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flandres-hollande - Page 103

  • La Destinée de Louis Couperus

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    Louis Couperus éreinté par une « femme-homme » de lettres française

     

     

    Terminé en mai 1890, Noodlot, le deuxième roman de Louis Couperus paraît en livraisons à la fin de la même année dans le périodique De Gids. Suit en décembre la première parution en volume. En juin 1891, la traduction anglaise faite par Clara Bell (1834-1927) sort sous le titre Footsteps of fate. On doit la préface – « The Dutch Sensitivists » – à Edmund Gosse (1849-1928) qui dirige la prestigieuse collection « International Library » de l’éditeur William Heinemann. Le livre a du succès en Angleterre ; après l’avoir lu, un Oscar Wilde enthousiaste envoie, avec ses félicitations, un exemplaire de The picture of Dorian Gray – tout juste paru – au romancier néerlandais. Dans un de ses écrits intitulé Dorian Gray (1911), ce dernier raconte :

    Ma cousine, aujourd’hui mon épouse, a lu le roman avec moi. Elle l’a plus apprécié que moi-même. Les nombreux paradoxes m’ont fatigué, m’ont séché d’impatience. Le héros m’a paru trop invraisemblable : mon humeur du moment me portait au réalisme. Mais ma cousine a écrit à Oscar Wilde pour lui demander l’autorisation de traduire le livre en hollandais. L’ayant obtenue, elle a traduit le roman…

    Avant que sa femme Elisabeth ne s’attelle à ce travail, Louis envoie à Oscar Willde, le 22 août 1891, la lettre suivante :

    O. Wilde

    OscarWildePortrait.jpgDear Sir, I am charmed by your letter and graceful present. Your novel gives me exquisite moments: it interested me from the very beginning. My interest fade – excuse me for saying – when Dorian fell in love, but I was enchanted by the scene after Sybil’s performance and by Dorian’s change of mind on the next day. I did not yet finish your book, but would  tarry  no longer in telling you of my impression. I seldom read, but I was happy to read of Dorian, and could not help speaking of your book last night for hours. I hope you will accept my words for truth  and not as a rendering of compliments.

    If ever you come to Holland I hope you will do me the honour of calling on me at: Hilversum (near Amsterdam), Villa Minta.

    With kind regards, yours truly,

    Louis Couperus*

     

    Le critique et biographe français Arvède Barine (pseudonyme de Louise-Cécile Bouffé, 1840-1908) va lire Noodlot – ce mot-clé de l’œuvre de Couperus, qu’on peut traduire par « fatalité » ou « fatum » – dans la traduction anglaise Footsteps of fate. Elle rend compte de ses impressions dans un article assez long, en page 3 du Journal des Débats politiques et littéraires du samedi 6 février 1892. C’est ce texte que nous reproduisons en y ajoutant quelques notes. Il propose un résumé du roman, quelques citations traduites de l’anglais. Spécialiste de littérature étrangère – elle lit le russe, l'anglais, l'allemand, l'italien –, la huguenote Arvède Barine reconnaît le talent de Couperus tout en lui reprochant vertement de le mettre – influence d’un certain esprit français ! – au service de la destruction des plus précieux trésors de l’humanité. Dans son « essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers de notre époque (1800-1914) avec notes et indications pratiques » : Romans à lire. Romans à proscrire (1914), l’abbé Louis Bethleem se montrera mois sévère : « Louis Couperus, romancier hollandais, né en 1863, a successivement abordé le poème romantique, le roman naturaliste, le roman psychologique, social, politique, et a obtenu dans ces génies divers un vrai succès. Majesté ; Métamorphose ; La Paix du Monde, etc., sont à lire par les lettrés. » Dans la presse française, l’article d’Arvède Barine est l’un des premiers – peut-être le tout premier – à s’intéresser aussi longuement à un ouvrage de Couperus ; l’étude de Jules Béranek : « Un romancier hollandais contemporain : Louis Couperus », (Bibliothèque universelle et Revue de Genève) ne paraitra qu’en 1895 et celle de Tedor de Wyzewa : « Deux romanciers : M. Louis Couperus et M. Marcellus Emants » (Revue des Deux Mondes) en 1896. Il est aussi antérieur à la première traduction répertoriée (la nouvelle « Une petite âme », Revue des Revues, 14 juin 1894, dans une traduction de Georges Khnopff). C’est semble-t-il à partir de 1894 qu’on va voir apparaître avec une certaine régularité le nom du romancier haguenois dans les périodiques (dont Cosmopolis qui comptait Edmund Gosse et Arvède Barine parmi ses collaborateurs) en même temps que s’élaboraient les premiers projets de traduction (G. Khnopff, T. de Wyzewa, Louis Bresson) qui, au bout du compte, se révélèrent plutôt décevants. Traduit du vivant de l’auteur en anglais, en allemand, en hongrois, en suédois ou encore en croate, Noodlot ne l’a jamais été en français.

