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hollande - Page 24

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (2)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (2)

     

    Les débuts dans l'activisme

     

    Alexandre Cohen n’a pas la patience d’attendre l’âge de la majorité (23 ans), comme a pu le lui enjoindre à un moment son père, pour rejoindre l’équipe des collaborateurs de Recht voor Allen (Le Droit pour Tous), journal le plus en vue du mouvement ouvrier des Pays-Bas au XIXe siècle et qui paraît à cette époque à la cadence de trois numéros par semaine. Ferdinand Domela Nieuwenhuis l’a créé en 1879 ; bien vite, les positions radicales et bourgeoises défendues dans ces colonnes firent place aux idées socialistes. Sous la houlette de son fondateur, qui en était en même temps l’inspirateur, l’organisateur et plus ou moins le financier, le journal devint l’organe du S.D.B. (Sociaal-Democratische Bond = Union Sociale Démocrate). Quand Cohen arrive à La Haye pour partager cette vie d’équipe, le journal a un tirage moyen de 30000 à 60000 exemplaires. (15) F. Domela Nieuwenhuis, qui s’est fait une spécialité de pourfendre les 5 « K » (16), vient tout juste de sortir de prison où il a purgé une partie de sa condamnation pour « crime de lèse-majesté » (majesteitsschennis, du latin crimen laesae majestatis) quand Alexandre Cohen doit à son tour répondre du même chef d’accusation.

    Par ce délit, il ne faut pas entendre bien sûr le crime de lèse-majesté tel qu’il fut introduit aux Pays-Bas en 1811 par le Code Pénal Napoléon bilingue dans son article 86 : « l'attentat ou le complot contre la vie ou contre la personne de l’Empereur, est crime de lèse-majesté » (misdaad van gekwetste Majesteit). Il s’agit simplement d’une atteinte à la majesté du souverain définie par l’article 1er de la loi du 1er juin 1830, loi qui comblait un vide juridique à une époque où le premier roi des Pays-Bas éprouvait des difficultés à asseoir sa souveraineté : « Quiconque aura avec malveillance et publiquement, et de quelque façon ou moyen, porté atteinte à la dignité ou à l’autorité du Roi ou aux droits de la maison royale, ou qui aura de la même manière diffamé, outragé ou insulté la personne du Roi, sera puni d’une peine d’emprisonnement de deux à cinq ans. »

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    réédition du premier volume des mémoires d'A. Cohen, Van Oorschot, 1976

     

    C’est en vertu de ce texte qu’avait été condamné F. Domela Nieuwenhuis. Le 24 avril 1886, un article non signé intitulé De koning komt ! (Le roi arrive !) avait paru dans Recht voor Allen. Il contenait une critique de Guillaume III décrit en particulier comme « impropre à boulonner proprement ». Des poursuites avaient été engagées contre le rédacteur en chef qui avoua d’ailleurs être l'auteur de l’article incriminé. Il s’était défendu bec et oncle, soutenu par de nombreux camarades se disant prêts à aller en prison à sa place. Le publiciste F. van der Goes, un des fondateurs de la revue littéraire De Nieuwe Gids en même temps que l’un des premiers marxistes néerlandais – il avait à cette époque encore de l’estime pour F. Domela Nieuwenhuis – avait publié également à cette occasion une brochure demeurée célèbre et portant le titre de Majeisteits-schennis : il ne critiquait pas tant les textes de loi que la classe dirigeante, rejoignant en cela l’inculpé lui-même. F. Domela Nieuwenhuis avait porté son affaire jusque devant la Cour de cassation néerlandaise. En vain ! Le 10 janvier, la peine à un an d’emprisonnement et l’amende de 50 florins avaient été entérinées par la juridiction. Le 19 janvier 1887, il était conduit en prison. Son séjour à la « Bastille » d’Utrecht le diminua physiquement. Un premier recours en grâce fut rejeté par le roi mais la remise en liberté fut accordée le 31 août 1887, jour anniversaire de la princesse Wilhelmine et, depuis 1885, date de la fête nationale.

    L’entrée en vigueur du nouveau Code Pénal le 1er septembre 1887 « permit » à Alexandre Cohen d’être le premier à se frotter à l'article 111 toiletté : « L’offense faite de propos délibéré au Roi ou à la Reine est punie d’un emprisonnement de cinq ans au plus ou d’une amende de 300 florins au plus. » Pour l’inculpé Cohen, le seul avantage que le nouveau texte présentait par rapport à l’ancien était qu’il n'y avait plus de minimum fixé à la peine d’emprisonnement. Seule la « clémence » des juges avait dispensé F. Domela Nieuwenhuis d’écoper des deux années minimum requises par le ministère public. La jurisprudence allait-elle faire peau neuve pour Cohen ?

    Le correcteur de R.v.A., J.A. Cohen, comparaissait devant le tribunal de La Haye pour “crime de lèse majesté”. Alors même que Guillaume III arrivait à La Haye, Cohen a crié, sur le chemin menant à la gare, et selon sa propre déclaration devant le tribunal : “Vive Domela Nieuwenhuis ! Vive le Socialisme ! À bas le Gorille !” On l’a accusé d’avoir en réalité crié : “À bas le Gorille couronné!” Une année de prison a été requise par le ministère public. » (17) Cohen n’est donc pas poursuivi pour la violence de ses premiers écrits mais simplement parce qu’il n'a pas appris à tenir sa langue : insulter le Roi sur la place publique et aux oreilles mêmes du souverain ne peut être toléré. C’est qu’à ce sujet, la frontière entre l’écrit et la parole n’est guère prononcée ; il n’en va pas d’ailleurs autrement en France à la même époque, par exemple pour ce qui touche aux bonnes mœurs :  « Assurer le maintien de l’ordre et la salubrité publique ne consiste pas seulement à s’attaquer à l’affiche “lubrique” et “sanglante”, ou au “nu provocateur” qui s’aventure dans le domaine public par l’entremise de la gravure ou de la carte postale illustrée. Il faut également réprimer les sons de la rue, qui redoublent les effets pernicieux de l’écrit. La chanson obscène est un “poison intellectuel qui produit un abrutissement et une abolition de tout sens moral”. Déjà la loi du 28 juillet 1881 prévoyait la pénalisation de l’outrage aux bonnes mœurs par la parole ou cris proférés dans les lieux de réunion publique. (18)

    Si l'année 1888 marque les débuts de Cohen comme collaborateur permanent et officiel de Recht voor Allen (19), ses nouveaux démêlés avec les autorités ont le mérite de favoriser le placement de sa prose dans le journal dès l’automne 1887. Le 14 novembre – trois jours avant le prononcé du jugement de première instance – en première et deuxième page, l’organe du S.D.B. donne à lire le plaidoyer tenu par Cohen devant la juridiction. L’accusé estime la poursuite ridicule d’autant plus qu’elle avantage la diffusion du libelle de Roorda van Eysinga, Het Leven van Koning Gorilla (La Vie du Roi Gorille) (20) qui lui avait inspiré son fâcheux jeu de mots ; à ses yeux, le retentissement de l’affaire occasionné par la décision du Ministère public de poursuivre porte plus préjudice à la personne du roi que le délit qui lui est reproché. Après coup, Alexandre Cohen se dira surpris d’avoir été autorisé à dire devant les juges tout ce qu’il estimait bon de dire et qui était de cet acabit :

    A. Cohen en 1899, photo J.J. Aarts
    anarchisme,domela,hollande,paris... Et, Messieurs, même au cas où (...) j’aurais effectivement crié “Gorille couronné”, je n’en serais pas pour autant passible d’une peine. Car qui aurait l’audace de supposer que S.M. le Roi des Pays-Bas fût visée par ce terme de Gorille ? Ne serait-ce pas plutôt le Ministère public qui devrait être déféré devant votre vénérable Collège pour avoir prétendu qu’une offense était commise à l’encontre de S.M. Guillaume III du fait de l’emploi du mot “Gorille” ? N’est-ce pas cette supposition qui constitue à elle seule le “crime de lèse-majesté” ? Mais le Ministère public n’essaye pas même de faire des semblants de tentatives pour amener la preuve qui justifierait en droit cette accusation ! Il est saugrenu de m’accuser de “crime de lèse-majesté” alors que mon exclamation ne renfermait pas la moindre intention offensante. (...) Je serais tout de même curieux de savoir quelle ressemblance il existe entre le respecté souverain de notre État protégé des Dieux et un Gorille. Très chers Messieurs, mes connaissances en zoologie ne sont certainement pas aussi étendues que celles du Ministère public, mais il me semble me souvenir que la race des singes se distingue substantiellement du
    genus homo en ce que les représentants de la première marchent à quatre pattes. Pour ma part, il ne m’a jamais été donné de voir Guillaume III dans cette posture... mais peut-être le Ministère public a-t-il pour sa part... ?

