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  • Louis Couperus à Carthage

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    Un dandy pugiliste

     

     

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageSix mois durant, à compter du 7 novembre 1920, Louis Couperus et sa cousine et épouse Elisabeth (1867-1960) sillonnent l’Algérie, sans doute sur la proposition du directeur de l’hebdomadaire Haagsche Post. Comme en d’autres occasions – séjours en Italie, à Londres… voyage en Indonésie puis au Japon –, le romancier, contraint de gagner sa vie à la force de la plume, consigne ses impressions. Celles d’Afrique du Nord sont publiées en vingt « lettres » dans le périodique en question – du 13 novembre au 21 mai – avant d’être réunies, dès 1921, dans le volume Met Louis Couperus in Afrika. Quelques semaines avant de quitter l’Algérie, le couple franchit la frontière tunisienne. Écoutons José Buschman qui a reconstruit ces pérégrinations dans Een dandy in de Orient. Louis Couperus in Afrika (Amsterdam, B. Lubberhuizen, 2009) dont une version abrégée a paru en français :

    J. Cunin, Elisabeth Couperus, fusain

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyage« Entre-temps nous voilà déjà en mars et une chronique plus loin lorsque Couperus part pour El-Kantara, localité bâtie au pied d’une immense muraille. Après quoi, il finit par rejoindre la ville dont, à l’en croire, il a toujours rêvé : Timgad. Couperus passe trois jours dans cette cité frontalière afro-romaine, d’une grande importance sur le plan militaire, où Charles Godet, directeur des sites archéologiques, lui sert de cicérone. Le 16 avril 1921, Couperus fait part à ses lecteurs de son arrivée à Tunis. Alger, comme ville française, produit une impression de plus grande prospérité que Tunis, qui a davantage conservé le visage d’une ville orientale. Tunis, estime Couperus, est surtout intéressante pour ses souks, qu’il décrit page après page. Il ne se passe pratiquement pas un jour que Couperus ne visite les ruines de Carthage sous la houlette de l’archéologue Louis Carton et de sa femme. Carton a par ailleurs prêté son concours à Gaston Boissier pour son ouvrage célèbre, L’Afrique romaine (1895). Au départ de Tunis, Louis et son épouse regagnent Alger. De retour à l’Hôtel Continental, Couperus réussit à se procurer un billet pour assister au match opposant Georges Carpentier, champion en titre des poids mi-lourds, à un boxeur belge au Stade Municipal [voir photos du combat ci-dessous]. Couperus fut vivement impressionné par Carpentier, drapé d’un kimono gris, jambes et chevilles minces, tête fine et épaules carrées. La rencontre dura une demi-heure, et Couperus s’en délecta. ‘‘Ce fut phénoménal, note-t-il dans sa dix-septième chronique : J’en arrivai à me dire que j’avais écrit trop de livres dans ma vie, et pas assez boxé.’’ Le 3 mai 1921, le couple embarque, destination Marseille. »

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    À propos de Carthage, l’historienne précise : « En plus du Baedeker, Couperus fit usage du guide de Gaston Boissier, L’Afrique romaine. Dans la lettre qu’il consacre à Carthage, il résume certaines parties de cet ouvrage de référence et en reprend même des extraits. S’il omet, dans ses chroniques romaines, de citer nommément Boissier, il mentionne par contre et l’auteur et le titre du livre dans sa lettre tunisienne. » (1)

     

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    Villa des époux Carton à Carthage

     

    Grâce sans doute aux époux Carton (2), le séjour algérien de l’écrivain haguenois n’est pas passé tout à fait inaperçu et lui a permis d’être traduit en français. Le samedi 13 août 1921, La Méditerranée illustrée lui consacrait en effet la moitié de sa huitième page : à une brève présentation de l’auteur venaient s’ajouter trois brefs extraits de sa seizième chronique africaine, adaptés par Félicia Barbier. Cette dernière, amie justement du couple Carton et peut-être d’origine batave, connaissait le néerlandais puisqu’elle transposa Psyche sous le titre Le Cheval ailé (Paris, Éditions du Monde nouveau, 1923), ouvrage préfacé par Julien Benda et dont l’hebdomadaire L’Afrique du Nord illustrée a donné les premières pages dans sa livraison du 8 septembre 1923.

    Le Cheval ailé, 4ème éd.

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyagePar la suite, Mme Barbier a encore traduit le roman De stille lach de Nico van Suchtelen (Le Sourire de l’âme, Paris, Éditions du Monde nouveau, 1930), l’essai de Henri Borel, Wu-Wei. Fantaisie, inspirée par la philosophie de Lao-Tsz’ (Paris, Éditions du Monde Nouveau, 1931, réédition sous le titre : Wu Wei. Étude inspirée par la philosophie de Lao-tseu, Paris, Éditions G. Trédaniel, 1987) ainsi qu’un article de  Noto Souroto : « Orient et Occident » (Le Monde nouveau, fév. 1926). Ce sont les colonnes publiées dans La Méditerranée illustrée que nous reproduisons ci-dessous. (D. C.)

     

     

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    (1) José Buschman, « Un dandy en Orient. Louis Couperus en Algérie », Deshima, n° 4, 2010, pp. 98-99 et 103 (texte traduit par Christian Marcipont). Le combat de boxe dont il est question opposait le 3 avril, dans le cadre d’une « exhibition », le Français à son sparring-partner Lenaers (voir par exemple L’Écho d’Alger du 4 avril 1921), soit trois mois avant le championnat du monde quil devait perdre face à J. Dempsey. 

    (2) Voir sur ce médecin militaire, archéologue et collectionneur : Clémentine Gutron, « Carton Louis (1861-1924) », Dictionnaire des orientalistes de langue française, éd. François Pouillon, Karthala, 2012, p. 195-197. 


    Jack Dempsey vs Georges Carpentier, 2 juillet 1921 

     

     

     

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    UN POÈTE HOLLANDAIS À CARTHAGE

     

    Nous sommes heureux d’offrir à nos lecteurs trois fragments d’un article emprunté aux Lettres d’Afrique, que le célèbre poète et romancier, M. Louis Couperus, a publiées, de novembre 1920 à mai 1921, dans la Haagsche Post, le grand quotidien de la résidence royale de Hollande.

    M. Louis Couperus jouit à juste titre d’une faveur exceptionnelle dans ce petit pays, où la vie intellectuelle est aussi variée qu’intense. Il débuta, adolescent, par des vers admis aussitôt dans le recueil des Meilleurs Poètes Modernes que le fin critique littéraire, J.-N. Van Hall, publia aux environs de 1895*.

    louis couperus,algérie,tunisie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageL’œuvre de Louis Couperus s’étend sur une quarantaine d’années, suivant toujours la ligne ascendante. Sa forte culture gréco-latine, son étonnante fécondité, son esprit souple et nombreux lui ont permis d’aborder les genres les plus différents et d’exceller dans tous. Citons quelques-unes de ses œuvres : Eline Vere (étude fouillée des milieux patriciens de La Haye) ; Majesté (traduit en français) ; La Paix Universelle ; Psyché (conte symbolique, reprenant avec des moyens d’une originalité exquise le thème éternel d’Eros et Psyché) et, enfin, ses trois dernières œuvres : Héraclès, Iskander et Les Histrions**, trois reconstitutions magistrales de la Grèce, la Perse et la Rome antiques.

    Fatigué de cet effort, Louis Couperus est venu demander cette année à notre doux ciel africain le repos et la lumière. Alger, Timgad, Biskra, Touggourt, Tunis lui ont inspiré des accents vibrants d’enthousiasme et d’émotion. Carthage – où il fut l’hôte du docteur Louis Carton et de sa vaillante compagne, la fondatrice du Comité des Dames amies de Carthage – Carthage a revécu sous ses différents aspects dans l’imagination créatrice de ce grand ami de la France qu’est Louis Couperus.

    Nous devons l’interprétation des lignes qu’on va lire à Mme F. Barbier, déléguée du Comité des Dames amies de Carthage.

