Alexandre Cohen
les années anarchistes (6)
La répression de l’anarchisme
en France et aux Pays-Bas
Après un long intermède, Alexandre Cohen va donc renouer avec les joies de la prison. La France traverse à cette époque la trop fameuse période des attentats anarchistes, événements qui ont définitivement estampillé le mouvement libertaire d’une marque diabolique. Si Cohen n’a rien à voir avec ces tentatives criminelles, il fréquente bien quelques artisans de la dynamite et ne cache pas sa joie de voir le sang des bourgeois couler : « Je trouve l’attentat de Barcelone des plus superbes. Les bourgeois sont terrorisés. » (98) Il est par ailleurs partisan à 100% de la propagande par le fait « partout où la masse est assoupie et indolente ». (99) Mais l’attentat commis le 9 décembre 1893 à la Chambre des députés, si inoffensif fut-il, marque un tournant dans l’histoire de l’anarchisme et entraîne par là même un bouleversement dans la vie de nombreux fidèles, en particulier dans celle de Cohen. Cet acte constitue avec le meurtre du Président Carnot le paroxysme de ces années au cours desquelles « les anarchistes répandirent en France une véritable terreur qui obligea à créer une législation spéciale et nécessita une réponse particulièrement rigoureuse ». (100) Toucher au Palais Bourbon comme l’avait fait Vaillant, c’était viser la jeune République à la tête et dans son symbole, c’était s’en prendre directement et physiquement à la représentation populaire. L’intolérable ne pouvait être toléré. « L’attentat perpétré contre les parlementaires eux-mêmes amena ceux-ci à voter une série de lois de circonstance destinées à réprimer les menées anarchistes et que ceux qu’elles visaient baptisèrent aussitôt lois scélérates. Le 12 décembre 1893 on avait modifié les articles 24, 25 et 49 de la loi sur la presse touchant la provocation aux crimes et la provocation des soldats à la désobéissance. On avait le 18 décembre suivant renforcé les articles 265, 266 et 267 du Code pénal sur l’association de malfaiteurs, et modifié la loi sur les détentions d’explosifs et le 19 décembre augmenté de 820.000 francs le crédit affecté à la police. Le Sénat avait rapidement ratifié toutes ces mesures. » (101)
Procès des Trente
Et tandis que les députés, affublés de sparadrap, se pressent de blinder les textes législatifs, les policiers ne restent pas les bras croisés. Entre le 10 décembre et le 2 janvier, ils arrêtent environ 3000 personnes sur le territoire national : les abonnés des revues anarchistes, des sympathisants dénoncés et d’autres individus certainement surpris d’être rangés dans les rangs des terroristes. Cohen et sa compagne font partie de la première charrette ; dès le dimanche matin 10 décembre 1893, un commissaire encadré de quatre gendarmes les tire du lit. Le publiciste pense devoir cette arrestation à son imprévoyance ; la veille, dans des cafés – dont le Coq d’Or –, il avait oublié de cacher sa satisfaction. Les grands journaux n’avaient-ils pas annoncé que la bombe de Vaillant avait causé un véritable carnage ? De toute façon, la police n’éprouvait guère de peine à mettre la main sur la « vermine libertaire ». « Les anarchistes ne vivent pas dans la clandestinité, les groupes ne sont ni étanches ni hiérarchisés, il est facile de se procurer leurs adresses. » (102) Ceux qui ne déménageaient pas incessamment ou qui écrivaient au grand jour des articles pro-anarchistes étaient des proies aisées à capturer.
