le passé ou que nous nous enfermerions dans la direction que nous indique ce même passé. Nous ne nous sommes jamais livrés à ce travers. Nous avons gardé les fenêtres ouvertes pour faire entrer l’air frais qui venait de l’extérieur. Où les brumes d’Ossian ont-elles pénétré plus avant et plus rapidement que dans la France du XVIIIe siècle ?

    - En effet, je crois bon de remarquer, Ossian est même devenu une mode qui s’est répandue dans le reste de l’Europe. Et la République n’a-t-elle pas, en une époque d’exaltation nationale, conféré la nationalité française à Schiller eu égard à ses « brigands » ? n’a-t-elle pas fait honneur aux théories esthétiques de Lessing ?

    - L’enthousiasme, relève Gide, c’est ne pas garder la tête froide. Il stimule et permet des découvertes. Nous avons envoyé Mme de Staël à la recherche de l’Allemagne. Par la suite, dans un cas pareil, on fait l’inventaire des découvertes. Je sais les efforts que cela coûte, mais je connais tout autant les fruits qui en résultent dès lors que l’on fait de son mieux pour intégrer en tout l’authentique étranger dans notre littérature. C’est ce que je me suis moi-même appliqué à réaliser pour Shakespeare ; non sans succès, je présume. Justement, vous me trouvez en train de travailler à une transposition de ses sonnets. »

    De la main, il me montre, épars sur son bureau, quelques feuillets à moitié couverts de son écriture. Sans doute tendons-nous l’un et l’autre, durant quelques secondes, à nous cramponner à ce beau sujet qu’est Shakespeare, lequel nous tient à cœur à tous les deux ; cependant, Gide ne souhaite pas rompre le fil de son argumentation. Il lui reste à tirer une conclusion à propos de la vocation de la France.

    « Pourquoi, au fond, ne pas penser en premier lieu au national ? s’interroge-t-il. Il n’y a vraiment aucune raison de moins l’estimer, il convient au contraire de le placer à la hauteur de ce qu’il exige de nous.

    » En France, on assiste encore et toujours à une lutte entre les classiques et les romantiques ; oui, cette vieille bataille perdure. Est-ce la raison qui doit triompher dans le domaine de la vie de l’esprit ? Est-ce à l’ordre de prévaloir et d’agencer les rapports mutuels en un ensemble harmonieux ? Ou est-ce à l’imagination, aux sentiments inconscients, de prédominer et de nous révéler de nouveaux possibles ?

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Je ne saurais me ranger sous la bannière de l’un ou de l’autre des partis tant qu’ils formulent leur programme de manière aussi stricte. Le classicisme revêt de fait quelque chose de froid et de mort, le romantisme quelque chose de capricieux et de peu fiable. Mais il me faut reconnaître que mon esprit a une prédilection pour le classicisme, et je crois que le véritable national français rejoint la pensée classique.

    » Permettez-moi de préciser ma thèse. Ces jours-ci, je n’ai cessé de réfléchir à ce problème, et je pense être à même de tirer une conclusion. La question se résume à ceci : que devons-nous considérer comme plus substantiel, plus énergique ? l’image qui émerge soudain et nous surprend par sa nouveauté, qui attire le regard par son éclat, ou bien l’idée équilibrée qui se met à nous fasciner à partir du moment où nous apprenons à la considérer comme un tout ? À supposer que ce soit le mode d’expression qui nous frappe, il y a dès lors un danger de voir la forme primer sur le sentiment, de voir la préciosité nous aveugler, la parure primer sur la force incarnée.

    » Pour ma part, je ne peux que donner la préférence à l’impression décantée que laisse le sentiment – un sentiment maîtrisé de sorte à ce qu’il ne nous écarte aucunement, par le pathétique, de la vérité de l’image. En conséquence, la première impression va souvent nous rester sans le moindre risque que l’image ne nous affecte. Comparons une scène religieuse de Rubens avec un tableau de Poussin. Dans un premier temps, on ne va peut-être penser qu’à la contradiction entre effervescence d’un côté et circonspection de l’autre, toutes deux déployées pour affronter la réalité de la vie passionnée ; dans un second temps, on va déceler la force des œuvres, chacune nous parlant à travers l’ordonnancement de la composition, force contenue d’une représentation qui a cherché à éviter le singulier pour mettre en avant la dimension universelle de l’homme.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Voilà, j’en arrive là où je voulais être ! s’exclame Gide non sans satisfaction. Devenue proverbiale, cette dimension universelle n’est pas sans rappeler une pièce de monnaie, usée par l’usage, dont on accepte la valeur sans même prêter attention à l’effigie ni aux chiffres. Cependant, celui qui a des yeux pour voir et un esprit pour enregistrer ce qui est écrit, ressent l’incandescence de vie singulière qui anime les alexandrins des grands classiques, l’inspiration qui emplit les formes majestueuses.

