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littérature flamande

  • Hadewijch selon François Closset

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    La « poignardée » de l’amour divin

     


    l’ensemble graindelavoix chante le Chant 16 de Hadewijch

     

     

     F. Closset & A. Manteau, 1938

    Hadewijch, François Closset, Angèle Manteau, littérature flamande, Moyen Âge, traductionWallon, François Closset (1900-1964) a consacré une grande partie de sa vie à défendre la langue et la littérature néerlandaises. Spécialiste de didactique (il est l’auteur d’une assez célèbre Didactique des langues vivantes), professeur dans l’enseignement secondaire puis à l’Université de Liège, il a trouvé le temps de rédiger nombre d’études et de recensions, tant en français qu’en néerlandais et en anglais, sur des écrivains flamands et hollandais*. Il a par ailleurs laissé une œuvre de traducteur**.  Sa profession, l’amitié qu’il a su entretenir avec quelques auteurs et la complicité que lui et son épouse ont nourri lui ont permis de mettre en avant quelques-uns de ses sujets de prédilection. En 1936, il épouse Angèle Manteau (1911-2008), fille d’un industriel français, qui va devenir la plus grande éditrice de littérature flamande du XXe siècle. Grâce à ce couple, maints projets vont prendre forme. Fr. Closset a fortement influencé sa femme dans ses choix éditoriaux tout en s’appuyant sur les structures qu’elle dirigeait (les éditions Manteau et Lumière) pour publier quelques-uns de ses travaux. Franc-maçon, il a favorisé la parution d’ouvrages de ses coreligionnaires sans pour autant négliger les belles heures que connurent les Flandres au Moyen Âge.

     

    Hadewijch, François Closset, Angèle Manteau, littérature flamande, Moyen Âge, traduction* Mentionnons : « Raymond Herreman. Critique-moraliste », Album René Verdeyen, Bruxelles/La Haye, 1943 ; «  Herwig Hensen, poète et dramaturge flamand », Synthèses, n° 86, Bruxelles, 1953 ;  « Les lettres flamandes », Reine Victoria - Roi Léopold 1er et leur temps, Bruxelles, 1953 ; un texte sur Herman Teirlinck (Université de Liège, 1954) ; dans la Revue des langues vivantes / Tijdschrift voor Levende Talen, qu’il a dirigée, un article sur H. Marsman, Menno ter Braak et E. du Perron (1940), d’autres sur August Vermeylen (1955), Arthur van Schendel (vol. 22, 1956, p. 439-450), Cyriel Buysse (vol. 25, 1959, p. 411-416), J. Slauerhoff (1961, p. 404-415), Louis Couperus (vol. 29, n° 3, 1963, p. 195-206), Richard Minne (vol. 27, n° 6, 1961, p. 467-477),  le poète Dèr Mouw (1962, p. 235-239), Menno ter Braak (vol. 28, n° 1, 1962, p. 22-32), Anton van Duinkerken (vol. 29, n° 1, 1963, p. 76-79), Albert Helman (vol. 29, n° 1, 1963, p. 579-581)… En langue française, sous forme de volume : Esquisse des littératures de langue néerlandaise (1941), Aspects et figures de la littérature flamande (1943),  La Littérature flamande du Moyen Âge (1946), Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge (1949, rééd. 1956), Aspects et figures de la littérature néerlandaise depuis 1880 (1957), ainsi qu’un Dictionnaire des littérateurs, en collaboration avec Raymond Herreman et Etienne Vauthier (1946).

    Herwig Hensen par Fr. Closset, 1965

    Hadewijch, François Closset, Angèle Manteau, littérature flamande, Moyen Âge, traduction** Herwig Hensen, Théâtre : Lady Godiva, Alceste, Agamemnon, Bruxelles, Lumière, 1953 ; du même auteur un Choix de poèmes, Bruxelles, Lumière, 1962 ; Simon Vestdijk, L’Ami brun, Bruxelles, Lumière, 1959 ; Maurice Roelants, Le Joueur de jazz, Bruxelles, Ad. Goemans, 1962 (repris dans : Nouvelles néerlandaises des Flandres et des Pays-Bas, préface de Victor E. van Vriesland, traductions de Tylia Caren, François Closset, Denis Marion, Lode Roelandt et Liliane Wouters, Paris, Seghers, « Collection Unesco d’auteurs contemporains. Série européenne », 1965). Et bien entendu les 200 pages de traduction que renferment les  Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge.

     

     

    Hadewijch, François Closset, Angèle Manteau, littérature flamande, Moyen Âge, traduction

     

    Extrait de

    Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge

      

    La poésie amoureuse et religieuse en flamand est un des plus beaux titres de gloire de la littérature des Pays-Bas méridionaux. Elle trouvera son expression la plus pure et la plus ardente dans l’œuvre de Hadewych.

    On connaît peu de choses de la vie de cette poétesse ; mais son œuvre est parvenue jusqu’à nous, et c’est ce qui compte.

    l’édition la plus récente des Chants de Hadewijch

    hadewijch,françois closset,angèle manteau,littérature flamande,moyen Âge,traductionSes Strophische Gedichten (Poèmes strophiques) groupent quarante-cinq poèmes de plusieurs strophes ; ils expriment le drame de cette âme crucifiée, la violence de sa passion pour l’Amant céleste, la fierté que lui donne sa lutte pour l’Amour divin qui finira par la vaincre. Hadewych célèbre en des vers ardents la passion ascétique ; car « ceux à qui l’Amour divin impose ses douces violences débordent de gratitude », et si l’Aimé prend quelquefois « un cruel plaisir à percer le cœur de ceux qui [1e] couvrent sans cesse de leurs baisers », il est cependant « digne de toutes les louanges ». À travers ses prières, ses méditations, on sent battre le cœur d’une femme qui se défend contre les tentations terrestres. Elle évoque les félicités du ciel et se prosterne humblement devant la Trinité. Elle est humble souvent, parfois exaltée. Ses vers dénotent une forte personnalité ; ils sont riches de sentiment, souvent d’une forme parfaite, bien rythmés, mélodieux. Par son verbe et par le mouvement de la phrase lyrique, Hadewych diffère peu des poètes profanes.

    Visions, trad. J.-B. Porion, Œil/F.- X. de Guibert, 1990

    hadewijch,françois closset,angèle manteau,littérature flamande,moyen Âge,traductionSes Visioenen, ses visions traduisent peut-être d’une façon plus complète encore l’ascension de l’esprit et son accueil par Dieu qui est Amour. Bien qu’écrites en prose, elles dépassent en intensité les Gedichten.

    Les Brieven, les lettres de Hadewych traitent de différents sujets de la vie mystique. Elles se distinguent par la profondeur de la pensée et par la richesse étonnante du style. Elles s’inspirent d’un mysticisme assez empirique, sans bannir tout élément métaphysique.

    On résume ainsi le mysticisme de cette « poignardée » de l’amour divin :

    L’âme est pour Hadewych une substance visible à Dieu et dans laquelle Dieu se reflète. Dieu est omniprésent : Il est la bonté se répandant dans toute richesse, Il est l’Unique englobant tout ce qu’il y a de bon. Partant de l’idée de la Trinité, créée à Son image et à Sa ressemblance, créée donc d’après l’amour qui est Dieu dans sa substance, l’âme aspire à l’union avec le Créateur et avec l’Amour. C’est dans la pleine jouissance de l’Amour que débute sur terre la vie éternelle : devenir un Dieu puissant et juste en jouissant de l’Amour. Il n’existe plus de vertus particulières dès que l’Amour a établi de la sorte sa domination sur l’âme humaine : elles font toutes semblablement partie de la puissance de Dieu comme les trois personnes sont un Dieu. Le principe de la Trinité est une des idées de base de la pensée mystique de Hadewych, tout comme elle le sera plus tard chez Ruusbroec. Dans ses Visions, elle place, devant la croix, le trône de l’Éternité et trois colonnes symbolisant les trois personnes de la Trinité : « Et je me détournai et j’aperçus une croix debout devant moi, pareille au cristal, plus claire et plus blanche que le cristal ; à travers elle, on pouvait voir au loin. Devant cette croix je vis un siège pareil à un disque, plus brillant à la vue que le soleil dans tout son éclat… Et au centre sous ce disque tournait une roue si rapide que le ciel et la terre avaient lieu de s’étonner et de craindre… » N’empêche qu’elle s’adresse parfois à l’amant céleste et coquetant. Elle énumère alors les conditions auxquelles son âme se laissera embrasser par Lui et Lui hadewijch,françois closset,angèle manteau,littérature flamande,moyen Âge,traductiondonnera « le plus doux des baisers ». Et comme ce Dieu qu’elle aime est composé de trois personnes, elle souhaite le baiser mystique du Père avec l’autorisation du Fils. Elle s’écrie : « Je le dirai d’abord à mon doux Ami [Jésus] avant de vous donner ce baiser, car sans Lui je ne puis me permettre de tels baisers… » Son affection va surtout au Fils, car elle précise : « J’étais presque évanouie sous les baisers du Fils, et quasi morte de son amour… » Mais plus mesurée en général, elle considère que l’Amour le plus total implique la vie la plus complète avec Dieu et avec les hommes. La pratique de l’ascétisme est nécessaire. Et c’est le Christ dans Son humanité qui doit servir d’exemple. Comme Lui, l’homme doit conquérir l’Amour parfait, fixer toute son attention sur Dieu et ne rien voir d’autre, n’accepter aucune consolation que de Lui. Dieu doit vivre profondément en nous. Celui qui aime Dieu, aime ses propres œuvres, les nobles vertus. Et voici la pierre de touche de tout véritable amour : ce n’est pas quand on se sent doucement attiré vers Dieu qu’on l’aime le plus parfaitement. L’homme doit vivre les vertus et s’enraciner dans la charité. L’exercice de la vertu par amour de Dieu est un point cardinal dans l’ascèse de Hadewych. Tout élément intellectuel n’est pas banni de sa conception mystique. Au contraire, la poétesse insiste à différentes reprises sur le fait que l’homme devrait se laisser guider par la raison dans l’exercice des vertus. L’âme a deux yeux : minne et redene. La raison guide la lente ascension depuis la faiblesse jusqu’à la vraie vie vertueuse, pour aboutir à Dieu. Et c’est la Foi qui donne fermeté et durée à l’Amour. Les œuvres et la Foi doivent précéder l’Amour. C’est alors qu’il deviendra le plus ardent. De la collaboration de ces deux forces naît une œuvre plus haute : la raison s’empare de l’ardeur de l’Amour. L’Amour se laisse dominer et guider dans les limites de la raison. Mais c’est l’Amour qui triomphe en dernière analyse, car seul il a accès au domaine mystérieux où la sagesse ne peut pénétrer, pour connaître Celui qui ne peut être connu que par l’Amour. À ce sommet l’Amour trouve sa simplicité, et c’est d’elle que découlent toutes les vertus : piété, charité, sagesse qui règnent sur tous, même sur les puissants de la terre. C’est cet abandon complet à l’Amour de Dieu qui permet d’endurer hadewijch,françois closset,angèle manteau,littérature flamande,moyen Âge,traductiontoutes les souffrances et toutes les peines terrestres, les jeûnes, les veilles et autres œuvres : la plus haute liberté consiste à être au-dessus des liens terrestres qui empêchent de s’abîmer complètement dans l’Amour. Et c’est l’amour de ce qu’il y a de plus haut qui nous libère. Il procure aussi la souffrance supérieure qui résulte du regret de ne pas avoir atteint la perfection.