Le législateur ne laisse planer aucun doute sur le sort qu’il convient de réserver aux « plumitifs » de l’anarchie. En effet, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse assurant « à la presse française le régime le plus libéral du monde... ne fut remise en cause qu’à l’occasion de la crise anarchiste par les fameuses lois scélérates qui, en décembre 1893, élargissaient la notion de provocation au crime par voie de presse et, en juillet 1884, déférait à la correctionnelle les articles ayant “un but de propagande anarchiste” ». (103) Les bourgeois de l’époque estimaient « que le grain semé par ces penseurs littéraires pouvait précisément faire germer de dangereuses utopies dans des cerveaux fragiles et mal préparés aux paradoxes sociaux ». (104) Un auteur comme Cohen peut donc être estimé « complice » des poseurs de bombes dont la pauvre cervelle, à la lecture des écrits subversifs, s’est remplie de folles idées. Les magistrats n’hésitent aucunement à établir ce lien : « Les anarchistes se divisent en deux catégories : les intellectuels et les impulsifs. Les premiers formant des groupes dits d’étude, font la propagande ouverte. Ils représentent l’intelligence active, l’expérience et le savoir de la secte. Ils ont pour mission, à l’aide de la parole et de la plume, de racoler les compagnons, de faire l’embauchage, de solliciter les dons en argent et de remplir la caisse. Les seconds, obéissant à l’impulsion qui leur vient des premiers, se chargent, eux, de la propagande par le fait. » (105)
(photo © Roger-Viollet, Paris en Images)
Il est certain que la multiplication des brochures et autres manifestations a joué en faveur de l’action et de la violence : « Les faits les plus spectaculaires en sont bien sûr ceux qui rejouent le geste du meurtre du tyran (...) ou encore les actions collectives et secrètes, les conjurations, lorsqu’elles parviennent à terroriser un instant une région (...). Mais les plus importantes sont peut-être les mille autres actions éparses qui prennent pied sur cette violence anarchiste formellement conseillée et magnifiée par une presse qui ne cesse d’en appeler au vol, au meurtre, à l’explosif et à l’incendie. Car celles-ci montrent de quoi est faite l’efficacité réelle de l’acte de propagande. » (106) L’idée de propagande par le fait a certes fait son chemin chez les anonymes de l’anarchie, mais elle s’est en réalité traduite par des actes plus spectaculaires que sanguinaires ; d’ailleurs, le climat généré par ces anarchistes de tous poils permit à beaucoup de personnes qui n’avaient rien à voir avec ces contestataires de régler des comptes avec voisins ou connaissances. Ainsi, on put croire que la propagande journalistique avait plus d’efficacité qu’elle n’en eut en réalité. Le côté bon enfant de certains propagandistes peut laisser penser également qu’ils ont sous-estimé eux-mêmes la portée de leurs dires. (107)
Cet état d’esprit reflétant naïveté et idéalisme est proche de celui qui habita encore quelqu’un comme Jacques Gans – communiste en Allemagne, trotskiste en France, cet admirateur de Léautaud publia entre autres un mensuel intitulé Ce vice impuni, la lecture –, des décennies plus tard et qui lui fit écrire : « Comprenez-vous à présent que lorsque je lis De Paradox (Le Paradoxe), cette ancienne revue d’Alexandre Cohen des années 1897-1898, et que toute cette période des attentats anarchistes s’ouvre devant moi, la nostalgie me gagne de ce temps où il y avait encore des hommes qui “faisaient” au lieu “d'être refaits”. » (108)
Elisa Germaine (Kaya) Batut (1871-1959), 44, rue de Maistre, Paris, 1905 (DBNL)