    » En l’espèce, on acquiert de la grandeur par le sacrifice de sa propre manière, une nouvelle vie en propre en renonçant à son individualité. Doit-on appeler cela le fruit de l’esprit classique ou parler tout simplement de l’humain au sens propre qui rayonne dans l’œuvre de notre grand siècle ? L’humanité ! Le national et l’international ne se trouvent-ils pas là heureusement réunis ?

    » Quel peuple a pu faire sien le principe du classicisme de façon naturelle, grâce à une stricte discipline de l’esprit, si ce n’est le peuple français ? En matière d’art, nous sommes les héritiers des Anciens. Et ne croyez pas que je cherche à exclure complètement l’Allemagne. Avez-vous entendu ne serait-ce que l’un des mots de respect que nous avons pu exprimer à l’égard de Goethe ? C’est ainsi. Car lui aussi est l’un des représentants du classicisme. Il en porte la grande marque. Ne croyez pas que la France manque aujourd’hui de représentants du principe classique. Bien entendu, vous connaissez Marcel Proust et son style incomparable ainsi que sa vision des choses, qui est parmi les plus singulières tout en étant parfaitement universelle. Mais connaissez-vous aussi Paul Valéry, le poète ?

    » Puis-je vous retenir, du moins si vous n’êtes pas pressé ? J’ai du temps. Si nous nous remettions à parler de Shakespeare ? »

     

     

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    Le boulevard Saint-Germain et ses environs – ce n’est pas Paris dans tout son éclat, mais Paris dans tout son sérieux. À l’une de ses extrémités, la vieille distinction, l’autre étant à l’ombre de la désuète et imposante piété de Saint-Sulpice. Dois-je aussi mentionner l’Odéon, l’intérieur comme l’extérieur de l’édifice aux délectations artistiques un rien glacées ?

    Je les aime bien, ces coins de la métropole qui ne s’imposent pas à grands bruits, ces ruelles qui nous emportent du sage boulevard, artère principale, à de mystérieux lointains, la rue du Bac et ses souvenirs, la rue de Bellechasse au nom aristocratique, aux appartements auxquels on n’accède qu’après avoir franchi une cour et un perron, la rue des Saints-Pères où l’on se met à parler spontanément à voix feutrée…

    Parmi tous ces témoignages d’un passé qui nous chuchote à l’oreille, peu à peu émerge tout de même une nouvelle vie dans un monde qui prend celle-ci au sérieux et dont l’intérêt fondamental est d’en accroître la valeur.

    toile de J. Cluseau-La Nauve (1934)

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareVoyez là, pas très loin de l’Odéon, dans cette petite rue au nom provincial, la rue du Vieux-Colombier, l’entrée, sans le moindre clinquant, du théâtre éponyme, et ici, dans la calme rue Madame, la porte de l’humble librairie de la Nouvelle Revue française !

    Me voici arrivé à destination. Le vendredi après-midi, l’endroit accueille la rédaction de la revue. Traversant une boutique exiguë – murs couverts de rayonnages de livres, comptoir, chaises, sol pavé de petits volumes virginaux caractéristiques de la maison –, on approche de l’âme des lieux, de l’irradiant sanctuaire, du siège de l’autorité. On frappe à la porte, on entre (oh ! quelle pièce simple et vieillotte, petite-bourgeoise avec son canapé et ses chaises placées autour de la table en acajou) ; si nécessaire, on se présente, puis on cherche une place et, de manière informelle, on participe bientôt à la conversation. Tout cela sans observer le moindre protocole.

    Les Français éprouvent le besoin de se voir souvent. On passe en revue ce qu’il convient de faire. On prend des repères et échange des informations ; on attend de l’étranger qu’il fasse de même. Je suis assis à côté de M. Gallimard, le simple et aimable patron de la maison ; en face de moi, Jacques Rivière qui, d’une physionomie jeune, dégage un certain amour propre ainsi qu’une touche d’autorité.

