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Une fois encore, Francis Jammes... dans une traduction néerlandaise, celle-ci publiée sous le titre (traduit mot à mot) : « Je m’ennuie à mourir ». Elle remonte à l’été 1981 et a paru dans la revue De Tweede Rondeéditée à Amsterdam par la maison renommée Bert Bakker, et placée sous la houlette du slaviste et traducteur Marko Fondse (1932-1999) et de Peter Verstegen, autre traducteur réputé. La couverture de ce numéro de la deuxième année d’existence de ce célèbre périodique littéraire représente Paul Verlaine, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline, dessinés par Bob Tenge (1934-2018). Des figures qui annoncent une guirlande d’écrivains français transposés dans la langue locale, essentiellement à travers des poèmes. Guillaume Apollinaire, suivi de la « Vénus callipyge » de Georges Brassens ; plus loin, Jean Richepin puis un passage en traduction de D’un château l’autre (par Frans van Woerden), Proust, Voltaire, Larbaud, Mallarmé, Benjamin Péret, Queneau, Albert Samain, Verlaine et un Baudelaire accompagné de nombre de dessins.
Du Jammes tiré donc cette fois de De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir par Wiebe Hogendoorn, historien du théâtre né à La Haye en 1936. Cet auteur est aussi connu pour avoir publié nombre de traductions dont Les Tristes d’Ovide. Pour la revue De Tweede Ronde, il a par exemple transposé du français la callipyge de Georges Brassens, deux poèmes d’Albertine Sarrazin, quatre de Jean Pérol et deux du Belge William Cliff.
IK VERVEEL ME DOOD
Ik verveel me dood; pluk meisjes voor mij,
voeg er blauwe lissen uit het berkenlaantje bij,
waar blauwe vlinders dansen in de zonnegloed.
Want ik verveel me dood.
Ik wil ongedierte zien knagen, rood
op kolen, appels (ook wel appelen), bitterzoet -
ik verveel me dood.
Die versjes die ik schrijf vervelen me ook dood
en de blik van mijn hond is totaal idioot
als hij luistert naar de pendule
die hem verveelt zoals ik mij verveel.
Die jachthond met drie oogharen, dat rotsecreet
van een rotpoëet,
is echt een ridicule.
Kon ik maar schilderen. Ik schilderde beslist
een blauwe weide die vol kampernoelies was,
waar naakte deernen dansten in het gras
om een oude wanhopige botanist,
zo'n strohoedmeneer met een trommel (groen)
en een gróót groen net om vlinders in te
doen.
Want ik ben dol op jonge deernen
en op grotesk gekleurde prenten
waarop men een botanist ziet drentelen,
oud en afgemat,
een bergbeek langs, op pad
naar de taveerne.
Quatrième de couverture du numéro de De Tweede Ronde
JE M’EMBÊTE…
Je m’embête ; cueillez-moi des jeunes filles
et des iris bleus à l'ombre des charmilles
où les papillons bleus dansent à midi,
parce que je m’embête
et que je veux voir de petites bêtes
rouges sur les choux, les ails (on dit aulx), les lys.
Voici quelques années, nous avons donné une ébauche de la réception de Francis Jammes dans les terres néerlandophones ainsi que la traduction d’une série d’articles consacrée au poète par un chroniqueur d’expression néerlandaise. Pour ajouter une petite page à ce petit tableau - après la traduction, signée par un certain Berten Fonteyne, de « La Vie », poème qui clôt le recueil Ma fille Bernadette -, voici celle de l’un des poèmes emblématiques du Béarnais : « Prière pour aller au paradis avec les ânes ».
Elle a paru dans Ad interim, n° 1, 1946, périodique publié à Utrecht par les éditions A.W. Bruna & Zoon, qui accordait une belle place à la poésie. Aidé par les circonstances, Ad Interim, revue puis mensuel, compte sans doute dans l’histoire des lettres des Plats Pays parmi les rares organes littéraires à avoir réuni un éventail incomparable d’écrivains de tous horizons politiques et confessionnels.
