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  • Plus jamais d’après la Nature

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    Un essai de Paul Demets

      

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    Paul Demets (photo : HLN)

     

    « Plus jamais d’après la Nature » est un texte écrit par le poète belge Paul Demets à la demande de Passa Porta, maison internationale des littératures à Bruxelles, dans le cadre d’Ecopolis 2020

    (18 octobre, Kaaitheater).

     

    Le poème « Le temps qu’il fait » figure en langue originale dans

    l’anthologie Zwemlessen voor later publiée fin octobre 2020

    aux éditions Vrijdag à l’initiative du collectif www.klimaatdichters.org.

     

     

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    Plus jamais d’après la Nature 

     

    « Ça suffit ! s’exclame-t-on en cette ère covidienne. On est enfermés depuis trop longtemps. Allons faire une balade dans la nature. » Mais existe-t-elle bien, la Nature ? Si je la gratifie d’une majuscule, c’est parce que, j’en ai bien peur, nous l’absolutisons, parce que nous voyons en elle un sanctuaire, un refuge, un abri, un salon de massage tant pour le corps que pour l’esprit.

    Des romantiques tels que le philosophe franco-suisse Jean-Jacques Rousseau et le poète britannique William Wordsworth ont tenté de jeter un pont entre elle et l’homme. Mais était-ce vraiment nécessaire ? Nous arrive-t-il de ne pas être reliés à la nature ? Pour l’être, nous faut-il impérativement courir les bois et les champs, gravir des collines ? Sommes-nous tous des promeneurs qui, à l’instar du Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1817-1818) – le tableau emblématique de Caspar David Friedrich –, s’aventurent dans la nature ?

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisSommes-nous ce solitaire perché sur un sommet, face à une mer de brume et des chaînes de rochers, dominant un paysage qui revêt un caractère sublime de par son immensité écrasante ? Contemplons-nous quelque chose qui existe en dehors de nous-mêmes ? Est-ce vraiment le cas ? Ne vivons-nous pas plutôt en permanence au milieu de l’environnement qui est le nôtre ? La nature ne saurait être l’Autre, une personne à qui nous rendons visite quand nous en éprouvons l’envie. On dirait bien un canevas sur lequel nous projetons nos humeurs. Une personne censée nous sauver de notre solitude, censée nous guérir. Donnez-moi la nature bien plutôt que la Nature ! À mes yeux, le plantain lancéolé sur le bord des routes fait lui aussi partie de la nature. Ne nous aide-t-il pas, au reste, à combattre certaines affections cutanées ?

    Pourquoi, d’ailleurs, toujours en revenir à la dichotomie entre ville et campagne, entre culture et nature ? Faut-il se tenir en haut d’un rocher pour voir cette dernière ? N’est-elle présente que dans les régions rurales ? Désigné « poète rural de la Flandre orientale » pour la période 2016- 2019, je suis parti à la recherche de la nature dans les campagnes en question. J’ai vu beaucoup de prés où paissaient naguère des vaches. Ce sont à présent des parcelles bien délimitées où les chevaux attendent leurs cavaliers du dimanche. J’ai visité des fermes industrielles. Elles ressemblent à des usines. J’ai vu tourner les pales géantes des éoliennes. J’ai emprunté les sentiers de randonnée d’espaces protégés, bien signalisés. Les panneaux offrent des informations sur l’histoire de ces paysages en grande partie disparus. J’ai appris qu’on y a réintroduit certains arbres et arbustes menacés. Là, je n’ai pas trouvé la Nature. Ne l’ai plus retrouvée. Mais nombre d’éléments de la nature, si. Heureusement d’ailleurs.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisJe crois en la Dark Ecology telle que la conçoit le philosophe britannique Timothy Morton dans son livre éponyme : si nous tenons à conserver une planète habitable, il convient de revisiter la notion de « nature ». De renoncer à la distinction entre « le naturel » et « le non naturel ». Sans doute serions-nous mieux lotis si nous évaluions l’interaction entre l’organique, le biologique et le technologique, chacun ayant une valeur en propre. En l’espèce, je renvoie à l’ontologie orientée vers l’objet de Graham Harman. Selon cet auteur, tous les objets, humains comme non humains, se valent.

