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Philippe Zilcken a consacré plus d’un article aux peintres de la famille Maris. Dans la revue L’Art et les Artistes de mars 1911, il livre les quelques pages reproduites ci-dessous sur le cadet Matthias (Matthijs, Matthys ou encore Thys).
Tout comme ses frères Jacob et Willem, Matthijs Maris (La Haye, 1839 - Londres 1917) a appris à dessiner en copiant des gravures que leur père, qui travaillait dans une imprimerie, rapportait à la maison. Les trois Maris ont appartenu à l’École de La Haye ; à l’instar de ses frères, Matthijs a passé plusieurs années à Paris(1).
Portrait de Jacob Maris par son frère Matthijs
Pour voyager et compléter sa formation (à Anvers) après ses années haguenoises, il a bénéficié de l’aide de la famille royale néerlandaise sous la forme d’une bourse et de commandes de portraits. Appréciant l’hospitalité qu’on lui faisait en France, il se porta volontaire dans la Garde nationale au cours du siège de Paris fin 1870 – début 1871 (2). Malgré une situation précaire, il resta dans la capitale française après la guerre tandis que son frère Jacob rentrait aux Pays-Bas. Au cours de ces années 1870, il jouissait déjà d’un grand prestige auprès de ses confrères. Van Gogh lui rendit visite mais Matthijs refusa de lui donner des cours. En 1877, à la demande d’un marchand, il s’établit à Londres où il vécut le restant de ses jours dans un certain isolement, mais en jouissant d’une renommée certaine. Grand lecteur, il goûtait l’œuvre d’Erasme, celle de Balzac ainsi que celle des symbolistes.
Après avoir subi l’influence des romantiques allemands L. Richter en A. Rethel, il apprécia l’art des préraphaélites. On lui doit nombre de toiles d’inspiration religieuse, mais aussi beaucoup de paysages. Il travaillait lentement, surtout dans la dernière partie de sa vie. Matthijs Maris a aussi laissé une importante correspondance (3).
Philippe Zilcken est l’un des premiers à avoir publié sur les frères Maris. Dans l’article ci-dessous, parmi les œuvres reproduites, on relève deux baptêmes : au cours d’un séjour en Suisse, Matthijs avait aimé dessiner la ville de Lausanne ; il y avait aussi réalisé une aquarelle d’un cortège se rendant à un baptême, une thématique qu’il allait reprendre dans de nombreuses œuvres en employant diverses techniques.
(1) Un article de J.F. Heijbroek traite de la période parisienne de M. Maris : « Matthijs Maris in Parijs », Oud Holland, 1975, p. 266-289 ; un autre du même auteur détruit le mythe du Maris communard : « Matthijs Maris - een communard? », Spieghel Historiael, 1976, p. 302-307.
(2)Het demonise eiland (L’Île démoniaque, 1923), roman de l’écrivain néerlandais P.H. van Moerkerken (1877-1951) évoque le destin de Floris Merel, un peintre idéaliste hollandais qui vit à Paris à l’époque de la Commune.
(3) Ces lignes reprennent une partie de la notice biographique de M. van Delft sur insight.nl : ici
Sur Matthijs Maris, il existe un petit catalogue : Matthijs Maris. Expositie in het Haags Gemeentemuseum, introduction Anna Wagner, La Haye, 1974. Un ouvrage de 1945 : W. Arondéus, Matthijs Maris : de tragiek van den droom. D’autres éléments figurent dans les ouvrages consacrés à l’École de La Haye. En français : Philippe Zilcken, Peintres Hollandais Modernes, Amsterdam, J.M. Schalenkamp, 1893 (p. 79-88) et Les Maris : Jacob, Matthijs, Willem, 1896. Une plaquette de P. Haverkorn van Rijsewijk : Matthijs Maris à Wolfhezen et à Lausanne (1907). Il existe également plusieurs publications en anglais.
voici un texte extrait de son premier volume de souvenirs.
VERLAINE EN HOLLANDE
Lorsque Verlaine mourut, en 1895 (sic), je consacrai quelques lignes à son séjour chez moi, à La Haye, du 2 au 13 Novembre 1892 (1).
Ce séjour et le petit livre qui en résulta (Quinze jours en Hollande) (2) donnent une raison d’être à ces lignes qui peuvent avoir, à un moment donné, un intérêt spécial, comme tout détail, si minime soit-il, qui peut contribuer à jeter quelque lumière sur une grande figure disparue.
