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À l’occasion du Jour du Roi, fête nationale des Pays-Bas célébrée le 27 avril, jour de l’anniversaire de Willem Alexander, la « Poète nationale », Lieke Marsman, a composé un poème à la demande de l’Ambassade du Royaume des Pays-Bas à Paris. L’écrivain Adriaan van Dis en a lu la traduction française. Le passage musical est un très court extrait du Canto ostinato (1973-1976), œuvre culte en Hollande que l’on doit à Simeon ten Holt (1923-2012), revisitée par Kees Wieringa (avec voix).
La parution de Quand je n’aurai plus d’ombre, roman d’Adriaan van Dis aux éditions Actes Sud – chroniqué dès avril par Christophe Mercier dans Le Figaro ou encore fin mars par Lut Missine sur les-plats-pays.com – a été repoussée à ce début de l’année 2021. Le roman est enfin en librairie. Dans l’œuvre de cet écrivain néerlandais, ce livre s’inscrit en parallèle de ceux dans lesquels la figure paternelle domine la narration (en particulier Les Dunes coloniales , qui connaît une nouvelle vie en format de poche, et Fichue famille dont une adaptation graphique a vu le jour récemment). Dans la novella (non traduite) De rat van Arras (Le Rat d’Arras), le personnage central est une femme qui présente certaines similitudes avec la mère d’Adriaan van Dis mise en scène dans l’autofiction qu’est Quand je n’aurai plus d’ombre. La vieille dame, qui tient à tout prix à mourir avant son centième anniversaire, passe ses dernières années dans un petit appartement d’une résidence pour personne âgée, ce qu’on appelle en français depuis la nuit des temps de ce beau vocable d’EHPAD ou hè ! pad ! en néerlandais, ce qui signifie : Eh ! crapaud !
Tandis que les enfants des petits villages bataves aident les crapauds à traverser la route après leur hibernation (ce qu’on appelle paddentrek ou migration des crapauds et autres batraciens/amphibiens), les grands de nos capitales, depuis le dernier hiver, écrasent les petits vieux comme des mouches.
Adriaan van Dis, Quand je n'aurais plus d'ombre, traduction par Daniel Cunin,
Arles, Actes Sud, janvier 2021
LE MOT DE L’ÉDITEUR
Drapée dans ses secrets, une femme presque centenaire annonce sans ménagement à son fils qu’elle compte sur lui pour abréger sa fin de vie. Ce dernier négocie : il ne l’aidera à trouver les pilules adéquates que si elle accepte d’éclaircir certains mystères qui pèsent sur l’histoire familiale. De souvenirs tronqués en conversations échevelées, s’engage alors un pas de deux mouvementé, où la tendresse le dispute à la fureur. Née dans une famille de riches propriétaires terriens, la mère a saisi, dans les années 1920, la première occasion de s’échapper : elle a épousé un élève officier « caramel » d’une école militaire toute proche et l’a suivi aux Indes néerlandaises, l’actuelle Indonésie. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, elle a été rapatriée, veuve, avec ses trois filles. Son fils, né aux Pays-Bas peu après ces événements tragiques, d’un autre père, ne sait rien ou presque de cette période tumultueuse, qu’elle semble tantôt fabuler joyeusement, tantôt occulter farouchement. Il la presse donc de questions, impatient qu’elle se livre enfin. Avant qu’il ne soit trop tard. Saisissant portrait d’une aventurière, ode enragée à une mère impossible, ce roman irrévérencieux laisse libre cours à la verve d’un écrivain aux prises avec celle qui l’a mis au monde.
Van Dongen, Fichue famille, d'après le roman éponyme d'Adriaan van Dis, Dupuis, 2020
LE POINT DE VUE DE LUT MISSINE
C’est la double motivation de l’écrivain qui rend ce roman passionnant. D’une part, le narrateur tente de racheter une dette qu’il a en tant que fils : son ignorance du passé de sa mère, qui a toujours été occulté par celui du père. […] D’autre part, le narrateur s’exprime en tant qu’écrivain et endosse ainsi un nouveau sentiment de culpabilité. Il veut non seulement dénouer le mystère de sa mère, mais aussi embellir sa vie par l’écrit – non sans y avoir un intérêt personnel. Il a en effet reçu une avance de son éditeur, un contrat attend sa signature et il va maintenant exploiter sa mère sans vergogne, comme un « vautour d’écrivain ».