    À juste titre, Timothy Morton avance qu’il nous faut dépasser le « corrélationnisme », cette conception selon laquelle tout tire son droit à exister d’un rapport à l’intelligence humaine ou au langage. Ceci alors même que tant de choses nous échappent. Et n’est-ce pas beau d’ailleurs ? Il s’agit de la beauté du déclin, de la déchéance, de la laideur. Toujours selon Morton, nous sommes reliés à tout ce qui nous entoure. Cesser de regarder la nature en la tenant systématiquement à distance nous permettra de prendre conscience que nous avons perdu tout véritable contact avec elle. Nous nous sommes élevés au-dessus d’elle.

    En conséquence, il convient de renoncer à opérer une distinction entre les formes de vie humaines et celles non humaines. Il me semble qu’il s’agit là de la meilleure façon de se défaire de l’anthropocentrisme. Parler de la différence entre la nature et ce qui ne relève plus d’elle ne fait désormais plus sens, pour la simple raison que la nature cesse peu à peu d’exister. Ne la détruisons-nous pas par notre mode de vie, en toute conscience des conséquences désastreuses qu’il implique ? Les rapports climatologiques en disent long sur la situation. Or, tout le monde sait ce qu’il faut faire. Mais on traîne, on nie les choses, on détourne le regard. D’ici quelques décennies, il ne restera plus rien de la Nature. Apparemment, c’est ce que nous voulons.

    De hazenklager, récent recueil de P. Demets

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisMalgré tout, il existera encore de la nature. Nous vivons toujours plus sur un terrain postindustriel pollué, nous dorant la pilule au milieu d’un bric-à-brac qui traîne partout, ceci parmi une magnifique végétation exubérante et envahissante de joncs des bois, de souchets tubéreux, de grands hochets jaunes, de berces du Caucase, de crételles des prés, de robiniers, de peupliers de Hollande… C’est ce que je voudrais appeler la re-nature : un nouveau type de nature qui naît sur nos détritus et au milieu d’eux. Des cellules qui prolifèrent dans un incubateur. Plus sensuel, tu meurs. Un écosystème est en train de germer, de se disséminer et de se réinventer, un scénario catastrophe annonçant la fin de la Terre. Un environnement voit le jour, au sein duquel nous vivons et dont nous ne sommes plus le centre, quand bien même nous persisterions à penser le contraire. Ceci pendant que les mousses envahissent joliment les murs, que les herbes poussent dans les fissures de l’asphalte, que les branches soulèvent les tuiles et que le lierre colonise le béton… Qu’y a-t-il de mal à ce qu’un arbre pourrisse à l’endroit même où il s’est affaissé ? Il constitue un riche apport nutritif. Ou comment croître sur l’humus du déclin, de la déchéance…

    J’aime la végétation qui pousse sans retenue là où elle n’a pas sa place. Voilà pourquoi l’œuvre de Lois Weinberger, décédé le 21 avril dernier, me tient tant à cœur. Prenez sa création Brennen und gehen (1992). À Salzbourg, dans la rue, il a ôté des dalles pour faire pousser des plantes qui font référence à la brûlure et à la marche : l’ortie et le chénopode (littéralement patte-d’oie). Restait aux piétons à s’écarter du trottoir. Force leur était de porter un regard neuf sur cette végétation qui se substituait à la pierre, au béton. Cet artiste autrichien montrait une prédilection pour les « plantes rudérales », celles qui poussent dans un milieu modifié par l’activité ou la présence de l’homme : terre-plein central, ballast (photo ci-dessous), friches… celles qui, dans leur entêtement, symbolisent la liberté de l’imaginaire. Elles sont un « non » à l’ordre que nous voulons instaurer partout, y compris dans la nature. Ainsi que le formule Weinberger : « Étant indomptée, la végétation sauvage qui fleurit sur des terres incultes post-industrielles et à la périphérie des villes, est plus ‘‘naturelle’’ que les zones étroitement contrôlées de la ‘‘naturalité’’ de la société actuelle. Les plantes rudérales sont la sous-classe omniprésente du monde végétal, la ‘‘masse’’ prête à percer à la surface de la ville en toute occasion et à briser le contreplaqué de la stabilité et de l’ordre humains. »