La mort de Verlaine fut la suite de plusieurs affections mortelles : d’un diabète compliqué d’un rhumatisme pris durant le siège de Paris, lorsqu’il fit son service de garde national, joints à de « vieux ferments, sans doute Londres, peut-être Paris », ainsi qu’il me l’écrivait en 93, qui contribuèrent à envenimer l’état morbide de sa jambe ankylosée.
Plus tard on dit aussi qu’il était mort de tuberculose.
J’ai été frappé de voir qu’il a vécu exactement les deux années qu’il disait vouloir vivre encore lorsqu’il était en Hollande.
À la suite d’une communication de M. Blok, libraire à La Haye, un petit comité se forma afin d’organiser les conférences du poète, et de le recevoir.
Personne de nous ne le connaissait personnellement. Je lui écrivis, et il me répondit avec une courtoisie charmante (3). Lorsqu’il fut question de le loger je dis en causant avec Toorop, un des membres du comité, que, si cela lui était indifférent, je serais heureux de voir le grand artiste accepter mon hospitalité, – ce qu’il fit, plus tard, « avec gratitude ».
Verlaine écrivant,
dessiné par Jan Veth dans la maison des Zilcken
Ainsi le hasard seul fut cause que Verlaine arriva chez nous par un commencement de Novembre sombre et pluvieux, aux feuilles rouge et or, qui lui plaisait infiniment, d’autant plus que, de chez moi, il avait une vue superbe sur le « vieux parc solitaire et glacé » de la Maison du Bois.
Des compatriotes habitant Paris m’avaient écrit « prends garde », « pense à ce que tu fais », et mille autres avertissements analogues, basés sur la réputation de bohême incorrigible que s’était faite Verlaine.
Ma femme avait un caractère simple et droit, très logique et sensé, et ne craignait aucunement de le recevoir dans notre modeste « home » (4).
Lorsqu’il eut passé seulement une journée chez nous il avait conquis toute la maisonnée, depuis mes parents jusqu’à ma petite fille, alors âgée d’un an et demi, quoiqu’il ait dit quelque part « bien que je sois assez froid d’ordinaire avec les enfants ».
Il était devenu l’ami de notre petite Renée, (qui lui devra un peu de survie grâce à un sonnet soigneusement ciselé), passant des heures à feuilleter avec elle ses albums japonais, et plus tard il n’oublia jamais dans ses lettres d’envoyer son « meilleur bécot » à sa « filleule littéraire », ainsi qu’il l’appelait souvent. (5)
Et c’était vraiment touchant de voir la simplicité charmante et la bonhomie adorable avec lesquelles il se laissait vivre, se laissait dorloter, enchanté en somme de se sentir bien libre et d’être bien nourri dans un intérieur paisible, – vie que peut-être il lui aurait fallu, mais qui, par contre, ne l’eût sans doute pas fait vibrer suffisamment, et nous eût privés de ses admirables épanchements passionnés.
Épreuves d’un ouvrage de Zilcken corrigées par Verlaine
Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris
Il passa cette dizaine de jours chez nous toujours également aimable et « gentlemanlike ».
Sa jambe raide l’empêchait souvent de marcher, de sorte qu’alors il sortait en voiture, pour aller soit à ses conférences, soit dans quelque café où des amis artistes l’attendaient.
Verlaine s’était vêtu de neuf en quittant Paris, et, le matin, il descendait toujours en veston de grossière étoffe brunâtre, son faux-col absent encore, remplacé par un foulard aux riches couleurs fauves.
Quand il sortait, invariablement sa canne historique l’accompagnait et l’aidait à marcher péniblement. Je le vois encore se promener ainsi, dans le bois, bras dessus bras dessous avec Toorop, le vigoureux et « superbe Javanais à la barbe épaisse et molle, bleue à force d’être noire », recouvert d’un ample manteau de drap, tous les deux abrités sous un vaste parapluie...
Au café, il s’amusait à goûter les « amers-schiedam » de Hollande, presque inconnus à Paris. Il en existe de toutes les couleurs, de blonds, couleur topaze, rappelant les Xérès rares, de rougeâtres, de vert-pâle même, qu’il se délectait à déguster, et qui lui plurent si bien que chaque fois que j’allais à Paris je devais lui en apporter à l’état d’extrait fait pour être coupé de schiedam ou d’eau-de-vie.
