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hollande - Page 23

  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (2)

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    La première partie du texte que Philippe Zilcken consacre à Jozef Israëls dans Peintres hollandais modernes porte sur le dessin et la manière du maître haguenois.

     


    JOZEF ISRAËLS


    Depuis bientôt cinquante ans qu’Israëls peint, depuis une trentaine d’années que le succès lui prodigue ses faveurs, il a produit considérablement.

    Comme beaucoup de ses compatriotes, il ne s’est par borné à un seul genre spécial ; quoiqu’il ait peint beaucoup de tableaux d’intérieur, cela ne l’a pas empêché de rendre toute la gamme des effets de plein air de son pays : de tranquilles jours gris, des soirs lourds et sombres, des paysages de grèves, argentés par un pâle soleil opalin, parfois des clairs de lune.

    Et toujours, jouant un rôle important dans ces paysages admirablement sentis, la figure humaine, l’enfant et la femme de préférence prennent une place prédominante.

    Parce qu’Israëls a peint la figure rustique, le pauvre, le pêcheur, l’ouvrier ou le campagnard, on l’a parfois comparé à Millet, mais s’il y a un rapprochement entre ces peintres, c’est seulement celui-ci, que tous les deux sont artistes plus que peintres ; et que l’intensité de sentiment que montre telle toile de Millet est la même que celle des bonnes œuvres d’Israëls.

    En Hollande Israëls occupe une place prépondérante dans l’art de son temps, d’abord par son talent, ensuite par l’influence qu’il a exercée sur l’école de peinture contemporaine. Et nous ne croyons pas exagérer en disant qu’il appartiendra à l’histoire générale de la peinture moderne, étant du petit nombre d’artistes qui ont su exprimer un côté personnel de leur tempérament, qui ont eu quelque chose à dire, qui ont été des premiers à réagir violemment contre les recettes (nous n’osons pas même dire « traditions »), qui ne produisaient guère plus que des tableautins inertes, glacials de convention, de manque de vie et de sincérité.

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    Les peintres de l’école hollandaise de 1830, pseudo-classiques, secs, guindés, anti-artistiques au possible, ne peignaient, en paysage, que des décors sans atmosphère, en figure, que des anecdotes historiques ou burlesques, des mélodrames romantiques ou des bergeries d’opéra-comique, adaptations maladroites de recettes anciennes à des sujets de romances. Résultat : des œuvres froides, sans vie, mal conçues et mal exécutées, sans charme ni mérite, qui ressemblaient aussi peu à des œuvres d’art que des poupées modernes à des statues classiques. Et cette école de 1830 sévit encore, de nos jours. Quoique la peinture moderne s’impose, depuis quelques années déjà, aux amateurs intelligents et aux gens de goût, les œuvres de cette époque atteignent encore des prix élevés et sont parfois hautement prisées par leurs possesseurs. On comprendra par cela d’autant mieux qu’une peinture aussi révolutionnaire que celle d’Israëls le paraissait, eut de la peine à s’imposer au public, puisque, même aujourd’hui, maintenant que l’admiration de l’étranger vient montrer quels grands peintres les Hollandais ont l’honneur de compter parmi eux, ces peintres sont encore souvent discutés et incompris.

    Le grand effort d’Israëls a été d’allier à l’amour des humbles, une conception grandiose du milieu où ses figures se meuvent. Il a repris ainsi, avec les Maris, et avec Mauve, les traditions anciennes, redevenues nouvelles par suite de l’abandon où on les avait laissées, en réimportant dans son pays un naturalisme sincère qui a été la note caractéristique des peintres Hollandais et Flamands de la grande époque.

    Quoiqu’il n’en paraisse rien dans ses œuvres, qui ont l’air d’être travaillées presque péniblement quelquefois, qui ne sont jamais peintes de jet, avec des coups de pinceaux décidés, mais plutôt tapotées à petites touches, Israëls cache un savoir très grand derrière ces semblants de maladresse, d’inhabilité dans l’exécution. Mieux que personne il sait la science du dessin, le secret de construire ses figures. Derrière la naïveté un peu voulue de ses tableaux se dérobe une science consommée des proportions et de l’anatomie d’une figure ; il sait admirablement raisonner le pourquoi d’une attitude, d’un geste, d’une pose. Aussi est-il vivement indigné lorsqu’on lui reproche de ne pas savoir bien dessiner, reproche que lui font fréquemment les ignorants.

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    Il y aura toujours un abîme entre deux opinions opposées concernant le dessin. Pour certaines personnes, pour le grand nombre, dessiner c’est tracer proprement les contours des formes, avec un trait arrêté qui cerne les masses ou les détails. C’est ce dessin, qu’enseignent les maîtres de dessin, les écoles, les académies. C’est aussi le dessin élémentaire primitif des peuples anciens, des primitifs de toutes les époques. Lorsque ce trait est senti, lorsqu’en le traçant l’artiste a suivi avec amour les moindres inflexions, appuyant son crayon délicatement pour indiquer une courbe molle, vigoureusement pour accentuer une partie solide, lorsque ce dessin linéaire est d’un Italien primitif, ou d’un Holbein, d’un Clouët, il est admirable. Mais combien ce dessin ne devient-il pas vite une suite de conventions, des traits ou des lignes cernant des masses proportionnées suivant des formules géométriques ! Alors il peut être très utile pour la peinture décorative, qui exige, avec du goût et du talent, une grande science ; pour des dessins industriels, dont la qualité première est l’heureuse distribution des lignes et des tâches dans lesquelles la vie et les détails des sujets représentés sont au moins accessoires, tandis que le tout doit être plutôt de convention, afin de faire de l’effet à distance ; un effet décoratif, qui n’est obtenu qu’au moyen de masses fort simples, dont les détails seraient invisibles par la distance même.

    Ce dessin-ci, aux contours immobiles pour ainsi dire, est le dessin que le public croit être le seul dessin ; et du moment que des coups de crayon heurtés, brusques, nerveux, d’un Rembrandt, d’un Michel Ange, d’un Millet sont sous ses yeux, il se trouve désorienté ; habitué à une pureté, une propreté bourgeoise des lignes, il ne comprend pas ce dessin, tout à fait artistique, puisqu’il exprime plus que la forme copiée servilement, la synthèse de la forme ; qu’il donne la vie, le mouvement, l’action, non pas d’une manière inerte comme une photographie instantanée, mais avec une apparence de vie. Il ne voit pas, ce public, dans le trait interrompu, exagéré, dans les coups de crayon qui cherchent une forme, se répètent parallèles au même endroit, qui sont noirs, épais, ou imperceptibles, brusquement interrompus, un dessin bien autrement vivant, exprimant beaucoup plus ; exigeant un talent supérieur, toujours très rare, des facultés de vision et de compréhension que ne demande pas le dessin conventionnel, qui s’apprend par cœur à l’école.

    Nous nous sommes étendu si longuement sur les différentes manières de comprendre le dessin, pour tâcher de faire valoir les mérites de celui d’Israëls. Lorsque le maître peint une jeune fille qui coud, il cherche avant tout à rendre le geste, le mouvement, l’attitude. Pour cela il n’existe pas de recettes ni de trucs. C’est la vision, ou plutôt le sentiment qui domine cette vision qui guide la main qui ignore ce qu’elle fait. Ceci déjà suffirait à démontrer la supériorité d’un dessin caractériste (rendant le caractère des formes au lieu de copier celles-ci) sur un dessin impersonnel, ce dessin caractériste dépendant bien plus du cerveau que de la rétine, de la réflexion et du sentiment que de la vision.

     

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    Ce dessin senti, tout artistique, si peu apprécié en général, est une des plus remarquables qualités d’Israëls et donne à ses œuvres ce charme si particulier qu’elles exhalent ; il n’aura pas la correction un peu mièvre d’un Meissonier, d’un Knaus, il y aura des fautes réelles parfois, mais il donnera le caractère d’une tête, exprimera avec intensité tel état d’âme d’une créature humaine, au lieu d’avoir l’air d’être un dessin fait d’après un mannequin habillé.

    Il y a nombre de tableaux de figure et de paysage, dont les auteurs passent pour savoir dessiner correctement. Cette soi-disant correction apparente déguise le plus souvent la pauvreté de l’esprit et l’absence de talent.

    Il faut être infiniment plus artiste pour jouer au théâtre un rôle avec émotion, que pour réciter froidement ce même rôle sans fautes de diction, de geste, mais d’une manière apprise, impersonnelle. Théâtre, peinture, musique, tous les arts ont la même exigence suprême, l’interprétation originale et sentie. J’ai entendu jouer merveilleusement un Wieniawsky, vu un Rossi, une Sarah Bernhardt, non sans incorrections, sans fausses notes, mais être si supérieurement artistes ! Ces incorrections sont les fautes de dessin d’un Millet, d’un Israëls. Absorbé par de hautes préoccupations, par des « pensées qui montent jusqu’au ciel » comme dit Victor Hugo, par la recherche de la vie, du mouvement, de l’expression ; et, rendant ces facteurs de tout œuvre d’art véritable, il ne s’aperçoit pas qu’il a fait la main trop petite ou trop grande en exprimant le geste, mis les yeux trop haut ou trop bas en traduisant l’expression.

    Et ses qualités sont trop rares, trop supérieures, pour que je n’aie pas insisté pour les faire apprécier.

     

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    La peinture d’Israëls est aussi très personnelle. Comme je le disais plus haut, ce n’est pas par larges coups de pinceaux, avec de belles coulées de pâte, ou au moyen d’empâtements, de frottis, de glacis qu’il travaille. Soigneusement il indiquera sur la toile vierge l’ensemble de la composition qu’il va peindre ; d’abord il massera les valeurs principales, les ombres et les clairs, le blanc et le noir du tableau. Cette esquisse faite, il prendra des modèles, et, d’après ceux-ci, ou quelquefois d’après des dessins faits antérieurement, il commencera lentement à construire son tableau, à créer ses figures. Avec de minces pinceaux et des brosses petites, il dessinera dans la couleur, posera de petites touches successives, de petites lignes vermicellées, les unes au dessus des autres, lentement, patiemment. Ces petites touches se fondent, s’harmonisent ; et avec le temps, la pâte ainsi obtenue, acquiert une belle qualité, devient un bel émail, qualité propre à toute bonne peinture.

    Ces petites touches un peu flottantes, décomposant imperceptiblement les couleurs par leur juxtaposition, donnent admirablement le sentiment d’atmosphère ambiante. Aussi ses toiles ont-elles toujours une douce lumière argentine, jamais de « trous », de parties opaques ou lourdes. Une fine lumière éclaire les objets, les figures ; des reflets les isolent, l’air circule, hommes et choses semblent se mouvoir dans l’air, « tournent », et par là même ont du relief, de la solidité, du « corps », par contraste avec la légèreté des perspectives aériennes.