    Hadewych représente un des plus parfaits moments de l’art thiois. Son œuvre, écrite dans une langue qui n’est pas loin d’atteindre à la perfection, reflète sa grandeur d’âme, sa compréhension de l’univers et du divin, la complexité d’une vie intérieure qui s’alimente à l’âme et aux sens, à la raison et au sentiment, à la joie et à la tristesse, au ciel et à la terre, pour s’épanouir en une parfaite et vivante unité.

     

    Joyaux de la littérature flamande du Moyen Âge

    présentés & traduits par Fr. Closset

    Bruxelles, Les éditions Lumière/A. Manteau, p. 16-19.

     

     (couverture non légendée : Les Visions

    éd. et trad. G. Épiney-Burgard, Ad Solem, 2000)

     

     

    Hadewijch, François Closset, Angèle Manteau, littérature flamande, Moyen Âge, traduction

    Hadewijch, François Closset, Angèle Manteau, littérature flamande, Moyen Âge, traduction

     

     


    Jacqueline Kelen parle de Hadewijch

     

     

  • Félix Timmermans (1886-1947)

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    « Il nous pousse des sens nouveaux »

     

     

     

     photo de l'auteur : AMVC-Letterenhuis

    Timmermans2.pngProsateur très populaire de son vivant, F. Timmermans, après avoir écrit quelques œuvres d’une teneur pessimiste, a mis en avant une vision idéalisante de la vie rurale ainsi qu’un catholicisme enjoué ; certains de ses romans annoncent le vitalisme. Il devint « célèbre avec son roman Pallieter (1916), série de tableaux de mœurs flamandes qui ont pour héros un jeune et joyeux meunier, paillard et farceur, plein d’entrain et de couleurs, suivi, en 1918, d’une nouvelle naïve et raffinée Les Très belles heures de mademoiselle Symphorose, béguine, composée dans la tradition des conteurs médiévaux. Il écrivit encore une vingtaine d’ouvrages débordant de vitalité et d’humour et tout imprégnés de la Flandre dont il recrée aussi bien les mentalités que l’atmosphère pittoresque des petites villes, notamment Psaume paysan (1935) ». (source). Comme d’autres artistes, il passa quelques années aux Pays-Bas suite à l’activisme dont il avait fait preuve durant la Grande Guerre ; il y vécut de sa plume, mais aussi de ses dessins et de ses toiles. Nombreuses sont ses œuvres qui ont été adaptées au théâtre et à l’écran ou qui ont été traduites en français, en anglais et plus encore en allemand. Son style prolixe fait de lui l’antipode d’un Willem Elsschot, ainsi que le souligne Bart Van Loo dans son récent ouvrage consacré à l’auteur du roman parisien Villa des roses* ; mais, ainsi quil le dit et en témoigne, rien n’empêche de goûter l’un et l’autre. Pour évoquer cette figure du siècle passé originaire de Lierre – dont le récit La Harpe de saint François (Le Seuil) et l’album Un bateau du ciel (Les 400 coups) ont été réédités en France et au Québec depuis l’an 2000 –, nous avons retenu la chronique « Félix Timmermans » que lui a consacrée le poète et traducteur Gommaire Van Looy dans Le Thyrse du 15 mai 1925, en nous contentant d’y adjoindre quelques notes explicatives.

     

    * Elsschot, Antwerpen & Coralie, Anvers/Amsterdam, Houtekiet/Atlas, 2010 (photos d'Alain Giebens). 


    Trailer (sous-titres français) du film

    Little Baby Jesus of Flandr…

    de Gust Van den Berghe,

    adaptation du roman de Felix Timmermans

    Het Kindeken Jezus in Vlaanderen

    (1917, trad. LEnfant Jésus en Flandre, 1925).

    Les personnages principaux sont interprétés

    par des handicapés mentaux.

    (la première adaptation date de 1928) 

     

     

     

     

    Timmermans8.png

     

     

     

    Les histoires contées par Timmermans, les atmosphères qu’il établit, les images qu’il combine, sont à ce point unes avec la langue flamande qu’il n’est presque pas possible de les vivre autrement que par le texte flamand.

    Bob Claessens (1) a traduit Pallieter, Neel Doff (2) a traduit L’Enfant Jésus en Flandre. Je suis tenté de dire qu’il eût mieux valu ne pas les traduire. Quelle que soit la virtuosité du traducteur, jamais il ne parviendra à rendre en français les expressions juteuses que l’on rencontre ligne par ligne dans ces œuvres fleuries. Timmermans3.pngEn traduction littérale : « op heur zeven gemakken » devient « sur ses sept aises », mais cette expression en français ne suggère rien, est peut-être même ridicule (3). Tandis que le flamand « op heur zeven gemakken » donne immédiatement l’atmosphère populaire, colorée, moqueuse un peu, joyeuse et saine. Une telle expression a toute la valeur d’un fruit mûr que l’on caresse de la main. Il est difficile et dangereux de traduire un poème, et les œuvres de Timmermans, prosateur, sont des poèmes.

     

    *

    **

     

    Timmermans, qui unit plus intimement que jamais ces caractères depuis des siècles propres au peuple flamand : mysticisme contemplatif et plaisir de se sentir vivre, pourrait à ses œuvres adjoindre ce sous-titre : « les sens en liberté ». Au point que le professeur Vermeylen (4), dans une conférence qu’il donna à la Lanterne Sourde, déplia cette phrase: « Il semble que quand nous lisons Timmermans, il nous pousse des sens nouveaux. »

    Timmermans5.pngIl en est de lui comme des fleuristes qui, d’un toucher de doigt, font paraître une fleur plus fraîche et plus neuve : il suffit qu’il s’empare d’un objet pour que celui-ci nous paraisse transformé et comme remis à neuf. Tout est divinisé, nouvellement vu : « Des moulins tournaient et de petits hommes labouraient les champs, cueillaient les fruits des arbres et allaient avec des charrettes sur les chaussées. Et loin, très loin, où le ciel de nacre touchait la terre, il y avait, couchée dans une lame de dunes blondes, une vague de la mer. »

     

    *

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    Timmermans5bis.pngIl est un procédé, cher aux artistes depuis quelque temps, qui consiste à situer les figures de la Sainte Famille parmi les êtres et les choses d’aujourd’hui, et en particulier parmi les êtres et choses de Flandre. Jacob Smits (5) nous montre des tableaux où doucement passe Jésus, auréolé et de blanc vêtu. Je me souviens aussi de tel tableau de Van de Woestyne (6) où la Vierge à l’Enfant éclot devant une ferme flamande, au milieu d’un verger offrant ses jeunes fleurs.

     

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    C’est ainsi également que procède Timmermans dans son très poétique et charmant récit: L’Enfant Jésus en Flandre. C’est d’abord, pleine de lumière douce et de simplicité, la vie de Marie, jeune paysanne orpheline, fiancée depuis l’enfance à Joseph, le charpentier, et qui se consumait « du désir féminin d’avoir des enfants, de doux, tendres enfants, avec des cheveux blonds et des figures rosées, que dans son ingénuité elle ne voyait pas grandir et qui lui seraient donnés comme la rosée descend le soir sur les prairies. Car Maria était très pure et chaste de pensée. » Et c’est l’Annonciation, parmi les champs qui s’ouvrent au printemps, sous les arbres qu’un vent léger fait vibrer. Et c’est le mariage, et Timmermans9.pngle recensement à Bethléem, village de Flandre, et c’est toute une histoire que naïvement, passionnément, nous suivons comme une légende ancienne que nous découvrons pour la première fois. Car Timmermans est un conteur ingénieux, qui n’a pas touché à la trame de l’histoire narrée, mais a repeint avec délicatesse ou avec verve tous ces décors trop connus, ce qui nécessairement entraîne une légère transformation de l’esprit des personnages et des détails de leur vie.