    Nous sommes à l’époque des négociations entre Paris et Londres, on espère qu’Aristide Briand saura porter haut la cause de la France face à Lloyd George et affirmer la position de son pays relativement aux atermoiements de l’Allemagne.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare« Je ne peux imaginer, dit Rivière, qu’ils soient totalement inflexibles de l’autre côté du Rhin. Certes, nous ne nous comprenons pas, nous sommes deux peuples de nature totalement différente. Par sa longue histoire, la France a acquis une personnalité bien à elle, elle entend la conserver intacte, elle est au fond d’elle-même conservatrice, elle veille à d’abord préserver son honneur, elle tient au droit qu’elle a acquis : si une part venait à lui être retirée, elle estimerait son honneur entaché.

    » Quand, sous le coup du destin, elle a dû céder l’Alsace-Lorraine, il ne s’est pas seulement agi d’une blessure, mais d’une humiliation profondément ressentie ; les hommes portaient tellement ces contrées dans leur cœur qu’ils ont tenu à combattre jusqu’au bout, au risque de voir le pays aller à sa perte, d’avoir à le défendre au pied des Pyrénées, ainsi qu’on a pu le dire lors de la dernière guerre.

    » Prêtez attention à cette question de mental, voyez combien nous avons ressenti la paix de Versailles comme la réhabilitation de la France. L’Allemagne, en revanche, a fait preuve d’une conception totalement autre du patriotisme. Dès qu’elle a pressenti qu’il lui faudrait renoncer à sa volonté de conquête, elle n’a pas tardé à déposer les armes et s’est jetée aux pieds du président Wilson, de même que, peu après, en raison des difficultés qu’elle rencontrait, à ceux du président Harding tout juste élu – non sans avoir agoni Wilson puisqu’elle n’avait pas atteint son but.

    » Point n’est besoin de dresser une liste de toutes les actions des Allemands. Malgré les sommes qu’ils consacrent à la propagande, ils n’ont aucune conscience de l’image qu’ils renvoient au reste du monde ; ils ont tout simplement oublié ce qui s’est passé. Leur mémoire est une feuille de papier vierge…

    » Ce serait certainement une injustice de considérer, à partir de notre point de vue, par exemple le peuple allemand, comme étant sans défense dans sa totalité, lui qui a un rôle particulier à remplir dans le monde. Pour notre part, nous avons peut-être trop voulu montrer que nous étions les vainqueurs. Notre générosité – j’espère que personne ne niera la générosité de la nation française –, aurait pu, je ne dis pas combler le fossé entre les deux nations, mais le réduire et en adoucir les abrupts. »

    Jacques Rivière

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareÀ ce moment-là, je me crois obligé de remarquer qu’en France, tout étranger peut se sentir rapidement chez soi. De la manière la plus inattendue, dans ce pays, telle ou telle chose nous rappelle l’universalité qui unit tous les hommes.

    « Lors de l’un de mes premiers voyages en France, c’était à bord d’une diligence, dans le Dauphiné si je me souviens bien – ainsi j’entame mon histoire –, j’ai fait la connaissance d’un gendarme très volubile ; il s’est montré très curieux dès qu’il a compris qu’il était en présence d’un étranger. Il m’a prié de le suivre chez lui pour y goûter son vin. Il a commencé à me poser des questions et m’a demandé si j’avais des papiers sur moi. Je n’avais rien d’autre qu’un passeport national. Il a déplié solennellement le document, rivé ses yeux dessus, mais déchiffrer un papyrus eût été moins compliqué que de décrypter les mentions hollandaises. Il m’a considéré, a réfléchi puis m’a gratifié de cette conclusion : ‘‘C’est bien drôle, Monsieur, quand je vous entends, je vous comprends parfaitement, mais quand je vous lis, je n’y vois plus rien. Voilà bien une preuve que tous les hommes sont frères.’’ Et je vous assure, le bonhomme avait des manières prévenantes.

    - Il est flatteur d’apprendre que nos gendarmes tiennent des propos agréables, commente M. Rivière. C’est toujours ça de pris. Quand je pense à ce qui nous sépare de nos voisins allemands, cela me peine tout de bon. Cette séparation est ancrée dans la nature des deux peuples. Le fait que les Allemands ne se sentent pas coupables et ramènent tout à eux, c’est là une caractéristique que tout le monde n’est pas à même de leur pardonner. Or, je pense qu’ils nous adressent les mêmes reproches. Cela aussi, c’est universel. Mais chacun voit et entend les choses à sa façon.