Alexandre Cohen doit donc une nouvelle fois ses tracas à sa trop grande gouaille (propagande par la parole) tout autant qu’à ses prises de position publiées dans la presse. Cette différence importe de toute façon très peu pour lui : lors des interrogatoires, il ne cache pas son jeu. Il revendique son bon droit d’être anarchiste, ce sur quoi le commissaire aux délégations judiciaires n’entend pas discuter ; ce que ce dernier lui reproche, c’est de faire de la propagande en faveur de l’anarchisme, propagande qu’il ferait mieux d’aller faire dans son propre pays. La police avait d’ailleurs rassemblé des informations sur son compte, comme lors de la réunion du 10 juin 1892, et le tenait même, comme l’a entre autre rapporté Zola, pour un espion allemand ! Des papiers rédigés en néerlandais – et donc dignes d’être tenus en suspicion – ainsi que des boulons – ne peuvent-ils pas servir à la fabrication d’engins explosifs ? – retrouvés au domicile du journaliste plongent le policier dans de profondes réflexions. Ces boulons – simples souvenirs de la Tour Eiffel en construction ! – rendent le suspect encore plus suspect ; ils sont au potentiel artificier de Cohen ce que le tube de Mercure fut à Félix Fénéon lors du Procès des Trente. Une canne originale, cadeau de F. Domela Nieuwenhuis, cause par ailleurs autant de soucis aux démineurs. « Ah ! cette histoire de la canne en spirale prise pour un tube à bombe ! » comme s’exclamera le fondateur du Mercure de France dans une lettre à Mirbeau du 20 janvier 1894. (109)
L’attention des autorités se porta tout autant sur le Cohen intellectuel puisque le Préfet de police interdit la représentation de la pièce Âmes Solitaires. « L’interdiction touchait moins d’ailleurs à la pièce que j’avais traduite qu’à la personnalité du traducteur qui le soir de la générale, le 15 ou le 16 décembre, était sous les verrous. » (110) Il fut sans doute difficile aux policiers de lire certains des articles les plus incisifs de l’irascible Hollandais, car publiés dans une autre langue ou sous un pseudonyme. Mais il est sûr qu’ils ont mis la main sur sa production et sur sa correspondance car Cohen regretta souvent par la suite la perte de ces documents.
Un auteur comme Zévaco avait été condamné à plusieurs reprises à des amendes et à des peines de prison dans les mêmes années pour des allégations de même nature. Il avait par exemple défendu l’action de Ravachol dans une déclaration rapportée dans Le Figaro et avait, dans un article, « appelé au meurtre » du ministre de l’Intérieur. (111)
Pour un homme qui ne mâche pas ses mots et qui de surcroît n’a pas de passeport français, Marianne se montre avare de douceurs. Aussi, après un séjour au Dépôt de la Préfecture de Police, après quelques interrogatoires menés par Fédé, « le commissaire aux délégations judiciaires », Alexandre Cohen est-il expulsé du territoire national. On l’amène au Havre ; il rejoint Londres en bateau où il accoste le jour de Noël à Southampton. Comme beaucoup de ses congénères, il a préféré l’Angleterre à toute autre destination. D’autant plus que feu Guillaume III a réservé une cellule à son intention en cas de retour sur sa terre natale.
F. Fénon, par Abeillé, Procès des Trente (© Roger-Viollet, Paris en Images)
En France, la police reste sur les dents ; la justice suit son cours. Un cours il est vrai un peu entortillé au regard du dossier Cohen. Mais le pouvoir, bien décidé à en finir, ne se soucie guère des imbroglios procéduriers. Le Président du Sénat, quelques jours après l’attentat de Vaillant, a clamé que l’on avait affaire à « une secte abominable, en guerre ouverte avec la société, avec toute notion morale (...). Le monde se trouve pour la première fois en présence d’un fanatisme jusqu’ici inconnu, ou plutôt d’une lèpre dont l’histoire ne nous a encore donné aucun exemple. » (112) Pas de pitié donc pour ces lépreux ! Les peines de mort font tomber les têtes ; les magistrats distillent en quelques années 322 ans et 3 mois d’emprisonnement (113), les lois scélérates coupent ou entaillent les mains des littérateurs anarchistes et condamnent la plupart de leurs journaux à disparaître. Veut-on des noms ? Jean Grave, Félix Fénéon, Matha, Sébastien Faure, Ledot, Châtel, P. Reclus, E. Pouget (Le Procès des Trente), M. Zévaco (condamné en 1890 et 1892), tous furent traînés devant les juges comme avaient pu l’être auparavant, pour avoir soutenu des opinions