     

    Dear Sir. Brieven van het echtpaar Couperus aan Oscar Wilde, bezorgd door Caspar Wintermans, Avalon Pers, Woubrugge, 2003. 

     

    CouvNoodlot.jpg

    Noodlot,  Œuvres complètes, 1990

     

     

    La Destinée, par Louis Couperus

     

    Le roman dont nous allons parler aujourd’hui, la Destinée (*), est hollandais. Son auteur, M. Louis Couperus, n’a pas trente 
ans. Il a déjà publié deux volumes de vers (1884 et 1887), et un autre roman, Eline Vere (1888), qu’on dit très remarquable (1). M. Couperus est l’un des jeunes écrivains qui travaillent là-bas, depuis sept ou huit 
ans, à effarer et affliger leurs paisibles compatriotes, en voulant les forcer à aimer la littérature agitante. Depuis une 
longue suite de générations, la même formule servait à fabriquer pour les jeunes 
filles hollandaises des livres honnêtes et soporifiques qui ne leur excitaient pas 
les nerfs et ne leur mettaient pas la 
tête à l’envers. Les familles étaient tranquilles. Elles pouvaient laisser traîner les 
revues et les livres nouveaux sur la table sans même y jeter un coup d’œil, puisque c’était toujours la même chose. Mais où sont les neiges d’antan ? La corruption littéraire a profité d’un moment où le bon 
génie de la Hollande sommeillait pour s’insinuer dans les cervelles d’une bande de jeunes malfaiteurs qui ont brisé le vieux moule, sans égard pour ses bons et loyaux 
services (2). Ils avaient raison en principe : un 
art qui ne se transforme plus est un art 
mort. Reste à savoir s’ils n’ont jamais, au cours de cette petite révolution, mis la raison du côté de leurs adversaires.

    À la place de ce qui existait, ils proposent le Sensitivisme (3), c’est-à-dire – le mot 
l’indique – une imitation française. Voici, 
en effet, la définition du Sensitivisme, telle 
qu’elle est donnée dans la préface de 
la Destinée par un critique anglais des 
plus distingués, M. Edmund Gosse, qui 
connaît comme pas un les littératures du 
Nord (4). L’école sensitive, nous dit M. Gosse, « est un développement de l’impressionnisme, greffé sur le naturalisme comme la 
frêle bouture d’une plante exotique sur une 
ronce robuste et grossière. Elle a gardé la délicatesse de sensation du premier et elle la 
fortifie par l’exactitude consciencieuse du dernier, mais sans s’abandonner aux caprices 
de l’impressionnisme et aux brutalités du pur 
réalisme. Elle choisit et épure, elle rouvre 
la porte à l’imagination, cette pauvre fille que les naturalistes avaient si brutalement jetée hors de sa maison et de son chez soi. Elle s’efforce de retenir le meilleur, et rien que le meilleur, de toutes les tentatives faites en France durant le dernier quart 
de siècle. »

    Emile Zola

    zolaphoto.jpgLa nouvelle formule est compliquée comme ce qu’elle représente. Précisons par des noms propres. Les Sensitifs hollandais ont pour M. Zola les égards dus aux morts. Parmi les vivants, ils ont une prédilection 
pour M. Huysmans, et ce n’est pas seulement à cause de ses origines flamandes (5). Ils se sentent une parenté intellectuelle avec des Esseintes, ainsi qu’il est naturel à des néo-naturalistes de sang 
germanique, qui ont commencé, par imiter au collège Dante Rossetti, le plus 
mystique des poètes mystiques anglais. « Ce que je reproche au naturalisme, dit un des héros de M. Huysmans, c’est 
d’avoir incarné le matérialisme dans la 
littérature, d’avoir glorifié la démocratie de l’art !... Quel miteux et étroit système ! Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le 
rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir ! » Le même personnage, 
ne voulant pourtant pas revenir aux romans de George Sand et d’Octave Feuillet, propose pour l’avenir, afin d’élargir le système et d’en détruire les mites, un réalisme complété par la notion du surnaturel et de l’au delà. Ce nouveau genre s’appellera le naturalisme mystique. M. Huysmans était fait pour s’entendre avec les descendants des Bataves et des Frisons.