    Et Cohen de conclure : Je peux concevoir que quelqu’un soit condamné pour un fait qu’il a commis ou pour une expression qu’il a utilisée et qui serait contraire à la loi ; mais ce que je ne peux comprendre, c’est qu’on condamne quelqu’un, pour une chose qu’il a pu vouloir penser, en retenant contre lui qu’il l'a effectivement pensée. Dès lors, on ne rend plus le droit, on fait du terrorisme ! (21)

    Pour sa défense, Cohen aurait également pu emprunter les propres mots d’un des ministres de Guillaume III qui déplorait dans la confidence de sa correspondance qu’ « il est possible aux Pays-Bas de dire tout le mal que l’on veut du Christ, de l’Esprit Saint et même du Bon Dieu sans subir le moindre reproche tandis que l’opinion publique fait plus de cas de la Maison d’Orange. » (22)

    Finalement, le président du tribunal, 00;">M. van Heusde, renvoie le prononcé du jugement à la semaine suivante mais au moment où les magistrats se lèvent pour quitter la salle, Alexandre Cohen s’interpose et se rend coupable d’une nouvelle impertinence : « Dis-moi plutôt tout de suite combien je vais prendre ! Comme ça, je n’aurai pas besoin de revenir dans huit jours. Je ne suis pas bête au point de croire que tu vas te donner la peine de délibérer avec tes acolytes ! Vous autres, vous ne faites que condamner comme on vous l’ordonne. Je suis sûr que Monsieur le Président a déjà dans sa poche la condamnation prescrite par le Ministre de la justice. » (23)

    Dix ans plus tard, M. van Heusde se souviendra encore de ce « gaillard effronté » au point de ne pas souhaiter se retrouver nez à nez avec lui. C’est que pour Cohen, « Les juges avaient eu jusqu’alors la partie beaucoup trop facile avec leurs clients peureux et dociles, à qui du Thémis en veux-tu en voilà leur en imposait et leur foutait la frousse, et à qui ils donnaient habituellement du “tu” et du “toi”. Grossière incorrection à laquelle je mis fin pour ma part séance tenante en tutoyant moi-même ces messieurs. » (24)

    Condamné à six mois d’emprisonnement, le fougueux révolutionnaire fait appel ; sa défense est cette fois assurée par un professionnel du barreau. Cet avocat ne passe inaperçu ni dans l’histoire judiciaire ni dans l’histoire littéraire : il s'agit de W.A. Paap (1856-1923), grande figure du groupe dirigeant la revue De Nieuwe Gids, auteur du savoureux roman Vincent Haman (1898) dans lequel il ridiculise ses anciens camarades du mouvement littéraire novateur des années 1880 (les tachtigers), en même temps que juriste attiré à un moment par les théories les plus radicales au point d’avoir été qualifié par certains d’ « avocat des socialistes ». Dans ses Vervlogen Jaren (Années Evanouies), le prosateur et critique Frans Erens (1857-1935), grand connaisseur des lettres françaises, revient sur cette période de la vie de W.A. Paap et évoque les visites que de futurs grands noms du socialisme néerlandais faisaient au domicile de ce dernier. (25) Ses idées progressistes ont pu par exemple le conduire à écrire que « l’offense - exercée aussi bien à l’encontre d’une autorité que d’une personne privée – ne doit pas être punissable. » (26)

    Malgré l’intervention de cette personnalité à la compétence de laquelle Cohen ajoute sa verve, la situation du prévenu ne s’améliora pas. W.A. Paap semblait d’ailleurs plus enclin à ramasser de l’argent qu’à soutenir les idéalistes dans leur quête de justice et d’absolu. (27) Cupidité qui faisait encore rager Cohen un demi-siècle plus tard alors qu’il rédigeait ses mémoires : « Jamais un avocat parisien, de quelque bord qu’il fût, ne réclama un centime d’honoraire à un anarchiste dont il assurait la défense. C’est un trait typiquement français ! En Hollande, le socialiste Maître Paap, mon défenseur dans un procès politique, me réclama soixante florins alors que je n’en gagnais que dix par semaine comme correcteur au journal Recht voor Allen. Des mois durant, je dus me saigner aux quatre veines pour rembourser ce montant qu’il m’avait fallu emprunter. » (28)

    Cohen laisse l’auteur de Vincent Haman retourner à son étude et à ses perspectives électorales ; tant que le Hoge Raad (Cour de Cassation) ne s’est pas prononcé sur l’arrêt de la Cour d’appel de La Haye du 7 janvier 1888, il demeure libre d’aller et venir. Sans doute ne se fait-il guère d’illusion. Ses juges n’ont pas raisonné comme le feront ceux du tribunal d’Amsterdam le 5 octobre 1888 : « Les termes “vive les social-démocrates, vive Domela Nieuwenhuis, à bas le Roi des Pays-Bas, à bas le ministère, ils ne pensent qu’à vous faire payer des impôts”, bien que proférés en public par une personne ivre dans l’intention d'offenser le Roi, ne peuvent être estimés contraires à la loi dans la mesure où, dans la bouche de l’intéressé et dans le contexte dans lequel ils ont été proférés, ils relèvent plus d’une conception politique (de nature républicaine) que d’une volonté d’offenser le Roi. » Les juges de Groningue qui avaient fait preuve la même année d’une similaire « compréhension » à propos des expressions « Vive Domela Nieuwenhuis, à bas le Roi » et « Vive le socialisme, à bas Guillaume III, oui à bas le Roi nom de Dieu ! » avaient vu leurs décisions cassées en appel par la Cour de Leeuwarden. Par contre, ces mêmes juges de Groningue avaient trouvé offensant ce refrain : « J’ai fait ress’meler mes groles, pour rosser le Roi à mort ».

    De toute façon, Alexandre Cohen n’eut ni le temps ni l’occasion d’apprécier ces tergiversations juridiques. Les choses se précipitèrent en effet, au point qu’il fut dans l’impossibilité matérielle d’accuser réception de la décision du Hoge Raad.

    Le 23 mars 1888, un article de sa main signé Souvarine (29) et occupant les deux premières pages de Recht voor Allen soulève la colère des tenants du droit. Le magistrat instructeur convoque F. Domela Nieuwenhuis et lui demande de lui livrer au plus vite le nom de l’auteur de cette prose intitulée Ontboezeming (Confidence). Le leader socialiste comprend qu’une poursuite et une arrestation suivraient toute dénonciation de sa part. Alexandre Cohen courrait alors le risque de voir la peine de 6 mois d’emprisonnement à laquelle il ne peut plus échapper être multipliée par quatre ou cinq. Voici quelques-unes des idées et quelques-uns des jurons qui ont froissé les garants de l’ordre :

    Mais nous ne l’oublions pas et nous ne l’oublierons pas, toute cette misère et tout ce malheur causés délibérément chaque jour par les classes possédantes qui vivent dans le luxe sur le dos du peuple saigné à blanc. Des situations comme celle que je viens de décrire [il a évoqué le cas d’une femme sans ressources qui est à la rue avec son enfant] doivent cesser et cesseront d’être, le changement nécessaire coûterait-il des flots de sang. Le sang est précieux. Mais il ne sera pas question de souhaiter le préserver de trop couler ni même de s’abstenir totalement de le verser, une fois venu le jour de la vengeance, quand on aura employé tous les moyens pour éveiller la haine et l’amertume des opprimés. Il est ridicule, pour ne pas employer d’autres termes, d’exiger douceur et bienveillance de ceux que l’on a toujours considérés comme des ennemis et même comme des bêtes et traités comme tels. Attendrait-on d’un tigre, qu’on aurait tourmenté des siècles durant, qu’il fasse montre de pitié, lorsque, las d’être harcelé, il viendrait à se précipiter hors de sa cage afin de saisir sa proie ? (...) Répondre au mal par le bien est très beau en théorie mais n’a aucune valeur en pratique. Si la révolution éclate – et elle éclatera – on n’atteindra jamais, même en agissant de la manière la plus équitable, non, jamais, le nombre de victimes que la bourgeoisie a déjà faites parmi l’innocente et souffrante classe ouvrière. Jamais la souffrance, la peine et la misère endurées par le peuple ne pourront être réparées. (30)

    gravure de Georges Rohner dans In Opstand

    CohenEiffel.gifL'écriture aussi bien que la parole, la pensée aussi bien que le geste attirent sur ce Hollandais pas comme les autres le spectre du Code Pénal. Sur l’avis de F. Domela Nieuwenhuis – dont il ne partage déjà plus les points de vue mais avec qui il restera lié jusqu'à la mort de ce dernier en 1919 (31) – Cohen déguerpit et passe la frontière. Les socialistes gantois qui gravitent autour de la rédaction du quotidien Vooruit (En Avant) l’accueillent à bras ouverts. Il n’a malheureusement pas le temps de s’en faire une famille: « ... j'étais à peine depuis deux semaines à Gand quand je fus mandé chez le commissaire principal ; celui-ci m’informa que, attendu que j’avais insulté l’roi d’Hollande, eh bien qu’une fois j’avais dix jours à compter de c’tantôt pour déguerpir du pays des Belges, compris une fois ? » (32) Le gouvernement néerlandais avait demandé son extradition ; refus de la Belgique qui consent toutefois à le considérer comme persona non grata : « Pour ne pas faillir à la vieille habitude, on a de nouveau expulsé des socialistes de Belgique, à savoir Bernstein et Cohen ; Guesde, quant à lui, n’a pas été autorisé à pénétrer sur le territoire alors qu’il devait faire un discours à Liège. » (33) Avant même la période des attentats anarchistes, la Belgique surveillait de très près les ressortissants étrangers suspectés de faire de la propagande révolutionnaire, et ce plus encore lorsqu’ils frisent la pauvreté. (34) La Hollande aussi, plus par méfiance que par crainte fondée, recourrait au réseau diplomatique, pour se préserver de toute menace gauchiste. (35) Le septentrional Cohen opte alors pour le sud et la police belge lui fait l’honneur de l’accompagner jusqu’à la frontière, à Mouscron précisément. Le train le dirige vers Paris. La Ville Lumière lui ouvre ses bras le 12 mai 1888, au petit matin, sur les quais de la Gare du Nord – pas encore impatiente de lui ouvrir les portes de ses prisons.

     

    (15) M. Schneider, J. Hemels, De Nederlandse krant 1618-1978, Het Wereldvenster, Baarn, 1979, p. 240.

    (16) Les 5 initiales de Kapitaal (le capital), Kazerne (la caserne), Kerk (l’Église), Kroeg (le café), Koning (le Roi) ; voir : « Ferdinand Domela Nieuwenhuis. De Apostel der Arbeiders » (L’Apôtre des ouvriers), in J. & A. Romein, Erflaters van onze beschaving, Querido, Amsterdam, 1971, p. 795-816.

    (17) B. Bymholt, op. cit., 1976, p. 491.

    (18) A Stora-Lamarre, L’Enfer de la IIIe République. Censeurs et pornographes (1881-1914), préface de M. Perrot, Imago, Paris, 1990, p. 185.