Au numéro en question ont collaboré quelques-unes des plus grandes plumes des Pays-Bas de l’après-guerre : Adriaan Morriën, Gerrit Achterberg, Godfried Bomans, Pierre Kemp, Hendrik de Vries, Simon Vestdijk… D’autres noms tout aussi parlant pour le lecteur néerlandophone ont été liés à cette publication* qui a vu le jour clandestinement en avril 1944 (la Hollande n’a été libérée qu’en mai 1945) avant d’être absorbée, six ans plus tard, par le plus ancien périodique du pays, à savoir De Gids. Le plus grand poète de l’époque, l’assassin Gerrit Achterberg, a donné des dizaines de poèmes à cette revue.
Côté lettres d’expression française – en quelque sorte un avant-dernier soubresaut de la culture française en Hollande –, on relève, en traduction et essentiellement dans le numéro double 8/9 paru en 1949, du Mallarmé (« L’Après-midi d’un faune »), du Nerval, du Musset, du Baudelaire, du Tristan Corbière, du Verlaine, du Rimbaud, du Moréas, de l’Albert Samain, des rondeaux de Charles d’Orléans, la « Ballade du pendu » de Villon, du Vigny (« La Mort du loup »), du Hugo (entre autres « Booz endormi »), du Paul Valéry, de l’Anna de Noailles, du Guillaume Apollinaire, du Jules Supervielle, du Paul Éluard, du Tristan Tzara, du Louis Aragon, du Henri Michaux, du Édouard Jaguer (poète « surréaliste » qui sera lié peu après au mouvement CoBrA), mais aussi le poème « Jean Giono » de Gerrit Achterberg, un article sur Pierre Emmanuel – signé par le francophile Martin J. Premsela qui propose une traduction du poème « Les Dents Serrées ». Du même chroniqueur, on relève une page sur Histoire d’un été de Michel Davet, une autre sur Lysiane Bernhardt (pour son livre Sarah Bernhardt, ma grand’mère), une autre encore sur Le Jardin délivré, premier recueil de Lucienne Desnoues, des articles sur l’auteur et politicien Jean-Richard Bloch, sur Ernest Florian Parmentier. On recense aussi un essai sur Lautréamont (de Koos Schuur), un autre sur Les Heures claires de Verhaeren, diverses chroniques cinématographiques (par exemple sur La Belle et la Bête de Cocteau) ou sur la peinture (Pierre Bonnard au Stedelijk Museum, Chagall…), de la prose et des poèmes d’Henk Breuker, l’ami de Joseph Delteil, Christian Dedet et Frédéric Jacques Temple (entre autres une traduction du texte « Blaise Cendras » de Temple, un texte sur La Putain respectueuse de Sartre ; un autre sur Mon village a l’heure Allemande de Jean-Louis Bory). Par ailleurs, Ad Interim présente une poignée de poèmes dans un drôle de français de Riet Prager, une Néerlandaise qui, nous dit-on, aurait longtemps vécu en France : « Les neiges et les demi-volontés », « Atone qui me hante » et « Célébration précipitée ».
On doit la traduction du poème de Francis Jammes, qui provient du recueil Le Deuil des Primevères (1898-1900), à Hein de Bruijn (1899-1947), représentant peut-être le plus talentueux de la mouvance liée à Opwaartsche Wegen, revue protestante en vue durant l’entre-deux-guerres, dont il fut l’un des rédacteurs. Né dans une bourgade frisonne, il s’est semble-t-il fait tout seul, échappant par ses efforts à sa modeste condition. Il est l’auteur de recueils de poésie, d’un drame lyrique, d’une réécriture du livre de Job, de traductions de John Donne et de Shelley, ainsi que de proses (quelques nouvelles et deux romans dont l’un resté inachevé). Écartelé entre le milieu auquel il s’était arraché, un travail abrutissant et un milieu artistique où il éprouvait des difficultés à trouver sa place, il décida de rejoindre, après plusieurs dépressions, le paradis des ânes.