    L’Autrichien plaide en faveur d’un trop peu d’attention à la nature. En effet, laissons la nature faire à sa guise. Il ne faut pas, me semble-t-il, forcer dans une direction donnée ce qu’elle a en propre.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisUne telle démarche suppose de se débarrasser du séculaire sentiment de supériorité que nous cultivons à son égard, plus encore depuis le siècle passé. Il est devenu impossible d’écrire ou de peindre « d’après la Nature », de créer des œuvres qui la restituent fidèlement, puisque la Nature existe dans de moins en moins d’endroits. On l’a soit complètement bridée, soit polluée. Mais il ne s’agit pas moins de nature. Dès lors, que pouvons-nous encore faire ? Hausser les épaules avec résignation si jamais nous renonçons malgré tout à révolutionner radicalement nos vies, si nous continuons à soutenir l’industrie polluante et l’énergie nucléaire, à gagner mille destinations en avion, à épuiser les sols, à assécher la terre pour nous procurer gazole et essence ? Chercher à comprendre, à mettre des mots sur les choses de la nature ? Nombre d’entre elles échappent en réalité à notre capacité intellectuelle et à nos tentatives de les cerner par le moyen du langage.

    Que nous reste-t-il alors ? Raconter. Reraconter. Re-narration de la re-nature. Tout en étant des témoins oculaires engagés qui s’identifient aux multiples objets qui nous entourent – plantes, animaux, personnes, murs en béton, acier rouillé, fûts de pétrole vides… Dans son livre Les Trois écologies (1989), le psychanalyste et philosophe français Félix Guattari nous dit que l’« écosophie » est nécessaire : un art de penser, une manière d’agir et d’agencer qui offrent une façon alternative d’expérimenter notre environnement, laquelle nous donne d’établir un nouveau rapport avec lui. C’est ce que je voudrais moi aussi défendre à travers ces lignes.

    paul demets,poésie,belgique,flandre,traduction,daniel cunin,écologie,passa porta,ecopolisRien ni personne ne vaut plus que telle autre chose ou telle autre personne. Chaque cellule vivante, qu’il s’agisse de celle d’un être humain, d’un animal ou d’une plante, mieux vaut la considérer comme un agent de même valeur que les autres, un agent qui crée son propre monde vivant. Tout recèle une intelligence spécifique. Laisser la nature opérer à sa guise, c’est se donner d’observer et de décrire ce qu’elle gagne en rudesse, mais aussi la beauté de cette rudesse, la façon dont les agents se réinventent organiquement, germent, prolifèrent tout en en parasitant d’autres. Se donner d’observer et de décrire combien tout est inventif à travers les pulsions de reproduction et de destruction. De la sorte, notre environnement devient un espace de dialogue avec tout ce qui vit dans la nature. Un véritable espace de discussion où toute hiérarchie est abolie.

    Où glorifier le grouillement des scarabées.

     

     

     

    Le temps qu’il fait

     

    Un beau jour des scarabées dans leur chambre nuptiale vert brunâtre

    une opinion emmoussée une remarque étouffée. L’orchidée

    se dissout dans le sol, la puccinellie s’étiole vert chaux. La fougère

     

    préserve à peine ses nervures. Les moucherons se saoulent

    de la blettissure. On gratte des cratères. S’accouple un cri

    de délivrance. Devient scarabées. Pour les pins, ça ne change plus

     

    rien gris vert. Seuls les papillons noirs survivent.

    Dans l’obscurité, on attend que les saisons se déshabituent.

    On agrippe, trame de tout et rien sous la carapace,

     

    refusant d’être plus longtemps couchés dos à dos.