    (19) B. Bymholt, op. cit., 1976, p. 491.

    (20) Voir Hop Hop Hop. Hangt de socialisten op! Een documentaire over het opkomende socialisme in de jaren tachtig, ontleend aan Recht voor Allen, samengesteld door Leonard de Vries en met een voorwoord van prof. dr. Fr. de Jong Edz, Polak & Van Gennep, Amsterdam, 1967.

    (21) A. Cohen, op. cit., 1980, p. 71 et svtes.

    (22) J.G. Kikkert, Koning Willem III, Het Spectrum, 1990.

    (23) A. Cohen, op. cit, 1976, p. 132.

    (24) Ibid., p. 134.

    (25) F. Erens, Vervlogen Jaren, De Arbeiderspers, Amsterdam, 1989, p. 244.

    (26) Cité par J. Meijer, Het levensverhaal van een vergetene: Willem Anthony Paap (1856-1923). Zeventig onder de tachtigers, Meulenhoff, Amsterdam, 1959, p. 140.

    (27) Ibid., p. 142.

    (28) A. Cohen, Van Anarchist tot Monarchist, dl I, Van Oorschot, Amsterdam, 1961, p. 69.

    (29) L’un des nombreux pseudonymes de Cohen, celui-ci emprunté au héros du roman de Zola, Germinal.

    (30) A. Cohen, op. cit., 1980, p. 77-85.

    (31) Voir sur les liens qui unissaient les deux hommes : R. Spoor, « De bohémien en de burger: Alexandre Cohen en Ferdinand Domela Nieuwenhuis (1887-1919) », Het oog in 't zeil, IX, 1991, 1, p. 54-60.

    (32) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 140.

    (33) B. Bymholt, op. cit, p. 527. Voir la plus ancienne lettre conservée de Cohen, adressée le 2 mai 1888 à M. l’administrateur de la Sûreté Publique.

    (34) A. Stora-Lamarre, op. cit., p. 164.

    (35) J. Charité, De Sociaal-Democratische Bond als orde- en gezagsprobleem voor de overheid (1880-1888), Leiden, 1972, p. 42-43.

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (5)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (5)

     

    Cohen et la langue française :

    le journaliste et le traducteur

     

    Anarchisme intellectuel d’un côté, anarchisme pagaille de l’autre. Alexandre Cohen participe évidemment des deux, à La Haye comme à Paris ensuite. Mais alors qu’en France, les bombes commencent à faire trembler magistrats et politiciens, il livre de son côté une tout autre bataille. Une bataille sur le papier. Et la gagne au bout de deux ou trois ans, Le Matin étant le premier quotidien dans lequel il parvient à placer régulièrement sa prose. Comme il est sans le sou, il se rend, pour rédiger ses articles, dans un grand café des boulevards où la presse étrangère est disponible : sans stabilo, sans paire de ciseaux, sans scanner, il fait ce que font aujourd’hui tous les journalistes. La langue française lui est bientôt devenue une deuxième langue maternelle. Aussi publie-t-il, en plus du Matin, dans L’Endehors, le Père Peinard, La Revue Anarchiste, L’Attaque, et signe finalement son premier article sous son nom dans Le Figaro du 31 mai 1893 (sur 5 colonnes en page 3), article intitulé Les Social-Démocrates et leur propagande. Il ne gagne toujours pas des mille et des cents, mais il n’en est pas moins heureux : « Je me satisfais de deux ou trois cents francs par mois – que je ne gagne pas même tout le temps ! – et je ne voudrais pas échanger ma liberté, ma liberté de parole contre tous les trésors de Golconde. J’ose dire que je n’ai pas, en un peu plus de quarante années de journalisme, écrit un article ni même une ligne en songeant que c’était mon gagne pain et qu’il me fallait donc faire attention à ne pas le perdre ! Jamais je n’ai servi les opinions des journaux auxquels j’ai successivement collaboré et qui étaient de tendance ou de couleur politique très variées. J’ai toujours eu de la considération pour ces journaux et les ai utilisés dans la mesure du possible comme les véhicules de mes propres idées, de mes propres conceptions, de mes sympathies et antipathies personnelles. » (82) Cette volonté de ne pas trahir sa pensée distingue les écrits laissés par Cohen ; et elle l’a, on peut s’en douter, conduit à se faire des ennemis, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne. (83)

     

    F. Fénéon, par Paul Signac, 1890, coll. privée

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    Sous la IIIe République, la presse française traverse son âge d’or et pour un polémiste aux coudées franches, la violence écrite ne connaît guère de limites. Les canards d’alors se prêtent à ce genre d’exercice d’autant plus que la politique intérieure occupe une place de premier choix dans leurs colonnes. (84) Un Alfred Jarry saura apprécier quelques années plus tard la prose française de « M. Alexandre Cohen ». (85) Le « non-conformiste » (86) hollandais se range à ce titre dans une tradition bien hexagonale et bien peu batave : « La littérature française est en majeure partie d’essence critique, parfois même en révolte ouverte contre la société à laquelle elle s’adresse. » (87) Il était d’ailleurs à très bonne école : « Nous étions de grands amis et vivions dans le même quartier. Je lui fus redevable de beaucoup, aussi bien pour ce qui a trait à la langue que pour ce qui touche à la littérature ; et c’est lui qui a éveillé le sentiment du beau qui jusqu’alors somnolait en moi. » (88) Cet ami dont il parle n’est autre que l’auteur décrit par Jean Paulhan en ces termes : « Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. » (89) En Hollande, la polémique ne semble pas jouir d’un statut comparable. Rares sont en effet les auteurs qui affirment comme le poète et essayiste Gerrit Komrij : « Contrairement aux historiens et aux lecteurs affamés de faits divers, je considère la polémique comme le plus haut genre littéraire. » (90)

    À côté de son activité journalistique, Alexandre Cohen passe pas mal de temps à traduire toutes sortes de documents et d’articles, ceux de F. Domela Nieuwenhuis par exemple – dont la qualité stylistique n’égalait pas celle de son cadet. Mais il a également des occupations purement littéraires. On lui demande d’abord de traduire en néerlandais un des grands succès de l’époque :

    J’étais à Paris depuis peu de mois lorsque j’entrai en contact avec Zola. Je m’étais rendu chez lui pour obtenir l’autorisation de traduire Au Bonheur des Dames que le journal gantois Vooruit voulait publier sous forme de feuilletons. Il m’accueillit chaleureusement dans son appartement de la rue de Bruxelles qui était rempli du plancher au plafond d’un surprenant bric-à-brac de meubles et de sculptures en bois anciennes ou pseudo-anciennes. Un étalage que je devais retrouver ultérieurement chez Anatole France dont l’intérieur, à la villa Saïd, bien que témoignant d’un meilleur goût que celui de Zola, me parût un peu surchargé (91). Zola ne me donna pas seulement l’autorisation désirée mais il renonça, comme il se devait, aux droits d’auteur lui revenant, au profit de Vooruit. Il poussa l’amabilité jusqu’à m’honorer d’un exemplaire du livre que je devais traduire en y apposant la dédicace : « À Alexandre Cohen, son dévoué confrère Émile Zola ». Il s’agissait probablement de la formule qu’il utilisait habituellement à l’égard des journalistes à qui il n’avait rien de plus cordial à dire. Mais cette dédicace me remplit de fierté – pensez donc un peu : Émile Zola mon dévoué confrère ! – et me réconcilia pratiquement avec l’extrême modicité du montant dont je devais me contenter pour la traduction du roman, cent francs seulement ! (92)

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    début du premier article de Cohen publié dans Le Figaro, 31/05/1893

     

    Ultérieurement, le 11 juin 1890, Alexandre Cohen adresse au romancier une demande écrite : « Monsieur, J’ai l’honneur de vous prier, de bien vouloir m’accorder l'autorisation de traduire en Hollandais votre conte Le Sang des Contes à Ninon... » Cette traduction parut dans Recht voor Allen. L’admiration qu’il voue alors au chef de file du naturalisme est encore intacte. Pour remercier le romancier du soutien qu’il lui a prêté fin 1893 lors de ses démêlés avec la police – Zola lui avait entre autres fait parvenir 100 francs par l’intermédiaire de Fénéon, somme qu’avait aussi versée Francis Magnard, directeur du Figaro –, il n’hésitera pas à lui avouer : « ... je suis votre obligé à plus d’un titre. Germinal que je lus, il y a quelques années en captivité, aux Indes, a fait de moi le conscient et incurable révolté que je suis. Je vous en ai toujours aimé. » (93) À l’époque de l’affaire Dreyfus, sans soutenir inconditionnellement Zola, Cohen regrettera que les Pays-Bas ne connaissent personne de cette trempe pour élever la voix contre les escrocs patentés. (94)

    Affiche La Revue blanche, Toulouse Lautrec

    AfficheRevueBlanche.jpgEn 1893, il transpose en français sous le titre Âmes Solitaires la pièce de Gerhart Hauptmann Einsame Menschen que Lugné-Poë souhaite monter ; Alexandre connaissait le metteur en scène depuis un certain temps et a fait partie des figurants – « avec Fénéon, avec Barrucand, avec plus ou moins tous les collaborateurs de L’Endehors, et avec une équipe de fidèles du Père Peinard » – dans le quatrième acte de L’Ennemi du peuple d’Ibsen joué le 11 novembre de la même année. Durant l’été 1895, lors d’un séjour à la Conciergerie, il jonglera de nouveau avec les langues allemande et française : le petit homme traduit en effet des pages du Zarathustra derrière les barreaux. (95) Les Japansche Gesprekken de Multatuli deviendront sous sa main le Dialogue Japonais et il traduira quelques années plus tard, enfermé cette fois dans une prison hollandaise, un choix de textes de « ce philosophe néerlandais dont la pensée est si profonde et si puissante d’ironie ». (96) Dans la même cellule, il s’attellera à fondre dans sa langue maternelle des poèmes de Verlaine, un Verlaine qui avait laissé un souvenir mitigé dans les milieux artistiques lors de sa visite aux Pays-Bas en 1892. D’autres traductions paraîtront dans les années suivantes comme celles de textes d’un de ses auteurs favoris, H. Heine, ou encore des pièces du dramaturge néerlandais H. Heijermans. Entre 1900 et 1904, il rédigera des articles éclairant les lecteurs du Mercure de France sur la littérature néerlandaise. Alexandre Cohen poursuivra ainsi le travail entrepris par Xavier Marmier dans La Revue des Deux Mondes. (97)