voisines, le romancier Jules Vallès (en 1868) et d’autres communards, Joseph Déjacque (en 1848 et 1851), Dejour (le gérant du Droit Social), et comme le seront plus tard, parfois en vertu des lois scélérates suivantes, les poètes Laurent Tailhade (en 1901) et Gaston Couté (en 1911 alors même qu’il est déjà décédé !), les antimilitaristes U. Gohier et G. Hervé (au début du XXe siècle), le biographe Louis Lecoin (seul Blanqui aurait fait plus de prison que lui du fait de ses idées) (114), Victor Méric (fondateur de la revue Les hommes du jour), etc. La répression s’avère donc sévère en France, mais d’autres pays n’hésitent pas non plus à adopter des worgingswetten (115). Seule l’Angleterre fait exception à la règle : « les anglais demeuraient calmes face aux anarchistes ». (116)
Aux Pays-Bas, le juge se contente d’utiliser l’arsenal dont il dispose sans ressentir le besoin de recourir à des lois assassines. La peine de mort à été par ailleurs abolie dès 1870 et une loi de 1855 garantit le droit de réunion et le droit d’association. Il est vrai de toute façon que les libertaires s’y manifestent moins violemment que sur les terres de Proudhon. Surtout, l’article 227 de la Constitution rédigé en 1815, modifié lors de la révision constitutionnelle de 1848 puis devenu l’article 7, dissuade les magistrats de faire trop de zèle. Comme ailleurs, la liberté de la presse est limitée par certaines dispositions légales, notamment celles prévues dans le cadre de la protection de la sûreté de l’État, de l’ordre public, des bonnes mœurs, des droits et de la renommée des individus. Les autorités ne s’en laissent cependant pas pour autant conter au milieu du XIXe siècle : les premiers propagateurs des idées démocratiques, les « radicaux » Meeter, Rienks, Bavink, De Haas, Van Gorcum, De Vries et Van Bevervoorde, fréquentent dans les années quarante les prisons bataves, le plus souvent pour ne pas s’être montrés assez « courtois » envers le roi. À plusieurs reprises, ils doivent renoncer à faire paraître leurs publications. Après 1851, les dernières velléités anti-orangistes éteintes et le danger révolutionnaire écarté, les magistrats retournent à des affaires autres que politiques. (117)
Choix de textes d'A. Cohen par Max Nord
L’anarchisme restant pour sa part un phénomène relativement marginal avant la fin de « l’avant siècle », la répression frappe les hommes qui gravitent autour du journal Recht voor Allen, que ceux-ci se réclament de l’individualisme le plus extrême ou d’une branche autoritaire. Avant de s’en prendre aux « blasphémateurs » du nom du Roi, le pouvoir se contentait de favoriser le prononcé de sanctions professionnelles (souvent à l’encontre d’instituteurs) ou adoptait des mesures préventives (en 1883, à l’occasion de l’ouverture des États-Généraux, des mesures furent prises par crainte d’un coup d'État des socialistes). (118) Mais il est remarquable qu’en 1885, année durant laquelle le mouvement socialiste gagne sensiblement du terrain et alors même que les idées plus radicales se font jour à travers les premières revues libertaires ou dans les colonnes de Recht voor Allen, la justice montre le bout de son nez. « Les poursuites contre les socialistes commencèrent à augmenter », raconte Bymholt à propos du mouvement en 1884 (119) et la tendance ne fait que se confirmer l’année suivante : « Jusqu’alors, la justice ne s’était pas préoccupée du mouvement socialiste, exceptés quelques procès de colporteurs et l’affaire Liebers. Mais en cette année 1885, les choses changèrent. » (120)