    Ces qualités rares ne sont pas seulement visibles dans ses paysages avec figures, ou dans ses scènes d’intérieur. Lorsqu’il peint une tête, un portrait ou une tête de fantaisie, ces mêmes qualités contribuent au plus haut degré à donner l’expression, la vie, le relief des choses. Pas le relief brutal, le trompe-l’œil commun, vulgaire, la tête qui « sort du cadre », mais le sentiment, l’impression que telle tête peinte n’est pas une surface de toile colorée, plus ou moins plate ou en relief, mais que cette tête est solide, substantielle, isolée dans l’air qui l’entoure de tous côtés, par derrière et entre le spectateur et la toile. Et cela par la justesse des tons, mis en place dans leurs valeurs relatives.

    Dernièrement j’entendais Jacob Maris, le grand peintre au fin bon sens, raisonner longuement ces mérites d’Israëls, démontrer combien ces qualités sérieuses sont rares, à l’occasion d’un portrait d’un très célèbre peintre français, dont la peinture a une apparence de solidité, qui en réalité n’est qu’une rudesse de surface, un relief trompeur manquant « d’enveloppe », de cette profondeur d’atmosphère qui fait valoir la forme solide, et par contraste, l’isole, semble la faire vivre, respirer.

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    Ce mérite n’est certes pas de peu d’importance, et encore moins est-il commun. Ces qualités sont celles des grands maîtres coloristes ou luministes, d’un Velasquez, d’un Rembrandt. Aussi Israëls pense-t-il beaucoup à Rembrandt, qui fut peut-être avec le peintre espagnol son plus sérieux maître. Mais quand il dit familièrement : « Comment trouvez-vous mon Rembrandt ? », en parlant d’une de ses œuvres, il veut simplement dire : Trouvez-vous qu’elle a quelques-unes de ces qualités de vie, d’atmosphère ambiante, de clair et d’ombre, de vie, qui distinguent les toiles de ces maîtres.

    On n’en est plus à croire que le genre rembrantique était de faire une brusque tombée de lumière au milieu d’ombres profondes. Certes cet effet a souvent été recherché par Rembrandt, mais la caractéristique de sa peinture est de faire tout visible et saillant, et se détachant dans le cadre, de ne jamais sacrifier une partie secondaire en mettant des tons qui, restant opaques, ne s’éloignent pas, n’étant pas au plan exigé, ne donnent pas la sensation d’air circulant ou dans une chambre ou dans un paysage.

    Si je m’étends sur ces mérites des coloristes, c’est que l’on a cru que pour imiter Rembrandt il suffisait d’enduire une toile de bitume, de couleur foncée, brunâtre, et de faire tomber une abondante lumière sur un sujet principal. Maintenant qu’une étude approfondie et une compréhension artistique a démontré que ses ombres foncées ne sacrifiaient rien, que l’air circule toujours autour des choses, il est avéré que ses toiles, fraîchement peintes, avaient plutôt une tonalité grise par la juxtaposition de tons puissants, plutôt argentine que brune.

    Ces qualités de fin luministe, qui caractérisent les tableaux d’Israëls, sont exprimées au même degré d’intensité dans ses aquarelles.

    J’ai déjà dit ailleurs, à propos d’Israels, que les aquarellistes Hollandais, et lui en premier lieu, ne craignent pas de maculer, de salir la feuille de Whatman. Tandis que certains peintres la ménagent, s’efforcent de lui garder sa fraîcheur de papier neuf, tout en la couvrant de légères teintes, Israëls la frottera avec une éponge, des chiffons, de la gomme élastique. Il la lavera, l’essuiera, la fera sécher, amincira à la longue, à force de travail, le papier qui s’use, et fatigué de la sorte, il perdra son aspect de papier ; sa substance inerte sera transformée et l’œuvre évoquera des corps, des ombres, des perspectives aériennes.

    Les tons fins, argentins de ses toiles, la jolie douce lumière qui les baigne, ces charmes s’accentuent encore dans ses aquarelles. Aux couleurs transparentes de la couleur à l’eau, il mélangera un rien de gouache, un peu de blanc, quelques couleurs opaques qui, se mêlant avec les autres, lui donneront des tons mineurs, des blancs mats, des chairs rosées, des verts de patine, délicieusement fins, exprimant admirablement les différentes substances. Ainsi élaborées, ses aquarelles n’ont pas la fraîcheur froide des aquarelles anglaises, par exemple, et elles seront infiniment plus travaillées, plus artistiques. Loin d’être de pâles copies de la nature, montrant une impression superficielle, les aquarelles d’Israëls de même que ses tableaux, montrent un artiste ému, pénétré religieusement par le sujet qu’il peint, un peintre qui juge tout intéressant, jusqu’aux plus infimes choses, un panier dans un coin, un morceau de linge, les pierres ou les herbes du sol, parce que son œil est attiré et ému par la couleur et la forme de toute chose. Et alors l’art produit sa grande métamorphose, les plus misérables intérieurs de chaumières, les plus pauvres ouvriers, les plus ordinaires objets deviennent intéressants, beaux même, par l’intérêt ou l’émotion que l’artiste a ressenti et su exprimer dans son œuvre, et qu’il transmet à ceux qui peuvent le comprendre.

    Et c’est au moyen d’une vision supérieure, exprimée par des lignes senties, vivantes, et par la justesse des tons et des valeurs relatives, qu’Israëls parvient à émouvoir le spectateur, qu’il lui donne l’impression de la réalité ; mais d’une réalité que lui seul a vue et comprise ainsi, une réalité qui n’est pas la nature même, mais une quintessence de celle-ci, une synthèse faite par un poète. Israëls peint comme Paul Verlaine l’a si exquisément dit :


    Pas la couleur, rien que la nuance !

    Oh ! la nuance seule fiance

    Le rêve au rêve et la flûte au cor.


    Ph. Zilcken


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  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (1)

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    Philippe Zilcken consacre les 40 premières pages de ses Peintres hollandais modernes (Amsterdam, J.M. Schalekamp, 1893) à l’un de ses maîtres, Jozef Israëls (1824-1911). C’est ce texte que nous reproduisons en trois parties avec la plupart des illustrations qui l’accompagnent (certaines coquilles et maladresses stylistiques ont été corrigées). En 1890, avec l’écrivain naturaliste Frans Netscher, le graveur avait déjà rédigé Josef Israëls, l’homme et l’artiste, illustré de douze eaux-fortes de Willem Steelink, la première d’une assez longue série d'études biographiques qu’il devait, au fil des années, offrir aux amateurs d’art.


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    Jozef Israëls, photo p. 3


    Dans ses souvenirs (1930), Zilcken raconte à propos de son enfance haguenoise : « Il est vraisemblable que la fréquentation d’artistes supérieurs (l’auteur songe surtout à Jozef Israëls, Anton Mauve et à Johannes Bosboom) contribua à développer en moi le goût de l’art, sous toutes ses formes. » Une page publiée plus tôt en néerlandais (Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift, 1904) fournit quelques précisions sur les premières impressions qu’il a gardées du maître : « Peu de temps après que M. et Mme Israëls se furent installés à ’s-Gravenhage, j’ai eu le privilège, que mon jeune âge m’empêchait d’apprécier à sa juste valeur, de les rencontrer. Il nous arrivait, à mes parents et à moi, de rendre visite au Maître. À cette époque, leur demeure sise Koninginnegracht, bouillonnait encore de vie. Le dimanche après-midi, Tilde et Itje jouaient sur le rebord d’une fenêtre donnant sur la rue. Isaac montrait déjà alors une grande aisance à dessiner. (…) Depuis cette époque, j’ai eu l’honneur d’apprendre à mieux connaître Jozef Israëls ; à chaque fois, j’ai pu apprécier en lui le brillant causeur, l’observateur plein d’esprit, le penseur profond sans oublier bien entendu le peintre au talent et à la sensibilité rares. C’est d’ailleurs lui qui m’a encouragé à assumer une carrière artistique. Bien plus tard, il est venu quelques fois chez moi pour faire des pointes sèches ou pour imprimer une nouvelle estampe. Sous son contrôle et sa direction, j’ai écrit en 1893, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, une biographie documentée pour la revue De Gids. Puis les années ont passé. Aujourd’hui, en janvier 1904 (le 27), Jozef Israëls a fêté ses 80 ans. Quatre-vingts années ! Dont près de soixante-dix passées à travailler. Car lorsque j’ai accompagné il y a peu le photographe qui se rendait dans son atelier pour faire de lui un (dernier) portrait, j’ai trouvé le peintre au travail, certes un peu voûté sans doute, un tout petit peu moins allègre, mais sémillant et s’activant comme à son habitude ! Sur les chevalets, plusieurs tableaux, une aquarelle blonde près de la fenêtre, et lui passant de l’un à l’autre de ces travaux en cours. Dans sa maison, tout a changé ; sa fille Mathilde a épousé il y a longtemps M. Cohen Tervaert ; Isaac habite depuis 1885 à Amsterdam et Aleida, son épouse, nous a quittés il y a déjà bien des années. Ainsi, cette maison autrefois si gaie et animée est aujourd’hui bien silencieuse. Mais ce qui n’a en rien changé, ce qui a gardé tout son allant et tout son esprit, c’est l’énergie de l’artiste qui, malgré son grand âge, travaille sans interruption et produit des œuvres que l’on rangera parmi ses plus admirables. Aujourd’hui encore, tout comme par le passé, Israëls “n’est heureux qu’avec son attirail de peintre”, ainsi que le disait un jour sa femme en ma présence. »

    La « biographie » parue en 1894 que Zilcken mentionne est un texte qui occupe en réalité une vingtaine de pages dans la principale revue culturelle hollandaise du XIXe siècle, De Gids. De nombreux éléments sont repris par l’auteur dans Peintres hollandais modernes ; manquent toutefois l’évocation de l’intérieur de la demeure d’Israëls, où sont accrochées de multiples œuvres (de Eugène le Roux, Ary Scheffer, Josselin de Jong, Ingres, Millet, Mathijs Maris, Bosbomm, J.H. Weissenbruch, Lecouteux, Isaac Israëls, Mesdag, Daubigny…), ainsi que celle de l’atelier. On apprend par ailleurs que Jozef Israëls est aussi un grand lecteur des auteurs classiques « de tous les temps » ; il apprécie en particuliers Goethe et Heine.

    D’autres écrits de Philippe Zilcken reviennent sur le rôle du mécène J. Staats Forbesqui a promu la peinture d’Israëls en Angleterre. En France, Israëls - qui s'est rendu quelquefois à Barbizon - a exposé des œuvres à plusieurs reprises, aux Expositions Universelles, au Salon d’Automne ou encore à l’occasion d’une exposition d’estampes au Grand Palais en 1906 où Zilcken était lui aussi représenté. Ce dernier est par ailleurs revenu sur la toile intitulée Rêverie dans un petit article de l’hebdomadaire De Amsterdammer (19 janvier 1902), toile entre-temps rebaptisée Méditation.