    M. Louis Couperus n’a pas négligé, pour sa 
part, l’élément « suprasensible » dans son roman. Au début du livre, Frank Westhove rentre à pied, de nuit, dans son joli cottage
de Londres. Il tombe des rafales de neige et le froid est perçant. Frank trouve à quelques pas de chez lui un individu en haillons, qui guettait son retour. Il reconnaît dans ce vagabond sans linge, aux souliers éculés, son ami d’enfance, Robert van Maeren :

    - Comment ! vous, Bertie ! Comment 
vous trouvez-vous à Londres ?

    L’autre tremble de froid sous ses guenilles. Sa voix est suppliante et il a des postures de chien couchant. Frank le recueille, le nippe, l’engraisse, emplit son 
gousset, prend pour bon ce que Bertie lui 
raconte de son passé, et le présente au high-life de Londres. La vérité est qu’il a sous son toit un ancien escroc, qui se 
trouve bien dans le cottage de la Rose-Blanche et se propose d’y faire son nid. 
Robert van Maeren rappelle au lecteur le 
petit vieillard des Mille et une Nuits que Sindbad le Marin avait pris à califourchon sur ses épaules pour lui faire passer un ruisseau, et qu’il avait été ensuite impossible de faire déguerpir. Il appartient à la grande famille des parasites, et ses roueries pour s’imposer remplissent le volume.

    Couperus en 1921, photo E.D. Hoppé

    Couperus1921.jpgElles n’ont rien de neuf, ses roueries. Il 
faut être aussi stupide que le brave Frank pour ne pas apercevoir le fil blanc dont sont cousues les malices de Bertie. Eva, sa fiancée, se laisse duper avec la même 
facilité, quoique ce soit une jeune fille très avancée, qui a beaucoup lu et qui se 
pique de comprendre les Revenants, d’Ibsen. Leur aveuglement surnaturel doit 
prouver, si j’ai bien compris, que nous ne saurions lutter contre les puissances mystérieuses qui décident de nos destinées. Nous sommes un jouet entre leurs mains ; dès qu’il leur plaît d’entrer en jeu, ni l’intelligence, ni la volonté ne servent plus de 
rien, et nous cessons d’être responsables de 
ce qui arrive. Ce n’est pas la faute d’Eva s’il suffit que Bertie la regarde en face « avec la noirceur profonde, douce et brumeuse de ses beaux yeux », pour 
qu’elle devienne hallucinée et perde le jugement. Ce n’est pas la faute de Frank 
s’il suffit que Bertie pose ses mains sur ses 
épaules et prenne une certaine voix pour 
qu’il lui obéisse machinalement en tout. Ce 
n’est pas la faute de Bertie lui-même s’il est un misérable, car ce n’est pas lui qui s’est fait, et ce n’est pas lui qui se dirige. Il est né comme cela, et tout ce qui 
lui est arrivé dans sa vie « est arrivé inévitablement et ne pouvait pas tourner autrement ». Il s’en est bien rendu compte un jour qu’il songeait, en regardant le feu, 
au prochain mariage de Frank et d’Eva.