     

    *

    **

     

    Timmermans aime trop les peintres et, en particulier, Breughel (lors des fêtes il prononça un discours extraordinaire à la gloire du maître ancien) pour que dans ses livres on ne remarque pas les suites de cette admiration (7). Dans L’Enfant Jésus en Flandre, les tableaux où interviennent Joseph, Marie et Jésus, semblent peints à Laethem-Saint-Martin, tandis que les parties secondaires, par exemple la description de la cour d’Hérode, de l’arrivée des rois mages, forment une suite d’images d’Épinal bouffonnes, caricaturales. C’est de l’art populaire exécuté par un maître. Dessins de lignes simples et de couleurs savamment combinées, sans arabesques fantaisistes. Juxtaposition de sentiments, de caractères, de gestes, donnant un maximum d’émotion par une agréable simplicité. Que de jouissance trouvent nos cerveaux enfiévrés par les bizarreries dans ces assemblages pleins Timmermans10.pngd’art ! Voyez cette délicieuse opposition : Hérode (c’est celui que nous connaissons bien, mais légèrement transformé il est ici un roi étranger irascible et cruel régnant sur la Flandre), au physique : une tête « rouge comme un soleil éteint », un visage couvert de pustules dont les démangeaisons lui enlèvent toute joie, est dans un beau jardin à jouer aux échecs avec le sec amiral, tandis qu’un peu plus loin « un gentilhomme, avec une épée d’argent, conduisait une dame de cour en bleu vers un bassin rond où resplendissaient deux cygnes ».

     

    *

    **

     

    Timmermans n’est pas exclusivement écrivain, mais encore dessinateur, illustrant par exemple de petites vignettes son chef-d’œuvre Pallieter, vignettes remarquables rendant exactement et délectablement l’esprit du livre. C’est presque de la miniature, c’est de l’enluminure.

     

    Gommaire Van Looy

     

     

    Timmermans4.png

    une toile de Félix Timmermans

     

    (1) Flamand néerlandophone, ami de Timmermans (couverture d'une des éditions de sa traduction reproduite ci-dessus). 

    NeelDoff1.png(2) Neel Doff (1858-1942), femme néerlandaise, prostituée puis romancière d’expression française, auteur de Jours de famine et de détresse (1911), Contes farouches (1913), Keetje (1919), Keetje Trottin (1921), Angelinette (1923), Campine (1926), Elva suivi de Dans nos bruyères (1929), Une fourmi ouvrière (1935) et les récits et souvenirs Quitter tout cela ! suivi de Au jour le jour (1937).

    (3) Le critique a certes raison de relever le peu de saveur d’une tournure comme « sur ses sept aises » qui est un calque de la locution « op heur zeven gemakken » (elle figure dans la traduction de Neel Doff). Mais au-delà d’un simple exemple, le problème essentiel de ces traductions réside dans un manque de fluidité : le texte français souffre d’une absence de cohérence organique, il ne fait pas ce que fait l’original. Traduire Timmermans demande de restituer un univers lexical et syntaxique que l’on pourrait comparer à celui d’un Giono. Camille Melloy (1891-1941), poète d’expression française, s’en est sans doute mieux tiré dans sa transposition de la vie du fondateur de l’ordre des frères mineurs : La Harpe de saint François. 

    (4) Sur August Vermeylen, voir : ICI et ICI.

    Timmermans12.png

    enseigne d'un café anversois (début 2010)

     

    (5) Jacob Smits (1856-1928), peintre hollandais. « Elève des académies de Rotterdam, Bruxelles et Munich, il s’installe à Amsterdam en 1881 comme peintre décorateur puis devient professeur et directeur de l’école industrielle et de décoration de Haarlem. En 1889, il se fixe définitivement à Mol dans la Campine belge. Peintre solitaire, en marge des mouvements qui l’ont formé, il va créer une sorte de symbolisme pré-expressionniste où la lumière prend une importance démesurée et à laquelle il attache une signification presque mystique. Il recherche ses modèles chez les paysans, dans le folklore et l’art populaire. Les scènes de la Bible ont fortement inspiré le peintre de Rotterdam non pas pour leur message religieux mais plutôt pour leur correspondance avec les expériences de la vie. Dans un travail où la pâte est onctueuse, où le clair-obscur exprime le mystère de la foi, Smits se considère comme un exclu. » (source : Musée Charlier)

    (6) Gustave Van de Woestyne (1881-1947), peintre majeur flamand, frère du grand poète symboliste Karel Van de Woestijne.

    Timmermans6.png(7) Félix Timmermans a écrit un ouvrage sur Bruegel traduit en français : La Vie passionnée de Pieter Bruegel, traduit du néerlandais par Nelly Weinstein, Paris/Verviers, L’Intercontinentale du Livre/Gérard, 1956. Texte de la jaquette : « De nombreux ouvrages ont déjà paru sur l’œuvre de Bruegel. Presque aucun d’eux ne parle de la vie du grand peintre, si ce n’est incidemment. Cette lacune s’explique par le fait qu’on retrouve fort peu de relations de la vie de l’artiste. Les seuls récits dignes de foi, se puisent dans la chronique de Van Maander, peintre lui-même, mais plus connu comme chroniqueur des peintres flamands. Il était donc fort intéressant de reconstituer cette vie tourmentée, dont chaque œuvre reflète un épisode. Pour le faire, il s’est trouvé le plus grand et le plus humain des romanciers flamands, Félix Timmermans, qui, lui aussi est peintre, et qui plus est, vit dans le cadre qui a vu naître et se développer son illustre compatriote. Grâce à grand talent, Timmermans a merveilleusement réussi à dépeindre la vie pathétique de l’artiste, en empruntant à la chronique de Van Maander, mais en puisant surtout dans l’œuvre de Bruegel. Pieter Bruegel, tel que je te devine en contemplant ton œuvre est le titre flamand de l’ouvrage, qui fait comprendre et aimer l’œuvre du peintre, bien mieux que n’importe quel ouvrage critique ou didactique. »

     


    Trailer du film Boerenpsalm du réalisateur Roland Verhavert,

    d’après le roman de Félix Timmermans de 1935

    (trad. : Psaume paysan, Betty Collin, diverses éditions).

     

     

     

  • Marées & Gens de Flandre

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    Maurice Gauchez, les pêcheurs d'Ostende & Maurits Sabbe



    cassiers.png

    Illustration de H. Cassiers


    Né à Chimay, Maurice Gauchez (1884-1957) a passé une partie de sa vie à Anvers, ville qui forme le décor de plusieurs de ses romans. Poète précoce, essayiste à qui l'on doit entre autres une Histoire des lettres françaises de Belgique des origines à nos jours (1922), critique mais aussi éditeur (par exemple du dramaturge Michel de Ghelderode), il est aujourd’hui en grande partie oublié alors qu’il a été, de son vivant une figure importante des lettres belges, « la cheville ouvrière » d’ « une foultitude de banquets, de com- mémorations, d’hommages et de manifestations diverses ». « Le versificateur me laisse passablement indifférent, à quelques rares poèmes près ; le romancier a mal vieilli ; et si je consulte parfois le critique (Romantiques d’aujourd’hui, 1924 ; et À la recherche d’une personnalité, 1928), c’est pour mieux respirer l’air du temps », nous confie Henri-Floris Jespers avant de brosser un petit portrait de l’homme de lettres : « Conservateur par tempérament et par goût de l’ordre, profondément ancré dans le dix-neuvième siècle, ce détenteur de critères immuables et intemporels est fermement convaincu de la solidité de son travail. Marqué par la fraternité des armes, ce bon vivant recherche les contacts humains qui priment sur les divergences esthétiques. S’il se méfie par nature de tout radicalisme littéraire, il aura la largesse d’esprit (et le bon sens pratique) de ne pas combattre ouvertement les tendances modernistes, tout en gardant ses distances. C’est qu’il se veut avant tout rassembleur au service de cette défense et promotion passionnelles des “lettres belges” qui sera la grande affaire de sa vie. » (voir dans le Bulletin de la Fondation Ça ira, n° 34, le « Dossier portatif : Maurice Gauchez & Paul Neuhuys », repris sur le blog Ça ira !).


    Maurits Sabbe

    Maurits Sabbe (photo : AMVC)

    sabbemaurits.pngOutre de nombreuses œuvres « belges » ou « lotharingiennes », Maurice Gauchez a laissé quelques publications sur la Hol- lande comme le recueil de poèmes Images de Hollan- de. La louange de la terre (1911) et l’ouvrage illustré par Henri Cassiers Le Charme de la Hollande (1932), évocation de diver- ses villes : Rotterdam, Hoorn, Volendam, Amsterdam, Veere, Gouda, Axel, Enkhuizen, Zierikzee, Dordrecht, Edam en Marken… Par ailleurs, il a signé au moins une traduction d'un ouvrage néerlandais, à savoir Vlaamsche menschen sous le titre  Gens de Flandre (Bruxelles, Rex, Collection Nationale, 1935). Il s'agit d'un recueil du Brugeois Maurits Sabbe (1873-1938), des récits qui tiennent du conte, leur auteur s'étant beaucoup intéressé à l'histoire et au folklore de sa terre natale. Dans sa brève présentation, le Wallon nous dit :  « Le régio- nalisme aigu de ses récits, l'authentique personnalité ethnique des personnages qui s'y meuvent ont fait comparer fréquemment Maurits Sabbe à son lointain prédécesseur Jacob Jan Cremer...». Maurice Gauchez estime que le Flamand  « a su allier toutes ses qualités d'observateur, d'homme sensible et de styliste parfait » dans un exquis roman traduit en français en 1926 : Le Petit curé de Schaerdycke. Il souligne aussi les qualités d'essayiste de son confrère, lequel a entre autres donné en 1904 une étude rédigée en français sur le Dunkerquois Michel de Swaen. Dans leur Dictionnaire des littérateurs, F. Closset, R. Herreman et Etienne Vauthier proposent l'aperçu suivant sur cet intellectuel flamand très en vue durant l'entre-deux-guerres et apprécié par un large lectorat  :