En réalité, si les magistrats fouettaient d’autres chats, le pouvoir, lui, tenait à l’œil les socialistes purs et durs et ce depuis le début des années 1870. Il n’était guère difficile évidemment de passer la presse politique au crible (De Toekomst, puis Recht voor Allen et De Anarchist). Dans les années 1880, le gouvernement s’inquiète un peu plus : à l’étranger, de nombreux trônes commencent à vaciller. Sanctionner les auteurs qui égratignent la dignité royale contribue à prévenir tout fâcheux dérapage : l’encre déversée ne doit en aucun cas encourager quelque individu à mettre la vie du roi ou de l’un des membres de son entourage en danger. Et malgré les craintes éprouvées, les gouvernants hollandais savent très bien que le combat politique ne conduit que très rarement dans leur pays au bain de sang. Aussi agissent-ils au coup par coup, de manière prudente, exerçant juste la pression nécessaire pour désamorcer toute tentative de subversion. Des fonctionnaires, infiltrés dans les rangs du S.D.B., procurent des rapports aux ministres sur les activités des républicains. Ils assistent en particulier aux fréquentes réunions, comme celles tenues dans la fameuse salle de La Haye, la Walhalla. Alexandre Cohen évoque par exemple la personnalité de l’ancien policier Nies qui montait parfois à la tribune lors de manifestations du S.D.B. jusqu’au jour où il devint clair qu’il n’avait pas rompu les liens avec ses supérieurs (121). C’est Cohen lui-même qui mit un coup d’arrêt aux activités d’un de ces espions à la fin de l’année 1887. En consultant son dossier lors du procès pour crime de lèse-majesté, il mit en effet la main sur un rapport négligemment glissé au milieu des documents rassemblés par l’inspecteur de police. Ce rapport comportait des informations sur Cohen et plus particulièrement sur ses propos tenus lors d’un récent discours. Cette découverte et la publicité qu’il en fit encouragèrent le mouchard à cesser ses activités. (122) Malgré cet amateurisme et ces quelques bévues, les magistrats étaient décidés à agir avec plus de détermination « mais ils voulaient se fonder sur de solides arguments juridiques et compter sur l’assurance d’une condamnation. Auraient-ils engagé une affaire non étayée en droit, le risque était de voir l’autorité perdre la face et les socialistes gagner en propagande ». (123) Et de fait, rares furent les inculpés qui s’en tirèrent sans goûter à l’humidité des cellules.
Attentat de Vaillant (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)
À côté des journalistes poursuivis pour crime de lèse-majesté (F. Domela Nieuwenhuis, Goud, Cohen, Van Ommeren, Liebers, Belderok, Van der Laan, Visser...), d’autres auteurs plus ou moins confirmés laissèrent leurs noms dans les annales judiciaires. Ainsi, le menuisier C.J. van Raay, devenu typographe, orateur et collaborateur de Recht voor Allen fut poursuivi en raison de quelques vers de son cru estimés infamants pour la personne des députés. Le chansonnier ne s’en tira pas trop mal, condamné qu’il fut à une amende de 25 florins et aux dépens. (124) Un poème effrayait moins les représentants de la bourgeoisie qu’une bombe artisanale. À la fin de cette même année 1885, une procédure fut engagée contre le libraire d’Amsterdam J.A. Fortuyn – lui qui avait justement introduit Cohen dans les cercles socialistes (125) – une des personnalités les plus en vue du moment, orateur talentueux qui se mêla un peu trop d’échauffer les chômeurs en un temps où l’économie néerlandaise n’était guère florissante. Le libraire, à peine sorti de prison, y fut reconduit en 1886 pour avoir distribué un tract lors des journées du palingoproer (126), tract contenant des termes estimés intolérables. Son camarade P. van der Stad, collaborateur de Recht voor Allen, le rejoignit. Les deux hommes purgèrent plusieurs mois de préventive avant que le Hoge Raad ne leur donnât raison. Trois ans plus tard, les deux mêmes récidiveront. À J.A. Fortuyn, on reprochera d’avoir dit en public à propos de la Révolution française : « Vous aussi travailleurs, vous devez aujourd’hui résister de cette façon contre les lois de l’État et détruire celui-ci. » Le tribunal ne s’inclina pas devant les désirs du procureur du Roi et J.A. Fortuyn fut laissé en liberté. Van der Stad, par contre, retourna passer deux mois derrière les barreaux pour avoir, au cours d’une réunion, traité tous les députés – à l’exception bien entendu du seul élu socialiste F. Domela Nieuwenhuis – de schoeljes (crapules).