Mais la mère, bientôt centenaire, n’agit pas non plus de façon désintéressée. Elle lui livre l’histoire de sa vie en échange de son aide pour mourir. […] Ce livre est une réussite avant tout par la manière dont le narrateur se découvre et se met à nu en racontant sa mère. […] Quand je n’aurai plus d’ombre est le roman d’une lutte. Celle du fils avec la mère, celle de la mère avec ses souvenirs des camps, ses mariages et la mort qui approche – « Vieillir, c’est aussi une guerre », dit-elle –, celle de l’écrivain avec l’histoire qu’il raconte. Mais, avant tout, c’est l’histoire d’une lutte entre un fils et un écrivain.
Adriaan Van Dis, Le Rat d'Arras, Amsterdam, De Bijenkorf, 1986
EXTRAIT (chapitre 28)
J’ai téléphoné avant le dîner. Elle avait une voix rauque.
« T’as parlé à quelqu’un aujourd’hui ?
— Non, t’es le premier. » La porte de son balcon était ouverte, j’entendais des oiseaux chanter.
« Personne n’est passé ?
— J’ouvre pas.
— Oui, mais la directrice a la clé.
— Je mets le verrou.
— Ça n’est pas très gai, t’es toujours plus seule.
— Seule, moi ? N’exagère pas, tu sais que je fais peu de cas des autres. »
Ensemble à la table de lecture. Le téléphone sonne. Elle décroche, sans mentionner son nom : « Non, non, madame n’est pas là. Non, je suis son amie. Vous voulez lui laisser un message ? » Elle fait oui de la tête, mais tire la langue et raccroche.
« C’était qui ?
— Juste la banque. Ces gens, de nos jours, y cherchent à nous refiler tout un tas de trucs. »
Une nouvelle fois, le téléphone. Cette fois, elle décroche en adoptant une voix distinguée : « Oui, vous êtes bien chez… Une seconde, je demande à madame. » Elle garde la main sur le combiné, laisse passer du temps… « Non, ça ne convient pas à madame. Ces prochaines semaines, elle n’a pas une minute à elle. »
Elle glousse comme une polissonne. « Le club de lecture, je n’en ai plus envie. »
La directrice téléphone. « Non, demain, pas le temps. C’est ça, oui, des visites. En effet, on s’occupe bien de moi… Bien trop bien… ha, ha.
— Tu as de la visite demain ?
— Non, mais je n’ai pas envie d’la voir celle-là. Je fais celle qui a un emploi du temps surchargé. »
Coup de fil inquiet de la directrice : « Votre mère ne va pas bien. Elle aboie sur le personnel, elle se dispute avec tout le monde. »
Sans attendre, je l’appelle.
« On me dit que tu te conduis mal.
— J’suis pas au courant.
— Si tu tiens à mourir dans la sérénité, il te faut commencer par lâcher prise et respirer la paix. Renonce à ta rage. Se disputer, c’est s’attacher. »
Je la mets face aux textes qu’elle revendique pour planer.
« Évacue l’inutile.
— Comme si je n’évacuais déjà pas assez de choses comme ça. »
Un va-au-diable et, dans la seconde, communication coupée.
J’emportai un coussin neuf, doux, rempli de duvet, odorant la lavande. Couvert de taches, celui qu’elle tenait contre son ventre sentait mauvais. Elle refusa le nouveau. Je le posai sur ses genoux. Elle posa dessus un regard de dégoût et le balança par-dessus son épaule. Je le posai devant elle sur la table – une pelote de reproches. Elle leva sur moi des yeux bruns larmoyants, tira le coussin vers elle, le tint des deux mains devant sa bouche et me demanda de l’appuyer contre sa figure.