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    Pour sa part, dans La Littérature flamande contem- poraine (1923), André de Ridder consacre plusieurs pages à Sabbe, mais on sent dans son propos plus de politesse que d’enthousiasme : « Ses livres dégagent une atmosphère tiède et cordiale, un parfum discret comme les vieilles chambres aux meubles cirés ; toutes les lumières y sont voilées et douces, les bruits s’y prolongent en sourdine. Dans cette œuvre, on voit partout surgir des coins de ville morte, des sites de villages proprets et fleuris, d’anciennes maisons provinciales. Des cœurs simples et purs se confessent, des silhouettes un peu vieillottes, toujours attendrissantes ou drolatiques défilent, sous un éclairage bleu pâle et rose clair. On est tout réjoui de lire couvsabbe1.pngces livres, comme de regarder d’anciennes es- tampes. On lie connais- sance avec eux comme avec de braves gens. Ils sont, du reste, comme une imagerie pittoresque et très folklorique de cette vieille Flandre, que le progrès n’a pas encore touché, où les bruits farouches du monde pénètrent à peine. Même dans le style de Sabbe, on rencontre des tournures archaïques, des images un peu démodées, des mots pieusement recherchés dans les vieux livres. Cette œuvre ne bouscule rien, n’innove guère ; elle ne creuse pas de sillon profond, elle ne révèle rien de ce que la vie a de dramatique et d’intense, elle ne résonne d’aucune musique contemporaine. Mais sa discrète et harmonieuse mesure, sa paisible ordonnance ont leur charme propre et des vertus qui se font de plus en plus rares. Cet art, sans cesser d’être personnel, est apparenté à ce que le romantisme réaliste et l’intimisme bourgeois de notre pays ont produit de meilleur […]  » On retrouve un jugement similaire chez un Marnix Gijsen (De literatuur in Zuid-Nederland sedert 1830) ou un August Couvsabbe2.pngVermeylen (De Vlaamse letteren van Gezelle tot heden) ; ces auteurs mettent tout de même en avant le talent de Sabbe à peindre Bru- ges, sa ville natale, à bien restituer certai- nes atmosphère ainsi qu'à compenser ses défauts par une tou- che d'ironie. Malgré ses réserves, André de Ridder traduira (avec la complicité de Willy Timmermans) une nouvelle des Vlaamsche menschen (« Het minnedicht van Jan Mijs ») pour La Revue belge (01/10/1925), un texte que Maurice Gauchez estimera ne pas devoir reprendre dans son volume Gens de Flandre. Passons à présent du traducteur au romancier  lui-même.

     

     

    Marées de Flandre

     

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    Dédié à Luc Durtain, le roman Marées de Flandre (1935) nous transporte dans une Ostende rustre et fruste où la tension dramatique se noue autour d’un groupe de pêcheurs, de deux ou trois figures ensoriennes et de quelques jeunes vendeuses de poissons que beaucoup d’hommes convoitent. Entre bagarres motivées par la jalousie, histoires et légendes narrées dans les cafés et les bals, et beuveries quotidiennes, on assiste à un affrontement des instincts. Les noms des personnages nous plongent immédiatement en Flandre : la famille Persyn, les Turloot, Pol Fliet, Tjeppe Deputter, Dikke Jef, Lange Pier…

    Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’intérêt essentiel du livre réside certes dans le tableau d’une société et de traditions populaires disparus, mais ce qu’on goûte surtout, ce sont quelques passages où le vocabulaire français et flamand frétille et crâmignone. Certaines pages contiennent trois ou quatre, voire cinq ou six notes qui explicitent termes et expressions relatifs à la mer, mots néerlandais, dictons ou contexte flamad : drome, affourché, embossé, auloffée, guèbre, minque, crouchaut, Midzomervuren, weer-je, mannewar, kruisvossen, « Dieu avec vous, vent derrière »…

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    Une page de Marées de Flandre

     

    L’armée des harengs est sortie, comme chaque année, des cavernes mystérieuses que font les icebergs dans les mers polaires. Elle est descendue vers le sud. Amplifiant sa légendaire manœuvre, elle a détaché des corps d’armée distincts vers toutes les mers d’Europe. Ses soldats à dos vert galonné de noir, connaissent déjà l’âpre prix de la vie : comment, frai à peine animé, ont-ils échappé à la voracité de leurs propres ascendants et de leurs innombrables ennemis ? Menu fretin, par quel hasard ont-ils évité les hordes sans fin des affamés des eaux ? Les voici, pressés entre eux comme des grains de sable des plages ; dévorés par millions, ils ne sont déjà plus que les débris infinitésimaux d’un peuple pléthorique. La sélection naturelle n’a laissé survivre que les plus gras et les plus forts. Leurs masses myriadaires et brillantes se meuvent d’après des itinéraires tracés par un destin mystérieux. Escortées par des monstres avides, elles nourrissent baleines et requins, albatros, pétrels, mouettes et autres oiseau de mer, tandis qu’elles-mêmes se ravitaillent au détriment de milliards de plus faibles organismes vivants. Les esprots clairs et bleus, les aloses aux flancs mouchetés de pois noirs et que les Heystois, les Blankenbergeois, les Nieuportais et les Ostendais ont baptisées du joli nom de « poissons de mai », les anchois à museau amenuisé en lame de canif, fuient sur le passage de la farouche légion.

    Celle-ci, toutefois, quittant les profondeurs de l’océan, s’est rapprochée de la surface, et chemine au long des bancs qui, entre le Varne et le Colbart, face au cap Gris Nez, donnent aux confins occidentaux de la Mer Flamande, les diaprures et les moirures d’arcs-en-ciel sans cesse mêlés, dénoués, renouvelés.

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    signature autographe de Maurice Gauchez

  • Une histoire de la littérature flamande

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    André de RIDDER,

    La Littérature flamande contemporaine (1923)

     

    Iwan Gilkin

    IwanGilkin.jpgPeu avant sa mort, l’écrivain et poète bruxellois d’expression française Iwan Gilkin (7 janvier 1858 - 27 septembre 1924), cofondateur et, pendant un temps, directeur de La Jeune Belgique, consacre sa chronique littéraire de La Revue Belge – périodique dont il est l’un des directeurs – du 1er mars 1924 (p. 491-500) à un ouvrage intitulé La Littérature flamande contemporaine (1890-1923). C’est ce texte que l’on peut lire ci-dessous.

    L’auteur du volume (224 pages) en question est un Anversois, fils de diamantaire, qui a laissé tant des œuvres écrites en néerlandais que des études et critiques en français. Cosmopolite passionné de littérature - enfant il rêvait de devenir écrivain et collectionnait déjà des livres -, de peinture et de sculpture, André de Ridder (1888-1961) a joué un rôle important sur sa terre natale en fondant, entre autres périodiques, De Boomgaard (fin 1909 - fin 1911), revue illustrée consacrée à la littérature et aux arts, qui s’opposait au provincialisme des lettres flamandes renaissant alors de leurs cendres. Si son œuvre de romancier décadent n’a guère convaincu (« tous romans psychologiques, images de la vie citadine contemporaine » selon ses propres mots) – il a tenté d’introduire le dilettantisme dans la littérature flamande qu’il estimait trop marquée par la tradition du roman rural –, il aura été une figure incontournable des échanges artistiques et littéraires entre Paris, Bruxelles, Anvers et les Pays-Bas, favorisant en particulier la peinture expressionniste par le moyen de sa revue Sélection et de sa galerie éponyme. C’est par exemple grâce à lui – et à son complice Paul-Gustave van Hecke (2) – que Charley Toorop – à laquelle le Musée d’Art moderne de Paris et l’Institut Néerlandais rendent aujourd’hui hommage – a pu exposer à Paris et à Bruxelles en 1921.

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    à Afsnee (Gand), vers 1923.

    De gauche à droite : Frits Van Den Berghe, Paul-Gustaaf van Hecke,

    Gustaaf De Smet, André de Ridder

     

    « Arbre aux multiples branches », ainsi que le qualifie Stefan Brijs (1),  André de Ridder – qu’il ne faut pas confondre avec ses nombreux homonymes : l’archéologue et  conservateur adjoint au Musée du Louvre (1868-1921), le chef d’orchestre, le footballeur... – a fait ses premières armes à 17 ans dans le journal anversois La Métropole. Il a laissé des biographies romancées de Ninon de Lenclos – Ninon de Lenclos et les femmes du XVIIe siècle (1915) – et de Jean de la Fontaine (1918), a consacré des études plus ou moins étoffées à Rémy de Gourmont (1919), Stijn Streuvels, Hugo Verriest, Pol de Mont, Charles Baudelaire (avec Gust van Roosbroeck), Constant Permeke, Albert Samain, Jules Laforgue, Charles Guérin... Réfugié aux Pays-Bas lors de la Première Guerre mondiale, il renforce sa réputation de pionnier du reportage littéraire en proposant aux lecteurs le compte rendu de ses entretiens avec des écrivains hollandais comme Louis Couperus, Carry van Bruggen, Hein Boeken, Willem Kloos, Is. Querido, Jan Fabricius, Frans Erens… Il avait opéré de la même façon avec les principaux hommes de lettres flamands.