    Une page d’Au jardin du passé résume plus ou moins ce que l’aquafortiste a pu écrire à propos de son aîné : « Josef Israëls est, quoi qu’on en dise, un de nos plus grands artistes du XIXe siècle. Destiné à devenir rabbin, très intelligent, son œuvre se ressent de sa jeunesse pauvre dans le nord du pays, ainsi que de ses idées philosophiques. Comme tant d’autres, Israëls alla à Paris dans l’atelier de Picot : mais la révolution de 48 le ramena en Hollande, “content de quitter la grande ville, où les hommes marchaient les uns sur les autres pour arriver à quelque chose...” Malade, il doit aller se reposer dans un village de pêcheurs, au bord de la mer du Nord, et c’est là, dans cette ambiance simple et saine, qu’il trouve sa voie. Dès lors, c’est le peuple – de pêcheurs surtout – qui l’attire et il rend toute leur vie mouvementée et dramatique souvent, dans un milieu admirablement pittoresque. Israëls a eu le don de magnifier la beauté, d’intensifier la nature ; comme chez Rodin, il y a chez lui de l’impalpable qui flotte autour de ses œuvres et ce “sentiment” transpose, au moyen de sa facture spontanée et personnelle, le plus humble sujet en pure symphonie de couleurs. Israëls avait un esprit très fin, parfois ironique. Un jour que je lui racontais avoir vu dans une collection un petit tableau attribué à lui qui me semblait quelque peu douteux, l’artiste me dit en souriant : “S’il est beau, il est véritable”, et quelques secondes après : “Moi je les trouve tous beaux !” Une autre fois, tant soit peu paradoxalement, il me dit avec beaucoup de justesse : “Ce que l’on a le moins en son pouvoir, c’est son propre travail”, voulant montrer par là combien ce que tout artiste cherche à exprimer reste loin de sa conception première. Le succès de ce volume (Zilcken parle ici de l’étude parue en 1890) me mena à écrire d’autres biographies d’artistes, et ainsi, j’ai pu contribuer à faire connaître nos grands peintres, trop peu appréciés en dehors de leur petite patrie. Un quart de siècle s’est écoulé depuis la mort de ces artistes, Mauve, les Maris, Israëls : une révolution mondiale a bouleversé les esprits aussi bien que les choses ; et les nouvelles générations ne sont souvent plus aptes à comprendre leur art élevé, profond. Néanmoins, ils resteront, de même que l’élite de leurs grands ancêtres, les Jan Steen, Vermeer, Rembrandt, non seulement par leurs qualités d’exécution, mais par le profond sentiment, si éloigné de toute sentimentalité qui anime et ennoblit leurs œuvres. »

     

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    les Peintres Hollandais Modernes dans L'art Moderne, 27/05/1894 (PDF)


    Avant les pages consacrées à Jozef Israëls, voici la préface des Peintres hollandais modernes ; elle présente la particularité d’avoir été revue par Verlaine lors du séjour qu’il effectua chez le peintre-graveur haguenois.

     

     

    PRÉFACE

     

    Nulle prétention littéraire. J’ai marché comme j’ai pu…

    Michelet

     

    Avant tout, un mot à propos de la langue employée : le Hollandais étant si peu su au delà des frontières des Pays-Bas, une langue étrangère s’imposait qui fût sue partout… où l’on s’occupe d’art et le français venait en premier lieu. Et maintenant, que le lecteur veuille excuser les incorrections et les barbarismes de langage, et ne considérer que l’intention, la pensée de l’auteur, et lui pardonner d’employer une langue dont il n’est pas le maitre.

    Ce volume, commencé il y a déjà une couple d’années, mérite entièrement la critique que Jan Veth faisait à propos d'Israëls, la première de ces études.

    Ce critique infiniment compétent disait avec une parfaite justesse que je m’arrêtais spécialement à certains détails caractéristiques ; en effet, ces essais sur nos grands contemporains sont avant tout une réunion de notes, tâchant de les faire mieux comprendre au public intelligent.

    Ce ne sont que des souvenirs, des appréciations personnelles, des notes, enfin, explicatives le plus souvent, réunies avec l’espoir de faire mieux saisir l’évolution de l’art subtil, sincère, élevé, de ces artistes d’élite, à nombre de leurs contemporains, instruits sans doute, mais pas artistes eux-mêmes, et partant, ne sachant pas toujours concevoir les mobiles qui ont amené telle œuvre ou tel effet.

    Et aussi avec l’espoir de faire aimer plus et mieux apprécier nos grands peintres par ceux qui ont en eux une fibre susceptible d’être cultivée, tâche délicate, mais exclusive, semble-t-il, de la critique.

    Le moment n’est peut-être pas encore arrivé, ces artistes étant trop nos contemporains, pour juger définitivement la place qu’ils prendront dans l’histoire de l’art moderne. Nous sommes néanmoins convaincu comme nous l’avons toujours été, ayant avec nous l’aristocratie intellectuelle, que leurs œuvres resteront un des plus beaux titres de gloire de leur patrie pour les temps à venir, et que leur grande et belle probité de hauts artistes, d’esprits supérieurs, rayonnera avec intensité au milieu des ténèbres qui envelopperont leurs contemporains dans l’oubli.

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    Peintres hollandais modernes, ill. p. 7


    Quelques repères bibliographiques : un simple coup d’œil sur les publications portant sur Jozef Israëls permet de constater que le peintre, après avoir été apprécié de son vivant, a plus ou moins « disparu » durant une cinquantaine d’années ; le regain d’intérêt pour son œuvre date des années 1980 suite à une grande exposition consacrée à l’École de La Haye en 1983.  Il existe un ouvrage assez volumineux de 1999 traduit en anglais : Dieuwertje Dekkers, Jozef Israëls (1824-1911), Zwolle, Waanders. Jozef Israëls a lui-même laissé des poèmes ainsi que le récit de son voyage en Espagne (traduit en allemand et en espagnol) ; il existe une version anglaise (trad. Alexander Louis Teixeira de Mattos) de son essai sur Rembrandt (voir sur www.archive.org, site qui propose également en PDF le texte de l'ouvrage anglais de J.E. Phythian, Jozef Israëls, Londres, 1912). Une thèse rédigée en néerlandais étudie les œuvres du maître représentant des pêcheurs. Une autre, disponible en anglais et intitulée : Art in Reproduction : Nineteenth-Century Prints after Lawrence Alma-Tadema, Jozef Israëls and Ary Scheffer, est consultable en ligne sur : www.narcis.info

    Notons encore que Philippe Zilcken avait convaincu les éditeurs de l'ouvrage en plusieurs volumes Grands peintres français et étrangers (Paris, Launette, 1884-1886) de publier, outre son texte sur H.W. Mesdag, un article consacré à J. Israëls.


  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (3)

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    Dans la suite de son texte, Ph. Zilcken évoque la place de Jozef Israëls par rapport à la tradition et à la modernité. Il revient brièvement sur les évolutions en matière picturale et littéraire, avant de s’intéresser à la biographie de son maître.

     
     

    Nous nous sommes longuement étendus sur la facture d’Israëls, sur sa manière de peindre, de poser les couleurs, d’exprimer ses sensations au moyen de lignes et de tons, pour faire comprendre le peintre, l’homme de métier, pour tâcher de faire voir la place qu’il prend comme exécutant dans l’école contemporaine de peinture.

    Et cette place qu’il prend tout au premier rang, est encore plus belle lorsque l’on apprécie le sentiment délicat qui s’exhale de ses œuvres, et il est bien difficile d’expliquer ce côté artiste, qui résume son talent spécial, qu’il n’est possible de comprendre qu’en le sentant soi-même.

    Tout en s’inspirant, quant à sa facture, des admirables peintres de l’école hollandaise du XVIIe Siècle, les plus habiles manieurs de pinceau, les plus spirituels et consciencieux peintres de figure et d’accessoires qui aient existé, dont un grand artiste contemporain, Alfred Stevens, a dit qu’ils étaient : « les premiers peintres du monde », Israëls a tâché et réussi à exprimer le sentiment moderne dans ses œuvres, ce sentiment intime, sensitif, subtil, qui caractérise les grandes œuvres d’art de ce siècle.

    Ce sont ces qualités réunies, d’artiste moderne, et de peintre dont le métier parfait se plie à ses moindres intentions, qui font de lui une figure si remarquable et si classée.

    Les tableaux de ses grands ancêtres, les Jan Steen, les Pieter de Hooghe, les Gerard Dow, « peints avec des pierres fines broyées », n’ont pas plus que Manon Lescaut, le Voyage Sentimental ou Candide, cette acuité émue dans le sentiment qui pénètre l’être représenté, sentiment qui domine et caractérise les œuvres d’un Millet, d’un Whistler, d’un Israëls, et la merveilleuse pénétration analyste qui caractérise l’Education sentimentale ou la Faustin.

    Le sentiment exprimé dans les œuvres des siècles précédents est fort différent de celui qui anime les œuvres des grands modernes. Ainsi chaque époque a son sentiment particulier ; prenons les Italiens Primitifs, un Botticelli par exemple ; ce qui domine chez cet artiste exquis c’est une douce piété, humblement amoureuse de l’être à représenter, une intime quiétude devant la nature.

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    Jozef Israëls, photo illustrant un article de Ph. Zilcken dans l'Elzevier's Geïllustreerd Maandschrift


    Plus tard, le sentiment du décor prédomine surtout. Les œuvres du Titien, de Tiépolo, de Rubens sont avant tout pittoresques, riches, brillantes. Costumes brillants et élégants, draperies et couleurs chatoyantes, éclats de palettes d’une virtuosité très grande, exécution pleine de brio, d’habilité, de verve, d’une admirable mise en scène.

    Chez les peintres hollandais, qu’ils soient paysagistes comme Ruysdael ou Hobbema, peintres de figure comme Van der Helst, Frans Hals ou Van der Meer, c’est moins une pénétration psychique de leurs modèles qui caractérise leurs œuvres, qu’une vision superbement rendue de l’aspect des choses. Rembrandt seul a été plus loin, a su rendre en les peignant, non seulement leurs formes, mais en même temps leur caractère intime, et pourtant n’a-t-il pas souvent exprimé un coin de sentiment moral avec l’intensité de Leonard de Vinci, imprégnant sa Gioconde d’une vie spirituelle si merveilleuse.

    L’art moderne ? C’est au contraire cette pénétration psychique, ce sentiment intime et pénétrant qui domine chez ses grands maitres.