« Non, t’es folle ou quoi ! »
Elle me considéra d’un air suppliant, je m’agenouillai devant elle puis nous caressâmes à l’unisson le coussin. Sous nos mains chaudes s’élevait une odeur de lavande.
« On peut pas continuer comme ça, j’ai chuchoté, pas faire comme ça. »
Elle tira sur les accoudoirs du fauteuil à les arracher tout en tapant furieusement du pied sur le tapis.
Adriaan Van Dis lit le passage suivant de son roman :
J’AI SU TRÈS TÔT RECONNAÎTRE L'ODEUR DE LA MORT
(chapitre 34)
Jardiner, c’est transmettre des histoires, de façon hésitante ; mais quand on fouit la terre, on finit toujours par les faire émerger. De plus, selon elle, un jardin ressemble à une histoire, ce dont elle parlait avec de grands gestes. Prenez la forme, délimitée, quelle que soit l’étendue qu’on a sous les yeux. Un jardin a un début, une fin, un point focal. Dès qu’on ouvre le portillon, une image nous saisit – une vue, un cytise luxuriant ou un arbre de caractère. On se laisse entraîner entre les parterres, d’un tableau à l’autre, et c’est alors que le rythme s’impose à nous, on découvre des surprises, une perspective différente, des trompe-l’œil, on devine des côtés sombres où ça sent le sang, où ça grouille d’intrigues. Un jardin naît sous la main de son créateur, non sans maints tâtonnements, celui-ci copie sur ses voisins, se lance dans la bataille, sarcle, taille, déplace, cherche à séduire. Sentiers et oscillation exigent plus d’attention qu’une ligne droite. Retrancher ce qui dépasse, le jeter sur le tas de compost – dans le fumier fermentent les promesses.
Dans le jardin, ma mère abandonnait toutes ses réserves, arrachait des feuilles, les froissait dans sa main qu’elle me faisait renifler – apprendre à assimiler des odeurs. De la sorte, j’ai su très tôt reconnaître celle de la mort.
long entretien en néerlandais avec l’auteur (2015)
Dans Tête à crack, un roman poignant, l’auteur néerlandais Adriaan van Dis revient sur les années qui ont suivi la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.
À vingt ans, Mulder avait du cœur, il était engagé, il était enragé, il voulait sauver le monde. Encore étudiant, il faisait partie d’un mou- vement d’extrême gauche qui luttait contre l’apartheid en Afrique du Sud. Envoyé clandestinement dans le pays, il avait fait passer des messages aux membres de l’ANC, l’organisation anti- apartheid, interdite à l’époque. Sur cette mission, Donald, un Sud-Af blanc en totale rupture avec sa famille, avait été son instructeur, son double et son ami.
Quarante ans plus tard, plus d’apartheid. Victoire. Mulder, Donald et quelques autres ont fini par le sauver, le monde. Les Blancs et les Noirs vivent ensemble, le premier et le tiers monde se sont rassemblés, l’Afrique du Sud est de toutes les couleurs, la minorité blanche n’est officiellement plus obsédée par sa survie dans la masse des peuples noirs environnants.
« Officiellement », car dans le village de Donald, ça n’a pas l’air tout à fait acquis. Les Blancs sont barricadés dans les villas du haut de la dune, alors que les Noirs s’entassent en contrebas, près du port, dans un bidonville gluant. Les pêcheurs sont au chômage, les trafiquants de nacre roulent sur l’or, les dealers n’ont aucun mal à refourguer leur tik, une colle bon marché, à tous les jeunes du coin qui la sniffent jour et nuit à s’en rendre débiles mentaux. Et quand il leur reste un peu de lucidité, ils volent ou vandalisent les maisons des Blancs. Mulder en a le cœur qui lui sort par la bouche : tensions sociales, viols, agressions, meurtres, corruption endémique, est-ce vraiment ça, le pays libéré ? Et Donald, il est bizarre, Donald, comment peut-il vivre ici, se résigner à tout ce qu’hier ils avaient combattu avec tant de force ? Quel genre de compromissions a-t-il fait avec son passé, « leur » passé ?