    CouvEnsorAdeRidder.jpgLa bibliographie de cet esthète vulgarisateur – qui se disait franco-flamand – se compose aussi d’innombrables articles (dans les deux langues) sur la littérature et la peinture française, ainsi que des volumes suivants rédigés en français : Le Fauconnier (1919); Défense et Illustration de l’Art Nouveau; Le Génie du Nord (1925); Anthologie des écrivains flamands contemporains (avec Willy Timmermans, 1926); La Jeune peinture belge (1929); Ossip Zadkine. Lettres à André de Ridder (1929); James Ensor (1930); Henri de Braekeleer (1931); J.B.S. Chardin (1932); George Minne (1947); Oscar Jespers (1948); Joseph Cantré (1952); William Degouve de Nuncques (1957)…

     

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    L’ouvrage qu’il consacre en 1923 à la littérature flamande s’inscrit dans le prolongement de sa brochure Les Lettres flamandes d’aujourd’hui (1909) qu’il a révisée et complétée. Au sujet de cette première publication, un critique écrivait à l’époque : « M. André de Ridder vient de publier à ce propos un petit livre qui, écrit en français, contribuera plus efficacement, j’en ai la conviction, à réhabiliter, si c’est nécessaire, la culture flamande. Avec tact, précision, sincérité, il évoque le magnifique travail de renaissance et d’évolution que la littérature flamande actuelle accomplit. Il lui consacre, avec une fierté légitime, une étude probe et digne, sans grandiloquence, comme sans mièvrerie. On a la perception bien nette de l’existence incontestable d’un mouvement littéraire du plus curieux aspect, et n’est-ce pas là une preuve irréfutable de la perpétuation de la culture flamande ? Sans contredit, pareille démonstration n’est pas inutile. Elle rencontre cette opinion assez accréditée d’une indigence trop aisément admise, même dans notre pays. Sans fausse honte, M. André de Ridder rattache les origines de cette renaissance au courant de civilisation universelle qui influença l’Europe intellectuelle aux environs de 1875-1880 pour engendrer en Angleterre le préraphaélisme pictural et poétique, en France, le symbolisme, en Hollande le mouvement du Nieuwe Gids, en Belgique, celui de la Jeune Belgique pour le français, celui de Van Nu en Straks pour le flamand. Van Nu en Straks, revue fondée à Anvers, se garda bien de s’en prendre aux “anciens”, comme Conscience – Hij leerde zijn volk lezen [Il a appris à son peuple à lire] – Ledeganck, le romantique auteur des Drie Zustersteden. Développant normalement la tradition de leur œuvre, les novateurs du groupe la rendirent “plus moderne et universelle”. Une période de transition – mélange de réalisme et de romantisme –  où des prosateurs remarquables : Loveling, Tony Bergman, le gracieux et délicat auteur d’Ernest Staas, Armand De Vos, Raymond Stijns, des poètes estimables comme Van Beers, Dautzenberg, Decort se sont produits, témoigne du développement progressif de la culture flamande, de l’épurement lent du goût artistique. Elle prépare Stijn Streuvels, ancien boulanger, puissant peintre verbal, vigoureux descripteur, incomparable paysagiste littéraire ; Herman Teirlinck, romancier nerveux et nuancé ; Vermeylen, essayiste éclectique, auteur d’une épopée de l’humanité qu’il intitule De Wandelende Jood (Le Juif Errant) ; Van Langendonck, Van dePortraitKarelvandeWoestijne.jpg Woestyne, poète délicat et raffiné ; Cyril Buysse, Baekelmans, Vermeersch , Maurice Sabbe, Eeckels, Guido Gezelle, le poète simple et sain, Vanden Oever, Declercq, Hegenscheidt, l’auteur de Starkadd, Van Offel, Rodenbach, l’éveilleur d’enthousiasme dont ici même M. A. de Ridder parla avec éloquence le mois dernier. D’autres encore ont apporté à cette culture flamande l’hommage filial de leurs œuvres. M. de Ridder les analyse tour à tour en critique impartial, consacrant un hommage spécial à Stijn Streuvels “maître incontesté du groupe, celui qui, avant tous, lui a communiqué une signification plus que locale”. Dégageant les caractères généraux de cette littérature actuelle, l’auteur constate : “Presque aucun de nos écrivains n’échappe à la forte empreinte de la patrie : un amour égal pour la Flandre éclate à travers leur œuvre différente, quelque forte que soit l’empreinte française que cette œuvre ait reçue, telle celle de M. Herman Teirlinck ou de M. Karel Vande Woestyne. Tous nos écrivains flamands sont du reste substantiellement nourris de culture française”, ajoute-t-il. Il signale le génie fortement descriptif des auteurs flamands, leur sens plastique extraordinaire, l’amour de la ligne et de la couleur, leur réalisme, et aussi le particularisme intense qui a enrichi la langue des trésors puisés au plus profond des idiomes populaires. Il ne m’appartient pas, pour ne pas dépasser les limites de cet article, de m’étendre davantage sur cet excellent ouvrage. Il est une œuvre de tendre affection érigée à la gloire de la littérature flamande d’aujourd'hui. Sans parti pris, comme sans aveuglement, son auteur a su déterminer avec preuves à l’appui – les proses, les poèmes, les romans, les études des écrivains de la langue – la place enviable que la production littérature flamande doit occuper dans l’intellectualité continentale. Il a su rendre infiniment sympathique l’œuvre littéraire contemporaine flamande parce qu’elle est l’affirmation évidente d’une mentalité qui eut son heure de gloire dans le passé et dont les fils aujourd’hui attestent la toujours vibrante vitalité. » (Léopold Rosy, « Les lettres flamandes aujourd’hui », Le Thyrse, T. 11, 1909-1910, p. 33-35 - citation p. 34-35 - photo: Karel van de Woestijne)

    Relevons que le livre d'André de Ridder de 1923 est dédié à Willy Timmermans, un ami hollandais de l’auteur, « belge d’éducation, français de culture », et à l'auteur et fils d’éditeur Gabriël Opdebeek. Il présente des portraits (photos et autres) des écrivains suivants : Guido Gezelle, Hugo Verriest, Stijn Streuvels, Cyriel Buysse, Albrecht Rodenbach, Pol de Mont, Prosper van Langendonck, Auguste Vermeylen, Karel van de Woestijne, Herman Teirlinck, Lode Baekelmans, Gustaaf Vermeersch, Maurits Sabbe, Victor de Meyere, Fernand Toussaint, Edmond van Offel, Felix Timmermans, Karel van den Oever, Jan van Nylen, Paul Kennis, Constant Eeckels, Gustave van Hecke, Paul van Ostaijen et Wies Moens. L’auteur parle un peu de lui-même : il énumère ses œuvres romanesques et ses principaux essais, évoque sa collaboration à des périodiques importants, avant d’ajouter : « André de Ridder, Gustave Van Hecke et Paul Van Ostaijen ont produit mainte étude sur la peinture nouvelle. C’est même à deux écrivains flamands qu’est due la fondation de la seule revue d’art moderne, rédigée en langue française, que possède notre pays : Sélection, Chronique de la vie artistique. » Un peu plus loin, il précise la conception que lui et les auteurs du groupe du Boomgaard ont défendue, à savoir « le “néo-romantisme”, mais ce qu’on pourrait aujourd’hui tout aussi bien appeler le “néo-classicisme”, à condition de s’entendre sur l’une et l’autre de ces appellations. La citadelle battue en brèche par eux, c’était le réalisme d’observation sèche et de documentation précise, que les romanciers français avaient introduit et cet impressionnisme plein-airiste visant surtout au pittoresque extérieur qui s’est si contagieusement révélé en Flandre, après le vif succès de Buysse et de Streuvels, autant qu’après le triomphe de Gezelle. »

    début d'un article d'A. de Ridder sur les romans nègres (Chronique des Lettres Françaises)

    AdeRidderArticleDébutAnnées1920.pngSi Iwan Gilkin relève qu’un panorama de la littérature belge d’expression néerlandaise faisait défaut, il convient de rappeler l’existence de certaines publications. En 1921 avait paru, de la main de Paul Hemelius, une Introduction à la littérature française et flamande de Belgique, mais selon August Vermeylen, elle n’accordait pas à la littérature flamande la place qui lui revenait. Le même Hamelius se rattrapa un peu en donnant en 1924, toujours aux éditions bruxelloises L’Églantine, une Histoire politique et littéraire du mouvement flamand au XIXe siècle. Le lecteur francophone de l’époque pouvait par ailleurs se reporter à quelques livres plus anciens : d’Edward Oremans, La Littérature néerlandaise en Belgique depuis 1830 (1905) ; celui de J.A. Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique (1887). Vermeylen avait pour sa part publié Les lettres néerlandaises en Belgique après 1830 (1907) à la suite d’une conférence qu’il avait faite à Liège en 1905. Également en 1905, le futur politicien Camille Huysmans offrait de son coté, dans le volume collectif La Patrie belge, un rapide mais néanmoins intéressant survol : « La littérature flamande » (p. 138-147). Un « aperçu » devait paraître en 1929 dans Petite fresque des arts et des lettres dans la Belgique d’aujourd’hui (Bruxelles, L’Églantine) de Roger Avermaete : « En un tableau éclectique, et complet se trouve retracée ici toute l’activité intellectuelle des artistes belges contemporains. Trois volets : les arts statiques [peinture, sculpture, architecture, arts décoratifs, arts graphiques], les arts dynamiques [théâtre, musique, danse, cinéma], les lettres [poésie, roman, essais et critique, revues, éditeurs]. Cette troisième partie est doublée par un exposé de l’état actuel de la littérature “néerlandaise”. [Il est à craindre que cette appellation ne déroute un peu les lecteurs distraits ou mal informés, car il s’agit en fait de littérature de langue flamande, langage qui n’est qu’un des dialectes néerlandais]. » (André Cœuroy, La Quinzaine critique des livres et des revues, 10 janvier 1930, p. 237). L’année suivante, une étude plus consistante allait voir le jour : le Panorama d’un siècle de littérature néerlandaise en Belgique, 1830-1930, de l’écrivain Urbain van de Voorde avant que René Verdeyen ne propose en 1932 La Prose flamande de 1830 à 1930.

    Pour ce qui est de La Revue Belge et de la littérature flamande ainsi que du rôle qu’a pu jouer André de Ridder entre néerlandophones et francophones (il a par exemple traduit en français, pour cette Revue belge, des textes d'auteurs flamands), on se reportera au livre de Reine Meylaerts : L’Aventure flamande de La Revue belge : langues, littératures et cultures dans l’entre-deux-guerres, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2004. Jusqu’en 1935, ce périodique a accordé une assez grande attention aux lettres flamandes, de même qu'à l'époque Le Rouge et le Noir, Le Thyrse ou encore La Renaissance d’Occident.