Georges Brassens parle de Francis Jammes
GEBED, MET DE EZELS, OM HET HEMELRIJK TE MOGEN BINNENGAAN
Wanneer Gij eenmaal, God, mij roept tot U te gaan,
zo moog’ het zomerland rondom te glanzen staan.
Ik wil, gelijk ik zulks gewoon was op de aarde,
m’een pad verkiezen om in vrede naar de
hemel toe te wandelen, waar daags de sterren schijnen.
Ik neem mijn stok, om barvoets langs de heirbaan te verdwijnen,
en tot de ezels, vrienden van mij, is het dat ik zeg:
zie, hier komt Francis Jammes, naar ’t Paradijs op weg,
naar ’t lieflijk land van God, daar is geen hellevuur,
komt mee, zachtaard’ge vrienden, minnaars van ’t klaar azuur,
mijn arme, lieve dieren, die, als uw oren flappen,
de vliegen opjaagt, de bijen van u drijft en weert de klappen.
Dan wil ik mij temidden dezer dieren voor U buigen,
het hoofd genegen, nederig als deze mij betuigen,
die, hun kleine hoeven naast elkander, altijd blijven staan
met zoveel verootmoediging, dat ’k mij voel aangedaan.
Zo stel ’k mij voor Uw aangezicht, waar duizend oren wenden,
met zulken, wien de korvenvracht gesnoerd werd om de lenden,
of eenmaal in een dartlend wagenspan gevangen,
of opgetuigd voor koetsjes, met verguldsel en gepluimde spangen,
en zulken, met gebutste kannen dravend, voortgedreven,
en opgeblazen dracht’ge ezelinnen, die telkens struikelend ’t bijna begeven,
met, hier en daar verspreid, een enkeling op sokken,
hem ter bescherming tegen bloedbeluste vliegen aangetrokken,
waar anders zo’n blauw, etterend open builtje overblijft.
Laat mij, mijn God, met deze ezels U gemoeten,
en moge ’t zijn geleid door dichte engelstoeten
tot bij de beek in ’t lover, waar wind en kersen kozen,
in een luister als wanneer de jonge meisjes blozen,
en geef, dat ik in ’t scheemrend rijk der zielen
gelijk de ezels aan Uw wateren mag knielen,
wier ootmoed, waar op aarde hun tred in wiegelt,
zich dan in ’t klare wellen van de eeuwige Liefde spiegelt.
Le poème lu par Gilles-Claude Thériault
PRIERE POUR ALLER AU PARADIS AVEC LES ÂNES
Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon Dieu.
Je leur dirai : « Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles. »
Que je Vous apparaisse au milieu de ces bêtes
que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivi de ceux qui portent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en ronds.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je Vous vienne.
Faites que, dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
* Citons les les autres auteurs les plus connus qui ont donné au moins un texte à Ad Interim : Jan Arends, Anna Blaman, J.C. Bloem, Louis de Bourbon, Gerard den Brabander, C. Buddingh’, Frans Coenen, C.C.S. Crone, Cola Debrot, Lodewijk van Deyssel, Mary Dorna, Anton van Duinkerken, Jan G. Elburg, Jan Engelman, le compositeur Rudolf Escher, Robert Franquinet, Jac. van Hattum, Albert Helman, W.F. Hermans, Ed. Hoonik, Alfred Kossmann, Gerrit Kouwenaar, Jef Last, L.Th. Lehmann, Clare Lennart, Vincent Mahieu, A. Marja, Hanny Michaelis, Emiel van Moerkerken, P.H. van Moerkerken, Maurits Mok, Max Nord, Michel van der Plas, A. Roland Holst, Henriëtte Roland Holst, Jeanne van Schaik-Willing, Garmt Stuiveling, Charles B. Timmer, M. Vasalis, Bernard Verhoeven, Simon Vinkenoog, Bert Voeten, Hendrik de Vries, Theun de Vries, Victor E. van Vriesland, Hans Warren, Constant van Wessem… Une palette extrêmement hétérogène (à laquelle il faut ajouter les défunts Multatuli et Willem Paap) réunie par une rédaction de coloration plutôt catholique : Bertus Aafjes, Gerrit Kamphuis, C.J. Kelk, Jaap Romijn et Gabriël Smit ; il s’agissait pour eux d’éditer, uniquement sur une base esthétique, des écrivains privés de support, pour ne pas dire interdits de publications en ces années de conflit. La guerre finie, Ad Interim entendit poursuivre sur sa voie non sectaire et en s’ouvrant à des écrivains flamands et sud-africains. Ainsi voit-on apparaître les noms de Hubert van Herreweghen, Johan Daisne ou encore Karel Jonckheere.