     

    (82) A. Cohen, op. cit., 1976 p. 188. À propos de la lutte que Cohen a dû mener pour maîtriser la langue, relevons que Fénéon l’a beaucoup aidé et pour trouver des organes dans lesquels publier – entre autres par l’intermédiaire de Mirbeau – et pour améliorer sa maîtrise du français ; Fénéon corrigeait d’ailleurs les épreuves de L’Endehors. Certains ont pu se montrer sceptiques comme le directeur de L’Écho de Paris, Valentin Simond, avec lequel Cohen a eu une entrevue en octobre 1892 dans l’espoir de publier dans ce journal : « Cohen a été, le jour dit, chez Simond, qui a prononcé de vagues paroles, et l’a invité à formuler, séance tenante, dans une lettre, sa proposition de collaboration. Ce que fit notre candidat. “Je verrai, je vous écrirai”, a ajouté Simond. Un participe passé était mal accordé, ai-je constaté quand Cohen a reconstitué pour moi sa lettre à Simond. Cela avait-il choqué celui-ci ? Quoi qu’il en soit, nulle réponse n’est venue… » (Cf. Lettre de F. Fénéon à O. Mirbeau vers le 22 octobre 1892, citée dans : O. Mirbeau, Correspondance générale, T. 2. (éd.) Pierre Michel & Jean François Nivet, Paris, L’Âge d’Homme, 2005, p. 642.)

    (83) Certains articles de Cohen de même que sa présence lors de congrès conduisirent les sociaux-démocrates à le traiter sans aménité. Par la suite, ce sont essentiellement sa germanophobie exacerbée et son ralliement à la pensée de Charles Maurras qui lui vaudront d’essuyer le mépris et les acerbes critiques de nombreux intellectuels. Ses brochures De zaak Alexandre Cohen - Hankes Drielsma - Plemp van Duivenland, Amsterdam, 1912 et Taal en Stijl van een Eere-Doctor in de Nederlandsche Belletrie, 1959, Toulon, restituent le ton et le type d’attaques dont il fit usage pour dénigrer des confrères journalistes ou encore le critique Victor van Vriesland. Ce dernier, mais aussi d’autres auteurs néerlandais tels H. A. Gompers, J. Greshoff, J. de Kadt et E. Kummer ont laissé des articles qui témoignent de l’aversion qu’il est parvenu à susciter.

    (84) Voir par exemple P. Albert, Histoire de la presse, Que sais-je ?, n° 368, P.U.F., Paris, 1990, p. 65.

    (85) A. Jarry, La chandelle verte, Le livre de poche, Paris, 1969, p. 168.

    (86) « een andersdenkende » comme le définit Max Nord, dans A. Cohen. Geschriften van een andersdenkende, bloemlezing uit zijn werk samengesteld en ingeleid door Max Nord, Meulenhoff, Amsterdam, z.j.

    (87) J. F. Revel, Contrecensures, J. J. Pauvert, Paris, 1966, p. 56.

    (88) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 187-188. Cohen trouvait beaucoup de qualités à Fénéon. La distance qui s’est créée entre eux au fil des années lui a causé beaucoup de peine ; la perte de cette amitié est celle qui lui a laissé le plus de regrets.

    (89) F. Fénéon, Œuvres, introduction de J. Paulhan, Gallimard, Paris, 1948, p. 14.

    (90) Propos cités par A. Gijselhart, De columm als vrijplaats, Stijhoff, Amsterdam, 1986, p. 18.

    (91) Zola n’avait apparemment pas eu plus de flair pour meubler sa demeure de Médan : Léon Bloy, passé par là le 14 juillet 1892 relève « l’odieuse vulgarité de son mobilier de camelot parvenu », L. Bloy. Œuvres Complètes, IX, Mercure de France, Paris, 1969, p. 345. Même son de cloche dans Henri Perruchot, La Vie de Cézanne, Hachette, Paris, 1956.

    (92) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 147.

    (93) Lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894.

    (94) A. Cohen, De Paradox, p. 22-24.

    (95) Traduction publiée dans De Paradox, p. 97-100. Des pages en traduction française de Nietzsche ont paru dans Le Mercure de France. À propos de la pièce de Hauptmann, relevons que Cohen en avait donné une traduction partielle dans la Revue Bleue en 1893. À cause de l’attentat de Vaillant et de l’arrestation de Cohen, la pièce d’Hauptmann est interdite : les autorités craignent en effet des manifestations anarchistes. La générale aura tout de même lieux devant un parterre d’amis et de critiques.

    (96) O. Mirbeau, cité par H. Juin, Lecture « Fins de siècles » (Préfaces 1975-1986), postface de François Boddaert, Bourgois, Paris, 1992, p. 258.

    couverture de la réédition du second volume des mémoires d'A. Cohen, 1961

    CouvAnarMonar.jpg(97) Voir G. de Vries-Feyens, « La Hollande à travers La Revue des Deux Mondes », Glanes, II, 1949, n° 8/9, p. 81-93. Signalons encore parmi les traductions faites par Cohen : Eduard Bernstein, Socialisme théorique et social-démocratie pratique, Paris, Stock, 1900, laquelle a eu des incidences sur la genèse du révisionnisme du socialisme français : « La correspondance de Georges Sorel, qui se fait l’intermédiaire entre l’éditeur français et Bernstein, ainsi que les comptes rendus publiés dans des revues théoriques (Notes critiques, La Revue socialiste), permettent d’affiner la chronologie. En mars 1899, le livre paraît en Allemagne. En septembre, Stock est toujours à la recherche d’un traducteur, avant de choisir Alexandre Cohen. La traduction est publiée en janvier 1900 au plus tard, puisque Notes critiques fournit un compte rendu de l’ouvrage dans son numéro du 10 janvier 1900. Cohen n’a donc disposé que de quatre mois pour réaliser son travail, ce qui explique les nombreuses erreurs qu’il contient. Trois sont déterminantes dans le processus de transfert du révisionnisme en France. Cohen omet d’abord fréquemment d’encadrer les citations par des guillemets, et le lecteur français ne sait plus si ces phrases sont à mettre au compte de Marx et d’Engels, ou doivent être attribuées à l’auteur. Dans la mesure où la référence aux Dioscures est une garantie de légitimité, ce simple défaut a des conséquences graves sur la manière dont les Français lisent Bernstein : il n’est plus possible pour eux de savoir exactement s’il critique le marxisme ou s’il l’élargit. Cohen, de plus, ne traduit que 25 des 85 notes infra paginales de l’édition originale, sous le prétexte qu’elles concernent la querelle allemande et ne peuvent intéresser le public français. Or, dans l’édition allemande, 16 d’entre elles appartiennent effectivement à cette catégorie. Mais 20 sont des précisions apportées par l’auteur pour nuancer son propos, 28 donnent les références des citations utilisées, 21 complètent les données chiffrées qui appuient ses arguments. Les notes conservées dans la traduction concernent majoritairement cette dernière catégorie. La version française est donc moins précise que l’original allemand. Enfin, la traduction du dernier chapitre donne à voir un écart important entre le texte original et sa traduction. Dans ce passage, Bernstein dénonce le primat accordé à la violence dans le processus révolutionnaire : dans un système démocratique ou de suffrage universel, la minorité des possédants ne peut réellement freiner le progrès social et, de ce fait, le recours à l’insurrection ne peut être accepté. Dans le texte allemand, le mot pour désigner cette tendance est “Gewalt” (violence), et lorsque Bernstein utilise des expressions comme “revolutionäre Aktion” ou “revolutionäre Katastrophe”, il précise toujours que le mot “révolution” doit être entendu comme signifiant “violence”. Il n’y a donc pas d’ambiguïté dans le texte allemand. Or, dans la traduction, toutes ces précautions disparaissent. Et Alexandre Cohen traduit systématiquement “Gewalt” par “action” ou par “mouvement”. Pour le lecteur français, Bernstein ne dénonce pas “la violence révolutionnaire”, mais le “mouvement révolutionnaire”, c’est-à-dire la révolution tout court. La traduction ne fait ainsi que confirmer les accusations des marxistes orthodoxes allemands, mais au prix de déformations considérables. Celles-ci pèsent très lourd dans le refus des socialistes français de se déclarer partisans de Bernstein. » (Cf. Emmanuel Jousse, « Du révisionnisme d’Eduard Bernstein au réformisme d’Albert Thomas (1896-1914) ». Au début du chapitre XV du le second tome de ses mémoires, Cohen revient brièvement sur cette traduction : même s’il glisse qu’il s’est montré consciencieux, il ne cache pas la répugnance avec laquelle il a mené cette besogne alimentaire, jurant tant contre l’auteur que contre sa prose pédante. Il venait en effet de revenir clandestinement en France et louait une chambre d’hôtel rue Rodier sous un faux nom André Blanc. Pour le punir de ses péchés, nous dit-il, Stock lui confia la traduction de Die Aufgaben der Sozialdemokratie, « évangile révisionniste ».