À propos de ceci je me souviens de l’avoir trouvé un jour, très souffrant de sa jambe, à l’hôpital Saint-Louis, installé dans le pavillon Gabrielle; (il prétendait, naturellement, que
Gabrielle d’Estrées avait habité la chambre même qu’il occupait !) Un Anglais lui avait donné une bouteille de rhum Saint-James qu’il avait cachée sous son oreiller. Après avoir dû m’assurer que personne ne nous observait, il tira triomphalement la bouteille de sa cachette et se mit à goûter les élixirs que je lui avais apportés.
Chez moi, je l’ai dit, Verlaine fut toujours on ne peut plus agréable et charmant. Il se levait tôt, et était même souvent descendu avant son hôtesse. Aussitôt le premier déjeuner fini, il se mettait à l’ouvrage dans mon atelier, préparant ses conférences. Pendant ce temps là des artistes venaient le voir et prenaient des croquis.
Un jour il montra toute l’exquise délicatesse qui était en lui : prenant ma femme à part, il lui dit : « on a raconté tant de choses sur mon compte que je ne veux pas que vous ignoriez qui vous avez accueilli sous votre toit ».
Verlaine avait apprécié chez ma femme un grand bon sens, et, malgré une certaine sévérité de jugement, une réelle absence de préjugés, qualités qui lui avaient montré qu’elle était à même de le comprendre, malgré tout.
Et alors il lui confessa toute sa vie, du moins tout ce qui devait contribuer à la faire admettre.
Lorsqu’il nous quitta, il laissa un vide qui ne se combla que lentement.
Il était si sympathique sous tous les rapports que nous lui demandâmes plus tard maintes fois, avec insistance, de revenir encore passer quelques semaines chez nous, d’accepter encore cette « sainte hospitalité d’artiste à poète », ainsi qu’il l’avait nommée ; mais, hélas, cela ne devait plus arriver.
Il était souvent malade, alité, et chaque fois, dans sa réponse, c’était : « je suis trop fatigué pour songer encore à la Belgique et la Hollande ». (6)
(1) « Verlaine in Holland »,De Amsterdammer Weekblad voor Nederland, 26 janvier 1896, p. 3-4 (l’article est suivi d’un autre non signé intitulé « Zola over Verlaine »), suite et fin de l’article dans l’édition du 2 février 1896 (quand il écrit en néerlandais, Ph. Zilcken fournit un peu plus de détails). Le même hebdomadaire a consacré deux articles à la poésie de Verlaine le 19 janvier 1896, l’un signé Z.Z.Z., rehaussé du portrait par Jan Veth du 3 novembre 1892, l’autre de Cath. Beloo. D’autres devaient suivre, par exemple un de l’écrivain Jacob Israël de Haan à propos des Œuvres posthumes (18 octobre 1903) et plusieurs signés par l’érudit Byvanck.
(2) Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande,lettres à un ami, avec un portrait de l’auteur par Ph. Zilcken, Blok, La Haye, 1893.
(3) Paul Verlaine, Correspondance et documents inédits relatifs à son livre Quinze jours en Hollande, avec une lettre de StéphaneMallarmé et un portrait de Verlaine écrivant d’après la pointe sèche de Ph. Zilcken sur un croquis de J. Toorop, Blok/Floury, La Haye/Paris, 1897.
(4) La Hélène-Villa, « home » des Ziclken, était une belle demeure de style anglo-normand toute neuve. Zilcken parle au passé de son épouse puisqu’elle était morte entre-temps.
(5) Le poème s’intitule À Mlle Renée Zilcken.
(6) Philippe Zilcken a repris une partie de ces éléments dans son second volume de souvenirs Au jardin du passé (1930).
Une Vie, une œuvre, 15 juillet 1999, France Culture, réalisation Simone Douek
Avec Jacques Borel, Jacques Drillon, Guy Goffette, André Gendre et Alain Buisine
Dans son recueil Hollande (Le Cherche-Midi, coll. Amor Fati, 2007) qui marie poèmes et peintures (de la fin de l’année 2004), le Wallon Jean-Claude Pirotte rend entre autres hommage à l’écrivain néerlandais Eddy du Perron (1899-1940), connu en France pour avoir été l’ami d'André Malraux. La peinture en regard s’intitule eergisteren (avant-hier). Le plaisir que l’on prend à lire Pirotte – écrivain bien plus talentueux qu’il n’ose lui-même le dire – est d’autant plus grand qu’il fait partie des rares auteurs d’expression française, avec Claude-Henri Roquet ou Xavier Hanotte, à pouvoir glisser dans sa prose des mots néerlandais sans les éborgner.