    André de Ridder est mort la nuit précédant le vernissage de l’exposition Chagall qu’il avait organisée.

    (D.C.)

     

    (1) « Een boom met vele takken », De vergeethoek, Amsterdam, Atlas, 2003, p. 120-126. L’enthousiasme qui habitait André de Ridder à propos de sa revue De boomgaard (Le Verger) lui a valu d’être qualifié de « plus grand Barnum de la foire des lettres flamandes ». Les souvenirs qu'il a consignés témoignent d'un enthousiasme durable, d'un désir de faire connaître ses amis écrivains et peintres alors que lui-même suivait paral- lèlement une carrière universitaire en tant qu'économiste.

    (ci-dessous, portrait de P.-G. van Hecke, d'après le tableau de M. Ramah, tel qu'il est reproduit dans le livre d'A. de Ridder comme la plupart des autres portraits illustrant cette notice)

    (2) Paul-Gustave van Hecke (Gand, 1887- Bruxelles, 1967) a partagé de nombreuses autres aventures éditoriales (Het Roode Zeil en 1920) et artistiques avec André de Ridder. Mécène et grand amateur d’art, directeur des revues Signaux de France et de Belgique et Variétés, il a fait faillite suite à la crise de 1929 et a été contraint de vendre ses collections. Il a laissé des œuvres en français : Fraîcheur de Paris (avec cinq dessins hors texte et seize ornements par Gustave De Smet, 1921) ; Miousic (7 poèmes à la louange de la musique baroque : « Harmonica », « Clowns musicaux », « Gramophone », « Pianos automatiques », « Banjo », « Jazz-band », « Hawaïans Guitars », dessins de Géo Navez, 1921) ; Pour réparer le retard et le malentendu (essai, 1921) ; Poèmes (1924) ; Gustave De Smet. Sa vie et son œuvre (avec Emile Langui, 1945)… En 1969, un hommage a été rendu à Paul-Gustave van Hecke, qui a donné lieu à la publication d’un catalogue richement illustré (Galerie Govaerts, Bruxelles). Voici ce qu’écrit à son sujet André de Ridder dans La Littérature flamandePortraitPGvaHecke.png contemporaine (p. 143-144) : « Une belle promesse pour notre théâtre fut marquée par la représentation du Schoone Droom (Le beau rêve) (1911) de M. Gustave van Hecke. C'était un dialogue bien inaccoutumé chez nous que celui de ce jeune auteur, dont l’oreille n’avait pas perçu en vain les beaux et douloureux drames d’amour de Georges de Porto-Riche, et qui connaissait la touche empâtée d’Henry Becque aussi bien que l’incisive manière de Jules Renard, tout en n’ignorant rien du théâtre contemporain des pays nordiques. Habitué aux planches, il possédait en même temps des dons d’intuition et d’analyse exceptionnels, cultivés par une vie d’artiste hardie et libre. Son dialogue avait quelque chose de particulièrement policé et de bien vivant, qui ne risquait pas de devenir « serre-chaude » et trop « théâtre d’art ». Le soir où De Schoone Droom fut joué, nous entendîmes sur nos planches les premiers cris d’amants modernes, tourmentés de l’inconstance de leur cœur et de la faiblesse de leur chair. Gustave van Hecke prépara encore pour le théâtre quelques dialogues, comme De Verleider (Le Séducteur) (1913), raffinés et clairs, puis renonça, à notre vif regret, au genre dramatique. Sous son nom et sous le pseudonyme de Johan Meylander, il écrivit en outre dans Nieuw Leven et De Boomgaard des proses psychologiques, Moeie Dagen, (Jours de fatigue), Johan Meylander etc., dont l’attrait réside dans une fantasie (sic) sans artifice et sans mièvrerie, fort virile au contraire et une acuité psychologique d’une extraordinaire lucidité. Vinrent ensuite des vers Liedjes voor de heengegane (Chansons pour celle qui est partie), très impulsifs et dénués de toute coquetterie galante, conçus en images directes, en vers concis, un peu barbares et rythmés étroitement sur l’émotion ; ils annonçaient déjà en 1910, une poésie plus dynamique, plus expressive, qui allait nous être révélée bientôt. Het Roode Zeil édita encore Fashion, dont je parlerai encore. Puis l’écrivain d’allures et de tendances si peu régionalistes que Gustave van Hecke avait toujours été, tourna le dos à la littérature flamande et se classa d’emblée parmi les meilleurs poètes français de chez nous, par ses recueils Fraîcheur de Paris et Mousic (sic). Nous exprimons le vœu qu’un nouveau tour de volant puisse le ramener à nos lettres flamandes, avec sa fantaisie équilibrée et sa sûre aisance. »

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    La voiture de Sélection fonce à tombeau ouvert, menée par Paul-Gustave van Hecke et André de Ridder. Derrière eux, les trois vedettes de l’expressionnisme flamand : Constant Permeke, Gustaaf De Smet et Frits Van Den Berghe (croquis de Paul Haesaerts dans une lettre adressée à André De Ridder).

     

     

    CHRONIQUE LITTERAIRE

     

    La littérature française de la Belgique est entrée depuis 1880 dans une période d’activité brillante ; parmi ses écrivains, Maeterlinck, Verhaeren, Georges Rodenbach, Camille Lemonnier et plusieurs autres sont lus et admirés à l’étranger ; leurs ouvrages sont traduits en diverses langues. Mais notre littérature flamande depuis 1893 est active et brillante aussi. On ne l’ignore pas dans les pays du Nord, dans l’Afrique du Sud, dans certaines régions de l’Asie. Il n’en va pas de même chez les peuples latins. Et, chose incroyable, cette littérature belge est presque totalement inconnue de toute la population belge des provinces wallonnes et même de la capitale ! Les deux populations qui composent notre peuple, vivent pourtant côte à côte depuis les origines lointaines de la Belgique. Des intérêts puissants les unissent étroitement. Si l’unité politique a été tardive, si elle n’est parfaite que depuis cent ans, l’unité morale l’a précédée de plusieurs siècles. Elle n’a cessé de se fortifier. Et l’on a vu, dans la grande crise européenne de 1914 avec quelle unanimité magnifique les deux populations jumelles se sont jetées au-devant de l’envahisseur et ont, jusqu’au bout, fait face au danger. Comment donc est-il possible que la moitié de la nation ignore ce que pense, ce que rêve, ce qu’écrit l’autre moitié, tandis que la réciproque n’est pas vraie : les flamands lettrés connaissent parfaitement notre littérature française ?

    C’est que les belges des régions wallonnes et plus de la moitié des habitants de la capitale n’entendent point le flamand ; bien pis, s’ils l’ont appris à l’école, ils s’empressent de l’oublier. Ils ne veulent pas l’entendre ! Ils ne veulent pas le parler ! Et l’oubli n’arrive, hélas ! que trop vite. Si bien qu’ils sont tous à vingt ans, – parfaitement incapables de lire les livres flamands.

    Je n’examinerai pas ici s’ils ont tort ou s’ils ont raison. Je constate un fait regrettable. Pour ma part, je regrette fort de ne pouvoir lire le flamand et d’ignorer une littérature que je désirerais connaître. Ce regret et ce désir, je les ai parfois éprouvés avec une grande force, car je me sentais plus séparé de la littérature de la moitié de mon pays que de la plupart des littératures étrangères. Si, en effet, nous désirons acquérir des notions sommaires des littératures étrangères, de leur ensemble, de leur histoire, nous trouvons des livres qui nous donnent les renseignements souhaités. Quel livre écrit en français m’eut permis de me faire une idée de la littérature flamande contemporaine ?... En furetant chez les libraires et chez les bouquinistes, on pourrait, je le sais, trouver quelques petits traités anciens, périmés et d’ailleurs illisibles... Mais un ouvrage moderne, bien renseigné, capable de nous faire entrevoir cette littérature qui nous touche de si près et dont nous ne savons rien ?...

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    André de Ridder (source : Letterenhuis)

     

    Ce livre nécessaire vient enfin de paraître. C’est la Littérature flamande contemporaine de M. André de Ridder. Je recommande cet ouvrage à tous les Belges qui n’entendent point le flamand. J’espère, pour eux, qu’ils ressentent, comme moi, un grand désir de connaître cette littérature. J’espère qu’ils ne se détournent pas des Flamands et de l’âme flamande à cause des luttes linguistiques qui encombrent la politique intérieure de notre pays. À cause de ces luttes mêmes il importe, au contraire, de bien connaître les Flamands et leur âme. Il faut savoir non pas seulement ce qu’ils veulent, mais aussi ce qu’ils valent. Il faut comprendre surtout que nous sommes solidaires. Ils sont comme nous, les intermédiaires naturels entre la civilisation germanique et la civilisation franco-latine. Nous n’avons d’originalité, de valeur véritable, de raison morale d’exister qu’en remplissant ce rôle, qui ne consiste pas seulement à faciliter les échanges intellectuels et artistiques entre le monde germanique et le monde latin, à juxtaposer dans nos ouvrages des éléments empruntés à l’un et à l’autre, mais à fondre ces éléments, à les amalgamer si complètement, si intimement, que le produit de leur union soit une mentalité, une pensée, un art absolument distincts, doués d’un caractère propre, qui fait de notre nation une personnalité marquante dans la société de l’Europe, une de celles qui apportent à la civilisation des richesses spéciales, et dont la disparition serait pour elle une perte profonde et irréparable. Rien ne permet mieux de mesurer la place que nous tenons dans le monde que l’art de nos grands peintres du XVIIe siècle, Rubens, Van Dyck, Jordaens, De Craeyer, et toute leur école. Voyez quel rang ils occupent dans l’histoire de la peinture européenne ! Évaluez ce qu’il y manquerait s’ils n’avaient pas existé ! Leur génie s’est épanoui au point d’intersection de l’art latin et de l’art germanique ; il s’est nourri de leurs éléments mêlés, fondus, complètement assimilés qui lui ont fait une âme magnifiquement particulière, un caractère propre dont l’originalité foncière éclate à tous les yeux.