    Oh ! je pourrais te croquer ! Entre-temps, le temps qu’il fait

    une fois de plus nous perturbe. On en sue. Frottement d’ailes :

     

    une sorte de chant. Chitine.

    Les choses empoissent le réel.

     

                                          Paul Demets

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

    merci à Piet Joostens

     


    Le même poème lu en néerlandais par Paul Demets

     

     

  • Une sortie avec Dr Pepper

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    Un récit de Carmien Michels

     

     

     

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    Le « rapprochement social », par le biais de rencontres entre auteurs et lecteurs, fait partie de la mission de Passa Porta. En cette période de « distanciation sociale », Passa Porta tient à la remplir de façon virtuelle. Le magazine en ligne propose donc une série d’« Avis à la population », rédigés en cette période de crise par des auteurs de Belgique et d’autres pays. À cela s’ajoute pour vous la possibilité de visionner des entretiens vidéos Meet the Author et de découvrir de nombreux textes ou traductions inédits. Sans sortir de chez vous.

     

     

     

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littératureCarmien Michels (1990) est une autrice et performeuse belge qui enseigne au Conservatoire d’Anvers. Elle évolue entre planches et plume, entre monde urbain et univers classique. Son premier roman We zijn water (Nous sommes eau, De Bezige Bij, 2013) a été nominé pour le Debuutprijs et le Bronzen Uil. Son deuxième roman Vraag het aan de bliksem (Demandez-le à l’éclair, 2015) et son premier recueil de poèmes We komen van ver (Nous arrivons de loin, 2017) ont paru aux éditions Polis. Connue comme slameuse, elle participe au projet Versopolis et a été, par ailleurs, l’une des ambassadrices littéraires dans le cadre d’Europalia Romania. Le poète et romancier flamand Stefan Hertmans dit d’elle qu’elle est « un Johnny Cash féminin, puissant, à la personnalité très marquée, qui exprime une forme d’engagement peu courante ».

     

     

     

    Avis à la population (20)

    Une sortie avec Dr Pepper

     

     

     

    J’éprouve le besoin de remporter de petites victoires. En cette époque plus que jamais :

    Débarrasser mes cheveux de leurs nœuds.

    Accrocher un drap blanc à la fenêtre.

    Acheter de l’espace de stockage supplémentaire pour mon compte Gmail.

    Capter des yeux doux au supermarché.

    Dévorer un bouquin. Un deuxième. Un troisième.

     

    C’est peut-être pour cela que tant de gens se sont mis à la pâtisserie.

    Cuire du pain, odeur d’une petite victoire.

    Fabriquer un nichoir.

    Mettre du terreau au pied des plantes.

    Acheter un nouveau coupe-ongles.

    Un whisky qu’on n’a encore jamais goûté.

    Se précipiter chez l’esthéticienne.

    Apprendre un poème par cœur.

     

    Au-dessus de ma tête, dans le nichoir, les oisillons pépient toujours plus fort. Sous une chaise de la terrasse, la chatte se tient aux aguets. De temps en temps, elle se faufile à pas de loup jusqu’à la table puis bondit sur la clôture, à côté de l’échelle d’incendie – le poste d’observation où, entre deux béquetées de chenille ou de vers dont ils nourrissent leur progéniture, papa et maman mésange bleue se posent un instant. La chatte papote avec les oiseaux et avec moi. Je crois qu’elle a oublié d’être chat et qu’elle s’essaie avec enjouement à parler une nouvelle langue.

     

    Voici deux semaines, la veille de la réouverture des magasins, je me suis promenée avec un ami dans les rues dépeuplées d’Anvers. On est passés devant de magnifiques façades que nous n’avions encore jamais remarquées. Dans le meuble frigorifique d’un night shop, parmi de nombreuses cannettes, il y avait un Dr. Pepper.

     

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    « Ça fait une éternité ! je me suis exclamée en rayonnant de joie. Je devais avoir 16 ans !

    - C’est sucré à vomir, a fait mon ami. Ça a le goût du sirop pour la toux qu’on donne aux gosses.

    - Je l’achète quand même. Je peux pas résister.