Dans Une adolescence en Gueldre, le romancier Pirotte évoque une période fondatrice de son existence. Un extrait :
C’est le paysage surpris de ma lucarne, dans Bezui- denhout, le premier matin, qui a peut-être décidé pour moi. Et ma première lecture aussi, dans cette chambre mansardée soudain deve- nue mienne, à l’heure où la lumière de sable et de vent s’est révélée à moi, la lu- mière de Gueldre, à l’aube, comme un air de clavecin.
À cette lumière tremblée, à son poudroiement, à son cristal à la fois vaporeux et précis, à son rythme de danse ancienne et secrète, rien ne pourra jamais m’empêcher d’associer le mouvement inaugural de La chartreuse de Parme.
« Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchan- dise. »
Ces trois mots en italique ont soudain mobilisé ma mémoire et mon avenir, je devrais dire la mémoire de mon avenir, car c’est ce matin-là, en lisant et relisant cette phrase d’apparence anodine (mais elle ne l’est pas), que je me suis expliqué avec moi-même et ce que je dois bien appeler, tant pis si je m’exprime pompeusement, la reconnaissance obscure et aveuglante de mon destin.
Jean-Claude Pirotte, Une adolescence en Gueldre, La Table Ronde, 2005.
Prière aux poètes morts, Jean-Claude Pirotte
carte imprimée à l’occasion d’une soirée E. du Perron-André Malraux à Paris, 15/11/2005 (photo coll° K. Snoek)
Sur l’amitié Eddy du Perron / André Malraux voir cette bibliographie en langue française
biographie d’Eddy du Perron par Kees Snoek, 2005, 1246 p.
Rokus Hofstede, traducteur néerlandais de littérature française (Pierre Michon, Georges Perec, Emil Cioran, Clément Pansaers, Pierre Bourdieu…) nous propose ci-dessous un article qui a été publié dans Liber. Revue internationale des livres, n° 27, juin 1996, p. 14-15.
Batavus Droogstoppel, Max Havelaar :
la double face du calvinisme
L’anticolonialisme, devenu dominant en Hollande dans l’après-guerre, ne fait décidément plus l’unanimité. Depuis peu, des commentateurs s’élèvent pour énumérer les vertus de l’ancien régime colonial, d’ex-colonisés expriment ouvertement leur nostalgie de la soumission à la mère patrie, et la générosité relative qui longtemps présidait aux rapports des Pays-Bas avec le tiers-monde se trouve de plus en plus contestée au sein même du gouvernement centre-gauche actuel. Dans ce contexte, il peut être intéressant de relire ce qui est sans doute la meilleure exposition littéraire du conflit séculaire qui oppose, dans la culture néerlandaise, l’égoïsme intéressé à l’altruisme moralisateur : le roman anticolonialiste Max Havelaar, «le Havelaar», comme on dit, pour marquer par cette substantivation que ce texte est digne du statut de classique. Son auteur, Multatuli (pseudonyme de Eduard Douwes-Dekker), tira d’un déboire personnel (sa révocation, en 1856 – alors qu’il était fonctionnaire aux Indes néerlandaises –, à la suite de ses tentatives d’enrayer la corruption des élites locales), matière à un roman anticolonialiste, généralement considéré comme le premier roman moderne de la littérature néerlandaise, et l’un des très rares à être largement traduits à l’étranger (1).
À Lebak, sur l’île de Java, Max Havelaar,alter egode Douwes-Dekker, est nomméassistent-resident, représentant du gouvernement néerlandais. Il est chargé de l’administration de la région de Lebak et de la protection de la population autochtone contre l’usurpation de pouvoir des princes locaux. Havelaar se rend compte que ceux-ci exploitent à grande échelle le travail et les biens de leurs sujets, pratiques sur lesquelles l’administration néerlandaise, incarnée par son supérieur Slymering, ferme les yeux. La lutte de Havelaar, pour que justice soit rendue aux inféodés de Lebak, est rapidement consommée : contraint à la démission par le gouverneur général, il reste le témoin impuissant de la perpétuation du système colonial en vigueur.