Parmi les petites frappes shootées au crack d’en bas, il y a Hendrick, un métis, un fils de putain, un voyou méprisé, y compris par sa petite bande de junkies ahuris. Mulder, comme Donald, se pique d’affection pour le gosse perdu. C’est vrai qu’il pourrait être leur fils ; eux aussi, ils en avaient croisé, dans le temps, des prostituées. Mais leur tentative de « rééducation » ne fera que réveiller vieux démons, amours enfouies (et partagées), anciens conflits, invincibles contradictions.
Pourquoi le lire ?
Parce qu’il ne suffit pas de déclarer qu’une guerre est finie pour qu’elle le soit vraiment. Parce que la schizophrénie des deux héros, qui hésitent constamment entre résignation et enga- gement, est bouleversante. Parce que le roman est comme eux, complexe, subtil, ambivalent, tellement humain. Parce que ça faisait combien de temps qu’un roman historico-politique ne vous avait pas arraché des larmes ? Parce qu’il a raison, Mulder, « le fossé entre les riches et les pauvres est ce qu’il y a de plus laid, la laideur même ». Et parce que les romans sans morale sont de loin les meilleurs.
Où et quand le lire ?
Quand on n’a pas spécialement envie de rire. Quand on aime les romans psychologiques sur l’amitié, l’engagement et la trahison. Et quand on n’a jamais lu cet auteur majeur néerlandais. Entre récit (Adriaan van Dis a lui-même fait partie, au début des années 1970, du mouvement Solidarité d’Henri Curiel, un mouvement qui l’a effectivement envoyé en Afrique du Sud en mission clandestine) et fiction, Tête à crack en dit long sur l’homme et sur l’œuvre.
À qui l’offrir ?
À tous les collégiens qui ont un exposé à faire sur l’apartheid « d’hier », et la nouvelle Afrique du Sud « libérée ». À tous ceux qui aiment le pays, la culture et la langue afrikaner, sublimée dans le texte par un grand amoureux.
L'écrivain et voyageur néerlandais Adriaan van Dis cultive depuis de nombreuses années des liens singuliers avec l'Afrique du Sud (voir ici). Ancien militant anti-aparthheid, il porte aujourd'hui, à travers son alter ego Mulder, un regard ironique et désabusé sur ce grand pays. Son roman Tête à crack (Tikkop en langue originale), qui vient de paraître chez Actes Sud, est en quelque sorte l'histoire d'un idéal déçu.
LE MOT DE L'ÉDITEUR
Quand Mulder revient passer quelque temps en Afrique du Sud à l’invitation de son ami Donald, il découvre avec stupeur que la fin de l’apartheid n’a nullement apaisé les relations entre Blancs et Noirs. Barricadés dans leur villa sur les hauteurs protégées d’un village de pêcheurs aux quartiers d’une extrême pauvreté, les voisins de Mulder tentent dans un premier temps de lui faire part des règles de prudence à respecter pour demeurer en paix. Mais Mulder, qui est – tout comme Donald d’ailleurs – un ancien activiste d’un mouvement d’extrême gauche ayant combattu l’apartheid dans les années soixante-dix, refuse d’évoluer dans un tel climat de méfiance, de se murer ainsi dans l’oubli des luttes et des amours passés. Quand il croise le chemin de Hendrik, un jeune métis complètement shooté au crack, Mulder semble touché par sa situation. Un sentiment que partage Donald. Mais leurs tentatives de “rééducation” de ce gosse perdu n’aboutiront qu’à réveiller d’anciens conflits, d’invincibles contradictions. Grâce à de subtils éclairages, Adriaan van Dis esquisse le portrait d’une Afrique du Sud qu’il connaît parfai- tement. Il explore avec générosité l’ambivalence des Afrikaners bien qu’ayant lui-même pris part à la lutte anti-apartheid. Il compose ainsi un roman à la fois politique et d’une grande élégance esthétique, où se glisse l’autofiction tout en abîmes et rigueur mêlées.