    Ce mariage est pour lui une catastrophe, 
puisqu’il n’y a aucun espoir qu’on le garde en tiers dans le jeune ménage. Il en a néanmoins été l’artisan. C’est lui qui a proposé 
à son ami le voyage en Norvège pendant 
lequel ils ont rencontré Eva : « Un seul mot, prononcé par une sotte impulsion : Norvège ! Et ce mot avait irréparablement façonné le bonheur de deux autres personnes aux dépens du sien. Injustice ! Injustice ! »

    « Et il maudissait l’impulsion, la force 
mystérieuse, innée, qui suggère plus ou moins chaque mot que nous proférons ; et 
il maudissait le fait que chaque mot prononcé par la langue de l’homme ne peut plus être repris. Qu’est-ce que cette impulsion ? Est-ce quelque chose d’obscurément bon, un moi meilleur et inconscient, ainsi qu’on le prétend, qui s’élance comme un 
poulain indompté des profondeurs où il est mystérieusement caché, et foule aux pieds les résultats les plus laborieux de la réflexion attentive ? Oh ! que n’a-t-il tenu sa langue ! Pourquoi la Norvège ? En quoi ce 
pays funeste, fatal, l’intéressait-il plus qu’un autre ? Pourquoi pas l’Espagne, la Russie, le Japon ? Pourquoi pas, bon Dieu ! le Kamtchatka, pour ce que ça lui faisait ? Pourquoi justement la Norvège ? L’idiote impulsion, qui avait ouvert ses misérables lèvres pour prononcer ce malheureux nom ! 
et, oh ! l’injustice du sort, de la vie, de tout ! »

    « L’énergie ? La volonté ? Qu’est-ce que la volonté et l’énergie peuvent faire contre 
le destin ? Ce sont des mots, des mots vides. Soyons de plats fatalistes, comme les Turcs ou les Arabes, et laissons le jour succéder au jour ! Ne pensons jamais ; car derrière la 
pensée guette l’impulsion ! Combattre ? Contre la Destinée, qui forge aveuglément 
ses chaînes, anneau par anneau ? »

    Bertie se mit à pleurer. « Il vit sa propre lâcheté prendre forme devant lui : il la regarda fixement dans ses yeux enrayés, et il ne la condamna pas. Car il était comme le sort l’avait fait. Il était un poltron, et il 
n’y pouvait rien. Le monde appelait les 
gens comme lui des lâches : c’était un 
mot. »

    Metamorfoze, dessin de Jan Toorop, 1897

    couvMetamorfoze.gifLe cas de Bertie n’est ni rare, ni intéressant. C’est en vue des gens à impulsions irrésistibles que la société a inventé les 
gendarmes, et ils finissent presque tous 
mal. Quant à son influence hypnotique sur 
les jeunes demoiselles et les grands dadais, nous la connaissions aussi. Les romantiques avaient beaucoup usé de l’homme fatal au regard magnétique, à une époque 
qui est encore si proche de nous, qu’on aurait pu attendre un peu avant de procéder à l’exhumation littéraire de ce vieux 
mannequin. Ce que j’en dis est pour les écrivains français, car j’ignore si la jeune école hollandaise abuse des héros qui fascinent à la manière des serpents.

    Quoi qu’il en soit, Bertie s’abandonne à ses impulsions : « Il attendait avec la patience d’un fataliste les pensées qui prendraient forme dans son cerveau et les paroles qui monteraient à ses lèvres. »

    Il eut d’abord un songe, un grand songe 
classique, imité de celui que M. Huysmans, qui l’avait lui-même imité de Racine, a placé dans À Rebours. Je ne pense pas que 
personne ait le cœur d’en vouloir sérieusement aux songes, quoique celui d’Athalie nous ait tous bien ennuyés, dans notre enfance, à apprendre par cœur. C’est un 
moyen qui en vaut un autre de révéler au 
lecteur les secrètes préoccupations du personnage. Mais rien ne montre mieux l’horrible difficulté de trouver du neuf en littérature que de voir les jeunes gens d’aujourd’hui, qui n’ont pas de railleries assez 
féroces pour leurs devanciers, en être réduits à reprendre un à un des artifices aussi vieux que le monde.

     

    couvarebours.jpgBertie s’appliqua ensuite à rompre le mariage de Frank, car il ne dédaignait point d’aider la fatalité. Eva devint la victime des puissances occultes. Elle entendit des voix étranges et fut poursuivie par des yeux qui brillaient dans la nuit. Quelquefois, « ça aboyait ». À d’autres moments, c’était « un tonnerre surnaturel 
qui approchait, de plus en plus près, de plus en plus fort », et qui se terminait par un craquement épouvantable, 
juste au-dessus de la tête d’Eva. Les nerfs de la jeune fille se détraquèrent, un vent de folie passa sur elle, et Bertie triompha. Il avait brouillé les fiancés et pompé Franck jusqu’à son dernier sou, quand celui-ci, par un juste retour, eut aussi une impulsion irrésistible et le réduisit en bouillie de quelques coups de ses énormes poings. –

    « La face n’était plus qu’un masque de 
bleu, et de vert, et de violet, taché d’un noir purpurin qui suintait des oreilles, et du nez, et de la bouche, coulant doucement, visqueux et sombre, goutte à goutte, sur le tapis. L’un des yeux était une masse informe, moitié pulpe et moitié jus ; l’autre regardait fixement du fond de son orbite ovale, comme une grande opale terne et 
mélancolique. La gorge semblait entourée d’un très large ruban pourpre. Et tandis qu’ils regardaient, il leur sembla que les 
traits du visage enflaient, enflaient en une difformité écœurante et méconnaissable. »

    C’était en vérité un bien petit malheur. Le tribunal en jugea ainsi, car le meurtrier en fut quitte pour deux ans de prison, au bout desquels la bonne Eva voulut l’épouser et refaire sa vie. Hélas ! Frank était sorti de son cachot entièrement avachi. Il avait occupé ses loisirs a méditer les 
idées déterministes de Bertie et il les avait trouvées en harmonie avec sa nature 
molle : « Je suis comme Dieu m’a fait, disait Bertie, et je n’y puis rien, j’aurais été autre si je l’avais pu et je n’ai fait que ce que je ne pouvais pas m’empêcher de faire. Cela ne 
dépendait vraiment pas de moi… je vous 
jure que je voudrais bien être différent. Mais comment puis-je m’empêcher d’être ce que je suis ? » On n’avait encore jamais découvert une théorie aussi commode pour 
être lâche et égoïste tout à son aise et se 
dispenser d’aucun effort sur soi-même. Elle m’a fait comprendre ce que je n’aurais jamais compris sans elle : c’est que parmi les bienfaits apportés au monde par le christianisme, l’invention du Diable, du démon tentateur de nos pères, n’a pas été l’un des moindres. Puisqu’il faut toujours que nous rencontrions des obstacles sur la route du bien, celui-là, du moins vous fouettait le sang. On pouvait 
lutter avec le Diable ; on était à deux de 
jeu, et la peur de l’enfer vous excitait à 
l’action. Sans compter la joie incomparable, dont on entend l’écho dans les vieilles légendes populaires, de le mettre dedans comme un nigaud avec l’aide de la Vierge et des saints ! Aujourd’hui, plus de combat : « Comment puis-je m’empêcher d’être ce que je suis ? » Et l’on s’abandonne, non seulement avec la conscience en paix, mais 
avec le sentiment d’avoir une âme distinguée et d’être au courant du mouvement de la science. Quand Eva, ayant approfondi l’état d’esprit de son fiancé, lui déclare que ce sont là des sottises, Frank répond avec un sourire mélancolique : « Non ; c’est de 

la philosophie. »

    Alors Eva s’empoisonne et lui passe le reste de la bouteille. On entend une dernière fois le « tonnerre surnaturel » et, lorsque éclate le grand coup, Eva expire sur le cadavre de son amant.

    Louis Couperus, 1892

    Couperus1892.gifAprès l’analyse et les citations qui précèdent, j’ai à peine besoin d’ajouter que M. Louis Couperus n’est pas le premier venu. Il a beaucoup de talent, et c’est à nous autres Français qu’il faut s’en prendre de l’emploi qu’il fait de son talent. C’est nous qui avons décidé qu’un romancier ne doit pas plus reculer qu’un savant devant une vérité quelconque. Puisqu’un traité d’obstétrique, par exemple, est tenu de dire la vérité, toute la vérité, aux élèves sages-femmes pour lesquelles il a été écrit, le romancier qui parle d’une naissance n’a pas davantage le 
droit d’esquiver un seul détail. De même lorsqu’il s’agit d’idées, philosophiques ou 
autres. Le romancier est tenu de tout dire, quoi qu’il puisse en advenir : les conséquences, c’est-à-dire l’effet produit sur le lecteur, ne le regardent pas.