Batavus Droogstoppel, par Albert Hahn,
1910, De Notenkraker (IISG)
Mais Havelaar ne tient pas seul la scène du roman. Il ne prend sa dimension épique que par opposition à un autre personnage, l’anti-hérosBatavus Droogstoppel, courtier en café amstellodamois, habitant au 37, Lauriergracht, comme il le précise dès la première phrase du roman. Droogstoppel se méfie des romans « ou autres choses semblables ». C’est le hasard d’une rencontre avec « l’homme au châle », ancien camarade d’école appauvri, qui l’incite à publier les écrits que ce dernier lui fait parvenir, parmi lesquels se trouvent des notes sur le commerce du café dans les colonies. Droogstoppel flaire un profit : il les fait mettre au net par un commis, le jeune Allemand Stern, se contentant de donner des commentaires désapprobateurs sur la tournure que prend le récit. La structure du roman est basée sur l’alternance des propos de Droogstoppel, le mécène malgré lui, et des aventures de Havelaar, le héros floué, tous deux écartés dans les dernières pages : se livrant à une vibrante péroraison, Multatuli reprend en effet la plume de leurs mains pour s’adresser directement àGuillaume III: « À Vous, j’ose, en confiance, demander si telle est bien votre impériale volonté, qu’un Havelaar soit éclaboussé de la fange des Slymering et des Droogstoppel ? Et qu’au-delà des mers plus detrente millionsde vos sujets soientopprimés et pressurés en votre nom? »
Autodénigrement
Batavus Droogstoppel apparaît comme un représentant exemplaire mais caricatural de ladeftigheid, propriété caractéristique de la classe desrégentshollandais : un mélange de rationalité commerçante et de distinction patricienne. Ladeftigheidde Droogstoppel s’exprime surtout par une pusillanimité et un philistinisme à toute épreuve. Égoïste, prosaïque et mesquin, il est le bourgeois hollandais dans toute son étroitesse d’esprit, motivé seulement par la défense de ses intérêts en affaires et par le maintien d’une respectabilité chrétienne bornée. Ainsi, il semble s’opposer en tous points à Havelaar, autoportrait idéalisé et à peine voilé de Multatuli. L’auteur insiste sur la noblesse de cœur de son protagoniste, sa soif de sacrifice, sa nature « chevaleresque » ; Havelaar avait « beaucoup enduré », comme Socrate, comme Jésus, comme Multatuli lui-même (ce que son nommulta tuli, j’ai beaucoup souffert, souligne).
Pourtant, l’opposition de ces deux personnages-clés est moins totale qu’il n’y paraît. Droogstoppel n’est pas l’anti-héros complet qui aurait comme seule fonction narrative de servir de repoussoir et de faire-valoir au héros. Multatuli lui-même remarque, dans des notes ajoutées à son ouvrage, quinze ans après la première publication, qu’il est loin de désapprouver tout ce qu’il met dans la bouche de ce « brave Droogstoppel ». « Me croirez-vous, si je vous dis qu’en mainte occasion je prends parti pour Droogstoppel ? J’aurais même la plus haute estime pour de nombreuses opinions du bonhomme, si du moins l’on pût supposer qu’il les devait au raisonnement, et n’y adhérait pas par petitesse d’âme… » Droogstoppel est un personnage double : s’il est décrit comme le « misérable produit d’une cupidité sordide et d’une bondieuserie blasphématoire », comme un « monstre », il est aussi porteur de valeurs positives, telles que la méticulosité et la pondération. Multatuli applaudit les réticences de Droogstoppel vis-à-vis de la rhétorique conventionnelle, ses « épanchements réalistes » : « Pour autant que ceux-ci puissent servir à dénoncer unefausse poésiedans l’esprit de notre jeunesse, je les recommande à l’attention des parents, des éducateurs et des critiques. » Et il le laissera s’indigner des« mensonges » patriotiques destinés à glorifier l’identité nationale – une activité à laquelle se livraient au XIXe siècle nombre d’historiens de cette vieille petite nation coincée entre les grandes. « Tous les Hollandais sont braves et magnanimes. Les Romains s’estimaient heureux d’être épargnés par les Bataves. Le bey de Tunis avait la colique dès qu’il entendait claquer le drapeau hollandais. Le duc d’Albe était un monstre. Le reflux, en 1672, je crois, dura un peu plus que d’ordinaire, à la seule fin de protéger la Hollande. Mensonge ! La Hollande est ce qu’elle est parce que nos vieux savaient veiller à leurs affaires, et qu’ils avaient la vraie foi.Un point, c’est tout ! »
Ainsi, Droogstoppel n’est pas seulement objet mais aussi sujet de sarcasme ; esprit borné et crédule, il attaque les conventions rhétoriques en usage ; opportuniste peu scrupuleux sur les faits, il défend avec ferveur « vérité » et « bon sens ». Il n’est pas étonnant que ses compatriotes aient rapidement reconnu le personnage de Batavus Droogstoppel comme un des leurs. Son nom – qui traduit l’intention satirique :droogstoppelsignifie « chaume sec » – est passé dans le langage courant, et indique un individu rasoir, ennuyeux, mais aussi un épicier ayant fait fortune. Il a même donné naissance à un adjectif :droogstoppelig. Le Hollandais qui estdroogstoppeligaime dénigrer l’idéalisme, l’extravagance, les excès des autres, mais s’offre simultanément aux autres en objet de dénigrement.