    L’exécution, la facture vient en second lieu chez un Millet, un Corot, un Delacroix. Quoique jamais l’exécution ne laisse à désirer chez de très grands artistes, ils ne s’appliquent jamais exclusivement à bien peindre, ils ne pensent pas à imiter les maitres anciens, les plus merveilleux peintres qui aient existé, ayant à dire, à exprimer quelque chose de plus élevé, l’impression morale qui les a frappés. Cette nuance qui domine leur métier est le sentiment.

    Israëls s’est toujours efforcé, dès le complet épanouissement de son talent, d’allier à ses qualités de peintre, ce sentiment délicat, spécial, moderne.

    Comme peintre il a toujours tâché d’égaler les peintres anciens, d’avoir leurs qualités dans le rendu, dans le clair-obscur, dans l’harmonie générale, en un mot de faire de la bonne peinture, d’être un homme du métier sachant traduire ses impressions visuelles comme n’importe quel peintre hollandais d’autrefois.

    Comme artiste, sa conception de poète lui est spéciale et très moderne.

    Pour faire comprendre la place qu’il prend à cet égard nous devons retourner en arrière.

    La génération qui précède la sienne est caractérisée par une sentimentalité excessive, tant dans ses œuvres littéraire que dans les tableaux. Sujets anecdotiques, gravures de keepsake, poésies généralement niaises et creuses, voilà ce que produit la génération de 1820, avant que le Romantisme, puis le Naturalisme viennent tout révolutionner.

    En Hollande les tableaux du dix-huitième siècle sont généralement d’une insignifiance absolue au point de vue de l’art ; ils trahissent souvent une émotion qui se manifeste dans le sujet, mais jamais dans l’exécution.

    Après l’Empire vient en France le Romantisme, avec de Musset, Gautier, puis le Naturalisme avec Flaubert, les Goncourt, Zola. Dans les arts Corot, Millet, Courbet, Delacroix. Et en Hollande Multatuli, Israëls. Alors naissent des œuvres modernes comme sentiment, tant en littérature qu’en peinture.

    Ce n’est plus le sujet, le roman, l’anecdote gaie ou triste qui fait l’intérêt d’une œuvre d’art, mais l’intensité de pénétration, l’amour de l’artiste pour ce qu’il exécute. Germinie Lacerteux intéresse passionnément pour elle-même, pas pour ses aventures, qui sont banales et ont été cent fois décrites.

    Une jeune fille cousant, assise à sa fenêtre, d’Israëls, intéresse aussi pour elle-même, parce que le peintre a mis dans son œuvre je ne sais quelle caresse ambiante, quelle saveur de sensation ; quelque, chose de profondément et intimement humain. Les grands artistes de notre époque peuvent tous dire avec Térence : « homo sum : humani nihil a me alienum puto ».

    Et c’est l’intensité dans le sentiment qui explique le charme extrême des œuvres d’un Israëls, qui sait émouvoir avec les sujets les plus simples, les plus insignifiants en apparence.

    Israëls n’a pas été le premier à peindre les pêcheurs de nos plages et les pauvres campagnards de nos bruyères. Teniers, Van Ostade, Jan Steen, d’autres maîtres anciens encore, avaient admirablement peint des misérables de toute espèce, des loqueteux, des mendiants. Mais ces peintres n’avaient jamais pénétré intimement dans l’existence d’un être vulgaire ni su le rendre intéressant et sympathique par l’analyse et la compréhension de tout son être, de toute sa vie, de son milieu. Ce qui fait regarder longuement et aimer leurs œuvres, c’est la facture, les qualités d’exécution avant toute autre chose : le coup de pinceau savant et habile, le dessin soigné des formes, la belle peinture de l’ensemble, la pâte habilement travaillée plutôt que des qualités suggestives. On admire certaines de ces œuvres presque au même point de vue qu’un bibelot artistique, une délicate porcelaine de Chine, un laque Japonais ou un bronze antique à la patine exquise.

    Mais le côté humain, ému, la sympathie de l’artiste pour l’existence de son modèle, cette sympathie vibrante transmise sur la toile, caractérisant les grandes œuvres modernes, n’est pas visible dans la plus grande partie des œuvres d’art des siècles précédents. Certes ce furent des peintres très grands, des artistes consommés qui les exécutèrent, mais ils ne furent pas autant poètes que peintres, comme le sont les maîtres de notre époque.

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    Cette qualité suprême, la poésie vraie, intimement confondue avec l’exécution, produit une impression rare, parfois sublime ; elle fait battre le cœur plus vite, les yeux s’humecter de larmes.

    Apanage seulement de l’art le plus élevé, ce sentiment moderne, intense fait qu’on est ému jusqu’à la douleur par Flaubert ou de Goncourt, par Millet ou par Israëls, tandis que l’on ne fait que s’apitoyer sur l’héroïne d’un livre du dix-huitième siècle, ou sur une figure de Greuze.

    Duranty, dans un mot célèbre bien connu des artistes, a admirablement exprimé le sentiment qui domine dans les œuvres d’Israëls, qui plane au-dessus de ses qualités de peintre et de dessinateur, lorsqu’il a dit de lui, je ne me souviens plus au juste à propos de quelle toile, qu’elle était « peinte d’ombre et de douleur ». Jamais en conséquence la fabulation, l’anecdote ne prend chez lui la première place, mais c’est le sentiment en question qui empoigne, profondément triste dans ses tableaux tristes, enterrements, veilles silencieuses ; ou gai parfois, exubérant de lumière dans les toiles représentant des enfants de pêcheurs jouant au bord des flaques sur la plage baignée d’une atmosphère opaline, doucement éclairés par un soleil blond, qui donne au ciel et à la mer une tonalité laiteuse et tendre, à l’ensemble un charme exquis, et dont on pourrait dire, en variant le mot de Duranty, qu’elles sont peintes « avec du soleil et de la joie ».

    Parmi ces dernières œuvres dont nous voulons parler, bien connue est la série des Enfants de la mer, dont il a été publié des albums avec poésies, et qui ont été souvent reproduits par la gravure.

    Jozef Israëls naquit de parents juifs, le 27 Janvier 1827 à Groningue, une petite ville de commerce au Nord de la Hollande.

    Sa première éducation fut strictement guidée par les traditions religieuses de la famille ; ses parents le destinant à devenir rabbin, dans son enfance il étudia l’hébreux et tout en approfondissant le Talmud il dessinait à ses moments perdus. C’est ainsi, comme cela arrive avec la plus grande partie des artistes, que son talent se révéla par hasard, et fut d’abord en opposition avec son éducation première et la carrière qu’on lui avait tracée.

    Tranquillement il passa ainsi des années dans la petite ville, au milieu de sa famille, allant à l’école, où il apprenait les tout premiers éléments du dessin, sous la direction de meester Brugsma, en dessinant avec une touche sur son ardoise.

    Mais son père, qui était un petit agent de change, eut bientôt besoin de son aide dans les affaires, et jeune, il quitta l’école, pour aller dans le bureau à ses côtés. Il allait parfois aussi toucher de l’argent, et raconte volontiers lui-même que, gamin, il sortait avec le traditionnel petit sac de toile grise pour les pièces de grosse monnaie, et que souvent à cette époque il allait au bureau de Mesdag & Fils. Le père Mesdag était un homme extraordinairement fin et intelligent ; aujourd’hui ses fils sont devenus les collègues d’Israëls, et bien connu partout est le grand mariniste H.W. Mesdag.

    Étranges changements de position que le cours de la vie amène ! Jamais alors les Mesdag, chez qui le gamin juif allait toucher des traites, ne se seraient doutés qu’un jour viendrait où une toile de l’un d’eux, une vaste vue de la Mer du Nord, ornerait l’atelier de celui qui est devenu Jozef Israëls.

    Au-dessus du bureau d’affaires, Jozef avait une petite chambre, où il pouvait dessiner à son aise, tout en étant à la portée de son père ; quand celui-ci avait besoin de lui il l’appelait, le travail était interrompu par une course, et aussitôt celle-ci finie, on lui permettait de recommencer son travail. À cette époque il ne faisait encore que dessiner ; il n’était pas encore question de peinture. Il dessinait tout ce qu’il voyait, faisait surtout des copies, d’après des gravures et des lithographies, dirigé par deux maîtres, l’un nommé Buijs, l’autre van Wicheren ; ce dernier vit encore, très âgé, à Leeuwarden, et a pu suivre avec un légitime orgueil la brillante carrière de son élève.

     

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    Plus tard, sous la direction de ces maîtres, Israëls commençait la peinture à l’huile. Il allait travailler dans une grande chambre, en compagnie de quelques peintres en bâtiments qui y préparaient leurs couleurs, et a fait là beaucoup d’études, de dessins d’après nature ; il copiait aussi des paysages, des lithographies, à l’huile, en imaginant les couleurs. Là aussi il a fait ses premiers tableaux, entre autres un juif qui vendait des couvercles de pipes, un type de la petite ville, et de nombreux portraits aux trois crayons, noir, rouge et blanc, de toutes ses connaissances et de ses parents.

    Son père voyait bien qu’il n’avait pas les aptitudes et les goûts qu’il fallait pour le commerce et les affaires, et après des hésitations nombreuses, quoique trouvant le métier de peintre, d’artiste, quelque chose de fort problématique, il consentit à ce que Jozef allât à Amsterdam, pour y étudier sérieusement.

    Ce qui contribua beaucoup à lui laisser faire cela, ce furent les instances d’un mécène de la ville, un M. de Wit, qui finit par le convaincre et envoya le jeune homme chez Jan Kruseman, qui avait un atelier où travaillaient un grand nombre d’élèves, et qui était à cette époque (nous sommes en 1840) le grand peintre du jour. Il peignait de vastes toiles, conventionnelles et froides, des sujets historiques et des tableaux de genre, ceux-ci représentant généralement des Italiens et des Italiennes ; et une copie qu’Israëls fit à ses débuts était justement un de ces sujets italiens, un brigand calabrais. Avant de quitter sa ville natale, Israëls vendit au père Mesdag, pour quarante florins, un tableau, une italienne en robe de velours noirs, avec une étoffe blanche sur la tête. Celui-ci, philosophiquement, lui dit un mot profond et fin, qu’Israëls n’a jamais oublié : « Puissiez-vous toujours avoir le même plaisir en travaillant ! »

    Nous croyons qu’Israëls, à part quelques années dures à ses débuts, a toujours eu la même joie, la même saine gaité en travaillant, car artiste comme il l’est, son travail est son plus grand plaisir. Nous nous souvenons d’avoir une fois entendu sa femme dire de lui qu’il n’était heureux qu’avec sa boite à couleurs.

    Sous ce rapport il est un heureux peintre ; cherchant un idéal qu’il sait traduire sur ses toiles, ayant un but dont il ne s’écarte jamais, il a su réaliser ce qu’il voulait, du moins après les premières années de recherches et de doutes. Comme tous les vrais talents, le sien s’est développé successivement, lentement au commencement, mais sans défaillance, et alors le plaisir dans le travail est la conséquence toute naturelle du travail.