    - Un Français se fie à son œil. Il se fait, sans intermédiaire, une impression de l’environnement dans lequel il se trouve. Elle ne peut être trompeuse. En tout cas, il s’y raccroche, et c’est à partir d’elle qu’il se forge un avis. Ce qu’il a vu une fois, ça reste en lui, ça se grave dans sa mémoire. Il n’oublie pas et il ne pardonne pas. En tout cas, il ne pardonne pas à la légère.

    - Ce que l’œil est au Français, l’oreille l’est à l’Allemand. Ce dernier recueille des impressions flottantes. Il n’est pas l’homme du réel, mais celui des sentiments. Voulez-vous que je me résume en un mot ? Ce n’est pas l’homme de l’être, mais l’homme du devenir. L’opportuniste-né ! Il guette sa chance, il est inventif ; pour se tirer d’une situation, il sait changer radicalement de cap. Voilà pourquoi il ne nous paraît pas fiable. Je dis bien : paraît, parce que c’est effectivement sa nature, et parce qu’on est obligé d’en tenir compte. C’est pourquoi il est bon que le traité avec l’Allemagne prévoie des sanctions. Mais il nous faudra les appliquer avec prudence.

    W.G.C. Byvanck

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare- Pour la France et l’Allemagne, apprendre à se comprendre représente un grand défi. Les deux peuples vont devoir faire des concessions et chercher à se compléter sur bien des points. Si la France a la bonne idée de ne pas en rester à sa première impression, et donc de faire une place au devenir, alors sa reconquête du territoire ne restera certainement pas infructueuse. En l’espèce, on ne peut parler de Sachlichkeit ni d’un côté ni de l’autre du Rhin. »

    J’estime l’heure venue de prendre congé de la compagnie. Traversant le vaste et vieillot jardin du Luxembourg bien aéré, je regagne mon logement.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    des images de Gaston Gallimard et de Jean Schlumberger

     

      

  • Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande (1)

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    Cet article (mis en ligne en plusieurs parties) vient approfondir, non sans en reprendre quelques éléments, « Xavier Marmier et la Hollande », ébauche qui proposait de s’arrêter sur l’intérêt que le grand érudit, voyageur et polyglotte Xavier Marmier (1808-1892) a porté à une époque de sa vie aux belles-lettres des Pays-Bas. Ces pages ont été rédigées en vue d’être prononcées à Lausanne le 1er avril 2017 à l’occasion du colloque international co-organisé par l’Université de Lausanne et Paris-Sorbonne : Le(s) Nord de Xavier Marmier. Les actes de ce colloque (à l’exception justement de ce texte) ont paru dans Deshima, n° 12, 2018, édités par Cyrille François et Gaëlle Reneteaud, que je remercie pour leur invitation. « Xavier Marmier, lettres et gens de lettres de Hollande » a finalement paru dans Deshima, n° 13, 2019, p. 213-249.

     

    Deshima-12-Marmier.jpg

     

     

    « À M. Marmier amour et considération !

    Ouvrons-lui les deux bras s’il revient en Hollande ! »

     

    Quand bien même Jean Nicolas de Parival (Verdun 1605- Leyde 1669) a publié en 1651 un ouvrage intitulé Les Délices de la Hollande (auteur qui écrivait, dans un autre livre : « Véritablement, qui n’a veu la Hollande, ne se peut vanter d’avoir veu quelque chose »), titre repris par Nerval pour deux articles sur les Pays-Bas (1844), la littérature néerlandaise n’a cessé, peut-on dire sans réellement exagérer, d’être moquée par les écrivains d’expression française.