1887 est l’année noire des socialistes néerlandais ; une pluie de peines s’abat sur bon nombre d’entre eux (F. Domela Nieuwenhuis, Cohen, Belderok, Croll, Baye, Bennink, Büchner, de Ruyter, un poète condamné à quatre mois de prison pour avoir, dans un chant adressé à F. Domela Nieuwenhuis, décerné au baron Tour van Bellinchave, ministre de la justice, le titre de lage koningsknecht (lèche-botte du Roi)). (127)
Alexandre Cohen en 1906 (DBNL)
L’année 1888 s’annonce elle un peu plus calme au plan des rapports avec la justice. Certaines affaires suivent leur cours comme les procès Cohen et de Ruyter. Par la suite, deux rédacteurs auront droit tout de même à leur part de pain noir : J.K. van der Veer (De Toekomst) et A. van Emmenes (Voorwaarts). Le socialisme franchira un nouveau pas ensuite et les publications ne seront plus guère la cible des juges. Par exemple, B. Bymholt publie sans rencontrer de difficultés sa Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland (Histoire du mouvement ouvrier aux Pays-Bas) en 1894 alors même qu’il prend en tant que militant la défense des socialistes et présente les textes et les éléments qui ont coûté des mois ou des années de liberté à ses amis au cours de la décennie précédente. Mais le pouvoir allait recourir à un autre artifice juridique pour contrecarrer les projets et avancées des socialistes. Déjà en 1884, le juge avait refusé de reconnaître la personnalité juridique du S.D.B., ce qui entravait la liberté de réunion. L’achat du bâtiment Walhalla avait permis de déjouer cette mesure, exceptionnelle dans la jurisprudence hollandaise. En 1894, les libertés d’association et de réunion sont mises de nouveau à l’épreuve puisque cette fois, le S.D.B. est purement et simplement interdit. Cette interdiction ne gêna guère les socialistes qui, sentant la nécessité de créer une structure au niveau national, fondèrent la même année le S.D.A.P. (128)
Il apparaît difficile à l’évocation de ces procès de tirer de réels enseignements. Souvent, le condamné doit plus sa malchance à un concours de circonstances qu’à une politique bien définie ou rigoureusement suivie. Sans aucun doute, les autorités hollandaises et les autorités françaises (dans un contexte totalement différent) ont-elles frappé fort et mis le holà à la dérive libertaire. L’anarchisme, sans rompre, plie alors : il connaîtra encore de beaux jours aux Pays-Bas vers 1900 sous la forme du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme chrétien ou tolstoïen ou encore des expériences des coopératives et des colonies. De même en France, il suivra des voies moins radicales.
Affiche de Jules Chéret
Dans les deux pays, les grands noms des arts et de la littérature semblent épargnés par la généreuse distribution de peines. Dans les deux pays aussi, des voix s’élèvent pour que les magistrats ne manient pas le glaive de la même façon envers détenus politiques et criminels de droit communs. (129) Quant aux poursuites, le hasard a beaucoup joué et dans ce rayon de l’histoire de la répression, les moins bien dotés en esprit ont une fois de plus payé plus que les autres. Cet arbitraire se comprend mieux à la lumière de ces lignes, les premières écrites par un avocat, les autres par un écrivain : « En matière de politique on peut affirmer que, dans la majorité des cas, la justice est faussée. On a pu dire justement que lorsque la Politique entre dans le prétoire c’est à la justice d’en sortir. Cette vérité conserve sa valeur sous tous les régimes et les démocraties n’ont sur ce point rien à envier aux monarchies les plus absolues, s’il en reste » ; et : « Des attentats, l’on remonta donc à la doctrine ; l’on découvrit Jean Grave et Sébastien Faure. On n’alla pas plus loin. Ni Gustave Kahn, ni Paul Adam ou Henri de Régnier ne furent trouvés suspects. C’est qu’on n’a pas coutume chez nous de prendre au sérieux l’homme de lettres. On le lui fait voir tous les jours ; les écrivains qui font l’apologie de la désertion ou de l’anarchie gagnent en général la gloire et l’Académie française, tandis que l’on fusille obscurément leurs disciples. Et l’on sait que la