     

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyage* Les deux seuls recueils de poèmes jamais publiés par Louis Couperus : Een lent van vaerzen (Un printemps de vers, 1884) et Orchideeën (Orchidées, 1886, volume qui comprend des proses). Après son premier roman, Eline Vere (1889), qui eut un grand retentissement dans son pays, il ne devait pour ainsi dire plus aban- donner la prose. L’homme de lettres J. N. van Hall a salué la parution de ces vers avant de donner, en 1894, une anthologie de la poésie contemporaine néerlandaise.

    ** Il s’agit des romans (mythologico-)historiques Herakles (1913)  Iskander (1920 : sous-titre : Le roman d’Alexandre le Grand) et De komedianten (1917).

     

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     L'Echo d'Alger, 21 septembre 1923

     

     

     

    DEVANT CARTHAGE MORTE

     

    À Mme et M. Louis Carton

     

    En premier lieu, chers lecteurs, je voudrais vous mener vers la colline qui porte la Cathédrale. Car – cette colline, c’est Byrsa ; et Byrsa – c’est l’endroit même où la Didon de Virgile, la Didon du Quatrième Livre de l’Énéide, construisit le bûcher qu’elle devait gravir lorsque Énée l’abandonna. Ne voyez-vous pas le navire qui disparaît au fond du golfe ? Voici la montagne Bicorne, bleue sur l’azur de l’eau, et voici les trirèmes qui emportent le fils d’Anchise, fuyant sur l’ordre des dieux. Ah ! divin souvenir de cette poésie divine ! Les émotions que je ressentais, adolescent, tandis que mon père commentait pour moi les malheurs de Didon et d’Énée, je les ai revécues, une à une, sur la colline de Byrsa…

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageOui, c’était bien ici que se trouvait le bûcher ; et là-bas, le Troyen fuyait à l’horizon… Et je ne suis pas le seul que cet endroit ait su émouvoir de la sorte. Feuilletez Gaston Boissier, et vous verrez que ce savant, cet archéologue, ce digne membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, avoue son attendrissement sans fausse honte. Comme moi, il s’est dit : « Voici les lieux où vécut Didon ; c’est ici qu’elle a souffert ; c’est ici, qu’après s’être consumée d’amour, elle se laissa dévorer par les flammes. Quant à Énée… les dieux lui imposèrent l’épreuve de voir Didon monter sur le bûcher, tandis qu’il s’élançait au loin… »

    Ce qui fait la beauté sacrée des endroits tels que la colline de Byrsa, c’est que les imaginations sublimes des poètes y prennent corps et deviennent la réalité.

     

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageEt puis, voyez-vous les deux ports de la Carthage punique, évoqués dans le roman de Flaubert ? D’abord le port marchand, circulaire, avec, au centre, l’île sur laquelle se dressait le Palais de l’Amirauté ; ensuite le port militaire. Il est presque impossible de se représenter que ces deux minuscules étangs furent jadis les deux grands ports de l’antique Carthage, et que le port de guerre abritait, du temps d’Hamilcar, un nombre – que j’ignore – de trirèmes, chacune dans sa loge, séparée de la suivante par une colonne. Les alluvions ont-elles donc été si considérables qu’il ne reste plus aujourd’hui que ces deux petites flaques, l’une ronde, l’autre allongée ? Grâce aux ruines qui nous restent, il est plus aisé de reconstruire le môle aux bastions carrés qui se dressait entre les ports et la mer.

    Afin de méditer à loisir sur ces choses anciennes, où la poésie se mêle à l’histoire, je me perds souvent parmi ces ruines magnifiques, qui ne sont d’ailleurs plus qu’un éboulis de maçonneries gigantesques. Ce sont les Thermes Antonins, bâtis du temps d’Antonin le Pieux, bien des siècles après que vécut Salammbô, et bien davantage encore après Didon. Et je m’assieds sur des débris de colonne, à demi disparus sous le rose pale des asphodèles. Autour de moi monte l’enchevêtrement de ces blocs vertigineux ; devant moi s’étend, au delà du môle punique, la nappe bleue, éternelle, ourlée d’écume, et se dresse la silhouette harmonieuse du mont Cornu !

    Mosaïque, Carthage (détail)

    louis couperus,algérie,carthage,georges carpentier,traduction littéraire,hollande,pays-bas,afrique,félicia barbier,voyageL’autre jour, tandis que je me laissais doucement emporter au fil de mes rêves, je vis deux jeunes taureaux, échappés à leur petit pâtre, qui dévalaient la colline, se lutinant, éparpillant le sable sous leurs sabots, soufflant de leurs naseaux dilatés, et lançant vers le ciel des mugissements joyeux. Et voici que la vague frangée de neige déposa à mes pieds une de ces belles coquilles de murex, d’où les anciens tiraient la pourpre. Et je ne saurais vous dire pourquoi cette coquille, ces taureaux, pourquoi la mer, le ciel turquin, les asphodèles roses et, enfin, ces ruines géantes – pourquoi l’ensemble de ces choses me donna l’impression de goûter « l’heure exquise », baignées qu’elles étaient de la lumière blonde d’une fin d'après-midi doré. Non, je ne saurais vraiment vous dire pourquoi…

     

    Laissez-moi enfin vous mener au Musée Lavigerie, Byrsa. Un Père blanc nous sert de guide, c’est peut-être un Hollandais, car il y en a beaucoup parmi cet ordre monastique. Les choses intéressantes ne manquent pas. Toutefois, si vous voulez bien, nous passerons, sans les examiner, devant les rasoirs carthaginois, les ivoires sculptés et les terres cuites. Je tiens à vous montrer ce couvercle de sarcophage, dressé là-bas, et qui porte l’effigie d’Arisat, fille de Palosir, femme d’Abd-Eschmoun. Voyez comme elle nous regarde ; voyez sa pose hiératique, adossée au mur. C’est une femme belle et svelte, d’une taille imposante. Elle est parée des atours sacerdotaux des suivantes de Tanit ou d’Eschmoun – si toutefois sa qualité d’épouse lui permettait d’être prêtresse. De toute façon, la richesse de sa parure ainsi que la colombe dans sa main nous révèlent le sacrifice qu’elle se propose d’offrir aux dieux. Ses yeux se dilatent dans l’extase… Un épervier lui sert de diadème ; une résille retient sa chevelure, dont les boucles régulières, en s’échappant, retombent sur son front. De longs pendants alourdissent ses oreilles ; un court péplum enferme sa gorge sous un éventail de plis. Enfin, deux ailes d’épervier, se rejoignant au défaut des genoux, gainent étroitement ses jambes fines. Du bleu, du rouge et de l’or, pâlis par les siècles, décèlent çà et là les teintes primitives de sou vêtement d’apparat. 

    Mosaïque, Vénus, Carthage

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    Fantôme du passé, elle semble vivre encore ; l’œil vous regarde ; la bouche, diriez-vous, va s’ouvrir et, sa colombe d’une main, sa coupe de l’autre, cette femme va se mouvoir et s’éloigner du mur.

    Quant à moi, elle me fit penser à Salammbô, car elle est belle d’une beauté tragique, cette Arisat, fille de Palosir. – J’ai cru sentir palpiter en elle l’âme de Carthage…

    Soudain, le sarcophage lui-même m’apparut sous cette image dressée qui lui servait de couvercle. Et là, protégés par une vitre, je découvris quelques ossements, une poignée de poussière terreuse… C’est tout ce qui reste d’Arisat, fille de Palosir, épouse d’Abd-Eschmoun, – celle qui fut la servante du dieu, comme son époux en fut le serviteur.

     

    Louis Couperus

     

    (Traduit du hollandais par Mme F. Barbier)

     

     

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    L’Afrique du Nord illustrée, 8 septembre 1923

     

     

     

     

  • DESHIMA n° 5

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    Regards sur l’histoire africaine des pays nord-européens

     

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    Le dernier numéro de Deshima propose un dossier plein de surprises sur les liens entre Afrique et pays de l’Europe septentrionale. Côté littérature, la nouvelle Petit cheval du Néerlandais Tomas Lieske nous emmène à travers mythes et phobies dans une Égypte ancienne peuplée de centaures. Dans Adelheid, le jeune prosateur norvégien Gaute Heivoll étale sa virtuosité (restituée grâce à un collectif de traducteurs). Norvège à l’honneur aussi avec Torild Wardenœr dont Anne-Marie Soulier a traduit quatorze poèmes empruntés à divers recueils. Suivent sept poèmes du Flamand Peter Holvoet-Hanssen et six du Néerlandais Jaap Robben (illustrés par Benjamin Leroy et tirés du recueil pour enfants Zullen we een bos beginnen ?).

     

     

    Sommaire

     

     

    AFRIQUE

    Thomas Mohnike

    Itinéraires imbriqués : Éléments d’une histoire africaine des pays nord-européens

    Frederike Felcht

    On the topography of H.C. Andersen’s travelogue I Spanien (traduit de l’allemand par Ingo Maerker et Michelle Miles)

    Joachim Schiedermair

    Turmoil in the Dark Continent. Gender, Mimicry, and Colonial Resistance in Verner von Heidenstam and Peter Høeg (traduit de l’allemand par Ingo Maerker et Michelle Miles)

    Christine Smith-Simonsen

    Mythbusting. Looking for Norwegians in the colonies

    J.P.B. de Josselin de Jong

    Le « negerhollands » de Saint-Thomas et de Saint-Jean (présenté Thomas Beaufils, traduit du néerlandais et annoté par Pierre Meersschaert avec la collaboration de Thomas Beaufils)

    Claudia Huisman

    Soldats africains dans les Indes orientales néerlandaises. Belanda Hitam

    Wouter van der Veen

    Vermeer en Afrique. L’allégorie de l’histoire de Helmut Starcke

    Catherine Repussard

    JunkerInnen en Afrique. Les « fermes africaines » de Frieda von Bülow et Karen/Tania Blixen

    Frederike Felcht

    Les politiques de la faim dans Sult (La Faim) et Life & Times of Michael K

    Dorian Cumps

    Explorations dans l’imaginaire (sur l’œuvre de Tomas Lieske)

    Tomas Lieske

    Petit cheval (nouvelle traduite du néerlandais par Daniel Cunin)

     


    SAVANTS MÉLANGES

    Annie Bourguignon

    Peut-on lire Nordahl Grieg au XXIe siècle ?

    Karin Ridell

    Identités et appartenances linguistiques, nationales et régionales. Conversations dano-suédoises dans la région d’Öresund

    Martin Kylhammar

    Rompez ! Rompez ! L’art moderne de faire table rase du passé (traduit du suédois par Sylvain Briens et Max Stadler)

    Alexis Metzger & Martine Tabeaud

    Neiges et glaces dans les peintures hollandaises du Siècle d’or

    Odile Parsis-Barubé

    Les commencements de l’étrangeté. Nord et Midi dans l’imaginaire romantique français de la limite

     


    ARTS ET LETTRES DES PAYS DU NORD

    Annick Drösdal-Levillain

    Gaute Heivoll

    Gaute Heivoll

    Adelheid (nouvelle)

    Anne-Marie Soulier

    Torild Wardenær

    Torild Wardenær

    Poèmes (traduits du suédois par Anne-Marie Soulier)

    Peter Holvoet-Hanssen

    Poèmes (traduits du néerlandais par Daniel Cunin)

    Jaap Robben

    Six poèmes (illustrés par Benjamin Leroy, traduits du néerlandais par Daniel Cunin)

     

     

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    ABSTRACTS

     

    Frederike Felcht

    On the Topography of H. C. Andersen’s travelogue I Spanien

    Deshima, revue, Afrique, littérature, Norvège, Pays-Bas, HamsunThe article explores how space is represented in Hans Christian Andersen’s I Spanien (1863). The travelog begins at the French border and continues through Spain via Gibraltar, down to Morocco, and from there back to Spain via another route. It is characterized by precise observations, numerous poems, and passages of lyrical prose. The descriptions of architecture and infrastructures, landscapes and cities are enriched with inter-textual references, historical background information, and the emotions of the first-person narrator. This creates a complex image of the spaces described, which is analyzed with the help of David Harvey’s Marxist cultural geography and Edward Said’s postcolonial theory. The emphasis of this inquiry is on the relationship between Denmark, Spain, and Africa in the topography of I Spanien. The article demonstrates how I Spanien establishes a hybrid geography of mutual relations and thus opens a space for a different understanding of the relationship between Europe and Africa than was common in the nineteenth century.

     

    Joachim Schiedermair

    Turmoil in the Dark Continent. Gender, Mimicry, and Colonial Resistance in Verner von Heidenstam and Peter Høeg

    Deshima, revue, Afrique, littérature, Norvège, Pays-Bas, HamsunIn postcolonial studies, the subversion of binary ways of thinking is regarded as a useful device for resistance. One of the strategies used for overcoming binaries is “mimicry”, which means that the colonized imitate their colonizers in order to communicate on the same level. At the same time, imitation can never be just a copy; it will always change the original. This hypothesis is examined using two literary texts from Scandinavia: Peter Høeg’s Rejse ind i et mørkt hjerte (1990) and Verner von Heidenstam’s Endymion (1889). Both texts connect the colonial situation with the subversion of gender differences. Høeg meets our expectations, since in his text the breakdown of the gender paradigm causes the deconstruction of the domination of colonial power, whereas the analysis leads us to the surprising result in Heidenstam’s text that the subversion of gender differences stabilizes the colonial difference.

     

    Christine Smith-Simonsen

    Mythbusting: Looking for Norwegians in the Colonies

    During the past ten years, a line of research has been published that puts the Norwegian self-image of imperial innocence under scrutiny. The myth that Norway never partook in any colonial adventures has been challenged by a series of studies showing how a number of Norwegians followed in the wake of colonialism, taking the opportunities at hand to establish trade and other enterprises, buy land, settle permanently, enlist in colonial services, and even run commercial estates of notable sizes.

     

    J.P.B. de Josselin de Jong

    Negro-Dutch in St. Thomas and St. Jean

    This article by J.P.B. de Josselin de Jong, translated from the Dutch original, retraces the question of the crossbreeding between African languages and Dutch in Negro-Dutch, which was spoken in the Danish Antilles until the beginning of the twentieth century. This Creole, essentially spoken by slaves, was influenced by the idioms of the former Dutch colonizers. In it, we can recognize traces of the language spoken by Zealand’s sailors, which dominated the triangle trading area and the sugar plantations in this region in the seventeenth century. In December 12, 1916, the Danish Antilles were sold to the United states of America who were interested in their strategic position near the Panama canal. Since then, they were named the Virgin Islands.

     

    Claudia Huisman

    Belanda Hitam: African Soldiers in the Dutch Indies

    Deshima, revue, Afrique, littérature, Norvège, Pays-Bas, HamsunStarting in 1830, the Dutch were obliged to reinforce their troops in the East Indies (now Indonesia) to extend their colonial domination. Because of the shortage of European soldiers, the Dutch turned to the Gold Coast in West Africa. As of 1637, they were in possession of Elmina, the commercial port of the Ashanti kingdom, from which tens of thousands of slaves were shipped to Brazil, Curacao, Surinam and other places to work on plantations. But the Dutch had little success recruiting Ashanti volunteers. Only 3,000 men left for Java between 1831 and 1872. These Belanda Hitam (Black Dutch) participated in military campaigns in Borneo, Bali, and Sumatra. They were considered to be “insolent Negroes,” unable to adapt to colonial society. And yet they eventually became completely integrated, and most of them stayed in Java and started families. To counterbalance their story of becoming Black Dutch citizens in the East Indies, I evoke the extraordinary adventure of two Ashanti princes, Kwasi and Kwame, who were sent to Holland to obtain a Dutch education and become Black Dutch citizens by striking the opposite path in a story related by Arthur Japin in his beautiful novel The Two Hearts of Kwasi Boachi.

     

    Wouter van der Veen

    Vermeer in Africa: The Muse of History of Helmut Starcke

    When the Dutch VOC settled in what was to become the Republic of South Africa in the middle of the seventeenth century, the San and Khoi populations they encountered did not realize that the end of their culture and way of life was in sight. The Dutch brought weapons, technology, and illnesses that would change the south coast of Africa forever. What they did not bring, surprisingly, was their art. It seems that seventeenth-century Dutch paintings were of no use overseas. German-born artist Helmut Starcke painted a true masterpiece by portraying his own interpretation of a world-famous work by Johannes Vermeer, The Art of Painting. This essay reflects on the questions raised by Helmut Starcke’s painting from a truly “art-historical” perspective, for Starcke gave his intriguing work the title The Muse of History.

     

    Catherine Repussard

    Gentlewomen in Africa. The African Farms of Frieda von Bülow and Karen (Tania) Blixen

    deshima,revue,afrique,littérature,norvège,pays-bas,hamsunAlthough Frieda von Bülow and Karen Blixen lived in different times, they shared a strange community of fate. Both of them staged their lives in East Africa in novels: Bülow in Im Lande der Verheißung (1899) and Blixen in Out of Africa / Den afrikanske Farm (1937). The two writers share a colonial attitude and treat Africa in similar ways. They confess their adoration for African nature and succumb to the spell of exoticism when encountering a continent of charming beauty, all the while reaffirming their attachment to their worlds of origin by relying on the image of an immense African farm overseen by a woman with a firm hand. In the two novels, a white, European aristocratic woman is depicted as exercising authority over the indigenous population, thus enacting a kind of “feudal colonial feminism” as a condition for her own liberty and liberation. The African farm thus becomes a symbol of a utopian social project that opens up a field of unlimited possibilities, combinations, hybridizations, and reconstructions, erasing borders of time and space as well as those of identity.


    Frederike Felcht

    The Motif of Hunger in Sult and Life & Times of Michael K

    Deshima, revue, Afrique, littérature, Norvège, Pays-Bas, HamsunThis essay demonstrates the analytical potential of the motif of hunger in Knut Hamsun’s Sult (Hunger) (1890) and J. M. Coetzee’s Life & Times of Michael K (1983). Sult was published in Norway at the end the nineteenth century and Life & Times of Michael K in South Africa almost one hundred years later. In spite of these different historical and geographical backgrounds, the motif of hunger in both texts reveals similar questions. They explore strategies working against the modern disciplining of the body. This article presents a short history of hunger and analyzes the motif of hunger in the texts from a comparative perspective. It focuses on the semantics of the descriptions of hunger, on the perception of time, and on forms of control that are contrasted with the protagonists’ behaviour, revealing a close relation between hunger and the modern bio-political practices reflected in the texts.

     

    Annie Bourgignon

    Can We Read Nordahl Grieg in the 21st-century?

    deshima,revue,afrique,littérature,norvège,pays-bas,hamsunNordahl Grieg (1902-1943) was a Norwegian traveller, journalist, poet, and a writer. In the 1930s, he became a communist and supported the USSR unconditionally. In interviews and features in the press, he approved of the Moscow trials (staged by Stalin against former Bolsheviks) and later the German-Soviet pact. But when the German army attacked his own country in April 1940, he immediately volunteered to defend it and became an ardent Norwegian patriot. In the novel Ung må verden ennu være (1938) (The World Must Still Be Young), Grieg describes the USSR, the trials, and the Spanish Civil War. He later stated that the novel was intended to justify soviet policy, including its more questionable sides. But when reading this work today, it appears rather to depict a dismal picture of soviet society. This article is an attempt to read Ung må verden ennu være from this perspective of what we know about its author. Grieg’s novel thus appears as a broad description of Europe in the 1930s, where the storm of major catastrophes is brewing.

     

    Karin Ridell

    Linguistic, National, and Regional Identities and Membership Categorizations. Danish-Swedish Conversations in the Öresund Region

    In this article, excerpts from talk-in-interaction between Danes and Swedes in the work place (a care home for the elderly) in the Öresund region (the cross-border region between Denmark and Sweden) are analyzed by focusing on how the participants express and negotiate their linguistic, regional, and national membership categorizations and identity. Conversation analysis and membership categorization analysis form the theoretical and methodological framework of this study. The analyses demonstrate that linguistic, national, and regional membership categorizations are made relevant in different sequential positions in different ways. It is argued that such categorization can result in attenuating a delicate situation or in keeping the channels of conversation open. Like all membership categorizations of a person in talk-in-interaction, linguistic, national, and regional membership categorizations have proven to be a powerful tool for performing interactional actions, such as refusing a request or creating social affiliation between different participants. It is also demonstrated that repair (self- or other-initiated), essentially of a linguistic trouble source, is just one of several sequence types in which linguistic membership categorization often occurs.

     

    Martin Kylhammar

    The Modern Art of Burying the Past

    This essay deals with the project of modernity – what it consists of, and the value placed on its results. Modernity is the dream of a good society. It would not be altogether wrong to call this project a dream, since dreams are always on the verge of becoming nightmares. The men involved in this project have always looked forward. This, I argue, is for a good reason, and the results have been spectacular. However, it also implies that modernity has a special relationship to the past, and that we have searched, more or less successfully, for methods with which to assess the efforts of the past before disposing of them.

     

    Alexis Metzger, Martine Tabeaud

    Snow and Ice in Dutch Paintings in the Golden Age

    deshima,revue,afrique,littérature,norvège,pays-bas,hamsunIn the Dutch Golden Age, the production of winter scenes in paintings reached a climax. In focusing on these representations of winter and coldness, one might wonder whether the paintings correlated with the actual weather. If so, do the paintings genuinely show the weather at the time they were painted? In this article, I discuss that, because the winter scenes became exceedingly appreciated by a buying public, painters began to produce these paintings without taking the actual weather into account. Eventually, they painted winter scènes de genre and developed a typology of images for these winter scenes. The unusual, rough coldness of the Little Ice Age winters actually taking place outside generally disappeared from the paintings, and joyful winter scenes were preferred.

     

    Odile Parsis-Barubé

    The Beginnings of Strangeness: The North and the Midi in the French Imaginary of limits

    This article is a study of how travel narratives in France in the first half of the nineteenth century contributed to producing the impression of strangeness and otherness to which the North and the Midi were connected in a nationalized space. Construed as an expression of a system of oppositions, they relate to a complex process of cultural references, sensitive perceptions, and anthropological presuppositions. By exploring these interactions, this article contributes to the study of localized conceptions of romantic notions.

     

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  • Le Tant attendu

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    Abdelkader Benali,

    maïeuticien

      

     

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    (parution 5 janvier 2011)

     

    Prenez un bébé sur le point de naître, disons le 31 décembre 1999, aux premiers coups de minuit. Un bébé qui aime sucer son pouce. De préférence un bébé batave. C’est bien plus drôle puisque l’expression néerlandaise « sucer quelque chose de son pouce », c’est-à-dire en tirer quelque chose en suçant dessus, c’est inventer, affabuler, imaginer de toutes pièces. De même, d’ailleurs, que la locution « avoir un gros pouce ». Le pouce comme siège de l’imagination, en quelque sorte. Arrangez-vous pour que le bébé fabulateur hérite de sa grand-mère paternelle un don d’extralucide. Cela fait, armez-vous de patience et préparez-vous à encaisser contraction sur contraction. Car notre bébé batave – enfin plutôt mi-mimolette mi-couscous –, avant de mettre le nez dehors, a décidé de tenir le crachoir sur plusieurs centaines de pages.

    couvbenali7.jpgSon don lui permet de connaître ses géniteurs et aïeux bien mieux qu’eux-mêmes ne se connaîtront jamais : Mehdi, son jeune papa de 17 ans ; Diana, sa jeune maman de 17 ans ; ses grands-parents pater- nels, Driss Ayoub, boucher titulaire d’un faux permis de conduire, et Malika, amatrice de thé devant l’Éter- nel ; Elisabeth Doorn, sa grand-mère maternelle, bourgeoise de La Haye, pacifiste sur le retour; Samuel Black Crow Brannigan, son grand-père paternel biologique qui s’est retiré dans le désert de l’Arizona en quête des secrets de ses propres aïeux indiens ; Rob Knuvelder, le père adoptif de Diana, qui ne vit plus avec sa femme Elisabeth, mais en face de chez elle.

    Le patronyme Knuvelder permet de situer immédiatement les ambitions de notre bébé narrateur pas encore né : ce nom draine en effet avec lui huit siècles de littérature néerlandaise : pour tout Néerlandais fier des Belles Lettres de son pays, « le Knuvelder », ce sont les 4 épais volumes de l’Histoire de la littérature néerlandaise publiés entre 1948 et 1953 par le professeur Gerard Knuvelder (1902-1982). Notre bébé multiculturel aurait-il donc l’intention de faire sien ce patrimoine avant même d’avoir quitté l’utérus de sa maman aux « divines taches de rousseur » ? Quant au nom de famille Doorn (= Épine), il annonce quelques accrocs, tant à la règle (« on ne couche pas avant le mariage », « on ne mange pas de cochon », « notre fille n’épousera pas un mahométan »…) qu’à la réputation de plus ou moins tous les protagonistes du roman, des accrocs au cerveau aussi « dans le monde de la subconscience et de la surconscience » des Occidentaux pur jus… Toujours au rayon des patronymes, Ayoub, couvBenali12.gifbien que court, fait figure de nom à courant d’air : les Ayoub descendent des Ayoub qui eux-mêmes descendent des Ayoub qui eux-mêmes descendent de… Job, modèle inégalé de vertu et de probité sur son tas de fumier. Malika, la grand-mère berbère, n’a bien entendu pas de nom de famille si ce n’est celui de son mari. Une femme, ça n’en acquiert un que le jour de son mariage.

    un volume d'une réédition (1978) de l'ouvrage de G. Knuvelder

    À cette galerie de protagonistes patientant à la maternité le soir du Nouvel An – qui se rongeant les ongles, qui faisant les cent pas, qui grognant contre celui qui se ronge les ongles, qui  grommelant après celui qui fait les cent pas –, le bébé-narrateur va bien sûr adjoindre des comparses : un pied-bot inspecteur du permis de conduire, une éternelle fiancée berbère, un Capverdien vendeur de voitures 100% halal, un marabout au bout du rouleau, un rappeur qui ne se méfie pas assez des réfrigérateurs, un imam qui manie la baguette, une Flamande surnommée Gazette d’Anvers, un fils de qaid qui croit mourir en odeur de sainteté, des Dupond et Dupont prénommés Ahmed et Ahmed, deux vaches prénommées Aïcha et Kandicha (1), une jeune Hindoustanie au derrière en forme de tonnelet et un Indo-surinamien un peu moins jeune hypnotisé par les mouvements dudit tonnelet, une robe de mariée blanche aux boutons rouges pareils à des coccinelles, une machine à laver qui se prend pour un muezzin… Peu à peu apparaissent ainsi sous les yeux du lecteur et un coin perdu du Rif où la vie se meurt peu à peu et une rue animée de Rotterdam où se côtoient plus ou moins des gens venus du monde entier. À travers la voix du bébé de Diana et Mehdi, Abdelkader Benali compose une fresque désopilante sur la rencontre de deux mondes, celui des djinns et celui des convictions rationalistes : « En Hollande, on baigne dans les certitudes, sauf en ce qui concerne la naissance et la mort. L’air soucieux, les gens se penchent sur votre lit de mort : tendus, ils attendent ce qui va survenir juste avant le trépas : la révision de la loi sur l’euthanasie ou votre dernier souffle. Un sourire sardonique aux lèvres ou une larme de crocodile sur la joue, ils vous assurent que tout va pour le mieux. Vous les rabrouez : “Mais je ne m’ennuie pas encore !” Eux : “Nous, si. On voit que tu t’ennuies. On voit que t’as hâte de t’en aller. Fais pas machine arrière.” Point final. Circulez, y a rien à voir. »

    une des éditions hollandaises du roman

    couvbenali8.jpgEntre les fusées qui jettent des gerbes de couleur dans le ciel marocain pour annoncer aux habitants d’une campagne reculée le début du Ramadan et les feux d’artifice que l’on tire en Hollande à l’occasion du passage à la nouvelle année, le romancier narre une année de l’existence de Diana et Mehdi, deux adolescents d’autant plus attachants qu’ils sont quelconques. De sa plume en apparence dégingandée et assurément sarcastique, il épingle avec une rare acuité tant les travers des adultes que ceux des « jeunes », tant ceux du citoyen moyen que ceux de l’étranger nouvellement arrivé, tant ceux des autres que les siens propres. Le quartier de Rotterdam qu’il décrit, avec sa boucherie, sa bibliothèque, son tramway, la boutique où tous les étrangers viennent téléphoner, sa population bigarrée, son junkie, c’est un peu sa mythologie personnelle, le terrain de sa commedia dell’arte, son buffet à souvenirs, même s’il a grandi dans un environnement plutôt hollandais ; comme Mehdi, il a travaillé dans la boucherie de son père ; comme Mehdi, il a une mère qui ne s’exprime guère en néerlandais ; comme Mehdi, il a éprouvé le besoin de chausser des baskets qui coûtaient la peau des fesses, bottes de sept lieues conduisant non à la cour du roi mais dans les bras d’une Diane pas forcément chaste, dans ceux d’une Muse ou bien à l’Atlantide (2). Mais dans cette œuvre touffue, les éléments autobiographiques ne sont que des accessoires. L’essentiel réside plutôt dans la pétulance narrative du bébé, les scènes oniriques et métaphoriques, les pseudo-contes de fées qui pren- nent à contre-pied nos attentes, les facéties d’un conteur-né qui emprunte les méandres d’un cordon ombilical pour changer à sa guise d'époque et de lieu ; sur un arrière-fond de douce nostalgie, la réalité semble échapper en permanence aux personnages. Omniprésentes, la quête du père et celle de l’être aimé, la quête d’une identité, donnent lieu à maintes scènes tragi-comiques. Garçon tourmenté, Mehdi est toutefois le seul à avoir grandi avec son père et sa mère. Malika est orpheline : plus de parents, plus de parents adoptifs ; Driss à quitté sa mère et on ne sait rien de son père ; Diana n’a vu le sien qu’à de rares occasions, entre deux avions. Une fois ses parents morts, Samuel cherche pour sa part à rejoindre ses ancêtres…

    Ce que Benali a dit de son premier roman, Noces à la mer, vaut aussi pour Le Tant attendu : sa manière à la fois exubérante et caustique est un pied de nez au public « qui n’attend rien d’autre, venant du sud de Paris, que des histoires du genre de Tahar Ben Jelloun, très suggestives, qui parlent de choses concrètes, mais avec des mots magiques qui renvoient aux Mille et Une Nuits à la halqa » (3). Le dépaysement et l’exotisme qu’offre Le Tant attendu jusqu’aux dernières pages est d’un tout autre ordre que celui d’un roman « à l’orientale » (4). 

    Daniel Cunin

     

     

    (1) Dans la culture marocaine, Aïcha Kandicha est un personnage légendaire, djinn pour certains, ogresse, voire vampire pour d’autres. Très belle (malgré ses pieds d’ongulé), elle séduit les hommes pour les rendre fous ou les tuer. Dans le roman, la part de folklore, de mythe, de superstition, de croyance ésotérique ou occulte attachée à ce nom s’inscrit dans tout un réseau d’images, de citations, de digressions et d’allusions qui permettent à Benali d’accorder une belle place aux bons et aux mauvais génies.

    (2) Dans un joli documentaire (en néerlandais), A. Benali nous invite à le suivre sur les traces de son passé à Rotterdam :ICI.

    couvbenali13.jpg(3) Entretien de l’auteur avec Dominique Caubet.

    (4) Le Tant attendu, traduction du roman De langverwachte (2002), paraîtra aux éditions Actes Sud début 2011. Il en existe une version en italien : La lunga attesa, trad. Claudia Di Palermo, Rome, Fazi, 2005, et une autre en espagnol : Largamente esperada, trad. Marta Arguilé, Mondadori, Bar- celone, 2006.

     

     

     

    L’auteur & l’œuvre

     

    photo : Dominique Caubet

    AbdelkaderBenaliPhotoDominiqueCaubet2.jpgNé le 25 novembre 1975 à Ighazzazen au Maroc, dans la région de Beni Chiker, Abdelkader Benali s’est bientôt retrouvé à l’école maternelle en Hollande où son père s’était établi. L’enfant a grandi à Rotterdam avec ses parents, son frère et ses deux sœurs. Sa première langue maternelle est le tarifit ou tamazight (*), la seconde, dominante, le néerlandais. Élève très attentif à ce qu’on lui disait, mais peu enclin à apprendre, il est tout de même parvenu à terminer sa scolarité. Il a passé plus de deux ans à l’Université de Leyde où il a étudié l’Histoire, l'un de ses centres d’intérêt. Enfant, il écrivait déjà et il a toujours été un très grand lecteur. À 19 ans, il écrit pour la première fois sur le Maroc ; ce sera en même temps son premier roman, Bruiloft aan zee publié en 1996 (Noces à la mer, Albin Michel, 1999). En 2002, son deuxième roman, De langverwachte (Le Tant attendu, Actes Sud, 2011) a paru chez le même éditeur, Vassallucci (maison aujourd’hui disparue, elle avait été fondée en 1995 par des amis de l’éditeur français Michel Vassallucci décédé en 1994). Le Prix Libris 2003, l’une des récompenses majeures aux Pays-Bas, a été décerné à ce livre.

    Grâce à la notoriété dont il jouit en Hollande, A. Benali a pu écrire des chroniques dans la presse, composer des anthologies et travailler pour la télévision. Séjournant quelques mois à Beyrourth en 2006, il s’est retrouvé bloqué sur place du fait du conflit entre l’armée israélienne et le Hezbollah ; comme les journalistes n’avaient pas accès à la ville, il s’est improvisé correspondant pour divers media néerlandais. Ses chroniques libanaises ont été publiées en 2006 sous le titre Berichten uit een belegerde stad (Nouvelles d’une ville assiégée).

    Au printemps 2010, la télévision a diffusé le documentaire Wereldkampioen van Afrika (Champions du Monde d’Afrique - cliquez sur le lien pour visionner les épisodes) qu’il a réalisé avec le chroniqueur et ancien joueur de l’Ajax Jan Mulder : plusieurs volets filmés dans différents pays africains (Ghana, Afrique du Sud, Côte d’Ivoire, Mali et Maroc) qui traitent de l’influence du football sur les populations locales ; ceux tournés dans les pays francophones sont en partie en français et nous entraînent chez Papa et Maman Drogba, chez le Ballon d’or Salif Keïta, à Casablanca ou encore à Bouaké ainsi que dans la maison d'un marabout qui garantit à Abdelkader la victoire des Oranjes à la Coupe du Monde 2010 s’il lui offre huit bovins à sacrifier.

    couvbenali10.jpgToujours en 2010, une chaîne publique néerlandaise a diffusé les reportages «Benali in Boeken » qu’il a conçus, sur les traces d’écrivains, dans plusieurs villes : Anvers, Groningue, Nimègue, La Haye, Utrecht et Amsterdam. Quand il ne court pas le monde, Abdelkader Benali court des marathons. Sa passion pour le semi-fond et le grand fond forme l’une de ses sources d’inspiration : Coureur des sables (2010), son dernier roman, est une véritable ode à la course à pied et à la littérature.

    (*) « Au départ, je voulais faire traduire Noces à la mer en tamazight. Mais comme les gens sont peu alphabétisés dans la région, et que la culture orale prédomine encore, j’ai songé à présenter le roman sous une forme audio. Mais cela s’est avéré très compliqué, alors j’ai fini par laisser tomber », a-t-il pu confier en 2002 à Aziza Nait Sibaha, Le Matin, « Entretien avec l’écrivain Abdelkader Benali, le jeune prodige », 23/02/2002.

     

     

    Autres titres

    (depuis 2005, la plupart des ouvrages d’Abdelkader Benali paraissent aux éditions De Arbeiderspers)

    couvbenali5.jpgDe ongelukkige (Le Malheureux, théâtre, 1999)

    Berichten uit Maanzaad Stad (recueil de nouvelles, 2001)

    De Argentijn (L’Argentin, nouvelle, 2002)

    Jasser (Yasser, monologue, théâtre, 2002)

    Onrein (Impur, roman, 2003)

    Gedichten voor de zomer (Poèmes pour l’été, poésie, 2003)

    De Malamud-roman (roman, 2004)

    Laat het morgen mooi weer zijn (Qu’il fasse beau demain, roman, 2005)

    Marokko door Nederlandse ogen 1605-2005 (Le Maroc à travers des yeux hollandais. 1605-2005, en collaboration avec Herman Obdeijn, voyage dans le temps au fil de 400 ans de contacts entre la Hollande et le Maroc, 2005)

    Berichten uit een belegerde stad (Nouvelles d’une ville assiégée, chroniques libanaises, 2006)

    Wie kan het paradijs weerstaan (Qui peut résister au paradis, correspondance avec Michaël Zeeman, 2006)

    Panacee (Panacée, poésie, 2006)

    Feldman en ik (Feldman et moi, roman, 2006)

    Eeuwigheidskunstenaar (nouvelle, 2007)

    De Marathonloper (Le Marathonien, roman, 2007)

    De stem van mijn moeder (La Voix de ma mère, roman, 2009)

    De weg naar Kapstad (Destination : Le Cap, chroniques sur la place qu’occupe le football en Afrique, 2010)

    Zandloper (Coureur des sables, roman, 2010)

     

     

    Abdelkader Benali en français

    Salim Jay, Dictionnaire des écrivains marocains, Ediff/Paris-Méditerranée, 2005, p. 63-66.

    Dominique Caubet, Shouf Shouf Hollanda !, Tarik Éditions, Casablanca, 2005, p. 67-89.0

     


    Dominique Caubet, sociolinguiste et professeur d’arabe maghrébin à l'INALCO nous parle entre autres d'Abdelkader Benali

    (16e Salon de l’édition du livre de Casablanca consacré aux Marocains de l’étranger)

     

     

    CouvBenali1.jpg« Le destin d’Abdelkader Benali et de Hafid Bouazza, qui occupent aujourd’hui dans le panorama des lettres hollandaises une place de choix, ne diffère guère de celui de nombreux enfants de la seconde génération, née au Maroc et “transplantée” très tôt en Hollande. Surgis comme deux comètes dans le paysage de la littérature néerlandaise, ils sont en passe d’en secouer fortement les léthargies et les convenances thématiques et syntaxiques. Contrairement aux écrivains francophones empêtrés dans le sempiternel questionnement de la langue, l’exil, la mémoire, les blessures, les écrivains marocains d’expression néerlandophone écrivent avec une étonnante légèreté des récits libres de tout lamento. Dans leurs textes, le burlesque se conjugue au baroque pour féconder avec délicatesse la langue flamande. » (Maati Kabbal, « Les petits Rabelais marocains de la Hollande », 07/09/2007.)

     

    « [… ] Son premier roman, Noces à la mer, l’impose comme un prodige de la littérature néerlandaise. Il se vend à 10 000 exemplaires et est traduit en français (Albin Michel). Il raconte l’histoire du retour à Taourirt de Lamarat Minar, un jeune beur marocain, venu assister au mariage de sa sœur... avec son oncle. Benali raconte avec humour la vie du village, couvbenali9.jpgle choc des cultures et les malentendus qui en dé- coulent. En 2003, Benali obtient le prix Libris (équivalent du Goncourt) pour son deuxième livre, L’Enfant tant attendu (De Langverwachte), une projection dans la vie tumultueuse d’un couple mixte.

    À Amsterdam où il vit désormais, il dit être heureux : “Je suis chez moi ici. Tous mes repères sont ici.” Mais comme Hafid Bouazza, Benali veut pouvoir butiner son miel sans être considéré comme le symbole d’une communauté. Ni être condamné par son pays d’origine. “J’ai un sentiment fort et un respect immense pour les gens qui travaillent là-bas”. “Ce ne sont pas les gens qui m’attirent au Maroc, mais les lieux, le paysage, la géographie. Que retient-on de la Divine Comédie de Dante ? La Toscane. Que retient-on d’Ulysse de Joyce ? Dublin”. Pourtant, il a souffert des préjugés au Maroc, il y a deux ans. “On m’a dit que je n’étais pas Marocain sous prétexte que je ne parlais pas arabe. Je me suis dis : continue, ils finiront bien par t’accepter à la fin.” Depuis peu, il s’est mis à parler marocain et français. Intarissable, il a des paquets de projets d’écriture en tête : “J’aimerais me lancer dans un grand roman familial, à la manière de Mahfouz ou Dickens. Personne au Maroc n’y a encore songé”. En attendant, il peaufine un essai sur l’amitié et un roman à paraître en 2006. » (Abdeslam Kadiri, « Diaspora. Ces écrivains marocains qu’on connaît mal ».)

     

  • Contes de filles en fleurs

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    Un recueil de contes de Marita de Sterck

     

     

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    Anthropologue et romancière, l’Anversoise Marita de Sterck parcourt depuis quelques dizaines d’années le monde et les livres à la recherche de contes qui évoquent l’entrée des jeunes filles dans l’âge nubile. Les éditions Manteau viennent d’en réunir 60 en provenance des cinq continents : Stoute meisjes overal. Volksverhalen over liefde en lef (Filles intrépides du monde entier. Contes sur l’amour et l’audace).

    Ce volume de près de 300 pages au graphisme soigné, destiné à un public d’adolescents, s’ouvre par une préface exposant les thèmes majeurs abordés : l’amour, l’érotisme, la transformation du corps, les rites de passage, les menstrues, le choix du partenaire, la création de l’homme et de la femme... La qualité littéraire des textes est mise en avant et il est vrai que le passage de l’oral à l’écrit qui a constitué une bonne partie du travail est remarquable. Après les cinq parties du livre : Afrique, Amérique, Asie, Europe et Océanie, l’auteur a ajouté des précisions sur les choix qu’elle a opérés, sur sa démarche ainsi que sur l’origine de chaque texte. Ceux-ci proviennent pour une part d’ouvrages publiés en différentes langues (Gérard Meyer, Veronika Görög-Karady, Suzanne Lallemand, E. Jacottet…), mais ils sont proposés dans des versions parfois enrichies, le reste étant le fruit des recherches menées par Marita de Sterck elle-même (auprès de Touaregs, d’habitants du Congo, de Trinité-et-Tobago, de l’Amazonie, d’Inde, de Roumanie, du Portugal, de Polynésie, des déserts australiens... et aussi de villages de Belgique). Le livre se termine par une bibliographie et un index thématique.

    Naviguant entre le rêve et le cauchemar, ces contes nous permettent de revisiter ceux qui nous sont familiers (Grimm, Perrault, etc.), mais en les peuplant d’organes sexuels placés aux endroits les plus insolites, d’animaux qu’on ne s’attend pas forcément à croiser – beaucoup de serpents certes, mais aussi des tapirs, des dauphins, des araignées… – et en y glissant des scènes graveleuses, crues, voire cannibalesques. Le chaperon rouge a seize ans, le loup ne parvient pas à manger la grand-mère en une fois ; or voilà que la jeune fille commence à avoir faim... Quelques titres suffiront à donner une idée du dépaysement qui attend le lecteur et les lectrices intrépides : « La fille qui rejeta tous les garçons pour épouser un lion », « Au temps où les pénis poussaient encore sur les arbres », « Comment le vagin a fini par trouver sa place », « Le coyote qui épousa sa propre fille », « Le dauphin rose qui suivit la fille qui perdait son sang », « Serpent le jour, homme la nuit », « La princesse qui épousa un cochon »… Une suite de voyages et un régal de lecture !

    Daniel C.

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     Il existe une édition pour les adultes : Bloei. Zestig volksverha- len uit de hele wereld die van meisjes vrouwen maken. (En fleurs. Soixante contes du monde entier qui font des filles des femmes). Elle présente en réalité exactement le même contenu que celle proposée aux plus jeunes.

     

     

     

  • Après la cage, la jungle

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    Adriaan van Dis en Afrique du Sud

     

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    DVD, Van Dis in Afrika, 2008

     

    Les Indes néerlandaises, la Hollande et Adriaan lui-même occupent une place prééminente dans l’œuvre de Van Dis. Une autre, loin d’être négligeable, est réservée à l’Afrique (les récits sur  l’Afrique du Sud et le Mozambique : La Terre promise, trad. Georges-Marie Lory & En Afrique, trad. Nadine Sabile, tous deux chez Actes Sud, 1993 ; le court roman Vin de palme, trad. Anne-Marie de Both-Diez, Gallimard, 2000 ; la nouvelle « Casablanca » qui a donné son titre à un recueil de 1987 non traduit…). L’écrivain prépare d’ailleurs un roman dans le prolongement du séjour récent qu’il a effectué en Afrique du Sud, en Namibie et au Mozambique, des pays d’où il a ramené une série de 7 documentaires Van Dis in Afrika (Van Dis en Afrique ; voir la série en ligne : ICI ; langues principales parlées par les intervenants : néerlandais/afrikaans/anglais/allemand).


    extrait du documentaire : entretien en anglais A. van Dis / Jacob Zuma

     

    Publié dans différents quotidiens étrangers, le texte suivant sera lu le 8 décembre 2009 par l’auteur à la Délégation générale Wallonie-Bruxelles dans le cadre de la soirée « Zuid-Afrika aujourd’hui ». Il témoigne d’une certaine désillusion près de vingt ans après la fin de l’apartheid. Malgré tout, Adriaan van Dis, en éternel idéaliste, ne peut s'empêcher de croire en l'homme.

     

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    APRÈS LA CAGE, LA JUNGLE

     

    Faire le voyage en train entre Le Cap et Stellenbosch, c’est partir à l’aventure. Chaque jour ou presque, des bandes de jeunes montent dans les wagons et, entre deux gares, dévalisent les passagers. J’ai pris ce train. J’ai fait exprès de le prendre. Dans une poche, 100 rands en pièces jaunes. Il ne faut jamais décevoir les détrousseurs. Dans l’autre, un billet de première, rien ne m’empêchait de descendre de classe en cours de route. Une femme du service de nettoyage, grosse et lente, finissait de balayer le wagon avant le départ du train. Elle ramena de sous une banquette un bâton qu’elle me tendit. Take care, dit-elle. Un gros bâton qui m’arrivait à la hanche, grossièrement ébranché – hérissé en quelque sorte de piquants. Tenant le bâton comme un sabre, j’attaquai le voyage. Sur le quai, des centaines de personnes passèrent devant ma fenêtre ; aucune ne monta dans ma voiture, ce qui eut le don de me déplaire. Deux gares plus loin, pour être moins vulnérable, je déménageai dans un wagon bondé de seconde. J’étais le seul Blanc. Sans doute le seul du train.

    Des jeunes tatoués montèrent. Types sinistres portant des numéros sur les bras : 26, 28. Enjolivures insinuant qu’ils appartenaient à une bande du Cap, The Numbers, d’anciens détenus dont la presse parle souvent. Porter un tel numéro, c’est afficher sa vocation : le crime – le tatouage équivaut à un serment de fidélité à vie. Ils étaient accompagnés de jolies filles. Ils ont posé un regard méprisant sur mon bâton, mais ce fut tout. Peut-être ces tatouages n’étaient-ils que de l’épate, peut-être la présence des filles amenait-elle ces garçons à se contenir. Au cours de ce trajet d’une heure et demie reliant Le Cap à Stellenbosch, aucun passager n’a été dévalisé.

    AdriaanCasablanca.jpgBonne chose pour mes compagnons de voyage. Dommage pour moi. Un écrivain, ça aime l’imprévu. Toutefois, je peux tirer de ces quelques impressions et de la tension éprouvée des éléments pour nourrir le roman que je prépare et dont l’action se déroule en Afrique du Sud. Je peux aussi puiser l’inspiration dans le souvenir que je garde des voyages que j’ai effectués sur le même trajet lors de mes précédents séjours dans ce pays. Au cours de l’automne 1973, j’étais étudiant à Stellenbosch. Les Noirs et les Blancs voyageaient alors séparément. Les gares étaient beaucoup plus propres qu’aujourd’hui – aucun graffiti –, et bien plus sûres – pour un Blanc. Il arrivait qu’on croise ou dépasse à vitesse réduite un train bondé de Noirs – nos fenêtres frôlant les leurs. On pouvait les regarder, eux pouvaient nous regarder. Je n’oublierai jamais les yeux de ces gens. Dans lesquels je voyais du mépris. De la haine. Mais peut-être n’était-ce que de la jalousie ou de l’admiration. Ou tout simplement le regard vide de gens fatigués. Les yeux, ça trompe.

    Mais aujourd’hui, il faut avoir de la merde dans les yeux pour ne pas voir que la société sud-africaine est extrêmement violente. Quand vous ouvrez le journal le matin, le sang vous gicle à la figure. Le sang d’un collégien qui s’est pris une balle dans la tête pour avoir refusé de donner son téléphone portable. Le sang d’un gamin de trois ans auquel on a coupé les testicules : un médecin-sorcier avait besoin du scrotum pour un rituel censé favoriser un homme d’affaires superstitieux – l’assassinat gage de la réussite d’une transaction financière. Le sang de l’étudiant qui, en plein jour, a succombé dans un parc à neuf coups de couteau – donnés comme ça, pour rien.  Le sang que verse la guerre des taxis. Le sang des milliers de femmes et d’hommes violés. Vous le voyez, il faut un estomac en béton pour lire la presse sud-africaine.

    Overdose de crimes ? Tournons la page et passons aux scandales financiers impliquant les hommes au pouvoir, délectons-nous de leurs mensonges, de leurs tripotages de l’appareil étatique, des pots-de-vin qu’ils versent aux magistrats. Mode d’emploi pour monter en grade, voire pour devenir président (ou l’Italie qui fait des petits).

    Et que penser de ce proviseur qui vend de la drogue à ses élèves ? De l’histoire de cette collégienne qui, après avoir été violée par une bande de jeunes pendant une semaine entière, s’est présentée, dans un état second, au bureau de police, où un agent l’a laissé se reposer en cellule, mais où elle n’a pas dû dormir beaucoup puisque ses gardiens ainsi que des policiers ont passé une partie de la nuit à la sodomiser ?...

    afrique,pays-bas,littérature,film,adriaan van dis,namibie,mozambique,afrique du sudEn Afrique du Sud, ce qui s’est démocratisé au cours des quinze premières années de la fragile démocratie, c’est surtout la peur. Dans les trains, sur les routes, dans le centre des grandes villes… Aujourd’hui, tout le monde a peur – les pauvres comme les riches, quelle que soit la couleur de peau, même si j’ai bien conscience que ce sont d’abord les Blancs qui se plaignent, et les Noirs pauvres des quartiers les plus défavorisés.

    Pourquoi insister autant sur cette peur et sur cette violence ? Pour choquer ? Je pourrais tout aussi bien souligner certaines évolutions positives. Si j’en fais part, c’est parce qu’une pointe de racisme perce dans ces histoires – qui perce aussi en moi. Ne nous attendions-nous pas, sans nous l’avouer, à ce que le passage de l’apartheid à la liberté se fasse dans le sang et le malheur ? Or, le constat s’impose : ça va mal !

    Les choses n’allaient-elles pas mieux avant ? Une question pas du tout politiquement correcte, mais que l’on ose poser aujourd’hui à voix haute. On l’entend dans toutes les bouches – en Hollande et parmi les Blancs d’Afrique du Sud. Sous peu, si ça continue, le populaire politiquement incorrect sera redevenu politiquement correct.

    Aucun homme sensé ne souhaite revenir à l’époque des lois raciales et de la majorité muette. On constate que la population noire a beaucoup plus qu’avant accès aux richesses matérielles – même si le taux de chômage dépasse 30%.

    A. van Dis, 2003

    AdriaanLisant2003.pngL’égalité des droits a été acquise au prix de bien des souffrances. Mais  était-ce pour mettre au pouvoir des hommes corrompus ? Pour discriminer les minorités ? Voilà les questions que se posent à présent avec amertume Blancs, Noirs et Métis. Si la première génération des dirigeants noirs était cultivée, de plus en plus de personnes sans formation émergent aujourd’hui tant la demande de cadres a explosé. Au point qu’un tiers des membres élus des conseils municipaux savent à peine lire et écrire.

    Le pays traverse une période de transition – passage d’une société oppressive à une société libre au sein de laquelle on cherche à tâtons et avec rudesse ce qui convient. Après la cage, la jungle. L’Afrique du Sud s’engage dans une période pleine de périls. De nouveaux chefs populistes se sont levés qui, comme ailleurs, exploitent la peur que beaucoup ressentent face aux changements rapides du monde, et qui font jouer la fibre conformiste ou fondamentaliste. Entre-temps, les problèmes sociaux prennent des proportions gigantesques. Personne ne peut prédire ce que sera demain. Il est tout à fait possible que les choses aillent de mal en pis.

    Le noyau pourri, c’est surtout dans la politique sud-africaine qu’on le trouve, dans le mouvement de libération qui éprouve bien des difficultés à devenir un parti de gouvernement. On ne compte plus, au sein de l’ANC, les exemples de népotisme et de corruption. Cela aussi fait partie de la phase de transition.

    Mais même si l’état des routes se dégrade parce que l’adjoint au maire chargé de leur entretien met l’argent dans ses poches, même si on nomme aux postes ministériels des gens bêtes comme leurs pieds, même si les politiciens corrompus se maintiennent les uns les autres la tête hors de l’eau… le citoyen sud-africain a tout de même la possibilité de choisir d’améliorer les choses. Le peuple est libre. Libre d’accepter la décadence. Libre de la combattre.

    afrique,pays-bas,littérature,film,adriaan van dis,namibie,mozambique,afrique du sudUne fois de plus, en Afrique du Sud, des gens s’opposent au parti au pouvoir. Ainsi, des écrivains et des intellectuels de premier plan, qui ont élevé la voix par le passé, se font de nouveau entendre. Les critiques les plus sévères proviennent des penseurs, des syndicats et des mouvements noirs, par exemple le Treatment Action Campaign. Le fait que, dans le pays même, les mass-media évoquent en détail ces abus constitue un signe encourageant. Si jamais le gouvernement interdit un jour la diffusion des mauvaises nouvelles, il nous reviendra à nous de lutter contre cette censure.

    Qu’importe la distance ! En la matière, on ne saurait en appeler à une distanciation cynique – tellement à la mode en Occident –, ce qui compte, c’est notre aide et notre vigilance. Notre implication ! Une attitude de privilégiés ? Raison de plus.  Aujourd’hui que l’Afrique du Sud fait vraiment partie de l’Afrique, nous ne pouvons l’abandonner à son sort – ne serait-ce que parce que la part d’Afrique dans nos propres sociétés est très importante.

    Avec la globalisation, le monde est devenu plus petit ; parallèlement les interdépendances n’ont jamais été aussi grandes. Le Nord et le Sud se rencontrent toujours plus autour des tables de négociation. L’Afrique du Sud est un laboratoire où l’on assiste à maints processus qui sont aussi en cours en Europe. Les métropoles européennes changent de couleur sous nos yeux. Des cultures différentes de la nôtre se manifestent. D’autres idées sur le droit, la religion et le beau. Des débats passionnants nous attendent. Ce n’est pas le moment de détourner la tête. Nous vivons des moments intenses. Il est certes possible de se réfugier dans la résignation, l’indifférence, le désespoir, mais en ce qui me concerne, le seul choix, c’est l’engagement.

     

    Adriaan van Dis

     

    (traduit du néerlandais par Daniel Cunin)

     

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    Adriaan van Dis, Leeftocht, Augustus, 2007

    40 années de vie et de voyages

    recueil de récits et de chroniques

    dont une douzaine portent sur l'Afrique

     

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    « Adriaan van Dis : fichues promenades »

     

    Adriaan van Dis parle en français de l'Afrique