L’ambiguïté de Droogstoppel se retrouve dans celle de Havelaar. Tout indique que Multatuli était conscient de la tension entre idéal et crédibilité que faisait naître l’accent unilatéral mis sur les côtés magnanimes de son héros. Celui-ci est présenté dès l’abord comme un « réceptacle de contradictions », « tranchant comme une lame et tendre comme une fille ». Ce grand idéaliste, « nouveau Don Quichotte », manque parfois cruellement de sens pratique ; despote éclairé, il est raillé pour sa mansuétude ; philanthrope passionné, il est tantôt humble, tantôt intraitable. Et dans un moment de lucidité, Havelaar s’en prend à la cruauté d’un supérieur qui « ne lui concéda pas le plus petit air de martyr, ne lui permit pas d’être intéressant par la persécution ». On aurait donc tort d’identifier trop rapidement Multatuli et son porte-parole apparent. Havelaar est un poète déguisé en fonctionnaire, alors que Multatuli était plutôt un activiste déguisé en romancier. Dans son fameux discours final au roi, Multatuli avertit le lecteur qu’il n’est pas, pour sa part, « un poète secourable aux mouches, un doux rêveur comme Havelaar, victime humiliée, qui accomplissait son devoir avec le courage d’un lion, et souffre la faim avec la patience d’une marmotte en hiver... ». Par ailleurs, si Havelaar est bien le pathétique défenseur de la justice et de la cause des indigènes exploités, tout indique que les motifs de Multatuli dans l’affaire Lebak prennent racine dans sa soif de gloire et ses frustrations carriéristes (l’auteur se déclarera d’ailleurs prêt à troquer la publication de son livre contre une réhabilitation royale en bonne et due forme, qui lui sera, fort heureusement, refusée). Finalement, Droogstoppel et Havelaar se rejoignent sur un point précis : malgré leurs différences profondes, ils partagent le même esprit dogmatique, ils sont l’un comme l’autre desbetweters(littéralement : « ceux qui savent mieux »), exhibant en cela une des caractéristiques extérieures les plus visibles du calvinisme néerlandais.