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    Mais si notre fonction essentielle est d’unir la civilisation latine à la civilisation germanique, et si nous nous élevons très haut chaque fois que nous la remplissons d’une manière éminente, n’oublions jamais que nous devons cette fonction merveilleuse à un fait primordial : la présence sur un territoire particulier des avant-postes de la race germanique et de la race gallo-romaine, que des circonstances concordantes et très puissantes ont pendant des siècles isolés du gros de leur race et forcés de se tourner l’un vers l’autre. – Ce fait commande toute notre histoire politique et morale. Il conditionne toujours notre force et notre faiblesse, notre grandeur et notre abaissement. « L’Union fait la Force » dit notre devise nationale. Elle est mille fois plus vraie qu’on ne pense. Elle est vraie sur le plan mental et sentimental, sur le plan artistique comme sur le plan politique. Et sa contrepartie n’est pas moins vraie : la désunion fait notre faiblesse, – elle peut nous conduire à notre perte.

    S’il en est ainsi, qui ne voit qu’il est conforme à notre nature et qu’il est de notre devoir de nous connaître mutuellement le mieux possible ?

    M. de Ridder nous en fournit le moyen. Son livre nous apprend comment, en 1893, naquit en Flandre un mouvement littéraire analogue à celui que la Jeune Belgique avait déclenché à Bruxelles douze ans plus tôt. Il ne cèle pas que celui-ci excita dans l’âme de la jeunesse flamande le désir de rivaliser avec nos jeunes écrivains français, dont elle étudia les principes, les méthodes et les œuvres, comme elle étudia aussi les principes, les méthodes et les œuvres des jeunes écrivains hollandais du Nieuwe Gids. «Ce fut, dit M. de Ridder, une révélation. Ce que cette jeunesse avait confusément senti s’agiter en elle-même de modernité complexe et raffinée, d’inquiétude morale et intellectuelle, se trouvait exprimé, confessé, analysé dans ces œuvres. L’engouement fut subit ; avec l’admiration pour cet art nouveau surgit naturellement le désir de réaliser une entreprise de même valeur, dans leur coin de terre à eux, dès que l’heure serait propice. »

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    Ils ne tardèrent pas à fonder une revue littéraire et artistique, Van Nu en Straks (D’aujourd'hui et de demain). Son premier numéro porte la date du 1er janvier 1893. Elle était rédigée par MM. Auguste Vermeylen, Prosper Van Langendonck, Emmanuel De Bom et Cyriel Buysse. – Henry Van de Velde, – qui devait devenir le rénovateur de l’architecture dans l’Europe centrale, – « avait insisté auprès de Vermeylen pour que la revue... se distinguât de toutes les autres tant par son programme que par son aspect extérieur : elle s’intéresserait non seulement à la littérature mais à l’art, à la philosophie et à la sociologie ; elle devait être ouverte aux peintres et aux aquafortistes tout comme aux poètes et aux prosateurs ». De fait, la collection des dix numéros de la première série constitue un vrai chef-d’œuvre de typographie, assure M. de Ridder ; et parmi les illustrateurs on trouve Henry Van de Velde, Henri de Groux, James Ensor, Constantin Meunier, Xavier Mellery, Vincent van Gogh, Toorop, Thorn-Prikker, Pissaro, etc. ». La revue représentait en art, en littérature, en politique toutes les directives extrémistes du moment. On peut se représenter l’effet qu’elle produisit dans la vieille Flandre paisible et somnolente ! Ce fut le pavé dans la mare ! La bombe dans la sieste champêtre ! Toutes les têtes se tournèrent vers le phénomène, les unes avec le sourire, les autres avec une grimace de réprobation. Ce fut la fin de l’immobilité. Un mouvement puissant commençait.

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    Vermeylen, dit M. De Ridder, fut l’âme du groupe. En 1894, il dut aller à Vienne et à Berlin pour achever ses études universitaires. Suspendue pendant son absence, la publication de la revue reprit en 1896 et se poursuivi jusqu’en 1901. On vit alors débuter tous ceux qui allaient, selon M. de Ridder, devenir l’honneur des lettres flamandes : Styn Streuvels, Herman Teirlinck, Karel Van de Woestyne, Victor de Meyere, Edmond Van Offel, Fernand Toussaint, etc. Quand la revue disparut, en 1901, « elle avait accompli sa tâche. Elle avait presque gagné la cause de ceux qu’elle avait défendus ». À Van Nu en Straks, la revue de combat, succéda, dès l’année Suivante, Vlaanderen (Flandres) revue anthologique, où l’on retrouvait, mûri et calmé par la victoire, l’état-major de la première.

    L’étude de ces auteurs d’élite, qui touchent aujourd’hui à la cinquantaine, voire à la soixantaine, et dont l’œuvre offre un vaste objet d’examen, constitue la partie principale du livre de M. de Ridder. Quelques notes biographiques, une analyse sommaire des principaux ouvrages, une esquisse du caractère artistique de chaque personnalité, enfin des portraits phototypés, voilà ce qu’on y trouve touchant ces écrivains. C’est une documentation brève mais précise et par là très précieuse. Elle a d’autant plus de prix que, malgré la sympathie et l’admiration très vives que M. de Ridder ressent pour ces écrivains, qui sont aussi ses amis et ses confrères, jamais ses études ne prennent l’allure du panégyrique. Ses jugements sont calmes et il les justifie par de bonnes raisons. Il sait parfaitement formuler, à l’occasion, les réserves nécessaires. Il apparaît dans tout son livre comme un critique éclairé, sagace et de la plus entière bonne foi. Assurément les personnes compétentes, capables de lire ces auteurs dans le texte flamand, pourront discuter les jugements de M. de Ridder, ses sévérités et ses préférences. Mais le lecteur français ne trouvera pas dans ce livre une seule ligne qui puisse justifier sa défiance. Au contraire ! Dans le jardin inconnu où il nous fait pénétrer, on se sent conduit par un guide honnête et bien renseigné.

    Le poète Guido Gezelle

    GezellePhoto.pngVoilà pourquoi son livre mérite d’être lu par quiconque s’intéresse à la riche floraison de nos lettres nationales. Non moins que notre littérature française, notre littérature flamande doit être l’objet de notre sympathie et de notre curiosité. Mais il y a d’autres raisons encore pour que nos lettrés lisent attentivement ce livre. Parmi les réflexions que la littérature flamande inspire à M. de Ridder, il en est qui s’appliqueraient tout aussi bien aux lettres françaises de la Belgique et dont tous nos écrivains peuvent faire également leur profit, car ils ont des qualités communes et des défauts communs. Il signale des dangers auxquels nous sommes tous exposés, – comme y sont exposés la littérature et l’art de toutes les petites nationalités : c’est « de ne produire qu’une œuvre d’intérêt local, œuvre particulariste et éphémère, faite d’un peu de livres, de quelques mélodies, de quelques tableaux, à l’usage exclusif des braves gens qui forment, dans d’étroites frontières, un peuple sans ambition ». C’est contre cette fâcheuse tendance, qui caractérisait également nos deux littératures d’avant 1880, que la Jeune Belgique et Van Nu en Straks ont énergiquement réagi. Mais le danger est toujours là. Il nous guette sournoisement. Dans les eaux de nos belles rivières, dans chacun de nos ruisseaux, à l’ombre de chacun de nos humbles clochers ou de nos fiers beffrois, de petites sirènes invisibles chantent d’une voix douce et insidieuse : « Reste dans ton village ! Reste dans ta belle ville natale ! Reste chez toi ! Ta chère maison, voilà le monde et la vie ! N’essaie pas de t’élancer dans l’espace ! Crains le sort d’Icare ! Il est plus sage, plus sûr, plus doux aussi et plus aisé d’obéir aux modestes Muses du foyer que de poursuivre audacieusement les grandes Muses du plein ciel. Tu es le fils d’une race prudente. Sois prudent, ami ; laisse à d’autres les grandes ambitions et les grands risques... ». Dieu me garde de méconnaître la haute valeur de nos écrivains, français ou flamands, qui ont, pour la première fois depuis de longs siècles, célébré magni- fiquement, avec une émotion sincère, les beautés de notre pays et la vie de nos deux races ! Ils sont vraiment la chair de notre chair. Et ils ont apporté à leurs compatriotes comme au vaste monde une révélation nouvelle, – celle d’un petit monde inconnu et profondément original. Ce sera leur éternel honneur. Mais il faut pourtant proclamer cette vérité : la peinture du sol et de ceux qui vivent le plus près de ce sol, ne suffit pas à constituer une grande littérature. Nous avons certes des écrivains qui ont osé pousser leur pensée ailleurs et plus haut. Pour ne citer qu’un mort et qu’un vivant, je nommerai Verhaeren et Maeterlinck. Ils sont peu nombreux. Et il me semble – puissé-je me tromper ! – qu’ils sont moins nombreux aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Les petites sirènes chantent, chantent, chantent !... C’est pourquoi il est bon d’écouter les avertissements du sage Ulysse qu’est M. de Ridder…

    Hugo Verriest (photo G. Gyselynck)

    HugoVerriestParG.Gyselynck.pngSur un point pourtant, ces dernières années nous ont apporté de nouvelles espérances. Plusieurs auteurs délaissant notre terre et nos terriens, nos villages et nos petites villes, ont osé prendre pour modèles les classes élevées et l’étranger. Ce sont la très regrettée Cécile Gilson, avec le Merveilleux Été et le Vase d’albâtre, la comtesse M. van den Steen avec les Papiers d’Aygremont, le vicomte Henri Davignon avec Mon ami français, Henri Liebrecht avec Un cœur blessé ; et voici qu’arrive à l’instant M. Richard Dupierreux avec Certitude amoureuse.