Voici quelques années, nous avons donné une ébauche de la réception de Francis Jammes dans les terres néerlandophones ainsi que la traduction d’une série d’articles consacrée au poète par un chroniqueur d’expression néerlandaise (voir Cahiers Francis Jammes, n° 2-3). Pour ajouter une page à ce petit tableau, voici la traduction libre, signée par un certain Berten Fonteyne, de « La Vie », poème qui clôt le recueil Ma fille Bernadette (poème d’octobre 1909, publié initialement dans la NRF, 1910, n° 12, p. 440-442). Cette traduction a été publiée dans Pogen. Maandschrift der jonge gedachte in Vlaanderen (Tenter. Mensuel de la jeune pensée flamande), novembre 1923, n° 8, p. 248. Les pages suivantes de ce numéro sont consacrées aux Lettres à sa fiancée de Léon Bloy, sous la plume du journaliste Jan Boon. Éditée à Gand, cette revue confidentielle réunissant des auteurs flamands et néerlandais d’obédience catholique – dont des religieux – a cessé d’exister après le deuxième numéro de 1925 ; neuf avaient paru la première année – en 1923 – et douze en 1924. Nous ne disposons d’aucune information sur le traducteur. (D .C)
« Une Vie, une Œuvre » par Paule Chavasse, 13 novembre 2008, France Culture
VAN HET HUIZEKE
Het leven is net ’n heel klein huizeke
dat staat langs den weg, mijn Bernadetje!
’n heel simpel huizeke met grove muren,
vervuld van eerlijkheid,
en in welks hof we druivekes plukken
en hazelnootjes.
Daarna gaan we heen.
Bekijk ’ns goed dat kleine huizeke
met zijn miniatuur-pui;
het is er zoals wij er zijn
en erover heen schuift haastig het getij.
Wat blijft er wel zo al van dat alles
als de laatste stonde heeft ingeluid,
die stonde waarin gelijk een waterstriem
een geknielde schaduw weent?
God.
Enkel God blijft dan nog
God! ’t is te zeggen:
het grote huis waaruit we nooit zullen heengaan.
Het huis waar, op de pui,
de biddende engel, de ogen sluit.
Maar, Bernadetje, terwijl jij in dat leven bent,
leer het goed hoe dat leven is. -
Ken het lijk je een les kent die je aandachtig
tot het einde hebt gevolgd,
en die je geboeid heeft tot het laatste woord.
En als dan je zacht, gewelfd voorhoofdje
op zal staren van dat grote boek
waarin je spelde van het brood dat uit het koren groeit
en van de wijn die uit de druiven druipt,
dan zul je best begrijpen
hoe innig lief dat huizeke is;
dat huizeke langs den weg waarin niets bizonders is
Les vies minuscules de Claude-Henri Rocquet, ainsi pourrait-on caractériser une bonne part des 550 pages qu’offre à lire le premier volume de la poésie complète de ce précieux écrivain qui nous a quitté voici trois ans. C’est à une entreprise colossale que s’est attelé Xavier Dandoy de Casabianca en décidant de publier l’ensemble des œuvres théâtrales et poétiques de celui auquel il a consacré, en 1993, un portrait filmé intimiste : Le Jardinier de Babel.
