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  • Rêverie dans Amsterdam

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    La carte postale de Francis Carco

     

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    Le premier jour du printemps 1951, Florentin Mouret publie à Avignon les 150 exemplaires hors commerce de l’édition originale de Rêverie dans Amsterdam (avec une carte postale extraite de « La romance de Paris »). Il s’agit du troisième petit volume de la collection « Pour F.M. et ses copains » qui en comptera quatorze (1950-1961). Célèbre chansonnier, l’auteur de cette trentaine de pages, Francis Carco (Nouméa 1886 - Paris 1958), a aussi été un écrivain prolifique qui a connu un succès sans pareil durant l’entre-deux-guerres. Rêverie dans Amsterdam a été écrit à la suite d'un séjour qu'il a effectué dans la capitale néerlandaise au milieu des années 1930 ; la revue Les Marges en a donné le texte le 10 mai 1935. C'est à la même époque que Carco concevra Brumes - qu'il considérait lui-même comme son meilleur roman - , « qui a pour décor le quartier des marins et des prostituées d'Anvers » (1).


    amsterdam,anvers,littérature,poésie,francis carcoLe jour où il monte dans le train qui va le conduire à Amsterdam, il emporte la réédition de 1883 d’un guide voyage pour le moins singulier :
    Le Putanisme d’Amsterdam (1681), « certainement un des plus curieux livres écrits sur les mœurs des prostituées » précise l’éditeur. Mais une fois sur place, au début de la nuit, l’idée d’entrer dans des lieux de réjouissances n’effleure pas cet homme qui a vu de près les bas-fonds de bien des villes ; il préfère arpenter les rues désertes de la ville sous la pluie. « L’eau du port, elle aussi, luisait sous les feux des pylônes, d’une trouble phosphorescence et, par-dessus la ville, au milieu des vapeurs, le ciel apparaissait si rougeoyant qu’on en éprouvait à la fois une crainte et un plaisir. Heureusement, comme dans toute cité moderne, le timbre des tramways prolongeait ses rassurants appels. » Dans son récit un peu décousu, mais écrit dans une prose limpide, Francis Carco opère plusieurs comparaisons entre ce qu’il voit et les souvenirs qu’il garde de la Chine.

    Le Hollandais qui lui sert de guide préfère évoquer les tulipes que les « coupables divertissements » ; cet homme sur lequel on apprend peu de choses l’amène à dire : « Les Hollandais ont ceci d’excellent qu’ils ne vous promettent jamais rien de rare au cours d’une randonnée nocturne. Ils sont trop avisés pour compter sur la chance. Mais quand l’occasion se présente, ils savent mieux que personne en tirer parti. » Vont-ils tous deux tirer parti de cette promenade qui finit, malgré la résolution prise, à l'ombre de l’Oude Kerk ? « La rue tourne autour de l’église et, dans de petites loges qui se succèdent jusqu’à ne plus presque former qu’une succession ininterrompue de maisons de plaisir, des filles guettent les passants de derrière les carreaux. (…) Quelques-unes de “ces dames” vidaient des chopes de bière ou tricotaient, les yeux baissés. On les eût prises, à leur réserve, pour de dignes ménagères attendant, sous la lampe, le moment de gagner leur lit. Sans la musique des bars et sans l’étrange exhibition, derrière les vitrines, de toutes ces créatures qui ne semblaient en rien participer aux complicités du dehors, j’aurais pu me tromper. Jamais encore, nulle part, je n’avais constaté pareille hypocrisie. Et, pensant à l’auteur du petit livre sur Amsterdam, je me disais qu’avec lui, j’aurais eu, à n’en pas douter, la clef de ce mystère. Mais peut-être n’y avait-il pas de mystère. Il suffisait d’entrer dans l’une de ces boutiques pour que la femme, tirant le verrou et laissant retomber le rideau, changeât subitement de visage et se comportât comme partout.

    biographie de Carco par J.-J Bedu, éd. du Rocher, 2001

    CouvCarco.jpgOr, je n’éprouvais guère l’envie de tenter l’aventure. Grasses ou maigres, blondes ou brunes, aucune de ces marchandes n’arrivait à me décider. Elles faisaient partie d’un décor au même titre que leurs lumières tamisées de soie rouge, leurs coussins de couleur et la musique violente des bars. Plus je les observais, plus je concluais qu’il fallait accourir de loin vers elles et les voir au travers de sa propre imagination pour les parer de quelque attrait. Le vieux proverbe qui prétend que “l’amour est comme les auberges espagnoles : on y trouve ce qu’on y apporte”, prenait ici sa pleine signification. Près de ces femmes, dans l’étroit univers confortable dont elles étaient la fleur, on devait percevoir la sourde rumeur de fête foraine qui emplissait le quartier. On devait également savourer la tiédeur de leur gîte et, en même temps qu’on entendait la pluie crépiter aux carreaux, songer à la rue froide, glissante, dont les pavés et les trottoirs, les maisons grises, les courants d’air et l’inexprimable atmosphère de solitude n’étaient, à la fois, si lointains et si proches, que les sombres éléments d’un drame auquel, pour un moment et par miracle, on venait d’échapper. »

    Citons encore une strophe du poème « Carte postale » qui ferme cette Rêverie dans Amsterdam :

     

    Rappelle-toi, dans Amsterdam,

    La dernière nuit de l’année,

    Toute la ville illuminée

    Et le long raclement des trams.

     

    (1) Cf. Francis Carco, Romans, édition Jean-Jacques Bedu et Gilles Freyssinet, coll° Bouquins, Robert Laffont, 2004.

     

     

    Qui es-tu Francis Carco ?



     

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  • Adriaan van Dis : fichues promenades

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    Un promeneur en vidéo

     

    Le romancier Adriaan van Dis nous parle de son roman

    Le Promeneur (Gallimard, 2008)

    et de Paris, plus grande ville africaine hors de l’Afrique

     

     

     

     

     

    Les livres d'Adriaan van Dis en français : ICI & ICI

     

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    LE MOT DE L'ÉDITEUR

    Mulder, un Néerlandais d'une soixantaine d'années installé à Paris, mène une vie de rentier bien ordonnée, entre son appartement impeccable et ses sorties vespérales quotidiennes, quand surgit sur les lieux d'un incendie un chien qui va transformer son rapport au monde. L'animal, un bâtard sans nom ni maître, bouscule ses habitudes d'homme maniaque et solitaire, et le détourne de son itinéraire de promenade immuable pour lui révéler cet autre monde, celui des exclus, de la rue, des squats. À ses côtés, Mulder va rencontrer Ngolo, Le Chinois, Madame Sri, Fanta, le père Bruno…, et se heurter à toutes les difficultés que soulève le désir de venir en aide, de «faire quelque chose».
    Adriaan van Dis dresse un tableau sans concession ni complaisance d'une réalité qui dérange, dans un roman où cohabitent avec bonheur un humour omniprésent et un immense besoin de croire en l'homme, d'espérer le meilleur.

     

    Un livre à conseiller avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il est remarquablement écrit. Adriaan van Dis a un talent fou pour trouver des formules percutantes et parfois féroces. Certaines descriptions de personnes abîmées par la vie et l’évocation des horreurs du monde sont parfois crues mais jamais misérabilistes. L’humour et un immense besoin de croire en la bonté l’emportent.

    Chantal Joly, Revue Quart Monde, n° 207, 2008.

     

    couvwandelaar.jpg

    l'édition originale : De wandelaar, Augustus, Amsterdam, 2007

     

  • Un traducteur de Louis Couperus

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    Paul Eyquem, traducteur de néerlandais

     

     

    Déclaré mort à l’âge de 7 ans par le médecin, Paul Louis Bernard Eyquem (Canterac, 4 mai 1875 - Lafarde, 1er octobre 1940) est sorti de cette mort apparente, pour réclamer une pomme, alors qu’on veillait sa dépouille. Plus tard, après avoir obtenu un diplôme de bachelier ès-lettres dans la région bordelaise, il devient militaire. Ses ambitions littéraires l’amènent a publier sous le pseudonyme H.P. Harlem (un long poème, « Le Cygne », Revue Blanche, 1er septembre 1898, p. 71-76 après une chronique un peu plus tôt dans cette même revue – vol. 16, p. 319-320 ; un autre poème intitulé « Impressions » dans L’Ermitage, 1899, vol. 18, p. 420-421 ; « À la plus pure », L’Ermitage, 1903, vol. 27, p. 282-285…) ou encore à fréquenter les « Mardis » de Mallarmé, côtoyant à l’époque Heredia, Huysmans, Henri de Régnier… Il semble que l’on ait gardé bien peu d’œuvres de sa main.

    Vers 1900, il s’établit à Utrecht pour enseigner à l’école Berlitz avant de bientôt donner des cours privés de français et des conférences, dont certaines dans le cadre de l’Alliance française, sur Verlaine, Rimbaud, Gérard de Nerval, Laforgue… ; ainsi, au début de l’année 1906 tient-il une série de 6 conférences dans sa ville d’adoption sur les thèmes suivants : L’Artiste et la Société ; Un conteur : Villiers de l’Isle Adam ; Un penseur : Le Comte de Gobineau ; Un sculpteur : Auguste Rodin ; Un peintre : Eugène Carrière ; Un poète : Émile Verhaeren. Il lui arriva aussi d’évoquer les écrivains néerlandais : « …le 25 novembre 1924, M. Paul Eyquem (…) a donné une conférence sur nos littérateurs modernes. Selon lui la langue des Hollandais était claire comme leurs tableaux et la littérature néerlandaise donnait la joie de voir clair » rapporte le journal De Telegraaf (27 novembre 1924).

    Devenu un grand connaisseur et des Pays-Bas et des langues néerlandaise et malaise, il vit tant bien que mal de traductions et de quelques autres activités. Rentré en France en 1911, il épouse à Bordeaux l’année d’après le sculpteur Jeanne-Louise Lot ; le couple s’établit ensuite à Paris. Traducteur assermenté auprès du Tribunal de la Seine, il sera rattaché de 1915 à 1940 au Bureau de l’Information du Ministère français des Affaires étrangères, emploi grâce auquel il entretenait un lien permanant avec la Belgique et la Hollande ; au sein de ce ministère, il a longtemps travaillé dans le service de Jean Giraudoux. Il a pu par ailleurs donner des cours de français à des Néerlandais séjournant à Paris, par exemple au futur journaliste J.L. Heldring, lui ouvrant les yeux sur une possible entente entre Staline et Hitler plus d’un an avant le pacte germano-soviétique. Nommé en 1926 membre exceptionnel de la Maatschappij der Nederlandse Letterkunde (Académie néerlandaise des Belles-Lettres), il retourne souvent en Hollande où il avait d’ailleurs séjourné à l’époque de la Grande Guerre comme interprète de l’armée française et représentant du service de presse du gouvernement français : ainsi, fin 1918-début 1919, il y a rencontré à quelques reprises Frederik van Eeden (1860-1932) qui le qualifie dans son journal de « journaliste français ». Dans ce pays, il entretient des liens plus ou moins amicaux avec d’autres écrivains dont Dirk Coster (1887-1956), Johan de Meester (1860-1931), Top Naeff (1878-1953), la philosophe et romancière Cary van Bruggen (1881-1932) ou encore le peintre R.N. Roland Holst (1868-1938). À Paris, il côtoie aussi certains écrivains néerlandais : dans sa correspondance, Eddy du Perron, qui a partagé un repas avec lui et quelques autres personnes, le considère, du moins selon ses premières impressions, comme un « bavasseur des plus doués » ; il reconnaît à ce barbu peu génial une certaine intelligence et un certain raffinement dès lors qu'on le compare à Benjamin Crémieux (lettre du 26 novembre 1932 à Jan Greshoff).

     

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    Les Marges, avec une traduction de P. Eyquem

     

    Vivant avec son épouse au milieu de chats, de gravures sur bois japonaises et de livres qu’il est parvenu à collectionner malgré un certain dénuement – 4, impasse Ronsin à Paris, où se trouvaient alors des maisons délabrées habitées par des artistes et où picoraient des poules –, ayant renoncé à ses ambitions de poète, il publie de temps à autres une contribution :

    « La Peinture hollandaise moderne », Le Monde Nouveau, 3, 1921 ;

    « Aux Indes néerlandaises : Le syndicalisme musulman et la IIIe internationale », p. 55-83, Revue du Monde musulman, déc. 1922 ;

    un texte dans Les Arts de la Maison. Choix des œuvres les plus expressives de la décoration contemporaine, [éd.] Christian Zervos, printemps-été 1924, Paris, Albert Morance [publication à laquelle a également contribué R.-N. Roland Holst] ;