    Ne quittons pas encore les «petits et les humbles ». Car M. de Ridder note à leur propos une chose fort intéressante. Il constate que lorsque les écrivains français de la Belgique décrivent leur vie, ils le font dans l’esprit pessimiste, dur et amer des « naturalistes » français, tandis que les Flamands ne parlent d’eux, le plus souvent, qu’avec la pitié attendrie qui rend si émouvants les chefs-d’œuvre d’un Tolstoï et surtout d’un Dostoïevski. La différence des deux manières méritait d'être remarquée.

     

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    L’architecture du livre de M. de Ridder est bien connue. Il rappelle brièvement les origines de la littérature flamande contemporaine qui succéda à deux cents ans de silence ou de nullité.

    Albrecht Rodenbach

    PortraitRodenbach.pngElle ne commence qu’avec Henri Conscience, – le père, l’ancêtre, – qui « apprit à lire à son peuple » et dans l’œuvre large et abondante de qui se rencontrent quelques petits chefs-d’œuvre, touchants et délicieux. Conscience connut la grande célébrité, ses ouvrages furent traduits dans toutes les langues, et ses meilleurs livres trouvent partout encore des lecteurs. Mais de 1830 à 1880 règne en Flandre « une littérature assez populaire, écrite pour le peuple, pis encore : pour un peuple peu instruit, peu libéré… » Il fallait se débarrasser de ce qu’elle avait, même dans ses manifestations les meilleures, – de provincial, de domestique et d’un peu monotone ». Alors parurent trois hommes, les prédécesseurs du mouvement de Van Nu en Straks, que M. de Ridder appelle ses « parrains » : Guido Gezelle, l’humble vicaire de Courtrai, qui fut un admirable poète, un de ces génies naturels, à la fois simples et subtils, dont l’apparition fait tressaillir le cœur d’un peuple ; Hugo Verriest ; Albrecht Rodenbach, mort à vingt cinq ans, et qui dans sa courte vie trouva le temps de composer « un volume de vers très plastiques, mâles, musicaux et une tragédie sculptée dans le bronze, Gudrun » – Qu’il me soit permis de rappeler qu’Albrecht Rodenbach rencontra à l’Université de Louvain Emile Verhaeren, Emile Van  Arenbergh, Albert Giraud et l’auteur du présent article. Il collabora à leur journal : la Semaine des Étudiants et il publia dans ses colonnes quelques poèmes et d’importants fragments de Gudrun, à l’heure même ou il venaitPortraitHendrikConscience.pngde les écrire. Ainsi travaillaient fraternellement les jeunes poètes flamands et français qui préludaient ensemble à la Renaissance des lettres belges dont ils allaient devenir les ardents ouvriers.

    Henri Conscience

    Après les « parrains », M. de Ridder étudie avec une pénétration remarquable les écrivains qui créèrent la littérature flamande nouvelle. Les romanciers d’abord ; Styn Streuvels en tête, puis Cyriel Buysse, Herman Teirlinck, Karel Van de Woestyne, à qui visiblement M. de Ridder a voué son admiration la plus vive ; enfin les tous brillants écrivains que j’ai déjà nommés, et plusieurs autres encore : MM. Maurits Sabbe et Lode Baekelmans, les romanciers naturalistes, les romanciers populaires et les néoromantiques. Il passe ensuite en revue les poètes, parmi lesquels Prosper Van Langendonck, Edmond Van Offel et surtout Karel Van de Woestyne se signalent par leur maîtrise. Le théâtre et la critique, dans l’œuvre de cette génération, ne se sont pas élevés à la hauteur du roman et de la poésie, selon M. de Ridder, qui rend pourtant un éclatant hommage au savoir et au goût de M. Auguste Vermeylen.

    À la génération de Van Nu en Straks, qui ouvrit triomphalement la Renaissance actuelle de la littérature flamande, – Renaissance que M. de Ridder estime aussi importante que celle du XVIe siècle, – succéda la génération du Boomgaard (le Verger) qu’il appelle la génération sacrifiée. Entre la précédente et la génération de l’heure actuelle, elle se trouve en effet assez écrasée. Elle a cependant des mérites sérieux. Mais, raffinée et dilettante, elle se préoccupa médiocrement d’exercer une action sur le peuple flamand. A signaler un curieux petit livre de Johan Meylander, Fashion, qui préconise une esthétique non seulement de l’art mais de la vie, une culture individuelle libre et raffinée, dût-elle être incomprise, l’art de jouir délicatement de l’existence, de vivre dans une atmosphère de beauté et de distinction.

    Pallieter, rééd. 1975, trad. Bob Claessens

    CouvPallieter1975.pngVient enfin la génération de l’heure présente, la génération nouvelle. Elle se manifeste dans des revues, dont Ruimte (Espace !) fut la première en date (1920-21). Ardente, un peu brutale, semble-t-il, cette jeunesse est « très flamingante », – activiste, dans le sens entier du mot. Elle dénonce la « décadence frivole » et « l’esthétisme passif » de ses prédécesseurs. Pour tout dire, elle est passablement sectaire. Elle estime qu’un « nouveau messianisme » en Flandre, à l’heure actuelle, « est plus nécessaire qu’une forme de décadence adaptée à des loisirs que nous ne pouvons encore nous permettre ». Elle prend le parti de tous les parias et elle se flatte d’exprimer l’idée et le sentiment des masses, « tous les soucis de l’humanité contemporaine à la veille de la révolution qui vient ». Si j’entends bien, elle est plus politique que vraiment littéraire. Tous les extrêmes s’y rencontrent. Les influences subies par ces jeunes auteurs sont avant tout celle des expressionnistes allemands, celle aussi de Guillaume Apollinaire, de Blaise Cendrars et même dès poètes Dada. Pourtant il faut reconnaître qu’ils ont du talent. Les romanciers nouveaux en ont comme les poètes. Mais du milieu d’entre eux se dresse la figure vigoureuse de Félix Timmermans, la jeune gloire de la Flandre. Dès que parut son Pallieteril fut célèbre (1917). Ce roman a bénéficié d’un des plus forts tirages qu’une œuvre néerlandaise ait jamais pu atteindre, dit M. de Ridder, qui ajoute : « Pallieter a été, peu après la guerre, une explosion inattendue et démesurée de joie, de plénitude, de jeunesse. Ce fut la revanche de la vie sur la mort et la tristesse, comme l’éveil païen d’un homme primitif dans un monde las : une forme presque vierge d’esprit et de cœur et dont la chair heureuse, au sang sain et fougueux, dont l’âme satisfaite et exultante clamaient toute la beauté et la bonté d’exister, la frénésie de respirer l’air frais, de marcher dans l’herbe, de nager dans l’eau, de boire et de manger, de danser et de chanter, d’aimer. Sa voix avait le timbre claironnant d’un coq à l’aube. Malgré la simplicité de son esprit, il était émouvant, glorieux à force de griserie heureuse et d’exubérante vitalité. Poème panthéiste à la gloire de tous les sens rassasiés, gonflé de toutes les délices d’un Pays de Cocagne, débordant d’ardentes émotions, riche en plaisirs de la chair et en plantureuses voluptés, c’était là, au lendemain des désastres, un tableau d’une truculence rabelaisienne, comme le plus fastueux des Jordaens transposé dans une littérature retrempée aux sources. Après beaucoup de littérature raffinée, presque déliquescente, c’était tout de même le retour vers la fraîcheur et la liberté, comme aussi vers le désordre et la sauvagerie de la nature, vers une même formule simple, quasi barbare de l’art. »

    Félix Timmermans, 1931 (source : Deutsches Bundesarchiv)

    Bundesarchiv_Bild_102-12722,_Felix_Timmermanns.jpgAprès cet éloge, vient une critiqué passablement sévère. « À le regarder de plus près, ce livre paraît un peu creux… Ce Pallieter débridé… ne manifeste en somme que des besoins assez primaires, des désirs frustes et superficiels d’homme peu civilisé… Il règne dans la vie comme une admirable brute, une bête vigoureuse… Il est un nombril gigantesque dans un ventre pantagruélique, au-dessus duquel il n’y a qu’une toute petite tête !... » « Énorme comédie-bouffe sensuelle », dit encore M. de Ridder, dont cette œuvre choque sans doute les goûts délicats. Mais il est bien forcé de conclure impartialement, – et très justement : Malgré tout « Pallieter reste un des plus beaux livres de notre littérature ». La librairie parisienne Rieder vient d’en publier une traduction française. Les lecteurs français ratifieront le jugement de M. de Ridder sur toute la ligne. Avec ses défauts et ses qualités, ce livre sort violemment de l’ordinaire. Il marque une date dans la littérature flamande.

    Pallieter a déjà fait école. Nombreux sont les petits. Le Pallietérisme (pardonnez-moi !) s’étend comme une contagion. Elle inquiète M. de Ridder et lui arrache un cri d’alarme.

    L’heureux auteur de ce livre en a, depuis, publié d’autres. L’Enfant Jésus en Flandre (1918), Anne-Marie (1922). Par leur sujet et leur décor, ils diffèrent profondément entre eux comme ils différent de Pallieter. Toutefois, d’une manière générale, l’art de M. Timmermans retourne à la vie des campagnes et des petites villes, chère aux écrivains qui précédèrent Van Nu en Straks. C’est un retour vers le passé, dit M. de Ridder. Mais n’est-ce point que la Flandre, qui évolue lentement, trouve encore là le fond véritable de son âme, en dépit des efforts fringants d’une jeunesse qui brûle les étapes ?

     

    Iwan GILKIN

    de l’Académie française de Belgique

     

     

    DeRidderAutographe.png

    dédicace autographe d'André de Ridder

    sur un exemplaire de La Littérature flamande contemporaine

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