Les Indes néerlandaises, la Hollande et Adriaan lui-même occupent une place prééminente dans l’œuvre de Van Dis. Une autre, loin d’être négligeable, est réservée à l’Afrique (les récits sur l’Afrique du Sud et le Mozambique : La Terre promise, trad. Georges-Marie Lory & En Afrique, trad. Nadine Sabile, tous deux chez Actes Sud, 1993 ; le court roman Vin de palme, trad. Anne-Marie de Both-Diez, Gallimard, 2000 ; la nouvelle « Casablanca » qui a donné son titre à un recueil de 1987 non traduit…). L’écrivain prépare d’ailleurs un roman dans le prolongement du séjour récent qu’il a effectué en Afrique du Sud, en Namibie et au Mozambique, des pays d’où il a ramené une série de 7 documentaires Van Dis in Afrika (Van Dis en Afrique ; voir la série en ligne : ICI ; langues principales parlées par les intervenants : néerlandais/afrikaans/anglais/allemand).
extrait du documentaire : entretien en anglais A. van Dis / Jacob Zuma
Publié dans différents quotidiens étrangers, le texte suivant sera lu le 8 décembre 2009 par l’auteur à la Délégation générale Wallonie-Bruxelles dans le cadre de la soirée « Zuid-Afrika aujourd’hui ». Il témoigne d’une certaine désillusion près de vingt ans après la fin de l’apartheid. Malgré tout, Adriaan van Dis, en éternel idéaliste, ne peut s'empêcher de croire en l'homme.
APRÈS LA CAGE, LA JUNGLE
Faire le voyage en train entre Le Cap et Stellenbosch, c’est partir à l’aventure. Chaque jour ou presque, des bandes de jeunes montent dans les wagons et, entre deux gares, dévalisent les passagers. J’ai pris ce train. J’ai fait exprès de le prendre. Dans une poche, 100 rands en pièces jaunes. Il ne faut jamais décevoir les détrousseurs. Dans l’autre, un billet de première, rien ne m’empêchait de descendre de classe en cours de route. Une femme du service de nettoyage, grosse et lente, finissait de balayer le wagon avant le départ du train. Elle ramena de sous une banquette un bâton qu’elle me tendit. Take care, dit-elle. Un gros bâton qui m’arrivait à la hanche, grossièrement ébranché – hérissé en quelque sorte de piquants. Tenant le bâton comme un sabre, j’attaquai le voyage. Sur le quai, des centaines de personnes passèrent devant ma fenêtre ; aucune ne monta dans ma voiture, ce qui eut le don de me déplaire. Deux gares plus loin, pour être moins vulnérable, je déménageai dans un wagon bondé de seconde. J’étais le seul Blanc. Sans doute le seul du train.
Des jeunes tatoués montèrent. Types sinistres portant des numéros sur les bras : 26, 28. Enjolivures insinuant qu’ils appartenaient à une bande du Cap, The Numbers, d’anciens détenus dont la presse parle souvent. Porter un tel numéro, c’est afficher sa vocation : le crime – le tatouage équivaut à un serment de fidélité à vie. Ils étaient accompagnés de jolies filles. Ils ont posé un regard méprisant sur mon bâton, mais ce fut tout. Peut-être ces tatouages n’étaient-ils que de l’épate, peut-être la présence des filles amenait-elle ces garçons à se contenir. Au cours de ce trajet d’une heure et demie reliant Le Cap à Stellenbosch, aucun passager n’a été dévalisé.
Bonne chose pour mes compagnons de voyage. Dommage pour moi. Un écrivain, ça aime l’imprévu. Toutefois, je peux tirer de ces quelques impressions et de la tension éprouvée des éléments pour nourrir le roman que je prépare et dont l’action se déroule en Afrique du Sud. Je peux aussi puiser l’inspiration dans le souvenir que je garde des voyages que j’ai effectués sur le même trajet lors de mes précédents séjours dans ce pays. Au cours de l’automne 1973, j’étais étudiant à Stellenbosch. Les Noirs et les Blancs voyageaient alors séparément. Les gares étaient beaucoup plus propres qu’aujourd’hui – aucun graffiti –, et bien plus sûres – pour un Blanc. Il arrivait qu’on croise ou dépasse à vitesse réduite un train bondé de Noirs – nos fenêtres frôlant les leurs. On pouvait les regarder, eux pouvaient nous regarder. Je n’oublierai jamais les yeux de ces gens. Dans lesquels je voyais du mépris. De la haine. Mais peut-être n’était-ce que de la jalousie ou de l’admiration. Ou tout simplement le regard vide de gens fatigués. Les yeux, ça trompe.
Mais aujourd’hui, il faut avoir de la merde dans les yeux pour ne pas voir que la société sud-africaine est extrêmement violente. Quand vous ouvrez le journal le matin, le sang vous gicle à la figure. Le sang d’un collégien qui s’est pris une balle dans la tête pour avoir refusé de donner son téléphone portable. Le sang d’un gamin de trois ans auquel on a coupé les testicules : un médecin-sorcier avait besoin du scrotum pour un rituel censé favoriser un homme d’affaires superstitieux – l’assassinat gage de la réussite d’une transaction financière. Le sang de l’étudiant qui, en plein jour, a succombé dans un parc à neuf coups de couteau – donnés comme ça, pour rien. Le sang que verse la guerre des taxis. Le sang des milliers de femmes et d’hommes violés. Vous le voyez, il faut un estomac en béton pour lire la presse sud-africaine.
Overdose de crimes ? Tournons la page et passons aux scandales financiers impliquant les hommes au pouvoir, délectons-nous de leurs mensonges, de leurs tripotages de l’appareil étatique, des pots-de-vin qu’ils versent aux magistrats. Mode d’emploi pour monter en grade, voire pour devenir président (ou l’Italie qui fait des petits).
Et que penser de ce proviseur qui vend de la drogue à ses élèves ? De l’histoire de cette collégienne qui, après avoir été violée par une bande de jeunes pendant une semaine entière, s’est présentée, dans un état second, au bureau de police, où un agent l’a laissé se reposer en cellule, mais où elle n’a pas dû dormir beaucoup puisque ses gardiens ainsi que des policiers ont passé une partie de la nuit à la sodomiser ?...
En Afrique du Sud, ce qui s’est démocratisé au cours des quinze premières années de la fragile démocratie, c’est surtout la peur. Dans les trains, sur les routes, dans le centre des grandes villes… Aujourd’hui, tout le monde a peur – les pauvres comme les riches, quelle que soit la couleur de peau, même si j’ai bien conscience que ce sont d’abord les Blancs qui se plaignent, et les Noirs pauvres des quartiers les plus défavorisés.
Pourquoi insister autant sur cette peur et sur cette violence ? Pour choquer ? Je pourrais tout aussi bien souligner certaines évolutions positives. Si j’en fais part, c’est parce qu’une pointe de racisme perce dans ces histoires – qui perce aussi en moi. Ne nous attendions-nous pas, sans nous l’avouer, à ce que le passage de l’apartheid à la liberté se fasse dans le sang et le malheur ? Or, le constat s’impose : ça va mal !
Les choses n’allaient-elles pas mieux avant ? Une question pas du tout politiquement correcte, mais que l’on ose poser aujourd’hui à voix haute. On l’entend dans toutes les bouches – en Hollande et parmi les Blancs d’Afrique du Sud. Sous peu, si ça continue, le populaire politiquement incorrect sera redevenu politiquement correct.
Aucun homme sensé ne souhaite revenir à l’époque des lois raciales et de la majorité muette. On constate que la population noire a beaucoup plus qu’avant accès aux richesses matérielles – même si le taux de chômage dépasse 30%.