    « Littérateurs hollandais contemporains et lettres françaises », La Haye, 1924…

    Il donne par ailleurs maintes traductions de textes néerlandais – poèmes, nouvelles, articles :

    « Histoire du Joueur de flûte et de la belle danseuse », d’Augusta de Wit, Le Monde Nouveau, 1930 ;

    La danse dans le Théâtre javanais de Th. B. van Lelyveld (Paris, Floury, 1931, préface de Sylvain Lévi) ;

    d’Ellen Forest (1880-1959), romancière totalement oubliée aujourd’hui, le roman Yuki San (Paris, Plon 1925) ;

    une thèse : R.H.W. Regout, La Doctrine de la guerre juste de saint Augustin à nos jours, d’après les théologiens et les canonistes catholiques (Paris, Pedone, 1934) ;

    J.H. Plantenga, L’Architecture religieuse dans l’ancien Duché de Brabant depuis le règne des Archiducs jusqu’au gouvernement autrichien (1598-1713) (La Haye, M. Nijhoff, 1926)…

    Il lui est même arrivé de traduire des textes français en néerlandais comme la brochure de J. Romieu, De Bolschevistische publicaties en de Fransche politiek. (Zwartboek en Geelboek), Paris, Costes, 1923.

    Paul Eyquem est mort peu après avoir regagné sa région natale dans les semaines qui ont suivi le déclanchement de la Deuxième Guerre mondiale. Dans ses mémoires – Bewegend portret (1960) –, le journaliste Henri Wiessing (1878-1961), qui l’a revu à Paris en mai 1940, nous dit qu’il était un homme fatigué par la bureaucratie française et par l’incapacité des politiques.

     

    (source principale :  C. Serrurier, Jaarboek van de Maatschappij der Nederlandse Letterkunde te Leiden 1946-1947, p. 47-49)

     

     

    Paul Eyquem, traducteur de Louis Couperus

     

    Paul Eyquem a sans doute caressé le projet de traduire l’une des œuvres de Louis Couperus, Het snoer der ontferming – Japansche legenden (Le Collier de la Miséricorde – Légendes Japonaises). Deux textes de ce recueil ont paru en traduction française en 1923 ; la mort de l’écrivain la même année l’aura peut-être amené à renoncer à ce projet. Dans « La mort de Louis Couperus (texte) » sur ce blog, nous avons évoqué celui paru dans la revue Les Marges : le 15 juillet, veille de la mort de l’écrivain, paraissait en France une de ses nouvelles en traduction dans la revue Les Marges (tome XXVIII, n° 109, 20ème  année, p. 181-184) : Les Courtisanes, autrement dit De oirans (courtizanen), la treizième petite légende d’un recueil de proses « japonaises », Le Collier de la Miséricorde (Het snoer der ontferming), publiées en livraisons puis en volume, mais seulement après la mort de leur auteur. Le traducteur, Paul Eyquem, précisait dans une note : « La Hollande célèbre ce mois-ci le soixantième anniversaire de Couperus. Les Marges sont particulièrement heureuses de s’associer à cet hommage. Les pages traduites ci-dessus sont extraites d’un livre en cours de publication dans la revue Groot Nederland : Le Collier de la Miséricorde. »

     

    Les Nouvelles littéraires, 16/06/1923, Lettres hollandaises, avec un portrait de Couperus

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    Peu avant, dans Les Nouvelles Littéraires, Artistiques et Scientifiques du samedi 16 juin 1923, qui consacre toute sa première page à la mort de Pierre Loti, les lecteurs français pouvaient lire, à côté d’un portrait du romancier néerlandais, un premier passage du Collier de la Miséricorde : « Vivier et Cascade ». Dans une brève présentation, Paul Eyquem écrit : « La page, dont en humble hommage, nous donnons aujourd’hui la traduction, est extraite d’un ouvrage en cours de publication : Le Collier de la Miséricorde, fruit d’une récente visite au Japon. Pour la richesse du coloris, la grâce et la fermeté de l’arabesque, l’intensité de l’émotion, la profondeur du symbole, l’écrivain des Pays-Bas y rivalise, non sans succès, avec les plus grands artistes du pays du Soleil Levant. » Voici cette traduction :

     

    Vivier et Cascade

     

    Le torrent se précipitait du haut des rocs que des mains habiles avaient entassés dans le parc où ils formaient une flaque, un vivier environné de roches également amoncelées. Sous les irisations intermittentes du soleil le torrent, la cascade écumaient et clapotaient.

    Dans le vivier, à foison, nageaient des carpes d’apparat, poissons étincelant, poissons à des joyaux pareils, blancs, dorés, argentés, verts, bleus et rouges, toujours l’une suivant l’autre, toujours tour après tour, toujours et sans relâche.

    Le torrent, l’eau multiple chantait et clamait :

    « Ah ! voyez donc comme ces carpes, sans but et sans répit, toujours l’une suivant l’autre, toujours tour après tour, nagent dans notre petit vivier ! Or moi qui tombe abondamment des rochers je m’achemine, écumeuse et clapotante, vers mon but noble et lointain : la mer que je devine là-bas – Rivière après ma chute, puis large fleuve je roule vers le but que je sais : la mer éternelle ! »

    Autour du vivier et sous la cascade rêvaient, silencieux et calmes, les rochers, blocs arrondis, artistement disposés par la main des hommes. Et ils murmuraient sous leur mousse épaisse :

    « Nous ne coulons pas comme l’eau, nous ne nageons pas comme les carpes et nous ne nous connaissons aucun but dans notre immobilité. Mais des sages et des saints nous ont promis que, bien que nous semblions avoir été fixés ici pour l’éternité par des mains humaines, nous entrerons un jour, en flottant, dans le sacré Nirvâna, nous, rochers, tout comme les Bouddhas eux-mêmes.

    « La patience est toute notre sagesse et le rêve notre seule action : nous attendons, nous attendons patiemment et silencieusement. »

    Les carpes inlassablement nageaient en rond, l’eau se précipitait sans repos du haut des rocs ; deux grands papillons noirs, frémissants d’amour, voltigeaient sur les camélias pourpres.

     

    « Vijver met karpers en waterval », Groot Nederland, printemps 1923, repris dans VW 47, Het snoer der ontferming – Japansche legenden, pp. 33-34. Traduction par Paul Eyquem, Les Nouvelles Littéraires, Artistiques et Scientifiques, samedi 16 juin 1923.

     

     

  • Instantanés aux Pays-Bas (1906)

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    Le voyage d’Alphonse de Châteaubriant (1877-1951)

    dans la langue néerlandaise

     

     

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    Les Instantanés aux Pays-Bas proposent le compte rendu d’un séjour effectué par Alphonse de Châteaubriant en Hollande du 1er au 28 août 1905, et publié sous le pseudonyme Chateaubriand-Chanzé dans la Revue de Paris du 1er octobre 1906. Il s’agit de l’une des toutes premières publications  de ce descendant d’une branche de la famille néerlandaise Van Bredenbecq (orthographe ultérieure : de Brédenbeck) qui a acquis les droits féodaux de la seigneurie de Châteaubriant en 1690 ; ces pages seront reprises en volume fin décembre 1927. Avant de devenir un romancier très en vogue (Monsieur des Lourdines recevra le Goncourt en 1911, La Brière le Grand Prix du Roman en 1923), avant d’être condamné à mort par contumace en 1945 pour ses activités collaborationnistes, le Breton – qui travaille alors d’arrache-pied pour se faire un nom dans les lettres – est accueilli par la famille Schleef d’Egmond aan Zee, localité de 3000 âmes encore pittoresque avec des mamans aux « mentons roses arrondis sur des rabats de dentelles », des vieilles à « la tête hochante sous la capuche de dentelle » ; on vient d’inaugurer le tramway. La fenêtre de sa chambre sonne sur la mer et les dunes qu’il a appris « à aimer sur les toiles de Ruisdael et de Wynants ». Pas loin de là s’élève « la partie des dunes jadis occupée par les “Kaninefaten” (1) ». On est en présence d’un texte intime, plein de retenue, morcelé comme le titre l’indique, rédigé en réalité après coup, à partir de septembre 1905, face à la mer, dans une mansarde de la maison familiale de Piriac, près de Saint-Nazaire. On peut lire « instantanés » au sens de « description d’un instant précis », antérieur à l’acception photographique, sans oublier que le jeune père de famille se qualifiait lui-même de « chasseur de paysage ». On relève une attention quasi picturale, l’écrivain aimant sans doute les œuvres de Jozef Israëls et celles des frères  Maris. Il allait d’ailleurs souvent à l’époque faire ses gammes au Louvre, assis devant les paysagistes hollandais : « le porte-plume lui-même est dans la main comme un pinceau divisant et mélangeant », écrira-t-il (2).

    chateaubriant,hollande,poésie,kloos,gezellig,egmondAlphonse de Châteaubriant ne nous dit rien du motif de son séjour. Il s’agissait probablement d’un pèlerinage aux sources – en chemin, il ne s’arrêtera que brièvement en Belgique pour visiter Bruges. Dans son texte, il n’évoque guère l’Histoire des Pays-Bas, se contente de parler de quelques voisins et jeunes voisines de ses hôtes, de quelques promenades dans la campagne et dans certaines localités. Son biographe précise que l’enchantement qu’il éprouve devant ces nouveaux paysages le conduit à renoncer à écrire de la poésie : « En Hollande son cœur chavire et n’a plus le goût à rimer. C’est l’éblouissement, une kermesse de joyeuses couleurs, dans le cri des mouettes et le murmure éternel de la “mer vineuse” en tout semblable à celle qu’Ulysse décrivait à Nausicaa près de la plage des Phéaciens. Sous le ciel bas, dans les polders diaprés, les moulins couverts de chaume et les vaches semblaient des jeux d’enfants. Dans les villes closes mais vivant de l’eau, les églises, les musées, les auberges, étaient ses haltes sous la canicule. Lui “l’hyperboréen”, il se rassasiait de nuages gris et tourmentés qu’il avait déjà vus dans une vie antérieure, il reconnaissait les intérieurs et les meubles qui teintaient les fenêtres belles comme des vitraux. »

    Se rendant à Egmond-Binnen, Alphonse de Châteaubriant relève la rupture dans le climat entre la région des dunes et celle des polders. Il brosse un beau tableau de la nature dont les vaches font partie intégrante : « Ici, dans des verdures clôturées par un canal, paissent des vaches blanches, marquées de gris-fer aux mamelles. Ce sont, dans la langue populaire, des vaches “bleues”. Puissamment campées, immobiles, tête lourde, les cuisses bourrelées d’une chair sans poils, que mouille la rosée du matin, elles clignent des yeux aux mouches et mâchent : “La Hollande est à nous ; – semblent-elles ruminer dans les vapeurs de leur bien-être, – et ce sont les bons Hollandais qui ont pris la terre à la mer pour nous donner de l’herbe.” » Au cimetière de cette même localité, où « les ruines de l’abbaye (…) ne subsistent que sous les espèces d’une petite église neuve » (3), M. Schleef lui raconte qu’ « on a déterré récemment un squelette gigantesque, celui d’un des premiers seigneurs d’Egmond ; les os de ses jambes étaient gros comme “des cuisses de vache” ».

    J. van Ruysdael, Vue d'Haarlem

    RuysdaelHaarlem.jpgAlphonse de Châteaubriant s’attarde aussi sur les infimes variations de lumière sur le paysage et la peau du promeneur. Le 8 août, les deux hommes se rendent une première fois à Alkmaaar, puis le 17 à Amsterdam. L’écrivain évoque en particulier la Kalverstraat, artère commerçante, ainsi que le quartier juif. À Haarlem, il contemple la Kermesse de Jan Steen, mais le même soir, la kermesse organisée à Egmond le déçoit.

    Après cinquante pages de descriptions essentiellement rurales, botaniques, atmosphériques, l’écrivain, qui a épousé civilement une protestante en 1903 – le mariage religieux n’étant célébré qu’un an plus tard –, s’intéresse à la religion : « En Hollande, le Jansénisme baptise, sonne, officie et retient les deux tiers de la population catholique. » (p. 59) Il parle de Racine et de jansénisme avec un partisan de Jansénius. Le séjour se termine, le temps se gâte, les villageois restent enfermés chez eux tout en demeurant une part de la nature : « Et les Hollandais jouissent de cet isolement harmonieux sous la triple enveloppe de leur ciel, de leur maison et de leur corps. Car le corps du Hollandais est une maison, qu’il porte avec lui comme le colimaçon. Lui, est à l’intérieur. C’est là qu’il pense, qu’il jouit, qu’il souffre, derrière les vitres de ses yeux de Delft, et les stores baissés de son flegme. La seule vue d’un Hollandais devrait appeler à l’esprit la représentation d’une maison, comme au nom du castor s’associe l’image de ses constructions lacustres. »

    L’attention qu’Alphonse de Châteaubriant accorde à la langue néerlandaise transparaît – même s’il n’énumère en l’occurrence que des termes français – dans la fréquente évocation des plantes qui poussent dans les dunes, dont « la plupart portent des noms populaires charmants : la torche, (…) le millefeuilles, (…) l’astre-de-sable, (…) le bec-de-héron, (…) la queue-de-cheval, la raquette-de-la-mer… ». Le jeune français ne manque pas non plus d’évoquer un des vocables néerlandais les plus caractéristiques : son hôte tente en effet de lui expliquer la singularité de l’insaisissable gezellig, « sans équivalent » dans la langue française : ce serait, « – moins une nuance encore intraduite – le confortable dans l’intimité et l’intimité dans le confortable ». Le terme backvischje l’amuse (bakvis signifie à la fois « petit poisson pour la friture » et « adolescente (qui ricane pour un rien) »). Il grappille aussi les expressions het geheim van de smid (=le secret du forgeron), autrement dit : le secret réservé aux initiés (tournure employé surtout dans des jeux et des chansonnettes), et jongens van Jan de Witt (=des garçons de Jean de Witt), c’est-à-dire des lurons.

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    TitreChateaubriant.jpgDès les premières pages, Alphonse de Châteaubriant révèle une certaine curiosité pour la langue néerlandaise qu’il ne parle pas (il commet des petites erreurs en retranscrivant certains mots). Le premier matin, il tire en effet de sa poche, nous dit-il, « un recueil de Kloos, le grand poète néerlandais » (4), qu’il ouvre au hasard, lisant et nous donnant à lire le poème « La Mer ». Or, il n’existe pas à notre connaissance de recueil de Kloos en langue française ni d’ailleurs à l’époque dans les langues européennes majeures ; le Breton aurait tout au plus pu lire le poème « Homo sum » traduit par le folkloriste Achille Millien dans son anthologie Poètes Néerlandais datant de 1904 (5). Dédié à Frederik van Eeden, « Van de Zee » (De la mer) a été publié en 1889 dans la revue De Nieuwe Gids (Le Nouveau Guide) avant de trouver sa place – sans titre et sans dédicace – dans le recueil Verzen (Poèmes) de 1894. Il est donc plus que probable que Châteaubriant a eu en main un exemplaire de ces Verzen et qu’il aura essayé, avec l’aide de son hôte, d’en déchiffrer et d’en lire certains passages.

    Se réclamant de Shelley, de Keats ou encore de Wordswoth, Willem Kloos (1859-1938) a été le fondateur et l’une des chevilles ouvrières de la revue De Nieuwe Gids (1885-1894), organe des Tachtigers. Il a aussi traduit quelques œuvres majeures dont, en 1898, Cyrano de Bergerac. Pierre Brachin nous dit de ses poèmes réunis dans Verzen : « On y perçoit le frémissement d’un cœur avide de Beauté, mais rempli aussi du sentiment “moderne” de la solitude. Tantôt Kloos déclare : “Je suis un Dieu au plus profond de mes pensées”, tantôt il souhaite se laisser aller tout entier. Or, soit justement à cause de cet orgueil, soit par timidité ou apathie, ses efforts restent vains, et il se réfugie dans le rêve. En tout cas, certains de ses sonnets chanteront toujours dans la mémoire du Hollandais lettré. » (6) Considéré comme un des plus grands poètes de son temps, son talent s’est, de l’avis de beaucoup, fané très vite (7). Voici, suivie du texte original, la version française du poème « Van de zee » (8) que nous propose l’auteur des Instantanés aux Pays-Bas :

     

    LA MER

    La mer, la mer continue de frapper dans une ondulation sans fin,

    La mer, dans laquelle mon âme se voit reflétée.

    Et la mer est comme mon âme en son être et en ses apparences,

    Elle est le Beau vivant et ne se connaît pas elle-même.

     

    Elle se lave elle-même dans une éternelle purification ;

    Elle se tourne elle-même et revient là d’où elle s’est enfuie ;

    Elle s’exprime elle-même par mille sortes de signes,

    Et compose une chanson éternellement gaie, éternellement plaintive.

     

    O mer, si j’étais comme toi dans toute ton ignorance,

    Alors je serais complètement heureux,

     

    Alors je ne désirerais plus ce que les hommes envient :

    La joie et la souffrance.

     

    Alors, mon âme serait une mer, et sa tranquillité,

    Puisque mon âme est plus grande que la mer, serait plus grande encore.

     

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    portrait de W. Kloos par W. Witsen (www.dbnl.org)

     

    De Zee, de Zee klotst voort in eindelooze deining,

    De Zee, waarin mijn Ziel zich-zelf weerspiegeld ziet;

    De Zee is als mijn Ziel in wezen en verschijning,

    Zij is een levend Schoon en kent zich-zelve niet.

     

    Zij wischt zich-zelven af in eeuwige verreining,

    En wendt zich altijd òm en keert weer waar zij vliedt,

    Zij drukt zich-zelven uit in duizenderlei lijning

    En zingt een eeuwig-blij en eeuwig-klagend lied.

     

    O, Zee was Ik als Gij in àl uw onbewustheid,

    Dan zou ik eerst gehéél en gróót gelukkig zijn;

     

    Dan had ik eerst geen lust naar menschlijke belustheid

    Op menschelijke vreugd en menschelijke pijn;

     

    Dan wás mijn Ziel een Zee, en hare zelfgerustheid,

    Zou, wijl Zij grooter is dan Gij, nóg grooter zijn.

     

     

    (1) Les Cananefates, tribu germanique qui vivait vers le début de l’ère chrétienne sur le territoire actuel de la Hollande.

    (2) Cette citation comme quelques autres et comme certains éléments biographiques sont empruntés à Louis-Alphonse Maugendre, Alphonse de Châteaubriant (1877-1951), A. Bonne, 1977.

    (3) C’est à propos de ce même lieu que l’érudit autodidacte néerlandais J.A. Alberdingk Thijm (1820-1889), père d’un autre Tachtiger, l’écrivain Lodewijk van Deyssel (1864-1952), écrivait : « La célèbre abbaye d’Egmont, tombée en ruines (avec tout ce qu’elle renfermait encore dans son sein), est devenue l’achoppement du laboureur, le jouet de l’enfance, la pâture de la bête de somme, l’objet de la négligence des archéologues. » (« L’art et l’archéologie en Hollande », Annales archéologiques, T. 14, 1854, p. 48.)

    (4) Sur Willem Kloos, voir sur ce même blog la page qui lui est consacrée dans la Catégorie « Poètes & Poèmes ».

    (5) Il existait aussi à l’époque une anthologie allemande de 1901 et une anglaise de 1902 comprenant quelques poèmes de Willem Kloos.

    (6) Pierre Brachin, La Littérature néerlandaise, Armand Colin, 1962, p. 114.
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    (7) C’est l’avis de P. Brachin, mais aussi celui de H. Messet, « La littérature néerlandaise », Mercure de France, 15 novembre 1905, p. 222 (voir note 4), ou encore celui de J.-L. Walch qui, à l’occasion de la parution d’un troisième volume de Verzen (1913) écrit dans sa chronique « Lettres néerlandaises » du Mercure de France (1er juin 1914) qu’ « on ne peut envisager cette œuvre sans se rappeler des émotions passées. Le premier recueil de la série a fait époque dans notre littérature. C’était chez nous la révélation, en poésie, du mouvement littéraire de 1880. Ce mouvement aujourd’hui a fait son temps ; de nouvelles écoles en sont issues ou ont réagi contre leur devancière. Willem Kloos malheureusement n’a, depuis l’époque de ses débuts, pas évolué et, ce qui pire est, sa verve est entièrement morte. »

    (8) Henry Fagne en propose une autre, sous le titre « De la mer », dans son Anthologie de la poésie néerlandaise de 1850 à 1945, Éditions universitaires, 1975, p. 99.

    D. Cunin

     

    Il existe une « adaptation » en néerlandais, signée Jaak Boonen, du roman La Brière parue sous le titre Het veenland, Luyckx-Pax, Bruxelles/La Haye, 1943 (voir photo)

     

     

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