Trois volumes pour le théâtre : Théâtre d’encre (2017), Théâtre du Labyrinthe (2018) et Théâtre du Souffle (à paraître, préfacé par Jean-Luc Jeener, et qui comprendra l’un des écrits les plus remarquables du Dunkerquois, à savoir Hérode). Trois également pour la poésie : Aux voyageurs de la Grande Ourse sera suivi d’un tome placé sous le signe du Fils de l’Homme, du prophète Élie, de saint Martin et de saint François : La crèche, la croix, le Christ, annoncé pour 2019, et enfin, en 2020, d’un volume réunissant Art poétique (un entretien inédit), Petite nébuleuse et L’arche d’enfance.
En s’adressant aux voyageurs, Claude-Henri Rocquet nous rappelle son attachement à la figure d’Hermès, messager des dieux, mais aussi « patron des voyageurs / et des écritures », symbole de l’échange. La Grande Ourse constitue probablement une allusion au Septentrion, si cher à l’auteur, en même temps qu’une invitation à lever les yeux vers le ciel à l’instar des Rois mages. Les cinq volets d’Aux voyageurs de la Grande Ourse reprennent des recueils pour la plupart introuvables (dont Liminaire, le tout premier, publié en 1962), mais aussi quelques pièces inédites (les cinq poèmes de « Jardin carré »), ainsi qu’une section vide intitulée « Chemin », texte malheureusement resté non écrit.
D’une veine souvent narrative, les poèmes de Claude-Henri Rocquet ne s’inscrivent pas forcément plus dans le registre « poétique » que ses œuvres en prose, si ce n’est que la rime y est bien plus présente. Dans ses moindres écrits, mots et syllabes revêtent sans manquer une couleur particulière, touches précises apposées par sa main de peintre. Parmi les pages les plus denses d’Aux voyageurs de la Grande Ourse se dégagent d’ailleurs maintes proses poétiques, celles du Livre des sept jardins ou encore les miniatures de L’Auberge des vagues, d’un équilibre rare : « Entre ici par la brèche du matin. L’assemblée des invisibles se revêt de rameaux et d’écorce pour ta venue. Tu voudrais que ta parole soit parfaite mais elle suffit. Tout se décide à l’improviste. Les jours anciens sont la nourriture du feu. » Un coloris régi par les « r », en lien notamment avec les poèmes non rimés du tout premier cycle de 1962, « Rupestres » (« Beaux minéraux, pères de profondeur », « Taciturnes, ascètes rudes, rochers ! »).
Des vies minuscules disions-nous, sous l’égide d’Hermès. Des vies qui se profilent sur un arrière-plan autobiographique – Claude-Henri Rocquet ne se cache pas derrière son sujet, il amarre certaines évocations au lieu-même où il réside (rue de la Clef, Gordes…). Minuscules ? celle du serviteur d’Hérode qui lave le plat ayant recueilli la tête de Jean-Baptiste, celle d’un mort anonyme à la morgue, celle de maints objets, animaux, éléments de la nature, plume et feuille, fer et rouille, vague… Autant de petits hommes et de petites choses qui côtoient grands noms et grands événements mythologiques ou bibliques. À l’image d’Hermès, figure de l’herméneutique, le poète relit, redit, réécrit en effet des scènes transmises par les œuvres dans lesquelles s’ancre l’Occident, ne redoutant pas de faire de Salomé une sainte, reliant passé lointain et époque moderne, premiers pas de l’enfance et ultime souffle, rapportant chaque épisode au sort de chacun selon une vision qu’il a pu exposer dans un autre livre, la Vie de saint Françoise d’Assise selon Giotto : « Le royaume des cieux n’est pas ailleurs, lointain, futur, impalpable comme un songe, il est parmi nous, il est en nous comme notre souffle et notre sang. »
Ami des humbles et des objets, fidèle à des frères de plume et à d’autres créateurs qui surgissent sur certaines pages, l’écrivain arpente ses « chemins de songe » non sans savoir que le parcours est aussi lutte : « Démon de mort au cœur de perle / J’écarterai tes flammes et ta suie / Comme l’hiver on brise au lac le gel. » L’espérance de la révélation du mystère, cependant, demeure :
La récente livraison papier des Carnets d’Eucharis, la quatrième, offre, en ce printemps, dans une composition que l’on doit à Alain Fabre-Catalan et Nathalie Riera, une gerbe colorée où le présent voltige, le passé refleurit, où bien des muses sont chantées.