    Amsterdam le retenait deux années bien employées à faire assidûment des études, plus ou moins bien dirigées, tant chez Jan Kruseman qu’à l’Académie de dessin où il suivait les cours.

    Il ne faisait pas des tableaux, rien que des études ; surtout beaucoup de dessins d’après modèle, le meilleur genre de travail à cet âge, et dont il profita beaucoup. Ses premiers succès un peu sérieux datent de l’Académie (École des Beaux-Arts) où ses confrères lui trouvaient déjà des qualités qui les frappaient.

    Toutefois à cette époque Israëls ne savait pas encore le moins du monde ce qu’il chercherait un jour, et il ne faisait que servilement dessiner, sans aucune idée arrêtée, sans aucun but de recherches.

    Il se rappelle ces années avec satisfaction, surtout à cause du plaisir qu’il avait à se promener dans le quartier où il habitait. Ses parents l’avaient recommandé à une famille de Juifs très pieux, qui le soignaient fort bien, et qui demeuraient dans la Jodenbreêstraat, la large rue des Juifs, en plein milieu de ce Ghetto, ce vaste quartier des Juifs, bien connu de tous ceux qui ont vu Amsterdam.

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    Ce dédale, ce fouillis de ruelles étroites dont les habitants peuvent par places se donner la main d’une fenêtre à l’autre, grouillant d’une vie intense, d’une animation bruyante toute orientale, le ravissait. Des étoffes qui pendent à des cordes d’une façade à l’autre, des chiffons aux couleurs éclatantes, tantôt plongés dans une ombre vague, tantôt attrapant un rayon de soleil, donnent à ces ruelles un attrait tout particulier, et qu’on ne retrouve qu’en Orient. La foule bigarrée qui les anime d’un va-et-vient continu, bruyant, éclatant de couleurs qui rappellent Rembrandt (qui lui aussi habita et aima ce quartier), les types des marchands de toutes choses, de vieilles ferrailles, de foies de poissons, de fruits, de pommes, d’oranges, aux brillantes fanfares de jaune et de rouge ; les Juives, souvent jolies, toujours pittoresques, aimant à accrocher à leurs épaules un chiffon vermillon ou émeraude, cet ensemble curieux et plein de vie le ravissait, l’enthousiasmait au plus haut degré.

    Mais ce quartier si mouvementé, si rempli de types divers ne faisait que l’amuser ; il aimait voir la vie animée s’y dérouler, s’y promener, y flâner ; néanmoins il n’était pas inspiré par les figures qu’il voyait ; il ne faisait que suivre assidûment les cours de l’Académie et peindre à l’atelier.

    En 1845, des tableaux venant de Paris attirèrent son attention. Entre autres une Marguerite au rouet d’Ary Scheffer, fit vaguement comprendre à l’élève de Kruseman que ses maîtres peignaient avec une correction bien froide et conventionnelle, et ce tableau célèbre le frappa vivement. D’autres œuvres venant de France avaient déjà fait entrevoir au jeune artiste qu’il y avait une autre voie dans la peinture que celle qu’il suivait, et un désir croissant germa en lui, d’aller en France, à Paris, au centre de la vie artistique.

    Quoique très pauvre, ne gagnant encore guère d’argent par son travail, il décida en lui-même qu’il ferait le voyage, et la décision prise, il partit sans se soucier de l’incertain dans lequel il se lançait.

    Pour subvenir aux plus strictes exigences, son père lui faisait une pension de cinq cents florins (mille francs) par an, avec quoi il parvint, plus riche encore que beaucoup de ses camarades, à passer deux années, qui lui furent précieuses, en plein mouvement artistique de Paris. Pas la grande vie des artistes aisés, de soirées littéraires et de fêtes ; mais la vie dure de jeune peintre, travaillant de huit heures du matin à six heures du soir, sans relâche, mangeant au hasard, mal logé, mal nourri.

    Israëls me dit un jour combien il s’étonnait que c’était là cette ville où tout le monde venait tous les ans pour s’amuser, et qu’il la trouvait un enfer où les grands hommes marchaient sur les pauvres gens sans talent, du nombre desquels il se croyait être.

    Il fréquentait l’atelier de Picot, un vieux membre de l’Institut, de l’école de David, dont l’influence resta grande jusque vers sa trentième année ; Israëls dessinait et peignait selon les vieilles méthodes, dans cet atelier qui comptait environ cent cinquante élèves.

    Inhabile, assez gauche et maladroit, il vivait retiré, tranquillement par nécessité, et ne connaissait personne en dehors de ses camarades d’atelier et du graveur de Mare.

    Il suivait consciencieusement les cours de l’atelier de Picot et concourut plusieurs fois pour entrer à l’École des Beaux-Arts. À ces concours se présentaient cinq cents jeunes peintres, dont seulement une centaine étaient admis. Une fois il eut le numéro 85, une deuxième fois, plus heureux, il atteignit le numéro 18.

    Mais comme le remarque fort judicieusement M. Jan Veth dans son étude sur Israëls (Jozef Israëls, Haarlem, 1890, 198 p.), il devait mettre du temps à s’affranchir de l’influence de ces maîtres académiques, et il est clair que les noms de Buijs, Pieneman, Kruseman, Scheffer, Picot n’expliquent rien lorsque l’on considère la place à part qu’Israëls prend actuellement dans l’art moderne.

    Parmi les maîtres qu’il eut alors, il se souvient de Horace Vernet, de Pradier et de Paul Delaroche. De ce dernier, Alfred Sensier dit dans son livre sur Millet qu’ « il était le maître à la mode. Son autorité était grande en matière d’art ; son caractère morose et obstiné en avait fait un homme important, ses succès du Salon, un vainqueur jaloux de sa gloire. En outre son esprit, toujours en méfiance de lui-même, le mettait en crainte de voir bientôt disparaitre cette fragile popularité qui était son ambition et sa vie ».

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    une des dernières photos de J. Israëls


    Il est facile à comprendre que le jeune homme, venant de quitter son pays, se sentait parfois dérouté dans ce milieu si différent de ce qu’il avait connu jusqu’alors, et que les moindres choses faisaient grande impression sur lui. Ainsi il se souvient de la colère de Paul Delaroche contre lui, une fois qu’il avait mal dessiné le genou de l’Achille, colère qui fit d’autant plus d’effet, que déjà son tempérament personnel, sa facture sui generis commençaient à poindre. Si Delaroche était violent, Picot par contre, qui connaissait sa position peu fortunée, n’a jamais voulu permettre qu’il payât sa contribution à l’atelier, parce que, tout foncièrement académique qu’il était, il aimait son travail.

    Ce n’était pas du reste, comme d’ordinaire, de ses maîtres qu’Israëls apprenait le plus, mais de ses camarades, en les voyant travailler, des critiques qu’ils se faisaient respectivement. Parmi ceux-ci, il en connut plus particulièrement deux, qui ont quelque notoriété, Pils et Lenepveu.

    Après une couple d’années de ce séjour à Paris, qui lui apprit beaucoup, pendant lequel il fut souvent très misérable, il eut envie de retourner chez lui.

    Il avait vu comment on travaillait en France, étudié longuement le Louvre, et vu une quantité de tableaux. Un jour il avait été visiter les Galeries de Versailles, à pied, et ayant passé des heures dans le musée, il était revenu à pied encore, une pareille fatigue lui valut trois jours d’épuisement.

    À peine était-il revenu à Amsterdam que la Révolution de 1848 éclata. Il regretta de ne pas y avoir assisté.



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  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (4)

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    Suite et fin de la présentation de Jozef Israëls par Ph. Zilcken dans Peintres hollandais modernes, 1893

     

     

    Installé dans une chambre arrangée en atelier, au Warmoesstraat, il commence sérieusement sa carrière de peintre. Maintenant viennent les grandes toiles, les compositions longuement élaborées, les petits tableaux brossés pour la vente. Une de ses premières œuvres de cette période, une grande toile dont le sujet est tiré de l’histoire Juive, Aaron trouve dans le tabernacle les cadavres de ses deux fils, exposée en même temps que le portrait de Madame Taigny, une actrice française qui donnait des représentations à Amsterdam, n’eut aucun succès. On trouvait sa peinture affreuse, « fatale ». Seul le vieux Pieneman, un contemporain de Jan Kruseman, l’appelle chez lui et lui témoigne un peu d’admiration pour son coloris, qui marquait au milieu de la peinture de l’époque par la recherche du ton.

    Alors se succèdent des compositions historiques et théâtrales, Hamlet et sa mère, Guillaume le Taciturne et Marguerite de Parme, le Prince Maurice de Nassau devant le cadavre de son père, et de nombreuses petites œuvres, des chevaliers au clair de lune, des sujets de genre qui remplissent sa cheminée, qu’il tâche de vendre dix ou quinze florins, rarement trente.


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    page de titre de l'ouvrage de Ph. Ziclken


    Il travaille assidûment, peint beaucoup, mais rien ne fait encore pressentir l’artiste personnel qu’il deviendra peu de temps après. Le goût de l’époque était si bizarre, si anti-artistique, qu’un jour, alors qu’il avait peint un portrait de vieille femme, Jan Kruseman lui dit qu’il devait arrêter de peindre de si laides gens, parce que cela gâtait le goût.

    Ses portraits n’avaient pas plus de succès que ses autres tableaux. Un marchand qui lui en avait commandé quatre les trouva si mauvais qu’il ne les paya que soixante-quinze florins au lieu des cent promis.

    On peut voir par les faits que nous citons que les débuts sérieux dans sa carrière ne sont pas immédiatement couronnés de succès, loin de là ! Comme pour tant d’autres peintres, comme pour la plupart des vrais artistes, la lutte pour l’existence lui est dure, les désappointements sont nombreux, la vie précaire.

    Il travaille beaucoup, se remue, expose, n’est guère compris, est violemment critiqué, mais sans se décourager il continue la lutte ; et grâce à son talent et à sa persévérance, peu à peu il en arrive à s’imposer au public, à attirer l’attention sur ses œuvres.

    Une de celles-ci fit enfin sensation, le fit remarquer, et lui valut un vrai succès.

    C’était sa Rêverie, dans laquelle il concentrait tous ses efforts ; faisant tout ce qu’il peut pour traduire sincèrement ce qu’il sent. Cette Rêverie représente une jeune fille vêtue de blanc, couchée au pied d’un massif d’arbres, sur une colline au bord de l’eau.

    C’était à une Exposition d’Amsterdam où, grâce au vieux Pieneman, sa toile occupait une des places d’honneur ; par son sujet autant que par son exécution, elle attira vivement l’attention et, pour la première fois, Israëls eut l’intime satisfaction de jouir d’appréciations favorables, illimitées, qui eurent pour résultat la vente de l’œuvre à un M. Hieronimus de Vries, pour la somme, considérable pour l’artiste, de cinq cents florins.