A. van Dis, 2003
L’égalité des droits a été acquise au prix de bien des souffrances. Mais était-ce pour mettre au pouvoir des hommes corrompus ? Pour discriminer les minorités ? Voilà les questions que se posent à présent avec amertume Blancs, Noirs et Métis. Si la première génération des dirigeants noirs était cultivée, de plus en plus de personnes sans formation émergent aujourd’hui tant la demande de cadres a explosé. Au point qu’un tiers des membres élus des conseils municipaux savent à peine lire et écrire.
Le pays traverse une période de transition – passage d’une société oppressive à une société libre au sein de laquelle on cherche à tâtons et avec rudesse ce qui convient. Après la cage, la jungle. L’Afrique du Sud s’engage dans une période pleine de périls. De nouveaux chefs populistes se sont levés qui, comme ailleurs, exploitent la peur que beaucoup ressentent face aux changements rapides du monde, et qui font jouer la fibre conformiste ou fondamentaliste. Entre-temps, les problèmes sociaux prennent des proportions gigantesques. Personne ne peut prédire ce que sera demain. Il est tout à fait possible que les choses aillent de mal en pis.
Le noyau pourri, c’est surtout dans la politique sud-africaine qu’on le trouve, dans le mouvement de libération qui éprouve bien des difficultés à devenir un parti de gouvernement. On ne compte plus, au sein de l’ANC, les exemples de népotisme et de corruption. Cela aussi fait partie de la phase de transition.
Mais même si l’état des routes se dégrade parce que l’adjoint au maire chargé de leur entretien met l’argent dans ses poches, même si on nomme aux postes ministériels des gens bêtes comme leurs pieds, même si les politiciens corrompus se maintiennent les uns les autres la tête hors de l’eau… le citoyen sud-africain a tout de même la possibilité de choisir d’améliorer les choses. Le peuple est libre. Libre d’accepter la décadence. Libre de la combattre.
Une fois de plus, en Afrique du Sud, des gens s’opposent au parti au pouvoir. Ainsi, des écrivains et des intellectuels de premier plan, qui ont élevé la voix par le passé, se font de nouveau entendre. Les critiques les plus sévères proviennent des penseurs, des syndicats et des mouvements noirs, par exemple le Treatment Action Campaign. Le fait que, dans le pays même, les mass-media évoquent en détail ces abus constitue un signe encourageant. Si jamais le gouvernement interdit un jour la diffusion des mauvaises nouvelles, il nous reviendra à nous de lutter contre cette censure.
Qu’importe la distance ! En la matière, on ne saurait en appeler à une distanciation cynique – tellement à la mode en Occident –, ce qui compte, c’est notre aide et notre vigilance. Notre implication ! Une attitude de privilégiés ? Raison de plus. Aujourd’hui que l’Afrique du Sud fait vraiment partie de l’Afrique, nous ne pouvons l’abandonner à son sort – ne serait-ce que parce que la part d’Afrique dans nos propres sociétés est très importante.
Avec la globalisation, le monde est devenu plus petit ; parallèlement les interdépendances n’ont jamais été aussi grandes. Le Nord et le Sud se rencontrent toujours plus autour des tables de négociation. L’Afrique du Sud est un laboratoire où l’on assiste à maints processus qui sont aussi en cours en Europe. Les métropoles européennes changent de couleur sous nos yeux. Des cultures différentes de la nôtre se manifestent. D’autres idées sur le droit, la religion et le beau. Des débats passionnants nous attendent. Ce n’est pas le moment de détourner la tête. Nous vivons des moments intenses. Il est certes possible de se réfugier dans la résignation, l’indifférence, le désespoir, mais en ce qui me concerne, le seul choix, c’est l’engagement.
Adriaan van Dis
(traduit du néerlandais par Daniel Cunin)
Adriaan van Dis,Leeftocht, Augustus, 2007
40 années de vie et de voyages
recueil de récits et de chroniques
dont une douzaine portent sur l'Afrique
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