La Hollande est sans doute le seul pays où l’on peut exprimer son admiration pour une œuvre culturelle par un adjectif signifiant « contraire à l’esprit national » (onhollands)– encore que l’emploi de cette épithète,droogstoppeligpar excellence, ne convienne guère à propos duMax Havelaar, ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas. Si ce roman hybride, tantôt pamphlet tantôt peinture de mœurs, est encore d’une modernité si saisissante, ce n’est pas seulement en raison de son savant enchevêtrement de genres ou de sa grande liberté de style, qui rompt avec la langue de bois des « poètes-prédicants » contemporains de l’auteur. C’est aussi parce que l’athée Multatuli a sans doute mieux éclairé qu’aucun autre écrivain hollandais des derniers siècles les contradictions de la culture dite calviniste dont il était issu ; les figures de Droogstoppel et de Havelaar incarnent deux façons différentes et souvent opposées de vivre les injonctions de l’éthique protestante. Ainsi, dans la rationalité de sa conduite de vie et son ascétisme temporel, Droogstoppel se montre d’un zèle exemplaire, tout en se satisfaisant d’une interprétation très simpliste du dogme de la prédestination ; pour lui, la prospérité et la piété s’expliquent et se justifient réciproquement, la richesse n’est pas seulement signe d’élection divine, elle est une récompense de la foi – « Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes », selon le mot de Max Weber. Droogstoppel ira jusqu’à proclamer que ses intérêts commerciaux personnels s’identifient à la volonté divine : « Il est possible que l’Être Suprême ait créé à Lebak un sol impropre à la culture du café à seule fin que le travail nécessaire pour apporter là une autre terre plus fertile rende la population de cette contrée capable d’accéder au salut. » La vocation temporelle de Havelaar prend au contraire toutes les allures d’une vocation spirituelle ; tout au long du roman, il ne se lassera pas d’invoquer la haute idée qu’il a de son devoir, et les bonnes œuvres lui sont plus naturelles que son intérêt personnel. Finalement, Havelaar, lewereldverbeteraar(littéralement : « l’améliorateur du monde »), le défenseur des nobles causes, est plus conforme à la conception calviniste de l’élu, malgré sa pauvreté et son manque de discipline, que Droogstoppel, le puritain endurci, qui n’incarne que les conventions les plus extérieures de la foi.
annonce parue dans L'Humanité, 12/08/1931
Ainsi, à travers les personnages de Droogstoppel et de Havelaar, Multatuli expose un conflit fondamental de la culture néerlandaise : celui entre l’égoïsme intéressé, particulariste (une éthique utilitariste, libérée de toute contrainte, souvent cautionnée par les églises protestantes), et l’altruisme moralisateur, universaliste (une éthique charismatique, prétendant dicter la loi aux autres, érigeant sa propre vision du monde en norme universelle). Aux Pays-Bas, la référence aux figures opposées et complémentaires du commerçant et du prédicant est commune, presque banale ; l’autodénigrement auquel se livrent volontiers les Hollandais peut prendre la forme tantôt d’une moquerie de l’esprit épicier desrégents– les Droogstoppel – tantôt d’un rejet de la pédanterie des moralistes – les Havelaar. Sous cet angle, ce sont les Havelaar qui, dans les récents avatars du débat sur le colonialisme et le tiers-mondisme, ont essuyé les diatribes des nouveaux Droogstoppel qui plaident pour la modération et le bon sens, pour la défense des intérêts commerciaux nationaux, et contre la fausse poésie des « améliorateurs du monde » bataves.
Rokus HOFSTEDE
(1) La plus récente – et de loin la meilleure – des quatre traductions françaises :Max Havelaar, ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, postface Guy Toebosch, trad. Philippe Noble, Arles, Actes Sud, « Babel » n° 31, 1991.
Le romancier Adriaan van Dis nous parle de son roman
Le Promeneur (Gallimard, 2008)
et de Paris, plus grande ville africaine hors de l’Afrique
Les livres d'Adriaan van Dis en français : ICI & ICI
LE MOT DE L'ÉDITEUR
Mulder, un Néerlandais d'une soixantaine d'années installé à Paris, mène une vie de rentier bien ordonnée, entre son appartement impeccable et ses sorties vespérales quotidiennes, quand surgit sur les lieux d'un incendie un chien qui va transformer son rapport au monde. L'animal, un bâtard sans nom ni maître, bouscule ses habitudes d'homme maniaque et solitaire, et le détourne de son itinéraire de promenade immuable pour lui révéler cet autre monde, celui des exclus, de la rue, des squats. À ses côtés, Mulder va rencontrer Ngolo, Le Chinois, Madame Sri, Fanta, le père Bruno…, et se heurter à toutes les difficultés que soulève le désir de venir en aide, de «faire quelque chose». Adriaan van Dis dresse un tableau sans concession ni complaisance d'une réalité qui dérange, dans un roman où cohabitent avec bonheur un humour omniprésent et un immense besoin de croire en l'homme, d'espérer le meilleur.
Un livre à conseiller avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il est remarquablement écrit. Adriaan van Dis a un talent fou pour trouver des formules percutantes et parfois féroces. Certaines descriptions de personnes abîmées par la vie et l’évocation des horreurs du monde sont parfois crues mais jamais misérabilistes. L’humour et un immense besoin de croire en la bonté l’emportent.
Chantal Joly, Revue Quart Monde, n° 207, 2008.
l'édition originale : De wandelaar, Augustus, Amsterdam, 2007