    Ensuite il peint, entre autres tableaux, un Adagio con espressione, un homme jouant du violoncelle, qui, exposé à La Haye, n’eut dans cette ville aucun succès, fut fortement critiqué, mais eut l’honneur d’être lithographié par Allebé, le sympathique directeur actuel de l’Académie des Beaux-arts d’Amsterdam.

    Peu de temps après ces événements, vers le milieu de la même année, il tomba malade et, très misérable, il va tâcher de se guérir à Zandvoort, un petit village de pêcheurs près de Haarlem.

    Zandvoort était alors tout ce qu’il y a de plus primitif. De petites maisons en briques rouges, agglomérées au pied des dunes qui les abritent des vents du large, à demi enfouies dans le sable ; leur groupement est des plus amusants pour un œil de peintre, de même que le costume et les habitudes de leurs habitants.

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    Là, dans ce milieu nouveau, tout seul, loin du monde où il avait vécu, Israëls commence à s’apercevoir que le dramatique existe partout, que la douleur des humbles est aussi poignante que celle des grands de la terre, qu’un calme intérieur de pêcheurs baigné d’une douce lumière, est aussi harmonieux, aussi beau de couleur, aussi poétique que n’importe quel sujet historique, et le séjour de quelques mois dans ce village perdu lui montre enfin sa voie, trace sa carrière désormais brillante.

    Là, dans ce joli village maritime, au milieu de ces braves gens menant la vie dure des pêcheurs, Israëls est seul, isolé, loin des bruits d’atelier, des propos mondains, des influences et des causeries artistiques.

    Il vit de leur vie, intime et simple, demeurant chez un charpentier de marine, partageant entièrement les habitudes de ses hôtes. Il diffère seulement d’eux par son travail, peignant sans discontinuer des études d’après nature de ce qui l’entoure ; les intérieurs harmonieux, les costumes simples mais plein de caractère, les dunes aux verts des longues herbes, aux jaunes blonds des sables. Pour la première fois il est frappé par la beauté intime qu’exhalent ces sujets misérables en apparence, empreints de poésie vraie, intime, éternelle. Virgile, Théocrite, Burns, Millet avaient été touchés par le charme pénétrant de la vie des campagnards, par la beauté de leurs lignes, de leurs formes, devenues typiques par le même mouvement, le même travail répété à l’infini.

    Israëls le fut à son tour, à une période de sa vie pendant laquelle il cherchait sa voie, et se demandait comment il parviendrait jamais à faire quelque chose de bon.

    Il était dans une de ces périodes de doute que traverse tout artiste véritable. Comprenant que ce qu’il avait peint jusqu’alors n’était pas encore l’expression complète de ce qu’il sentait, sans savoir se rendre compte de ce qu’il cherchait et trouverait un jour, très proche déjà, le hasard l’avait conduit à ce village de Zandvoort qui devait devenir pour lui une source inépuisable d’inspirations du plus grand intérêt.

    Les quelques mois qu’il y passa furent féconds en travail sérieux, le premier réellement personnel qu’il eût fait jusque là. Il rapporta une série considérable d’études, sincères, d’une facture large, lumineuses, trahissant un réalisme poétique, une recherche toute artistique du sujet.

    Car notons que le sujet est toujours pour Israëls une des conditions essentielles de son œuvre. Quoique, comme nous l’avons dit plus haut, son grand talent de peintre lui suffise pour transposer le plus insignifiant objet en une œuvre de l’art le plus élevé, pour lui, la trouvaille du sujet et son arrangement dans le cadre sont les premiers éléments de son tableau. Il aime à dire qu’il préfère un beau sujet à un sujet insignifiant ; et il est certain que tous ses sujets, depuis Zandvoort, sont supérieurement beaux comme trouvaille et comme composition d’ombre et de lumière.

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    Évidemment il ne trouve pas qu’un sujet, si beau qu’il soit, mal peint, vaut quelque chose ; mais lorsque l’œuvre est supérieurement exécutée, il aime qu’elle dise quelque chose à l’esprit en même temps qu’aux yeux, qu’elle fasse sourire ou pleurer, qu’elle émeuve par sa composition même.

    Et c’est à ces sujets, découverts dans ce petit coin de terre perdu dans les dunes, qu’il doit ses premiers véritables succès.

    Retourné à Amsterdam après son séjour à Zandvoort, il va s’établir avec sa remarquable collection d’études, au Rozengracht, chez Helweg, où il passe sept années dont il a gardé un très agréable souvenir. Il a peint dans cet atelier toutes ces toiles devenues célèbres, qui créèrent sa réputation, Premier amour", le Jour avant la séparation, Près du tombeau de la mère, le Naufragé, le Berceau, Le long du cimetière, et tant d’autres.

    Son Premier amour représente une jeune fille assise à une fenêtre, tandis qu’un jeune garçon lui donne une bague de fiançailles. Cette œuvre, qui a été lithographiée par Mouilleron, lui valut un succès considérable, mais toujours encore il était incertain, il doutait de son travail, il se demandait s’il arriverait à faire mieux.

    Une année plus tard il peint Près du tombeau de la mère, cette toile devenue célèbre, empreinte d’une poésie navrante.

    Un de ces robustes pêcheurs de nos plages, portant un de ses enfants sur le bras, donnant la main à l’autre, passe à côté du cimetière où sa femme repose après une vie laborieuse, adoucie seulement par les joies familiales.

    L’entente de l’effet, le temps sombre qui contribue à rendre cette scène si simple d’une tristesse poignante, tout contribue dans cette œuvre à exprimer le sentiment fin, inné, profondément humain, si personnel, qui caractérise le sympathique talent du maître, et qu’on retrouve dans un si grand nombre de ses œuvres, planant comme une ombre de douleur.

    Cette toile eut un grand succès. Exposée à Amsterdam, elle fut achetée par l’Académie des Beaux-Arts de cette ville en souvenir de son ancien élève, à la suite des instances de Royer, le sculpteur, qui en était le Directeur à cette époque. Mais l’Académie n’était pas riche, et ce ne fut qu’avec l’aide d’un avocat israélite d’Amsterdam qu’on parvint à réunir la somme nécessaire.

    Aujourd’hui, cette toile, si caractéristique de la première manière d’Israëls, est au Rijksmuseum, ce Louvre d’Amsterdam où l’on peut suivre les progrès du peintre.

    Peu après Le long du cimetière, il peint la Veille de la séparation. Une petite chambre de paysan, blanchie à la chaux, aux dalles de pierres effritées et fendues, enveloppée d’une douce pénombre lumineuse, sombre et transparente, éclaircie par la lumière que laisse passer la fenêtre aux petites vitres.

    Après la vie d’éreintement, avec si peu de joies, le grand calme est venu. Le pauvre être humain ne souffre plus, ne sent plus, les yeux clos, les lèvres immobiles, les traits rigides. Tout est silence autour du cadavre, comme le cadavre lui-même.

    Toute l’angoisse qui suit le passage de la vie à la mort, le mystère plein d’ombre, l’inconnu triste et attirant, le calme qui suit l’agonie, sont exprimées avec une intensité que l’on ne rencontre chez aucun autre artiste.

    Œuvres exquises que ces pages sombres du grand peintre, exquises par la poésie qui les domine, par l’exécution merveilleuse, par le coloris harmonieusement foncé, sans jamais être opaque ou lourd.

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    Lettre autographe de Jozef Israëls


    Cette toile, la première dans ce genre, fut exposée à Rotterdam, où encore une fois le succès fut considérable.

    Israëls eut la dernière médaille de l’État qui fut décernée, la plus haute récompense, donnée par un jury qui comptait parmi ses membres le grand artiste Bosboom.

    D’étape en étape, Israëls arrive à la renommée, à la fortune. En 1862, il expose à Londres le Berceau et le Naufragé, cette grande toile encore un peu théâtrale, mais quand même profondément dramatique.

    Le calme est venu après la tempête qui ébranle les navires, fait frissonner et mugir les flots, couvre tout d’écume blanche, déploie indéfiniment des rideaux sombres dans le ciel livide.

    L’azur pâle, verdâtre, rayé de bandes étroites, redevient visible.

    Sur la plage, d’où la mer se retire comme à regret, des épaves, une coque de bateau de pêche, brisée, lugubre. Des hommes, des veuves, des filles guettent le cadavre que les lames amènent sur le sable, le reconnaissent ; alors quelques pêcheurs le prennent par les épaules et par les pieds et le portent lentement, suivis par la foule silencieuse et morne. Le sombre cortège qui monte lentement les dunes, se détachant en valeur contre le ciel, est d’un grand, puissant effet ; cependant les moyens d’expression ne sont pas encore aussi simples que dans ses œuvres postérieures.

    Le charme de son tableau le Berceau, et la grandeur émouvante du Naufragé lui valent à Londres un grand succès. L’Athenaeum dit des œuvres d’Israëls : « the most touching pictures of the Exhibition ».

    Le Naufragé, vendu d’abord par Gambard à Lewis, fut revendu peu de temps après à Arthur Young soixante mille francs, somme considérable pour l’époque.

    Tout à fait connu et apprécié, en 1863 Israëls se marie avec la fille d’un avocat de Groningue, qu’il connaissait depuis longtemps.

    Étant venu plusieurs fois déjà à Schéveningue pour y faire des croquis comme il en avait fait à Zandvoort, il se décida à venir habiter La Haye qui est à vingt minutes de Scheveningen, et, aujourd’hui, il habite toujours la maison connue du Koninginnegracht.

    Israëls a produit beaucoup depuis son arrivée à La Haye. Vivant simplement, à neuf heures on le rencontre faisant sa promenade matinale, à dix il est dans son atelier, à deux il reçoit des connaissances intimes.

    Régulièrement sa vie s’écoule toute de travail et de calme. Ici ses œuvres supérieures ont été pensées, créées, élaborées.

    Depuis plus de vingt ans, Israëls a fait école. Nombreux sont ceux qui plus ou moins personnellement s’inspirent des sujets qui l’ont inspiré. Mais comme tous les imitateurs plus on moins inconscients, ils n’ont pas les qualités du maître. Chez les uns, le sujet prédomine, chez les autres sa conception de la composition. Aucun néanmoins n’a la qualité suprême de l’artiste délicat, ce sentiment tant vanté et si peu compris, qui lui donne une place à part parmi les plus célèbres, qui est un joyau incomparable, qui fait de Jozef Israëls un des plus grands peintres des temps modernes, un des plus intimement artistes, et des plus poètes.