    - Dans ce cas, je prends une Desperados. »

     

    On était tout excités. De pouvoir faire quelque chose dehors. Le sentiment de conquérir, de réaliser un truc dont on pouvait tirer de la fierté. Alors que le soir tombait, on a fureté dans le parc Roi Albert. Sur un nichoir suspendu à un arbre, quelqu’un avait peint : « Restez chez vous. »

     

    À l’autre bout du parc, devant le centre de fitness fermé, trois adolescentes faisaient des exercices. À un mètre et demi l’une de l’autre, du moins à une distance qu’elles considéraient comme telle.

     

    « Viens », j’ai dit.

     

    On a posé nos cannettes sur le rebord en pierre d’un parterre de fleurs. On s’est étirés. On a mouliné les jambes. Fait des abdos et des pompes.

     

    « Je suis un peu bourré, a dit mon ami alors qu’on s’était remis à marcher.

    - Moi aussi.

    - Dansons alors. »

     

    On a écarté les bras, on s’est déhanchés et on a twerké contre les pare-chocs des voitures. En pouffant. Des fenêtres se sont ouvertes. Une voix d’homme a donné le ton, d’autres l’imitant bientôt. Tout à coup, on s’est retrouvés au milieu d’une cacophonie de chants de Juifs orthodoxes qui, en quête de Yahvé, se trouvaient les uns les autres. On a dansé un slow sur la chaussée comme un couple sur la piste d’une boîte de nuit, mais sans se toucher.

     

    À la bifurcation, on s’est dit au revoir.

     

    « Ça m’a manqué.

    - Quoi ?

    carmien michels,passa porta,avis à la population,traduction,poésie,flandre,belgique,littérature- Juste ça, a dit mon ami. Faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu. Un truc qu’on ne contrôle pas. Se laisser surprendre. Au bon sens du terme. Pas par le mixeur qui refuse de marcher ou par le gâteau qu’on sort du four, complètement raté. Ni par sa petite copine qui a un mauvais jour. Un truc palpitant. Qui sort de ce qu’on fait machinalement tous les jours à la maison.

    - C’est vrai. »

     

    Le vent jouait avec un drap suspendu au-dessus d’un café fermé. Sur l’appui de la fenêtre étaient alignés dix ours en peluche. Aucun ne tenait une bière.

     

    « Une invitation à un câlin.

    - Impossible.

    - Il doit quand même bien y avoir un moyen de se serrer dans les bras l’un de l’autre sans courir le moindre risque. »

     

    Tout en parlant, on levait les yeux sur le drap, on échangeait des regards.

     

    « Peut-être qu’on peut y arriver en s’enroulant chacun dans un drap comme dans une sorte de préservatif géant. »

     

    En me marrant à cette idée, serrer dans mes bras des amis, des membres de ma famille, pourquoi pas ma grand-mère, séparés les uns les autres par plusieurs draps, je me suis éloignée. Entourée par les ténèbres, par les prières qui m’apparaissaient à présent familières. Au loin, une clarté d’un rose tendre illuminait les toits de la ville, à croire que des cracheurs de feu s’entraînaient sur les bords de l’Escaut.

     

    Cette gamine n’est pas encore couchée ? je me suis dit. J’approchais d’un immeuble où, derrière une fenêtre du premier étage, une fillette de plus ou moins huit ans, la tête en appui sur les coudes, fixait le vide.

     

    Elle a posé sur moi un regard trop vieux pour son âge. Peut-être n’avait-elle pas de chat avec lequel papoter, pas de livres dans lesquels vagabonder. Peut-être pleurait-elle son grand-père ou sa grand-mère. Ça nous échappe.

     

    J’ai ralenti le pas, lui ai adressé un signe de la main. Apeurée, elle s’est tout de suite éclipsée. Laissant le rideau se balancer doucement. Puis elle est réapparue. Elle m’a renvoyé mon salut d’une main timide, un sourire pondéré aux lèvres. Une lueur triste habitait ses yeux. Ça nous échappe tout simplement.

     

     

    Carmien Michels, mai 2020

     

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin