La rue des étoiles
Un nouveau roman de Bart Moeyaert
trad. D. Cunin, Le Rouergue, novembre 2013
Trois enfants assis sur un mur regardent le monde. Un roman à la fois subtil, profond et drôle d’un auteur d’envergure internationale.
Pendant les chaudes journées d’été, trois enfants s’assoient sur le mur qui sépare l’entrepôt de ferraille de la rue attenante, la rue de Étoiles. C’est ici qu’Oskar, son frère Bossie et leur amie Geesje ont élu domicile pour fonder leur « club ». Drôle de local sans mur ni plafond, mais un lieu idéal pour observer le monde. Même s’il n’y a pas grand monde qui passe rue des Étoiles, à part une grand-mère qui promène son vieux teckel… L’endroit idéal pour se poser des questions essentielles sur la vie, la mort, l’amour, et les adultes…
Dans son style si caractéristique, à la fois filmique et poétique, Bart Moeyaert s’attache à rendre une psychologie très élaborée des personnages. Cet ouvrage, sorti en 2011 aux Pays-Bas a permis à Bart Moeyaert de figurer parmi les six auteurs nominés pour le Prix Andersen 2012. Le rapport du jury précise : « Un roman d’une teneur extrêmement riche, écrit dans une langue tout aussi riche et très suggestive, qui offrira à chaque lecteur une satisfaction propre en fonction de son âge, de son expérience de la vie. »
PREMIER CHAPITRE
PROPOSITION
Toutes les deux phrases, mon frère employait l’expression « bordel de shit ». Il ne pouvait pas s’en empêcher. Du pied, il a tapé le pied de Camille. Elle s’est bien gardée de réagir. D’abord parce qu’elle avait eu l’intelligence d’apporter un livre, un gros livre qui l’accaparait beaucoup. Ensuite parce qu’il n’était pas facile de l’agacer, même en tapant toujours plus fort comme le faisait Bossie.
C’est moi qui ai réagi à sa place :
— Bossie, arrête.
Il s’est arrêté, a poussé un profond soupir et répété l’expression « bordel de shit » : Bordel de shit, bordel de shit. Comme si c’était lui qui l’avait trouvée. Pourtant, on sentait dans sa voix qu’elle n’était pas à lui et ne le serait jamais. Elle venait du journal. D’un article consacré à un Irlandais qui, du jour au lendemain, s’était mis à pousser des jurons sans plus jamais parvenir à s’arrêter.
— Et si on appelait cet endroit Notre Local ? a fait soudain Bossie.
Camille a levé la tête.
— Notre Local ? elle a demandé en roulant les yeux. Cet endroit ? C’est bien le premier local sans toit que je vois de l’intérieur.
— En Italie, il y a des bâtiments sans toit, a dit Bossie.
L’entendre parler de l’Italie m’a fait sursauter. Maman était en Italie.
— Oui, mais ils ont des murs, a rétorqué Camille.
Bossie a fait le sourd.
Moi, je ne pouvais pas. J’avais toujours une oreille qui traînait. Et je retenais beaucoup de choses.
Bossie a répété sa proposition : à nous trois, nous formions un club, et pour le Local, il suffisait d’imaginer des murs autour de nous.
Camille et moi, on a regardé autour de nous. En nous efforçant de nous représenter une maison à laquelle rien ne manquait. Un sacré défi. Il n’y avait pas de murs auxquels accrocher des posters, pas de jeu de fléchettes, pas de table, aucune chaise, pas de frigo pour les boissons, pas de chat ayant élu domicile dans Notre Local, pas de blason pour notre club, pas d’enseigne, pas de radio, pas de chansons à nous que nous aurions pu chanter.
Notre Local se résumait à un des murs d’enceinte de VIEILLE FERRAILLE S.A.
D’un côté s’étirait le toit plat de l’entrepôt. C’était là que travaillaient Petra et Priit. Dans la cour intérieure était entassée la vieille ferraille triée par catégories.
De l’autre côté, il y avait la rue des Étoiles. Quand on se penchait par-dessus le mur, on ne voyait aucune aventure venir vers nous. On voyait seulement quelques maigres buissons au pied du mur et, à côté, le trottoir gris.
— D’accord, j’ai dit.
— Super, a dit Camille, le nez à nouveau dans son livre.
— Hé ? a fait Bossie en se tenant la poitrine. C’est quand même pas à cause de moi si on s’ennuie, hein ?
— T’es le plus grand, j’ai dit, c’est à toi de décider ce qu’on fait.
— Petit frère, il a dit.
— Grand frère, j’ai dit.
J’ai remarqué que Camille tournait la tête de notre côté. Elle gardait son sérieux. Mais elle aurait tout aussi bien pu rire. Ses yeux sont passés alternativement de Bossie à moi. À ma surprise, ils sont retournés très vite dans le livre. Sans plus revenir vers nous.
Le dos de Bossie s’est affaissé.
— Hé, il a fait en écartant les bras. Ça, c’est la cour du roi et je suis son bouffon, ça vous va ?
J’ai levé les yeux, Camille aussi. Nous avons froncé l’un et l’autre les sourcils. Nous pensions l’un et l’autre au soleil brûlant. Peut-être que Bossie ne buvait pas assez d’eau, peut-être que cela expliquait sa façon bizarre de s’exprimer.
— Vous voulez que je me charge de vous amuser ? il a demandé.
— On t’oblige à rien, j’ai dit. Mais si tu euh… si tu construis un local, débrouille-toi pour qu’on ne s’y ennuie pas.
— Bah, a fait Camille, car son livre lui suffisait.
— Pas de bah qui tienne, j’ai répliqué. Tu fais partie de notre club ou t’en fais pas partie ?
Camille a cligné les yeux. Elle cherchait une réponse appropriée. Depuis quelques semaines, elle ne passait plus toutes ses journées avec nous : il lui arrivait de rendre visite à sa tante. Une tante qui avait de fortes chances de mourir.
Elle a refermé lentement son livre et a dit :
— Bien entendu que je fais partie de notre club.
— Donc, j’ai fait en regardant dans la direction de Bossie.
— Donc quoi ? il a demandé.
— Si ça, c’est Notre Local, faut qu’on se comporte à partir de maintenant comme un club.
Camille a haussé les sourcils et fait mine de rouvrir son livre.
— Comment tu veux que je me comporte comme un club ? a-t-elle demandé en se montrant du doigt. Un club ? Je ne suis pas un club. Je suis seule.
couverture de l'édition originale De melkweg
Amsterdam, Querido, 2011
entretien avec Bart Moeyaert
(filmé en Provence, 2003, en néerlandais)