    Philippe Zilcken


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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (1)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (1)

     

    Taille : 1m65. Visage : ovale. Front : haut. Yeux : bleus. Nez : petit. Bouche : petite. Menton : rond. Cheveux : d’un blond foncé. Sourcils : idem. Signes particuliers : mauvaise vue. Langue maternelle : hollandais (1). Il est « de petite taille, malingre, l’air souffreteux. Il était toujours vêtu d’un complet, limé par l’usure, et d’un pardessus à capuchon ; il se coiffait d'un feutre mou dont il laissait la calotte droite. Il portait la barbe blonde en collier, et un lorgnon restait sondé à son nez. Très peu soigné de sa personne, il vivait depuis deux mois avec une jeune femme de très petite taille “plus sale que lui” (...) “L'un et l'autre descendaient les six étages, vingt, trente fois par jour, pour demander à la loge s’il n’était rien venu à leur adresse. Le fait est que des paquets de journaux recouverts entièrement par la bande, pour en cacher les titres, arrivaient presque tous les jours (...). Il veillait très tard la nuit et il empêchait le locataire de dessous de dormir. Il recevait en outre pendant la nuit, des visites de camarades. Ces visites commençaient à minuit. Elles se produisaient isolément, de sorte que pour l’entrée comme pour la sortie j’étais obligé de tirer cinq et six fois le cordon. J’ai fini par me fâcher. Il n’est pas permis à un locataire du sixième de troubler dix fois la nuit, et cela trois ou quatre fois la semaine, le sommeil d’un brave homme. Nous nous sommes chamaillés dur, et comme mon adversaire est très savant, qu’il connaît cinq ou six langues, il m’a injurié un peu dans toutes.” » (2) C’est sous ces traits peu avantageux qu’apparaît Alexandre Cohen au détour d'un document de l’administration pénitentiaire néerlandaise et du témoignage de son concierge confié à la presse quelques jours après son arrestation, survenue le 10 décembre 1893. Ce n’est pourtant pas suite aux nuisances suscitées par ce citoyen hollandais, ni à l'issue d'une rixe avec son voisinage, que la police a été amenée à intervenir. Les habitants d’un quartier populaire de Paris n’ayant pas encore rompu avec toute ruralité étaient certainement habitués à endurer d’autres gênes et à souffrir des spectacles plus outranciers que de simples scènes de tapage nocturne ou des échanges de propos peu courtois, d’autant qu’ils vivaient à quelques enjambées du Moulin Rouge et au cœur de la bohème parisienne.

    Aux yeux des autorités et en particulier à ceux du fameux Préfet de police Lépine, Alexandre Cohen compte parmi la racaille délinquante de la pire espèce : il est anarchiste. Et il le proclame haut et fort dans les articles qu’il rédige ou dans les propos qu’il tient devant des groupes plus ou moins étoffés. L’écriture et la parole vont de pair chez ce polyglotte, toujours à la recherche d’une occasion de discourir, soucieux d’affirmer son point de vue et de mettre les points sur les i, à coups de plume ou à coups de gueule selon l’humeur et selon les circonstances. (3)

     

    Les premières armes

    HavelaarBabel2.jpgAdolescent déjà, il ne se mord guère la langue. Il ne sait pas encore qu’il gagnera sa vie - plutôt mal que bien ! - comme publiciste et traducteur, mais ses assertions, calquées sur son comportement, s’avèrent tranchantes. Turbulent, faisant l’école buissonnière bien longtemps avant l’introduction de la loi sur l’enseignement obligatoire (1901), il forme son esprit à l’abri des regards et des reproches en dévorant des livres, perché sous le faîte du toit de la maison familiale, à Leeuwarden, en Frise. Certes, M. Cohen père, juif orthodoxe, ne désire point laisser ce fils agir à sa guise, mais Alexandre a bien souvent, et quoi qu’il lui en coûte, le dernier mot : quand le moment de la prière a sonné, Alexandre joue le jeu, mais sous couvert de lire les textes sacrés il se nourrit des pages du Max Havelaar (4) ; lorsque le conseil de famille décide de faire de lui un mousse, il fuit le port avant même l’embarquement pour la bonne et simple raison qu’il éprouve de l’antipathie à l’égard du capitaine. En laissant son petit commerçant de père à ses illusions, l’enfant fugueur, l’élève renvoyé des écoles, l’apprenti tanneur rebelle qui gifle son patron, rompt avec sa famille, nie le bien fondé des opinions du patriarche et se défait des derniers fantômes de toute observance. De telles dispositions conduisent souvent un jeune homme à connaître le milieu carcéral, à endosser l’uniforme ou encore à mener la vie de bohème. Alexander Cohen va emprunter ces différentes voies.

    Il a dix-sept ans quand une première porte de cellule se referme sur lui. Il est arrêté à Anvers pour vagabondage. De la prison de Bruxelles où il est interné durant une dizaine de jours, la police le transfère à Maastricht ; là, les gendarmes, au lieu de le retenir en attendant de le remettre à un membre de sa famille, le laissent libre de visiter la ville et le traitent comme un prince. Quelques mois plus tard, le jeune juif frison demande à être incorporé dans l'armée des Indes Néerlandaises avant l'âge requis : bien que ses pleins et ses déliés ne soient pas parfaits, il est reçu au concours de commis aux écritures. Cette fonction d’ « écrivain-soldat » (5) venait d'être créée par le Ministère des Colonies et supposait l'accomplissement d’une période de six années sous les drapeaux.

    Avant même que le bâtiment Princesse Wilhelmine ne lève l’ancre le 6 septembre 1882 pour un voyage de plus d’un mois, Alexandre Cohen échappe de peu à une première sanction disciplinaire : il s’était laissé aller à déféquer dans sa chambrée.

    Une fois à Sumatra, l’intellectuel en herbe et poète de circonstance (on lui demande d’écrire et de déclamer des vers à l’occasion de l’anniversaire d’un gradé), à peine remis d’une grave maladie, écope de quatre jours de trou et se retrouve muté à Lahat, un coin perdu sur la côte est où, après quelques semaines d’une vie paisible, son impertinence, sa ténacité et sa soif de justice le poussent à mettre en branle tout l’édifice judiciaire de l’armée coloniale. Une querelle avec le médecin de la garnison est à l’origine de l'affaire, le premier médecin irascible, mais non le dernier, que Cohen croisera durant sa longue existence. Le docteur, un polonais

    se promène toujours en civil, aussi bien pendant ses visites dans la salle des malades que lorsqu’il n’est pas en service. Je ne lui en fais pas du tout grief ! Ce que je ne peux pas avaler, c’est qu’il ne rende jamais les saluts que je lui adresse. Si je salue – tel est mon raisonnement –, c’est pure politesse de ma part. Car je ne suis pas tenu de saluer un officier en costume de ville. La première fois, je pense que le docteur ne m’a certainement pas vu ou bien qu’il est distrait, ce qui peut arriver à tout le monde après tout. Mais voilà que, à peu de jours d’intervalle, la chose se reproduit. Bien que je commence à être irrité, je me promets de lui laisser une dernière chance. Jamais deux sans trois ! Quelques semaines, peut-être un mois plus tard, je le croise de nouveau. Je le salue de la manière la plus correcte qui soit – « la main droite tendue contre le calot, et dans le même temps, le regard fièrement et respectueusement dirigé vers mon supérieur » – avec toujours le même résultat négatif : il ne répond pas à mon salut. Ça suffit comme ça, voilà ce que je me dis, il peut aller crever ! Et que je crève, moi, si jamais je le salue de nouveau, à moins que, par exceptionnel, il ne soit en uniforme.

    Un beau soir, quelque temps après, je rencontre le docteur sur la grand-route. Comme à son habitude, il est en civil. Nous nous croisons, distants l’un de l’autre d’un mètre. Je le regarde droit dans les yeux – pour rien au monde je ne voudrais qu’il croie que je ne le vois pas ou qu’il me pense plongé dans mes pensées – et ne le salue pas. Tout à sa surprise, il me dévisage à la manière de quelqu’un qui n'en croit pas ses yeux ; il en reste coi. Mais à peine me suis-je éloigné de lui de quelques pas qu’il m’interpelle :

    - Fusilier !... Fusilier !

    Je ne tourne pas la tête, et continue de marcher. Je ne suis pas fusilier ! Je suis commis aux écritures ! Non que je me pique de ma position de commis aux écritures. Oh ! mon Dieu non. Si pour me flatter il avait crié : “Général ! Général !”, je n’aurais pas eu un autre comportement. Mais je ne suis pas fusilier, un point c’est tout ! Il hurle encore deux ou trois fois: “Fusilier !... Fusilier ! ”, puis finit par revenir sur ses pas, me dépasse, se place devant moi et m’adresse la parole :

    - Tu n’as pas entendu que je t'appelais ?

    - Non !

    - Tu ne vas pas me faire croire que tu ne m'as pas entendu crier ?

    - Ce n’est pas ça ! Je vous ai bien entendu crier...

    - Alors pourquoi as-tu continué de marcher ?

    - Vous avez crié : “fusilier !”, et moi, je ne suis pas fusilier.

    - Tu n’es pas fusilier ? T’es quoi alors ?

    - Je suis commis aux écritures.

    - Alors comme ça, c’est pour cela que tu ne t’es pas arrêté ?

    - Oui !

    - Bien !... Mais dis-moi maintenant, commis aux écritures, tu ne sais pas qui je suis peut-être.

    - Si ! je le sais.

    - Je suis qui alors ?

    - Le médecin.

    - Donc, tu le savais ! Pourquoi ne m’as-tu pas salué dans ce cas ?

    - Parce que rien ne m’y oblige !

    - Tu n’es pas obligé de me saluer ?

    - Non ! Je ne suis pas tenu de vous saluer quand vous êtes en civil.

    - Ah ! Tu crois ça ?

    - Non ! je ne le crois pas. J’en suis certain !

    - Eh bien moi, je vais t’apprendre le contraire !

    - Non ! vous ne le ferez pas. Je ne suis pas obligé de saluer un officier en civil... Et pour ce qui est de vous justement, il se trouve que je vous ai salué à plusieurs reprises. Mais vous ne m’avez jamais rendu mes saluts. Vous ne le faites jamais. C’est pourquoi vous m’avez offensé...

    - Ah oui ! J’ai ainsi offensé monsieur le commis aux écritures ? C’est tout à fait regrettable !

    - Oui, vous avez ainsi offensé monsieur le commis aux écritures. Je faisais montre de politesse, ce à quoi je n’étais pas tenu, et cette attention vous laisse froid ! Dorénavant, je ne vous salue plus ! ;

    - T’entendras parler de moi, toi !