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (6)

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    Alexandre Cohen

    les années anarchistes (6)

     

    La répression de l’anarchisme

    en France et aux Pays-Bas

     

    Après un long intermède, Alexandre Cohen va donc renouer avec les joies de la prison. La France traverse à cette époque la trop fameuse période des attentats anarchistes, événements qui ont définitivement estampillé le mouvement libertaire d’une marque diabolique. Si Cohen n’a rien à voir avec ces tentatives criminelles, il fréquente bien quelques artisans de la dynamite et ne cache pas sa joie de voir le sang des bourgeois couler : « Je trouve l’attentat de Barcelone des plus superbes. Les bourgeois sont terrorisés. » (98) Il est par ailleurs partisan à 100% de la propagande par le fait « partout où la masse est assoupie et indolente ». (99) Mais l’attentat commis le 9 décembre 1893 à la Chambre des députés, si inoffensif fut-il, marque un tournant dans l’histoire de l’anarchisme et entraîne par là même un bouleversement dans la vie de nombreux fidèles, en particulier dans celle de Cohen. Cet acte constitue avec le meurtre du Président Carnot le paroxysme de ces années au cours desquelles « les anarchistes répandirent en France une véritable terreur qui obligea à créer une législation spéciale et nécessita une réponse particulièrement rigoureuse ». (100) Toucher au Palais Bourbon comme l’avait fait Vaillant, c’était viser la jeune République à la tête et dans son symbole, c’était s’en prendre directement et physiquement à la représentation populaire. L’intolérable ne pouvait être toléré. « L’attentat perpétré contre les parlementaires eux-mêmes amena ceux-ci à voter une série de lois de circonstance destinées à réprimer les menées anarchistes et que ceux qu’elles visaient baptisèrent aussitôt lois scélérates. Le 12 décembre 1893 on avait modifié les articles 24, 25 et 49 de la loi sur la presse touchant la provocation aux crimes et la provocation des soldats à la désobéissance. On avait le 18 décembre suivant renforcé les articles 265, 266 et 267 du Code pénal sur l’association de malfaiteurs, et modifié la loi sur les détentions d’explosifs et le 19 décembre augmenté de 820.000 francs le crédit affecté à la police. Le Sénat avait rapidement ratifié toutes ces mesures. » (101)

     

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    Procès des Trente
     

    Et tandis que les députés, affublés de sparadrap, se pressent de blinder les textes législatifs, les policiers ne restent pas les bras croisés. Entre le 10 décembre et le 2 janvier, ils arrêtent environ 3000 personnes sur le territoire national : les abonnés des revues anarchistes, des sympathisants dénoncés et d’autres individus certainement surpris d’être rangés dans les rangs des terroristes. Cohen et sa compagne font partie de la première charrette ; dès le dimanche matin 10 décembre 1893, un commissaire encadré de quatre gendarmes les tire du lit. Le publiciste pense devoir cette arrestation à son imprévoyance ; la veille, dans des cafés – dont le Coq d’Or –, il avait oublié de cacher sa satisfaction. Les grands journaux n’avaient-ils pas annoncé que la bombe de Vaillant avait causé un véritable carnage ? De toute façon, la police n’éprouvait guère de peine à mettre la main sur la « vermine libertaire ». « Les anarchistes ne vivent pas dans la clandestinité, les groupes ne sont ni étanches ni hiérarchisés, il est facile de se procurer leurs adresses. » (102) Ceux qui ne déménageaient pas incessamment ou qui écrivaient au grand jour des articles pro-anarchistes étaient des proies aisées à capturer.

    Le législateur ne laisse planer aucun doute sur le sort qu’il convient de réserver aux « plumitifs » de l’anarchie. En effet, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse assurant « à la presse française le régime le plus libéral du monde... ne fut remise en cause qu’à l’occasion de la crise anarchiste par les fameuses lois scélérates qui, en décembre 1893, élargissaient la notion de provocation au crime par voie de presse et, en juillet 1884, déférait à la correctionnelle les articles ayant “un but de propagande anarchiste” ». (103) Les bourgeois de l’époque estimaient « que le grain semé par ces penseurs littéraires pouvait précisément faire germer de dangereuses utopies dans des cerveaux fragiles et mal préparés aux paradoxes sociaux ». (104) Un auteur comme Cohen peut donc être estimé « complice » des poseurs de bombes dont la pauvre cervelle, à la lecture des écrits subversifs, s’est remplie de folles idées. Les magistrats n’hésitent aucunement à établir ce lien : « Les anarchistes se divisent en deux catégories : les intellectuels et les impulsifs. Les premiers formant des groupes dits d’étude, font la propagande ouverte. Ils représentent l’intelligence active, l’expérience et le savoir de la secte. Ils ont pour mission, à l’aide de la parole et de la plume, de racoler les compagnons, de faire l’embauchage, de solliciter les dons en argent et de remplir la caisse. Les seconds, obéissant à l’impulsion qui leur vient des premiers, se chargent, eux, de la propagande par le fait. » (105)

    (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    Dynamite.jpgIl est certain que la multiplication des brochures et autres manifestations a joué en faveur de l’action et de la violence : « Les faits les plus spectaculaires en sont bien sûr ceux qui rejouent le geste du meurtre du tyran (...) ou encore les actions collectives et secrètes, les conjurations, lorsqu’elles parviennent à terroriser un instant une région (...). Mais les plus importantes sont peut-être les mille autres actions éparses qui prennent pied sur cette violence anarchiste formellement conseillée et magnifiée par une presse qui ne cesse d’en appeler au vol, au meurtre, à l’explosif et à l’incendie. Car celles-ci montrent de quoi est faite l’efficacité réelle de l’acte de propagande. » (106) L’idée de propagande par le fait a certes fait son chemin chez les anonymes de l’anarchie, mais elle s’est en réalité traduite par des actes plus spectaculaires que sanguinaires ; d’ailleurs, le climat généré par ces anarchistes de tous poils permit à beaucoup de personnes qui n’avaient rien à voir avec ces contestataires de régler des comptes avec voisins ou connaissances. Ainsi, on put croire que la propagande journalistique avait plus d’efficacité qu’elle n’en eut en réalité. Le côté bon enfant de certains propagandistes peut laisser penser également qu’ils ont sous-estimé eux-mêmes la portée de leurs dires. (107)

    Cet état d’esprit reflétant naïveté et idéalisme est proche de celui qui habita encore quelqu’un comme Jacques Gans – communiste en Allemagne, trotskiste en France, cet admirateur de Léautaud publia entre autres un mensuel intitulé Ce vice impuni, la lecture –, des décennies plus tard et qui lui fit écrire : « Comprenez-vous à présent que lorsque je lis De Paradox (Le Paradoxe), cette ancienne revue d’Alexandre Cohen des années 1897-1898, et que toute cette période des attentats anarchistes s’ouvre devant moi, la nostalgie me gagne de ce temps où il y avait encore des hommes qui “faisaient” au lieu “d'être refaits”. » (108)

    Elisa Germaine (Kaya) Batut (1871-1959), 44, rue de Maistre, Paris, 1905 (DBNL)

    KayaBatut.gifAlexandre Cohen doit donc une nouvelle fois ses tracas à sa trop grande gouaille (propagande par la parole) tout autant qu’à ses prises de position publiées dans la presse. Cette différence importe de toute façon très peu pour lui : lors des interrogatoires, il ne cache pas son jeu. Il revendique son bon droit d’être anarchiste, ce sur quoi le commissaire aux délégations judiciaires n’entend pas discuter ; ce que ce dernier lui reproche, c’est de faire de la propagande en faveur de l’anarchisme, propagande qu’il ferait mieux d’aller faire dans son propre pays. La police avait d’ailleurs rassemblé des informations sur son compte, comme lors de la réunion du 10 juin 1892, et le tenait même, comme l’a entre autre rapporté Zola, pour un espion allemand ! Des papiers rédigés en néerlandais – et donc dignes d’être tenus en suspicion – ainsi que des boulons – ne peuvent-ils pas servir à la fabrication d’engins explosifs ? – retrouvés au domicile du journaliste plongent le policier dans de profondes réflexions. Ces boulons – simples souvenirs de la Tour Eiffel en construction ! – rendent le suspect encore plus suspect ; ils sont au potentiel artificier de Cohen ce que le tube de Mercure fut à Félix Fénéon lors du Procès des Trente. Une canne originale, cadeau de F. Domela Nieuwenhuis, cause par ailleurs autant de soucis aux démineurs. « Ah ! cette histoire de la canne en spirale prise pour un tube à bombe ! » comme s’exclamera le fondateur du Mercure de France dans une lettre à Mirbeau du 20 janvier 1894. (109)

    L’attention des autorités se porta tout autant sur le Cohen intellectuel puisque le Préfet de police interdit la représentation de la pièce Âmes Solitaires. « L’interdiction touchait moins d’ailleurs à la pièce que j’avais traduite qu’à la personnalité du traducteur qui le soir de la générale, le 15 ou le 16 décembre, était sous les verrous. » (110) Il fut sans doute difficile aux policiers de lire certains des articles les plus incisifs de l’irascible Hollandais, car publiés dans une autre langue ou sous un pseudonyme. Mais il est sûr qu’ils ont mis la main sur sa production et sur sa correspondance car Cohen regretta souvent par la suite la perte de ces documents.

    Un auteur comme Zévaco avait été condamné à plusieurs reprises à des amendes et à des peines de prison dans les mêmes années pour des allégations de même nature. Il avait par exemple défendu l’action de Ravachol dans une déclaration rapportée dans Le Figaro et avait, dans un article, « appelé au meurtre » du ministre de l’Intérieur. (111)

    Pour un homme qui ne mâche pas ses mots et qui de surcroît n’a pas de passeport français, Marianne se montre avare de douceurs. Aussi, après un séjour au Dépôt de la Préfecture de Police, après quelques interrogatoires menés par Fédé, « le commissaire aux délégations judiciaires », Alexandre Cohen est-il expulsé du territoire national. On l’amène au Havre ; il rejoint Londres en bateau où il accoste le jour de Noël à Southampton. Comme beaucoup de ses congénères, il a préféré l’Angleterre à toute autre destination. D’autant plus que feu Guillaume III a réservé une cellule à son intention en cas de retour sur sa terre natale.

    F. Fénon, par Abeillé, Procès des Trente (© Roger-Viollet, Paris en Images)

    FénéonTrente.jpgEn France, la police reste sur les dents ; la justice suit son cours. Un cours il est vrai un peu entortillé au regard du dossier Cohen. Mais le pouvoir, bien décidé à en finir, ne se soucie guère des imbroglios procéduriers. Le Président du Sénat, quelques jours après l’attentat de Vaillant, a clamé que l’on avait affaire à « une secte abominable, en guerre ouverte avec la société, avec toute notion morale (...). Le monde se trouve pour la première fois en présence d’un fanatisme jusqu’ici inconnu, ou plutôt d’une lèpre dont l’histoire ne nous a encore donné aucun exemple. » (112) Pas de pitié donc pour ces lépreux ! Les peines de mort font tomber les têtes ; les magistrats distillent en quelques années 322 ans et 3 mois d’emprisonnement (113), les lois scélérates coupent ou entaillent les mains des littérateurs anarchistes et condamnent la plupart de leurs journaux à disparaître. Veut-on des noms ? Jean Grave, Félix Fénéon, Matha, Sébastien Faure, Ledot, Châtel, P. Reclus, E. Pouget (Le Procès des Trente), M. Zévaco (condamné en 1890 et 1892), tous furent traînés devant les juges comme avaient pu l’être auparavant, pour avoir soutenu des opinions voisines, le romancier Jules Vallès (en 1868) et d’autres communards, Joseph Déjacque (en 1848 et 1851), Dejour (le gérant du Droit Social), et comme le seront plus tard, parfois en vertu des lois scélérates suivantes, les poètes Laurent Tailhade (en 1901) et Gaston Couté (en 1911 alors même qu’il est déjà décédé !), les antimilitaristes U. Gohier et G. Hervé (au début du XXe siècle), le biographe Louis Lecoin (seul Blanqui aurait fait plus de prison que lui du fait de ses idées) (114), Victor Méric (fondateur de la revue Les hommes du jour), etc. La répression s’avère donc sévère en France, mais d’autres pays n’hésitent pas non plus à adopter des worgingswetten (115). Seule l’Angleterre fait exception à la règle : « les anglais demeuraient calmes face aux anarchistes ». (116)

    Aux Pays-Bas, le juge se contente d’utiliser l’arsenal dont il dispose sans ressentir le besoin de recourir à des lois assassines. La peine de mort à été par ailleurs abolie dès 1870 et une loi de 1855 garantit le droit de réunion et le droit d’association. Il est vrai de toute façon que les libertaires s’y manifestent moins violemment que sur les terres de Proudhon. Surtout, l’article 227 de la Constitution rédigé en 1815, modifié lors de la révision constitutionnelle de 1848 puis devenu l’article 7, dissuade les magistrats de faire trop de zèle. Comme ailleurs, la liberté de la presse est limitée par certaines dispositions légales, notamment celles prévues dans le cadre de la protection de la sûreté de l’État, de l’ordre public, des bonnes mœurs, des droits et de la renommée des individus. Les autorités ne s’en laissent cependant pas pour autant conter au milieu du XIXe siècle : les premiers propagateurs des idées démocratiques, les « radicaux » Meeter, Rienks, Bavink, De Haas, Van Gorcum, De Vries et Van Bevervoorde, fréquentent dans les années quarante les prisons bataves, le plus souvent pour ne pas s’être montrés assez « courtois » envers le roi. À plusieurs reprises, ils doivent renoncer à faire paraître leurs publications. Après 1851, les dernières velléités anti-orangistes éteintes et le danger révolutionnaire écarté, les magistrats retournent à des affaires autres que politiques. (117)

    Choix de textes d'A. Cohen par Max Nord

    Andersdenkende.jpgL’anarchisme restant pour sa part un phénomène relativement marginal avant la fin de « l’avant siècle », la répression frappe les hommes qui gravitent autour du journal Recht voor Allen, que ceux-ci se réclament de l’individualisme le plus extrême ou d’une branche autoritaire. Avant de s’en prendre aux « blasphémateurs » du nom du Roi, le pouvoir se contentait de favoriser le prononcé de sanctions professionnelles (souvent à l’encontre d’instituteurs) ou adoptait des mesures préventives (en 1883, à l’occasion de l’ouverture des États-Généraux, des mesures furent prises par crainte d’un coup d'État des socialistes). (118) Mais il est remarquable qu’en 1885, année durant laquelle le mouvement socialiste gagne sensiblement du terrain et alors même que les idées plus radicales se font jour à travers les premières revues libertaires ou dans les colonnes de Recht voor Allen, la justice montre le bout de son nez. « Les poursuites contre les socialistes commencèrent à augmenter », raconte Bymholt à propos du mouvement en 1884 (119) et la tendance ne fait que se confirmer l’année suivante : « Jusqu’alors, la justice ne s’était pas préoccupée du mouvement socialiste, exceptés quelques procès de colporteurs et l’affaire Liebers. Mais en cette année 1885, les choses changèrent. » (120)

    En réalité, si les magistrats fouettaient d’autres chats, le pouvoir, lui, tenait à l’œil les socialistes purs et durs et ce depuis le début des années 1870. Il n’était guère difficile évidemment de passer la presse politique au crible (De Toekomst, puis Recht voor Allen et De Anarchist). Dans les années 1880, le gouvernement s’inquiète un peu plus : à l’étranger, de nombreux trônes commencent à vaciller. Sanctionner les auteurs qui égratignent la dignité royale contribue à prévenir tout fâcheux dérapage : l’encre déversée ne doit en aucun cas encourager quelque individu à mettre la vie du roi ou de l’un des membres de son entourage en danger. Et malgré les craintes éprouvées, les gouvernants hollandais savent très bien que le combat politique ne conduit que très rarement dans leur pays au bain de sang. Aussi agissent-ils au coup par coup, de manière prudente, exerçant juste la pression nécessaire pour désamorcer toute tentative de subversion. Des fonctionnaires, infiltrés dans les rangs du S.D.B., procurent des rapports aux ministres sur les activités des républicains. Ils assistent en particulier aux fréquentes réunions, comme celles tenues dans la fameuse salle de La Haye, la Walhalla. Alexandre Cohen évoque par exemple la personnalité de l’ancien policier Nies qui montait parfois à la tribune lors de manifestations du S.D.B. jusqu’au jour où il devint clair qu’il n’avait pas rompu les liens avec ses supérieurs (121). C’est Cohen lui-même qui mit un coup d’arrêt aux activités d’un de ces espions à la fin de l’année 1887. En consultant son dossier lors du procès pour crime de lèse-majesté, il mit en effet la main sur un rapport négligemment glissé au milieu des documents rassemblés par l’inspecteur de police. Ce rapport comportait des informations sur Cohen et plus particulièrement sur ses propos tenus lors d’un récent discours. Cette découverte et la publicité qu’il en fit encouragèrent le mouchard à cesser ses activités. (122) Malgré cet amateurisme et ces quelques bévues, les magistrats étaient décidés à agir avec plus de détermination « mais ils voulaient se fonder sur de solides arguments juridiques et compter sur l’assurance d’une condamnation. Auraient-ils engagé une affaire non étayée en droit, le risque était de voir l’autorité perdre la face et les socialistes gagner en propagande ». (123) Et de fait, rares furent les inculpés qui s’en tirèrent sans goûter à l’humidité des cellules.

    Attentat de Vaillant (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    VaillantBombe.jpgÀ côté des journalistes poursuivis pour crime de lèse-majesté (F. Domela Nieuwenhuis, Goud, Cohen, Van Ommeren, Liebers, Belderok, Van der Laan, Visser...), d’autres auteurs plus ou moins confirmés laissèrent leurs noms dans les annales judiciaires. Ainsi, le menuisier C.J. van Raay, devenu typographe, orateur et collaborateur de Recht voor Allen fut poursuivi en raison de quelques vers de son cru estimés infamants pour la personne des députés. Le chansonnier ne s’en tira pas trop mal, condamné qu’il fut à une amende de 25 florins et aux dépens. (124) Un poème effrayait moins les représentants de la bourgeoisie qu’une bombe artisanale. À la fin de cette même année 1885, une procédure fut engagée contre le libraire d’Amsterdam J.A. Fortuyn – lui qui avait justement introduit Cohen dans les cercles socialistes (125) – une des personnalités les plus en vue du moment, orateur talentueux qui se mêla un peu trop d’échauffer les chômeurs en un temps où l’économie néerlandaise n’était guère florissante. Le libraire, à peine sorti de prison, y fut reconduit en 1886 pour avoir distribué un tract lors des journées du palingoproer (126), tract contenant des termes estimés intolérables. Son camarade P. van der Stad, collaborateur de Recht voor Allen, le rejoignit. Les deux hommes purgèrent plusieurs mois de préventive avant que le Hoge Raad ne leur donnât raison. Trois ans plus tard, les deux mêmes récidiveront. À J.A. Fortuyn, on reprochera d’avoir dit en public à propos de la Révolution française : « Vous aussi travailleurs, vous devez aujourd’hui résister de cette façon contre les lois de l’État et détruire celui-ci. » Le tribunal ne s’inclina pas devant les désirs du procureur du Roi et J.A. Fortuyn fut laissé en liberté. Van der Stad, par contre, retourna passer deux mois derrière les barreaux pour avoir, au cours d’une réunion, traité tous les députés – à l’exception bien entendu du seul élu socialiste F. Domela Nieuwenhuis – de schoeljes (crapules).

    1887 est l’année noire des socialistes néerlandais ; une pluie de peines s’abat sur bon nombre d’entre eux (F. Domela Nieuwenhuis, Cohen, Belderok, Croll, Baye, Bennink, Büchner, de Ruyter, un poète condamné à quatre mois de prison pour avoir, dans un chant adressé à F. Domela Nieuwenhuis, décerné au baron Tour van Bellinchave, ministre de la justice, le titre de lage koningsknecht (lèche-botte du Roi)). (127)

    Alexandre Cohen en 1906 (DBNL)

    Cohen1906.gifL’année 1888 s’annonce elle un peu plus calme au plan des rapports avec la justice. Certaines affaires suivent leur cours comme les procès Cohen et de Ruyter. Par la suite, deux rédacteurs auront droit tout de même à leur part de pain noir : J.K. van der Veer (De Toekomst) et A. van Emmenes (Voorwaarts). Le socialisme franchira un nouveau pas ensuite et les publications ne seront plus guère la cible des juges. Par exemple, B. Bymholt publie sans rencontrer de difficultés sa Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland (Histoire du mouvement ouvrier aux Pays-Bas) en 1894 alors même qu’il prend en tant que militant la défense des socialistes et présente les textes et les éléments qui ont coûté des mois ou des années de liberté à ses amis au cours de la décennie précédente. Mais le pouvoir allait recourir à un autre artifice juridique pour contrecarrer les projets et avancées des socialistes. Déjà en 1884, le juge avait refusé de reconnaître la personnalité juridique du S.D.B., ce qui entravait la liberté de réunion. L’achat du bâtiment Walhalla avait permis de déjouer cette mesure, exceptionnelle dans la jurisprudence hollandaise. En 1894, les libertés d’association et de réunion sont mises de nouveau à l’épreuve puisque cette fois, le S.D.B. est purement et simplement interdit. Cette interdiction ne gêna guère les socialistes qui, sentant la nécessité de créer une structure au niveau national, fondèrent la même année le S.D.A.P. (128)

    Il apparaît difficile à l’évocation de ces procès de tirer de réels enseignements. Souvent, le condamné doit plus sa malchance à un concours de circonstances qu’à une politique bien définie ou rigoureusement suivie. Sans aucun doute, les autorités hollandaises et les autorités françaises (dans un contexte totalement différent) ont-elles frappé fort et mis le holà à la dérive libertaire. L’anarchisme, sans rompre, plie alors : il connaîtra encore de beaux jours aux Pays-Bas vers 1900 sous la forme du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme chrétien ou tolstoïen ou encore des expériences des coopératives et des colonies. De même en France, il suivra des voies moins radicales.

    Affiche de Jules Chéret

    Cheret2.jpgDans les deux pays, les grands noms des arts et de la littérature semblent épargnés par la généreuse distribution de peines. Dans les deux pays aussi, des voix s’élèvent pour que les magistrats ne manient pas le glaive de la même façon envers détenus politiques et criminels de droit communs. (129) Quant aux poursuites, le hasard a beaucoup joué et dans ce rayon de l’histoire de la répression, les moins bien dotés en esprit ont une fois de plus payé plus que les autres. Cet arbitraire se comprend mieux à la lumière de ces lignes, les premières écrites par un avocat, les autres par un écrivain : « En matière de politique on peut affirmer que, dans la majorité des cas, la justice est faussée. On a pu dire justement que lorsque la Politique entre dans le prétoire c’est à la justice d’en sortir. Cette vérité conserve sa valeur sous tous les régimes et les démocraties n’ont sur ce point rien à envier aux monarchies les plus absolues, s’il en reste » ; et : « Des attentats, l’on remonta donc à la doctrine ; l’on découvrit Jean Grave et Sébastien Faure. On n’alla pas plus loin. Ni Gustave Kahn, ni Paul Adam ou Henri de Régnier ne furent trouvés suspects. C’est qu’on n’a pas coutume chez nous de prendre au sérieux l’homme de lettres. On le lui fait voir tous les jours ; les écrivains qui font l’apologie de la désertion ou de l’anarchie gagnent en général la gloire et l’Académie française, tandis que l’on fusille obscurément leurs disciples. Et l’on sait que la bourgeoisie la plus sévère sur le chapitre des mœurs laisse paisiblement chanter à ses filles des romances lascives où il n’est guère question que d’étreintes et de langueurs. Tel est l’un des effets de la doctrine audacieuse dont j’ai parlé ; c’est un effet plutôt timide, dont on ne sait trop s’il honore ou déshonore l’écrivain. Car on invite d’abord le poète à créer son monde à soi ; et quand il l’a bien créé, le lecteur découvre que ce monde est sans rapports avec le nôtre ; ce n’est plus du même amour qu’il s’agit, ni de la même anarchie (et tant pis pour la jeune fille naïve ou le déserteur qui s’y laisse prendre). La seule loi qui eût permis d’atteindre, au delà des dynamiteurs, les théoriciens de l’anarchie, se vit donc flétrie, sitôt votée, du nom de loi scélérate, qui la fit tomber assez vite en désuétude. Elle avait cependant permis un procès. Ce fut le fameux procès des Trente. » (130)

    Ce fameux procès – qui clôt les grands jours de l’anarchie et enraye « l’épidémie criminelle qui avait un moment terrifié la capitale » (131) – fut donc l’occasion de rendre les théoriciens et manieurs de plume de l’anarchie à la liberté et de condamner quelques pauvres bougres pour vol. La grande période de l’anarchie s’était ouverte à Lyon avec le procès des 66 le 8 janvier 1883, elle se referme entre les 5 et 12 août 1894 à l’occasion de ce procès durant lequel, en l’absence de public, juges et inculpés manient la riche gamme de clichés inhérents à cette faconde répressive. Le jury de la Seine vit défiler, en guise de témoins, le sel et le poivre du gratin littéraire de la capitale : Stéphane Mallarmé venu soutenir Félix Fénéon, Bernard Lazare et Frantz Jourdain épauler Jean Grave et l’inévitable Octave Mirbeau qui, bravant les nouvelles lois, s’était dans les mois précédents déchaîné « dans Le Journal – un quotidien à très forte diffusion –, contre les atteintes aux libertés démocratiques, contre l’absurde amalgame qui consiste à mettre dans le même sac terroristes et intellectuels anarchistes ». (132) Ce même Mirbeau, grâce auquel Alexandre Cohen doit d’avoir laissé une petite trace de son passage dans le champ littéraire français. (133) Car Cohen est une fois de plus de la partie. Expulsé de France à la demande du Préfet de police Lépine, exilé et résidant à Londres, il est pourtant un des trente accusés, suite au micmac de procédure. Persona non grata en France, il ne peut venir se défendre alors qu’il en fait la demande. De plus, les faits que les magistrats ont retenus contre lui sont antérieurs à la date d’adoption des lois scélérates. Et si son nom ne figure pas toujours dans les ouvrages qui relatent ce procès, il écope bel et bien et par défaut d’une peine de 20 ans de travaux forcés (prononcée le 30 septembre). Voilà entre autres choses ce dont accouche cette « comédie », cette « vaste fumisterie » (134), ce procès « pour affiliation à une association de malfaiteurs ». Les littérateurs sortent libres le 12 août au soir, attendus par une foule immense regroupée sur le quai de l’Horloge ; les sales gueules écopent quant à elles, tout comme les absents, de quelques années de bagne.

    Sans qu’il ait donc pu dire un mot, Cohen se retrouve à la fois du côté des humbles et du côté des intellectuels, lui le bel esprit auquel on veut rattacher un lourd boulet. Et si, malgré cette condamnation, il ne mettra jamais les pieds à Cayenne, un autre « pénitencier » va refermer ses portes sur lui : Londres. (135)

    RavacholArrestation.jpg

    arrestation de Ravachol, d'après un dessin d'Henri Meyer

    (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

     

     

    (98) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 novembre 1893. Cet attentat anarchiste dans un théâtre de Barcelone avait fait des dizaines de victimes.

    (99) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 9 avril 1894.

    (100) M. Garçon, La Justice Contemporaine 1870-1932, Grasset, Paris, 1933, p. 225.

    (101) Ibid., p. 235-236.

    (102) A. Nataf, op. cit., p. 128.

    (103) P. Albert, op. cit., p. 68-69.

    (104) M. Garçon, op. cit., p. 241, à propos du procès contre Jean Grave devant la Cour d’Assise le 26 février 1895 ; Grave fut à cette occasion condamné à deux ans d’emprisonnement pour une réédition de son livre La Société mourante et l’Anarchie.

    (105) Acte d’accusation du Procès des Trente, cité par M. Garçon, op. cit., p. 241-242.

    (106) A. Pessin, op. cit., p. 136.

    (107) Voir Ibid., p. 137.

    (108) J. Gans, op. cit., p. 94. Dans le même ordre d’idée, on peut lire les p. 30-33 des mémoires d’un autre homme de lettres néerlandais, qui fut pour sa part maurassien, J. Greshoff, Afscheid van Europa. Leven tegen het leven, Nijgh en Van Ditmar, Den Haag-Rotterdam, 1969.

    (109) Voir Lettre d’A. Cohen à F. Domela Nieuwenhuis, 9 janvier 1894. Voir aussi O. Mirbeau sur Fénéon dans Le Journal, 29 avril 1894. Quant à la lettre d’A. Valette à O. Mirbeau du 20 janvier 1894, elle comporte aussi ces phrases à propos de l’expulsion de Cohen : « De tels faits sont non seulement iniques, mais ridicules, et il est bon qu’une voix autorisée le crie. Madame Cohen, d’abord passée en Angleterre, puis revenue pour arranger les affaires de Cohen, est venue ici l’autre jour : elle affirme qu’il n’y avait dans les papiers de Cohen rien de véritablement compromettant. Tout à été grossi et dénaturé. » (Cf. Octave Mirbeau, Correspondance générale, t. 2, (éd.) Pierre Michel & Jean-François Nivet, L’Âge d’Homme, Paris, 2005, p. 819)

    (110) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 218.

    (111) T. Maricourt, Histoire de la littérature libertaire en France, Albin Michel, Paris, 1990, p. 148.

    (112) Cité par A. Pessin, op. cit., p. 37.

    (113) J. Romein, Op het breukvlak van twee eeuwen, Querido, Amsterdam, 1976, p. 189. Voir aussi la liste des anarchistes exécutés que dresse Cohen dans un de ses articles, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 184.

    (114) Voir T. Maricourt, op. cit., partie 3, chap. 5.

    (115) J. Romein, op. cit., 1976, p. 206. Le terme peut s’entendre comme lois scélérates, littéralement lois pour étrangler, pour serrer le cou.

    (116) Louise Michel, Souvenirs et aventures de ma vie, éd. Daniel Armogathe, La Découverte, Paris, 1983, p. 225. Relevons à propos de Louise Michel qu’Alexandre Cohen, qui l’a côtoyée à Paris et à Londres, lui consacre une longue page élogieuse dans In Opstand (p. 163-164) : « Louise Michel, c’était la Révolte ! Au Moyen Âge, elle aurait été une sainte. » Le titre In Osptand (En révolte) est un hommage à cette femme « noble, candide ».

    (117) M. J. F. Robijns, Radicalen in Nederland (1840-1851), Universitaire Pers, Leiden, 1967.

    (118) B. Bymholt, op. cit., p. 325.

    (119) Ibid., p. 330.

    (120) Ibid., p. 345.

    (121) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 137-138.

    (122) J. Charité, op. cit., p. 46-47.

    (123) Ibid., p. 164.

    (124) B. Bymholt, op. cit., p. 348-349.

    (125) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 127.

    (126) Le palingoproer : nom donné à une émeute (littéralement « émeute de l’anguille ») qui se déroula dans un quartier populaire d’Amsterdam les dimanche 25 et lundi 26 juillet 1886 suite à l’intervention de la police pour faire arrêter un jeu (« palingtrekken », jeu consistant à essayer de se saisir d’une anguille suspendue à une ficelle au dessus d’un canal). Le lundi, bannières noires et rouges sont sorties. Les forces de l’ordre tirent dans la foule, tuant plus d’une vingtaine de personnes.

    (127) Voir sur ces différents épisodes B. Bymholt, op. cit., p. 423-482.

    (128) J. A. O. Eskes, Repressie van politieke bewegingen in Nederland: een juridisch-historisch studie over het Nederlandse publiekrechtelijke verenigingsrecht gedurende het tijdvak 1798-1988, Tjeenk Willink, Zwolle, 1988, p. 46-55.

    (129) Voir, pour les Pays-Bas, par ex. B. Bymholt, op. cit., p. 444. Le Procès des Trente illustre de façon caractéristique cette distinction.

    (130) M. Garçon, op. cit., p. 652 ; J. Paulhan dans la préface à F. Fénéon, op. cit., p. 17.

    (131) M. Garçon, op. cit., p. 244.

    (132) P. Michel et J. F. Nivet, préface à O. Mirbeau, Combats Politiques, Séguier, Paris, 1990, p. 15.

    (133) Voir H. Juin, op. cit., 1992, p. 258-259 ; P. Michel et J. F. Nivet, préface à O. Mirbeau, op. cit., p. 15 ; T. Maricourt, op. cit., p. 213.

    (134) Louise Michel, op. cit., p. 226 et p. 229.

    (135) Relevons, à propos de Cayenne et des anarchistes  que Cohen, alors qu’il est de retour aux Pays-Bas après son exil londonien, recevra un jour la visite de Placide Schouppe, célèbre voleur anarchiste qu’il a connu alors qu’il habitait rue Lepic. Il consacre à l’importun quelques passages à la fois tristes et comiques.

     

  • Israël, peau de chagrin

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    LE DERNIER ROMAN DE LEON DE WINTER

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    Depuis 1996, les éditions du Seuil ont publié 5 romans de Leon de Winter (Bois-le-Duc, 1954). Si l’activité de scénariste de l’auteur transparaissait sans doute trop dans ses derniers titres, on retrouve dans le plus récent, Het Recht op tergukeer (Le Droit au retour, 2008, traduction prévue en 2010) une réelle intensité et une écriture bien plus dense. À travers l’histoire d’un homme, fils unique d’un prix Nobel et père d’un petit garçon qui a disparu, le romancier évoque l’avenir d’Israël, État réduit plus ou moins au statut d’enceinte militaire autour de Tel-Aviv, alors que nombre de juifs orthodoxes se sont rangés du côté des Palestiniens et que les autres habitants ont choisi d’aller vivre dans d’autres pays.

    CouvFaimHoffmanPoche.gifCe Bram Mannheim, juif à la dérive, n’est pas sans rappeler Felix, personnage central de La Faim de Hoffman. Mêlant enquête, enjeux stratégiques, histoire du Moyen-Orient, génétique, règles kabbalistiques, quête métaphysique et conspirations terroristes, le récit, sombre mais non dénué d’humour, nous transporte de l’époque présente à 2025 en posant des questions essentielles sur les idéaux et les illusions de deux ou trois générations d’Israéliens.

     

     

    Œuvres de Leon de Winter en français (Le Seuil)

     

    La Faim de Hoffman, trad. Philippe Noble avec la collaboration de Daniel Cunin, 1996 (Point Seuil, 2006).

    CouvSionocco.gifKaplan, trad. Danielle Losman, 1998.

    Sionocco, trad. Philippe Noble, 2003 (Point Seuil, 2004).

    Le Ciel d’Hollywood, trad. Isabelle Rosselin, 2004.

    Malibu, trad. Isabelle Rosselin, 2006.

    Le Droit au retour, à paraître.

     

     

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  • L’enfant qui vous fait naître

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    L’Enfant ombre, de P.F. Thomése

    « Conçu le matin de Pâques 1957 et né à Doetichem le 23 janvier 1958 comme descendant fortuit d’une vieille lignée pour ainsi dire éteinte. Père distrait, mère folle. » C’est en ces termes que Pieter Frans Thomése se présente sur son site avant de préciser : « Le nom Thomèse vient de France ; il appartenait entre autres à l’orfèvre Maître Albert de Thomése, protestant qui, après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, dû fuir ; ayant trouvé refuge à La Haye, il devint, grâce à ses œuvres de facture classique, un fournisseur attitré de la Cour. »

    Thomése est l’auteur d’une dizaine de livres (romans, nouvelles, « autobiographies »…). Un de ses romans est basé sur l’histoire d’Etta Palm, baronne d’Aelders. Son dernier titre : J. Kessels : The novel (Contact, 2009), moitié road novel , moitié roman pulp hilarant.

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    L’Enfant ombre, trad. Ph. Noble, Actes Sud, 2004

    En près de cinquante passages, de 3 à 4 lignes pour les plus courts et de plus de deux pages pour les plus longs, le romancier P.F. Thomése tente de combler par l’écriture – tentative qu’il sait vouée à l’échec – la béance laissée par la mort de sa petite fille âgée de quelques semaines.

    Pour une part, ces évocations fragmentaires restituent un peu des circonstances qui ont précédé le décès de l’enfant (naissance, hospitalisation…) et des scènes qui l’ont suivi (la chambre vide de l’enfant, les vêtements et autres objets inutiles…). Mais ni la chronologie ni les données factuelles ne sont le souci réel de l’auteur : on n’apprend que bien peu de choses sur le déroulement des événements. D’ailleurs, le prénom de l’enfant est l’une des rares données concrètes dont nous disposions. Ce qui importe bien plus ici, c’est ce qui reste à un père écrivain à qui il ne semble finalement rien rester, pas même la foi en l’œuvre d’art ; encore subjugué par la naissance de sa fille – une « révélation » – qui l’a en réalité fait naître lui, il doit encaisser sa disparition. Non pas imaginer l’impossible, mais le vivre, l’endurer. Endurer la mort de celle qui venait à peine de le faire naître, de celle qui lui a donné un nouveau regard sur la vie. Vivre la mort qui échappe à tout, y compris aux mots, car, à la différence du reste, la mort échappe à la répétition.

    couvschaduwkind.jpgDans une langue soignée, belle, épurée par endroits, Thomése brosse un tableau aussi complet que possible des sentiments qui l’habitent, de ceux aussi qui l’ont habité dès la naissance de Lisa. Bonheur radicalement nouveau, incompréhension, refus de voir la fatalité en face, désespérance… Son monde intérieur parle, nous parle d’autant plus que c’est là que l’enfant devait « vivre » tant qu’elle n’était pas en âge de comprendre : le papa s’était en effet préparé à tout observer, à tout écouter pour le bébé qu’elle était de manière à pouvoir lui raconter tout cela un jour. Lui qui s’apprêtait sans doute à écrire pour sa fille tout ce qu’elle vivait sans en être encore consciente, à écrire pour elle tout ce qu’elle permettait de vivre à ses parents transfigurés, le voilà condamné à écrire pour que la petite défunte lui échappe un tout petit peu moins vite, alors qu’elle s’est déjà échappée, alors que dans sa douleur, il en arrive à douter qu’elle a jamais été. Elle, celle qui n’aura été qu’une ombre.

    L’évocation profite parfois d’une citation pour approfondir un thème (sens d’une vie aussi brève, naissance/mort, le silence, les parents/le reste du monde…). Thomése convie ainsi en passant la mythologie ou encore plusieurs artistes, écrivains ou musiciens qui ont retenu comme motif ou thème la mort d’un fils ou d’une fille. Et qui à l’instar d’un Flaubert, d’un Goethe n’ont pas toujours su être authentiques. Un « nous » s’immisce parfois dans le texte qui restitue de manière émouvante ce qui lie le couple. Thomése explore aussi la façon dont il vit cette expérience du deuil en revenant sur le décès de son père, décès qu’il avait vécu de manière radicalement différente.

    Ce livre sur la mort est d’autant plus poignant qu’il laisse voir combien la naissance d’un enfant fonde le père et la mère. Même si l’on sent ce père à vif, même si la blessure est béante, même si chaque mot ensevelit un peu plus le petit cadavre, on découvre un texte très mesuré.

    Tout en travaillant à ce livre, P.F. Thomése a écouté J.S. Bach (Das wohltemperierte Klavier), Bill Evans (Waltz for Debby), Paul Bley (Open, to love), Federico Mompou (Musica callada), Charlie Parker (With Strings).

     

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