    Contentons-nous d’un exemple en lisant Taine, des lignes qui ne sont pas, on s’en doute, exemptes d’approximations : « La grande philosophie si naturelle en Allemagne, la grande poésie si florissante en Angleterre, leur ont manqué. […] Chez eux, nul philosophe de la grande espèce ; leur Spinoza est un Juif, élève de Descartes et des rabbins, solitaire isolé, d’un autre génie et d’une autre race. Aucun de leurs livres n’est devenu européen, comme ceux de Burns, du Camoens, qui pourtant sont nés parmi des nations aussi petites. Un seul de leurs écrivains a été lu par tous les hommes de son siècle, Érasme, lettré délicat, mais qui écrivit en latin, et qui, par son éducation, ses goûts, son style, ses idées, se rattache à la famille des humanistes et des érudits de l’Italie. Les anciens poètes hollandais, par exemple Jacob Cats, sont des moralistes graves, sensés, un peu longs, qui louent les joies d’intérieur et la vie de famille. Les poètes flamands du XIIIe et du XIVe siècle annoncent à leurs auditeurs qu’ils ne leur racontent pas des fables chevaleresques, mais des histoires vraies, et ils mettent en vers des sentences pratiques ou des événements contemporains. Leurs chambres de rhétorique ont eu beau cultiver et mettre en scène la poésie, aucun talent n’a tiré de cette matière une grande et belle œuvre. Il leur vient un chroniqueur comme Chastellain, un pamphlétaire comme Marnix de Sainte-Aldegonde ; mais leur narration pâteuse est enflée ; leur éloquence surchargée, brutale et crue, rappelle, sans l’égaler, la grosse couleur et la lourdeur énergique de leur peinture nationale. Aujourd’hui, leur littérature est presque nulle. Leur seul romancier, Conscience, quoique assez bon observateur, nous paraît bien pesant et bien vulgaire. Quand on va dans leur pays et qu’on lit les journaux, du moins ceux qui ne se fabriquent pas à Paris, il semble qu’on tombe en province et même plus bas. »

    DELICES.jpgPar le passé, la Hollande a accueilli nombre de visiteurs français prestigieux (la Bibliothèque universelle des voyages de Boucher de la Richarderie recense, pour le XVIIe siècle, trente-huit récits en langue française ayant exclusivement ou partiellement trait aux Provinces-Unies), leur nombre augmentant durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, séduits pour la plupart par le système politico-juridique, la République puis la monarchie. Citons les plus célèbres : Théophile de Viau, Jean-Louis Guez de Balzac, Diderot, Voltaire, Alexandre Dumas, Théophile Gautier, Gérard de Nerval (à deux reprises, la première avec Houssaye), Hugo, Maxime du Camp, Fromantin, Huysmans, H. Taine, Verlaine, Mirbeau, Proust, Henry Havard, J. Michelet (en 1837), Victor Cousin… Très peu cependant ont écrit des choses dignes d’intérêt sur la littérature locale, hormis peut-être Jean-Jacques Ampère dans des pages sur De graaf van Leycester in Nederland, roman historique de Geertruida Toussaint (Revue des Deux Mondes, 1850, t. 6, p. 864-881).

    Xavier Marmier fait en réalité figure d’exception : les rares à avoir donné des pages ou passages censés sont en effet des Français qui ont vécu aux Pays-Bas. On songe à Antoine Emmanuel la Barre de Beaumarchais (1698-1757 ?) qui se contente de brefs propos plutôt flatteurs : « La Poëfie même a été cultivée avec honneur par beaucoup de Hollandois, quoique le caractére froid & férieux de la Nation paroiffe l’en rendre incapable » (Le Hollandois ou lettres sur la Hollande ancienne et moderne, 1738, p. 174) ; au politicien et homme de lettres Alphonse Esquiros (1812-1872, exilé aux Pays-Bas de 1856-1859) qui s’étendra un peu plus sur le sujet dans La Néerlande et la vie hollandaise (Paris, Michel Lévy frères, 1859, 2 vol.) ; dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, à quelques pasteurs de l’Église wallonne (comme Albert Réville) ou encore au Lausannois Jules-Adrien Béraneck (Lausanne, 28 septembre 1864 - Lausanne, 15 octobre 1941), collaborateur de la Bibliothèque universelle et Revue suisse, auteur de quelques contributions très fouillées sur un ou deux écrivains hollandais, qui laissent supposer qu’il a longuement séjourné en Hollande.

    XM.jpgÀ l’époque où Marmier se rend aux Pays-Bas, cette nation d’eau le frappe par le silence qui règne partout, malgré la pluie qui l’accompagne durant la plus grande partie de son séjour. Séparée depuis peu de la Belgique, elle compte environ 3 millions d’habitants, dont 200 000 à Amsterdam (ville sans eau potable !). La Haye et par exemple Maastricht sont encore des villes en grande partie « françaises ». La Hollande peut se prévaloir d’un taux d’alphabétisation très élevé par rapport à la plupart des autres pays européens. Quelques (dizaines de) milliers de personnes appartiennent alors à l’élite intellectuelle (notables et étudiants) ; pas moins de 4000 poètes sont « inscrits dans les fastes littéraires », nous dit le Français. La quasi-totalité des auteurs, parmi ceux qui ne sont ni des rentiers, ni des femmes d’un milieu favorisé, exercent une profession ; s’il existe de nombreuses revues, peu sont de qualité. Le catholicisme ne jouit pas d’une reconnaissance réelle et entière (la hiérarchie épiscopale ne sera rétablie qu’en 1853) ; l’élite politique, commerçante, sociale, culturelle est en grande partie d’origine protestante. À Leyde, il y a, en plus d’une université réputée, une Académie royale des lettres qui existe depuis 1766. L’absence de bibliothèques publiques est compensée par des cercles de lecture, par des sociétés où l’on échange des livres, où l’on invite des écrivains, où l’on se livre à des joutes littéraires, par des librairies où l’on peut passer des heures à lire. Ainsi, Amsterdam abrite vers 1840 environ 80 libraires dont certains sont des éditeurs/imprimeurs. La littérature proprement dite ne représente que la minorité des livres vendus et lus, le tirage d’un roman ne dépassant pas en général 700 exemplaires – parmi ceux-ci un pourcentage assez important d’œuvres françaises… D’ailleurs, dans cette Hollande où subsistent des périodiques en français, le théâtre français est encore beaucoup joué dans différentes villes dans la langue originale. On parle d’une époque où des pigeons apportent encore des nouvelles de France aux journaux hollandais.

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     J. Kneppelhout en 1846

     

    Dès 1836 – Xavier Marmier n’a pas encore 30 ans –, une voix de 22 ans se fait entendre en Hollande qui réclame sa venue [1]. À l’époque, le natif de Pontarlier vient de donner à la Revue des Deux Mondes une première contribution sur les contrées bataves – « une terre hostile » selon la biographe Wendy S. Mercer [2]–, contribution qui a pour titre « Poésie populaire de la Hollande [3] ». Dans un article tout simplement intitulé « X. Marmier », Johannes Kneppelhout (1814-1885), puisque c’est de lui qu’il s’agit, se félicite de la culture qu’étale le Français. Selon cet auteur en herbe, encore étudiant à Leyde, Marmier, à la différence de ses compatriotes Alphonse Royer et Roger de Beauvoir qui ont visité les terres septentrionales en avril 1835, ne s’en tient pas à des considérations superficielles et paraît posséder une réelle connaissance de la langue néerlandaise.

    En 1836, Kneppelhout peut s’enorgueillir d’avoir déjà publié plusieurs volumes, tous en langue française ; il se félicite d’autant plus de la démarche de Marmier que ce dernier ne manque pas de louer la Hollande, çà et là dans d’autres écrits. Comme nombre de lettrés de son pays, Johannes Kneppelhout ne tardera pas à prendre connaissance des travaux sur la Scandinavie du Franc-Comtois [4]. L’espoir de le voir composer un jour un ouvrage tout aussi documenté sur la Hollande ne le quitte pas. En attendant, lui qui aspire à devenir l’apôtre et l’avocat de la Hollande en France s’adresse, dès janvier 1837, à François Buloz en proposant, pour les revues que ce dernier dirige, des portraits littéraires et des esquisses sur la littérature contemporaine hollandaise à la manière de Jules Janin ou de… Xavier Marmier [5]: « la Hollande est non seulement mal connue chez vous, elle est méconnue. […] Il me semble d’ailleurs que mon pays est encore assez intéressant, assez original, pour qu’on l’étudie un peu sérieusement, et nous y gagnerions autant que vous. Il faut que cet isolement cesse pour la Hollande, tous mes efforts tendent vers ce but, et c’est votre aide, Monsieur, que j’ose implorer pour l’atteindre ». Malheureusement, F. Buloz, peu convaincu du talent du jeune Hollandais, ne fera pas appel à lui.

    BULOZ.jpgSéjournant à Paris fin 1838 – début 1839, J. Kneppelhout rend visite au Franc-Comtois et exprime une nouvelle fois son enthousiasme : « M. Marmier est le seul en France qui ait écrit jusqu’à présent des choses raisonnables sur la Hollande. […] J’eus l’honneur de m’entretenir avec lui pendant cinq quarts d’heure. Nous eûmes un discours à la fois agréable et intéressant : j’ai beaucoup de satisfaction de cette visite.

    « M. Marmier est un homme doux, posé, modeste, épris des mœurs, des habitudes, de la vie intime des peuples du nord, et revenu, à force de courses lointaines, de tous ces stupides et inconcevables préjugés qu’un étranger s’étonne de trouver à Paris chez des personnes d’ailleurs fort instruites.

    « À M. Marmier amour et considération ! ouvrons-lui les deux bras s’il revient en Hollande ! Et il y reviendra, il réparera les injustices de cet impertinent et pitoyable Roger de Beauvoir, il guérira tant d’autres piqûres auxquelles nous n’avons pu laisser de nous montrer sensibles, et fera à la Hollande littéraire la place qui lui revient et que les Français s’obstinent à lui refuser [6]. »

    Le vœu du jeune homme sera exaucé au milieu de l’année 1840 puisque, à l’initiative du comte Charles de Rémusat (1797-1875), éphémère ministre de l’Intérieur, Marmier, cent à deux cents jours sans doute après être rentré de Copenhague, sillonnera les terres séparées de la Belgique depuis bientôt dix ans de fait, mais depuis seulement un an officiellement. Ce séjour de plusieurs mois se traduira par une série d’articles publiés entre décembre 1840 et novembre 1841 dans la Revue des Deux Mondes, tous réunis en cette même année 1841 en un ouvrage : Lettres sur la Hollande (Paris, Delloye/ Libraire de Garnier frères). Mais auparavant, l’année même d’ailleurs où il avait donné à la Revue des Deux Mondes sa première contribution sur la Hollande, le Franc-Comtois avait publié un volume en traduction : L’Ami des petits enfants [7]. Il s’agit pour une part de la transposition en courtes proses de poésies édifiantes et agrémentées d’illustrations pour les petits Néerlandais, livre dont la première édition en langue originale remonte à 1778 et dont le succès ne s’est guère démenti ; la dernière réédition date de 2015. (à suivre...)

     

    Daniel Cunin

     

    [1] Johannes Kneppelhout, « X. Marmier », Bijdragen tot boeken- en menschenkennis, octobre 1836, p. 184-196, article repris en partie dans le volume Souvenirs d’un voyage à Paris. 17 décembre 1838 – 24 février 1839, Leyde, P. H. van den Heuvell, 1839, p. 59-62. De cet auteur, on recense en langue française les œuvres suivantes (volumes ou plaquettes) : Mes loisirs (1832), La Violette (1833), Fragments de correspondance (1835), Souvenir (1835), L’Éducation par l’amitié (1835), Nouveaux fragments de correspondance (1836), Hommage à l’hospitalité. Couplets (1836), Copeaux (1837), L’ère critique ou l’art et le culte (1837), Prose et vers (1838), Souvenirs d’un voyage à Paris. 17 décembre 1838 – 24 février 1839 (1839), Opuscules de jeunesse (1848), Une rencontre aux eaux (vers 1862), et, enfin, au crépuscule de sa vie : Ce qui m’a passé par la tête en Italie (13 février-13 juin 1872) (1883), récit de voyage composé dans notre langue afin que l’une de ses amies suisses fût à même de le lire. À propos de la Suisse justement, pays arpenté bien des fois par Marmier, Kneppelhout a entre autres laissé un volume en néerlandais : Schetsen en verhalen uit Zwitserland (1850). À son pays de prédilection, il a dédié un quatrain consigné dans un album lors de l’un de ses séjours à Vevey (hôtel de la Couronne) : La Suisse est un pays plein de douces Capoues. / Voyageur harassé, si dans ces lieux choisis / Ta fatigue s’abat, tu renais et te joues / Dans le charmant confort de ces chers oasis. Sur la vie de cet auteur – dont l’œuvre la plus connue reste les Studenten-Typen de 1841 (des esquisses de la vie estudiantine à Leyde qui comprennent d’ailleurs des passages en français), publiée sous le pseudonyme Klikspaan –, on peut lire une monographie assez récente : Edith Paanakker, Klank in een nevel : Johannes Kneppelhout (1814-1885), Leyde, Leiden Promotie VVV « Leidse Verhalen 6 », 2000 ; et sur l’univers dans lequel il a évolué, le numéro spécial que lui a consacré la revue De negentiende eeuw, 2002, n° 3.