Tout un bouquet de poètes à l’honneur… de l’Italie à l’Autriche, du Portugal aux Pays-Bas, des États-Unis à la Suisse, de l’Équateur à la Belgique… dans le sillage de Charles Racine (un hommage d’une trentaine de pages), ami de Paul Celan, de Jacques Dupin, mais aussi de Giacometti : « Il y a un parallèle à faire entre la manière dont Charles Racine considère la poésie, son rapport particulier au langage, et la démarche d’Alberto Giacometti dans son approche de la matière en tant que sculpteur, avec cet art de l’effacement où s’exprime le regard incisif qu’il porte sur le réel, ‘‘questionnant le proche et le lointain’’ dans la ‘‘discontinuité’’ qui en est le véritable ‘‘moyen d’approche et de saisissement’’. Aux spéculations abstraites touchant à la création, Giacometti opposait ‘‘l’intensité d’une vie entièrement possédée par la recherche de la vérité’’, ce qui ne manqua pas d’interpeler Charles Racine que l’on peut imaginer pris par ‘‘cette âpreté, cette émotion, cette évidence’’ qui se dégageait de ‘‘la geste’’ du sculpteur autant que de l’écrivain qu’il avait devant lui. »
Des « portraits » comme autant de miniatures d’où se dégagent en particulier des figures féminines évoquées avec tendresse et pertinence (Danielle Collobert, Sophia de Mello Breyner Andresen, Gaspara Stampa, Margherita Guidacci…) ; se profile alors, au fil d’un entretien, une esquisse d’autoportrait du poète/éditeur Claude Chambard avant celui, sur papier glacé, du cinéaste Pip Chodorov.
Quelques brèves proses, quelques vers en français puis, entre une « Petite anthologie d’écrits contemporains sur les arts visuels et audiovisuels » et des « Notes, Portraits & Lectures critiques », un cahier « Traductions » – qu’annoncent d’ailleurs bien plus tôt les pages consacrées à Hilde Domin – où la langue néerlandaise, grâce Gerry van der Linden et Peter Holvoet-Hanssen, occupe une belle place. Vers en version originale et en version française.
Lecture avec P. Holvoet-Hanssen, février 2016
Au chevet d’une corneille blanche
in memoriam Anny Hanssen, ma mère
La kermesse, à Ruisedele, est à l’arrêt, aussi le vent pousse
saint Nicolas vers l’Espagne, gélifie le ciel rose en brume
tout s’enténèbre au-dessus de la manufacture de morts où j’écris
Vois s’élever des panaches de fumée, maman gît fiévreuse
sous la muzak qui sifflote Winchester Cathedral, maintes pensées
pareilles à des grenades de mortier, yeah where is my mind
Les gargouillis, les bip-bip, l’attente du couic – me souviens
avoir vu des chats tomber des arbres, des morceaux humains
rassemblés par une horde de gosses, dépêche-toi de finir
ton poème, pas un quidam ne le lira si ce n’est toi et moi
Vers perce-neige figés sur la tige de la rose, aussi ôtez
ces gants d’examen, les masques, poussez-moi ce moniteur,
la tension artérielle de ma mère reste bloquée sur zéro –
je suis pas à plaindre répétait-elle sans cesser de se tordre
de douleur – elle s’envole dans un banc de poissons qui fait des feux d’artifice
Je le savais dit sa petite-fille blanche ébouriffée : cette nuit
y avait une araignée noire sous mon lit, grosse comme une baraque
toute vide, qui sait si y a pas une planète pour les morts
La foire est dans le noir, autos tamponneuses qui tournent autour
de la lune, près de l’ascenseur un homme qui a perdu femme et enfants
dans les environs de Ruiselede où sournoises les étoiles brasillent