bourgeoisie la plus sévère sur le chapitre des mœurs laisse paisiblement chanter à ses filles des romances lascives où il n’est guère question que d’étreintes et de langueurs. Tel est l’un des effets de la doctrine audacieuse dont j’ai parlé ; c’est un effet plutôt timide, dont on ne sait trop s’il honore ou déshonore l’écrivain. Car on invite d’abord le poète à créer son monde à soi ; et quand il l’a bien créé, le lecteur découvre que ce monde est sans rapports avec le nôtre ; ce n’est plus du même amour qu’il s’agit, ni de la même anarchie (et tant pis pour la jeune fille naïve ou le déserteur qui s’y laisse prendre). La seule loi qui eût permis d’atteindre, au delà des dynamiteurs, les théoriciens de l’anarchie, se vit donc flétrie, sitôt votée, du nom de loi scélérate, qui la fit tomber assez vite en désuétude. Elle avait cependant permis un procès. Ce fut le fameux procès des Trente. » (130)
Ce fameux procès – qui clôt les grands jours de l’anarchie et enraye « l’épidémie criminelle qui avait un moment terrifié la capitale » (131) – fut donc l’occasion de rendre les théoriciens et manieurs de plume de l’anarchie à la liberté et de condamner quelques pauvres bougres pour vol. La grande période de l’anarchie s’était ouverte à Lyon avec le procès des 66 le 8 janvier 1883, elle se referme entre les 5 et 12 août 1894 à l’occasion de ce procès durant lequel, en l’absence de public, juges et inculpés manient la riche gamme de clichés inhérents à cette faconde répressive. Le jury de la Seine vit défiler, en guise de témoins, le sel et le poivre du gratin littéraire de la capitale : Stéphane Mallarmé venu soutenir Félix Fénéon, Bernard Lazare et Frantz Jourdain épauler Jean Grave et l’inévitable Octave Mirbeau qui, bravant les nouvelles lois, s’était dans les mois précédents déchaîné « dans Le Journal – un quotidien à très forte diffusion –, contre les atteintes aux libertés démocratiques, contre l’absurde amalgame qui consiste à mettre dans le même sac terroristes et intellectuels anarchistes ». (132) Ce même Mirbeau, grâce auquel Alexandre Cohen doit d’avoir laissé une petite trace de son passage dans le champ littéraire français. (133) Car Cohen est une fois de plus de la partie. Expulsé de France à la demande du Préfet de police Lépine, exilé et résidant à Londres, il est pourtant un des trente accusés, suite au micmac de procédure. Persona non grata en France, il ne peut venir se défendre alors qu’il en fait la demande. De plus, les faits que les magistrats ont retenus contre lui sont antérieurs à la date d’adoption des lois scélérates. Et si son nom ne figure pas toujours dans les ouvrages qui relatent ce procès, il écope bel et bien et par défaut d’une peine de 20 ans de travaux forcés (prononcée le 30 septembre). Voilà entre autres choses ce dont accouche cette « comédie », cette « vaste fumisterie » (134), ce procès « pour affiliation à une association de malfaiteurs ». Les littérateurs sortent libres le 12 août au soir, attendus par une foule immense regroupée sur le quai de l’Horloge ; les sales gueules écopent quant à elles, tout comme les absents, de quelques années de bagne.
Sans qu’il ait donc pu dire un mot, Cohen se retrouve à la fois du côté des humbles et du côté des intellectuels, lui le bel esprit auquel on veut rattacher un lourd boulet. Et si, malgré cette condamnation, il ne mettra jamais les pieds à Cayenne, un autre « pénitencier » va refermer ses portes sur lui : Londres. (135)
arrestation de Ravachol, d'après un dessin d'Henri Meyer
(photo © Roger-Viollet, Paris en Images)
(98) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 novembre 1893. Cet attentat anarchiste dans un théâtre de Barcelone avait fait des dizaines de victimes.
(99) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 9 avril 1894.
(135) Relevons, à propos de Cayenne et des anarchistes que Cohen, alors qu’il est de retour aux Pays-Bas après son exil londonien, recevra un jour la visite de Placide Schouppe, célèbre voleur anarchiste qu’il a connu alors qu’il habitait rue Lepic. Il consacre
à l’importun quelques passages à la fois tristes et comiques.