    - J’en suis fort aise ! (6)

    En révolte, publié en 1932

    OpstandCohen.gif« Huit jours de salle de police pour t’être abstenu de saluer un supérieur. Tu peux disposer ! » Voilà la courte harangue qui siffle aux oreilles d’Alexandre Cohen le lendemain matin au rapport. Cette peine purgée, le commis aux écritures dépose une réclamation auprès du commandant de Palembang. Réclamation qui, estimée non fondée, lui coûte deux semaines de la même punition (vaquer la journée à son travail et passer la nuit et les dimanches enfermé dans une remise sordide). Deux semaines plus tard, Alexandre Cohen demande qu’on s'en remette au Conseil de Guerre. Dans l’attente de la décision de cette instance, il est consigné et les séjours au cachot se multiplient au moindre prétexte. Le Conseil de Guerre déclare enfin « la réclamation du commis aux écritures Cohen, n° de matricule 15527, à l’encontre de la peine de deux semaines de salle de police à lui infligée par l’adjudant de garnison de la côte est de Sumatra, non fondée, et lui inflige une peine de trois semaines de salle de police... » (7)

    Le condamné se présente bien entendu trois semaines plus tard au rapport en exigeant cette fois de l’adjudant de garnison qu’il transmette son cas devant la plus haute juridiction militaire des Indes Néerlandaises, à savoir la Haute Cour Militaire (Het Hoog Militair Gerechtshof). Et c’est les larmes aux yeux que le réclamant entend en 1884 le commandant lui lire l’arrêt de cette instance : sa demande est reçue et toutes les peines infligées depuis la plainte formulée par le médecin polonais sont déclarées nulles et non avenues. Alexandre Cohen n’en est pas pour autant quitte : les diverses représailles qu’il a endurées avant le prononcé de cette décision favorable l’ont incité à faire preuve d’insubordination.

    Mes états d’âme sont ceux d’un enragé. Plus on me sanctionne, plus la sanction est lourde – cellule, cachot : chaque jour au régime eau-riz ou le jour suivant au régime eau-riz-fers, c’est-à-dire la main droite et le pied gauche ou le pied droit et la main gauche reliés l’un à l'autre par une courte chaîne –, et plus je deviens indifférent à toute peine. Je me fiche d'être aux arrêts, je quitte le campement, vais dans le bois lorsque l’envie m’en vient. Moi qui ne bois pas – non par probité mais parce que je n’aime pas le genièvre –, me voilà traîné au rapport par je ne sais quel subalterne sycophante pour état d’ébriété ; j’ai beau protester contre cette imputation mensongère, on me punit de nouveau. Une fois les quatre jours de cellule purgés, je vais à la cantine située hors du campement – ceci bien que je sois toujours aux arrêts – m’enivre alors et avale avec des hauts le cœur deux godets de 10 centilitres de genièvre ; je percute ensuite de façon délibérée le lieutenant. “Eh bien ! mon lieutenant, vous pouvez à présent me sanctionner pour état d’ébriété. Je suis vraiment saoul cette fois !” (...) Dans le local où l’on me garde aux arrêts, je casse tout : les tréteaux de ma couchette, la couchette elle-même, la serrure de mes menottes, mes menottes. J'enfonce la porte en bois munie de barreaux. Quand je pars pour Palembang en mai ou juin 1884 pour comparaître devant le Conseil de Guerre, je suis redevable d’environ 60 florins à la Patrie et ai à coup sûr le casier judiciaire le plus chargé de toute l’armée des Indes Néerlandaises.

    J’ai payé cher mon triomphe. Mais au moins, je ne me suis pas laissé marcher dessus ! (8)

    Triomphe cher payé en effet puisque le Conseil de Guerre de Pamelang le condamne dans la foulée à six mois et deux fois un an de détention pour trois actes d’insubordination verbale caractérisée. En juin 1884, il est transféré à la prison du fort Prince d'Orange où il côtoie des détenus purgeant de longues peines et où on le destine à la confection de calots. Mais bien vite, suite à de nouvelles manifestations de rébellion, il passe le plus clair de son temps dans un réduit qualifié de cachot où il a un boulet pour fidèle compagnon. Les outrages dont il se rend coupable par ses propos lui valent par ailleurs, en guise de châtiment corporel, trois séries de dix ou vingt coups de triques. Toutefois, les jours ne sont pas intégralement sombres : monté sur la toiture d’un bâtiment, « de juin 1884 à décembre 1886, tous les soirs, je regardais la mer – la liberté. Pas une seule fois je n’y ai manqué – lorsque je n’étais pas au cachot – beau temps, pluie, tempête, déluge, avec boulet, sans boulet – les autres eux, avec leur boulet, ne s’y risquaient pas. » (9) De plus, Cohen possède la faculté de rire et de faire rire dans les situations les plus inattendues comme dans les plus compromises. Ne sera-t-il pas connu quelques mois plus tard dans les cercles révolutionnaires comme « l’homme qui a fait rire Domela », la grande figure du socialisme hollandais de ce temps, un ancien pasteur indéridable ? (10) C’est peut-être cette capacité à s’amuser de tout et à se jouer du sort qui dissuadera Cohen de déserter comme l’avait fait quelques années plus tôt un soldat de la même armée, un certain sieur Rimbaud. (11)

    gravure de Georges Rohner illustrant In Opstand

    CohenIll1.gifLe 25 décembre 1886, Alexandre Cohen fête sa libération. Il fait d’une pierre deux coups puisque son comportement a encouragé ses supérieurs à le déclarer « totalement inadaptable ». Le 27 mars 1887, de retour sur le sol natal, il est rendu à la vie civile alors qu’il a déjà décidé de tenter sa chance dans les milieux journalistiques. (12) Et six mois jour pour jour après ce Noël mémorable, l’intraitable rebelle fait son entrée dans la presse. Du 25 juin au 13 août 1887, le Groninger weekblad (L’Hebdomadaire de Groningue) (13) publie en sept livraisons un de ses textes sous le titre Naar Indië (Aux Indes Néerlandaises). Le gouvernement néerlandais opérait alors une campagne de recrutement pour renforcer son armée coloniale chahutée sur le terrain ; Cohen réagit sans attendre et le journal radical accepte d’ouvrir ses colonnes aux premiers élans du talentueux polémiste. Dans les pages en question, il décortique la brochure ministérielle, s’appuie sur sa propre expérience pour en dénoncer l’aspect « criminel » et conclut en en appelant à la violence pour faire triompher la volonté populaire. En traitant d’un thème et d’une région du monde qui ont rendu célèbre Multatuli, en maniant un style foisonnant et vif – certes pas encore toujours maîtrisé – sans éprouver de gêne à se mettre en avant, il marche sur les traces de son modèle. (14)

     

    (1) Certificat de libération, prison d’Amsterdam, 7 février 1897, in A. Cohen. Uiterst links, journalistiek werk 1887-1896, samengesteld en ingeleid door Ronald Spoor, De Engelbewaarder, Amsterdam, 1980, p. 26. Nous choisissons de retenir dès le début le prénom francisé de Cohen même si avant son arrivée en France, il se faisait sans doute appeler Alexander.

    (2) L’Intransigeant, 13 décembre 1893, propos recueillis auprès du concierge du 59, rue Lepic à Paris. Plusieurs articles de l’époque rapportent une version similaire. Cohen raconte dans ses mémoires que ses concierges lui en voulaient car il faisait des taches dans l’escalier lorsqu’il rentrait chez lui avec des affiches de Méret et d'autres artistes, qu’il avait décollées dehors - alors qu'elles venaient d'être collées - et rincées à l’eau. Il collectionnait ces affiches pour en décorer son logement.

    (3) Voir, parmi des dizaines d’autres, l’anecdote rapportée par P. van der Meer de Walcheren dans Menschen en God, I, 1911-1929, Het Spectrum, Utrecht, 1949, p. 36-37. Même avec le poids des années, A. Cohen passera encore pour « un bagarreur ». Le même auteur évoque également la personnalité de Cohen dans Mijn Dagboek, I, 1907-1911, Desclée de Brouwer, Brugge-Utrecht, z.j., p. 202-203 ; à cette époque, tous deux fréquentaient Léon Bloy, Picasso, Van Dongen et Frédéric Brou.

    (4) Célèbre roman de Multatuli publié en 1860 dont A. Cohen traduira certains passages pour des revues parisiennes avant de les réunir dans Multatuli, Pages choisies, préface d’Anatole France, Mercure de France, 1901. On se reportera au volume 31 de la collection Babel : Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie Commerciale des Pays-Bas, traduction et préface de Philippe Noble, lecture de Guy Toebosch, Actes Sud, Arles, 1991 (voir illustration).

    (5) « soldaat-schrijver » littéralement « soldat-écrivain ». Sur cette période de la vie de Cohen, on peut lire en anglais : E.M. Beekman, Troubled Pleasures. Dutch Colonial Literature from the East Indies, 1600-1950, Clarendon, Oxford, 1996. Le chapitre 10 de ce livre – Alexander Cohen (1864-1963): Life in the Colonial Army – propose un bref aperçu de la vie de Cohen tout en s’intéressant surtout à la condition du simple soldat occidental ou indigène servant dans les troupes coloniales. Le témoignage autobiographique laissé par Cohen dans le premier volume de ses mémoires, In Opstand, est l’un des rares documents rédigés par un simple soldat sur le quotidien dans une telle armée.

    (6) A. Cohen, In opstand, Van Oorschot, Amsterdam, 1976, p. 79-80. E.M. Beekman (voir note 5) précise que les médecins militaires n’étaient pas tenus à porter l’uniforme.

    (7) Ibid., p. 84.

    (8) Ibid., p. 85-86.

    (9) Lettre à Kaya, 8 mars 1905. Alexandre Cohen, voyageant alors en Asie, a revu le camp dans lequel il avait été interné et fait le récit de sa visite à sa compagne qui avait dû rentrer plus tôt que lui en France. Toutes les lettres citées sont tirées de Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen),
édition Ronald Spoor, Prometheus, Amsterdam, 1997.

    (10) R. Spoor, « Alexandre Cohen: Uiterst links » in A. Cohen, op. cit., 1980, p. 14.

    (11) Voir entre autres sur Rimbaud et l’armée, l’article de M. Bossenbroek. « Arthur Rimbaud poète armé », Het Oog in 't Zeil, V, 1988, 3, p. 1-10.

    (12) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 124.

    (13) B. Bymholt. Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland, herdruk van de editie van 1894 met een nieuw register en een biografische schets, 2 dln, Van Gennep, Amsterdam, 1976, p. 411. L’hebdomadaire en question a été créé en octobre 1886 ; il avait un rédacteur socialiste, se présentait comme radical mais était en réalité plutôt socialiste modéré.

    (14) Voir cette référence à Multatuli par exemple dans J. Gans, « Alexandre Cohen tegen de macht », Het Pamflet, Weekblad tegen het publiek, integrale fotografische herdruk, P. van der Velden, Amsterdam, 1980 p. 89. Ou encore dans H. van Straten, Toen bliezen de poortwachters, proza en poëzie van 1880 tot 1920, Querido, Amsterdam, 1964, p. 60.