    [2] « Into Hostile Territory : Holland and Russia (1840-2) », tel est le titre du chapitre 9 dans lequel cette auteure traite de la Hollande dans l’œuvre de X. Mamier, non sans nuancer son propos : « Although it is perhaps not entirely accurate to describe Holland as ‘‘hostile territory’’, there had been some tension between the two countries in the years immediately preceding Marmier’s visit ». Voir : The Life and Travels of Xavier Marmier (1808-1892). Bringing World Literature to France, Oxford, Oxford University Press (British Academy Postdoctoral Fellowship Monographs), 2007. La partie du chapitre 9 consacrée au voyage en Hollande correspond aux pages 161-171. La citation se trouve p. 161.

    [3] Revue des Deux Mondes, mai 1836 (deuxième quinzaine), p. 488-503.

    Xavier Marmier, revue deshima, hollande, Kneppelhout, revue des deux mondes, histoire littéraire[4] Les francophiles avaient déjà pu prendre connaissance de ses travaux sur l’Allemagne, par exemple grâce au Journal de La Haye qui, le 9 avril 1835, reproduisait l’une de ses pages sur l’Allemagne parue au préalable dans la Revue germanique. En 1838, ses Lettres sur l’Islande firent l’objet d’un article dans les Vaderlandsche letteroefeningen : « Sicilië en Ijsland vergeleken », p. 396-403. Les lecteurs du Leydsche Courant ont pu lire le 17 février 1840 une longue recension intitulée « De hoogeschool en andere wetenschappelijke inrigtingen te Koppenhagen door X. Marmier ». Par ailleurs, à la fin 1841, la presse hollandaise annonce le prochain séjour de Xavier Marmier en Suède. En 1843, la traduction néerlandaise des Lettres sur le nord, Danemark, Suède, Norvège, Laponie et Spitzberg fait l’objet d’une recension dans les Vaderlandsche letteroefeningen : « Brieven over het Noorden, Denemarken, Zweden, Noorwegen, Lapland en Spitsbergen. Door X. Marmier. Uit het Fransch. II Deelen. Te Deventer, bij A. ter Gunne. In gr. 8vo. XII, 609 bl. f 6-60 », p. 178-183. Relevons encore, à titre d’exemple de l’attention portée sporadiquement au Français, une recension anonyme des Lettres sur l’Adriatique et le Monténégro dans l’Algemeene konst- en letter-bode du 24 février 1854, p. 60-61.

    [5] Lettre à M. F. Buloz, directeur de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes, Leyde, 3 janvier 1837, reproduite dans Souvenirs d’un voyage à Parisop. cit., p. III-V. Dans cette missive, J. Kneppelhout revient sur l’essai « Vondel, le poète hollandais » de Jacob van Lennep (1802-1868) paru dans la Revue de Paris, qu’il estime trop peu enlevé. Dès 1834, le jeune homme avait rendu visite à Jules Janin sur lequel il a laissé des témoignages dans les deux langues. Ce critique ne l’a guère encouragé à continuer à écrire en français. En s’exprimant dans le même sens, F. Buloz finit de persuader le Néerlandais de composer une œuvre dans son idiome national.   

    [6] Souvenirs d’un voyage à Parisop. cit., pp. 62 et 63. Ce témoignage sera repris, légèrement remanié, dans Opuscules de jeunesse, I, Leyde, 1848, p. 287-289. Dans son article « X. Marmier » de 1836 rédigé en néerlandais, J. Kneppelhout déplore que deux jeunes auteurs français qui ont fait le voyage de la Hollande en avril 1835, à savoir Alphonse Royer (1803-1875) et Roger de Beauvoir (1807-1866), n’aient rien écrit de bien original sur son pays.

    [7] [Hiëronymus van Alphen & autres], L’Ami des petits enfants, traduit du hollandais, par X. Marmier, Paris/Strasbourg, F.-G. Levrault, 1836 (pour la première édition). Voir sur cette publication et ses multiples rééditions : Louis G. Saalmink, « Xavier Marmier, Nederlandse poëzie in vertaling en Hieronymus van Alphen », De negentiende eeuw, 2008, n° 4, p. 239-252.

     

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