    C’est rabaisser étrangement le rôle de la 
littérature dans la vie d’une nation. Comment, cela ne vous regarde pas ? Cela ne vous regarde pas de laisser votre lecteur l’imagination salie ou la volonté énervée ? Personne n’a plus horreur que moi des romans qui prêchent ; je suis devenu injuste pour les romans anglais à force d’agacement contre leurs fades pots-pourris de flirtage, de tasses de thé et de religion, car c’est une autre manière de rabaisser l’art que de l’employer à abêtir les intelligences. Mais j’ai une si haute idée des lettres et de leur influence, qu’il me semble que les écrivains tiennent entre leurs mains la 
pudeur des femmes, le courage des jeunes 
gens devant la vie, la sérénité des vieillards, tout ce qu’il y a de plus précieux dans l’âme d’un peuple. Je ne peux pas admettre qu’ils détruisent volontairement ces trésors de l’humanité et qu’ils viennent dire ensuite : « Cela ne me regarde pas. » Pauvre littérature, que de crimes l’on commet en ton nom.

    Arvède Barine (6)

     

    (*) Footsteps of Fate (en hollandais, Noodlot), par Louis Couperus (Londres, Heinemann ; Paris, Hachette). J’ai le tort de ne pas savoir le hollandais. Je me sens tenu de m’excuser ici à mes lecteurs et à M. Couperus de rendre compte d’un roman sur une traduction, sans pouvoir 
vérifier si elle est fidèle et complète. Je ne me dissimule pas les erreurs en tout genre qui peuvent en résulter.

    (1) Les deux seuls recueils de poèmes jamais publiés par Louis Couperus : Een lent van vaerzen (Un printemps de vers, 1884) et Orchideeën (Orchidées, 1886). Après son premier roman, Eline Vere (1889), qui eut un grand retentissement dans son pays, il ne devait pour ainsi dire plus abandonner la prose.

    (2) Il est bien entendu question ici des Tachtigers qu’évoque, non sans commettre quelques erreurs, Edmund Gosse dans sa préface. L’un d’eux, Frederik van Eeden, ainsi que l’écrivain néerlandais d’expression anglaise Maarten Maartens, avaient conseillé au critique anglais de lire Couperus.

    Edmund Gosse par J.S. Sargent, 1886

    EdmundGossePortrait.jpg(3) « À la fin du XIXe siècle, un courant littéraire particulier apparaît aux Pays-Bas : le Sensitivisme. Ce courant essaie, en amplifiant la perception des sens jusqu’à une sensibilité et un raffinement extrêmes, d’arriver à une réalité supérieure ou plus profonde et de transcrire cette expérience sous une forme littéraire. » Pour ce qui est de la prose, Lodewijk van Deyssel est le grand représentant de ce courant, et pour la poésie, Herman Gorter. « Les sensitivistes se sont principalement référés à des auteurs de langue française : les frères Goncourt, Maurice Barrès, Joris-Karl Huysmans, Maurice Maeterlinck. Même si leur façon de travailler était très éclectique, les sensitivistes néerlandais ont certainement été inspirés par le travail et les conceptions de ces auteurs francophones. Cependant, le Sensitivisme qu’ils voulaient réaliser n’avait pas encore – d’après eux – été accompli pleinement dans la littérature étrangère. Ils ont pourtant reconnu, chez certains auteurs et dans certaines de leurs théories, des aspects qui les intéressaient et qui accélérèrent leur propre réflexion, donnant ainsi une forme nouvelle à la littérature. En ce qui concerne le monde des idées au sens large, il est évident que le fait de tendre, d’une façon ou d’une autre, vers une dimension métaphysique à portée de l’expérience humaine, ainsi que la mise en relation de cette expérience avec l’activité artistique, sont caractéristiques de l’ensemble des écrits philosophiques lus par les sensitivistes. On pense en particulier à des auteurs comme Van Eeden, Du Prel, Schuré, Maeterlinck, Emerson et De Guaita. » Plus largement, « il existe des points communs avec les idées des peintres néerlandais de cette période, et en particulier avec les Impressionnistes d’Amsterdam, avec Van Gogh, Vester, Matthijs Maris, Thorn Prikker, Toorop et les Luministes d’Amsterdam. Il faut signaler qu’il s’agit ici, non seulement des conceptions des artistes eux-mêmes mais aussi des idées qui leur sont attribuées par les critiques d’art de l’époque. » (ces citations proviennent du résumé en français de la thèse de Maria Gesina Kemperink, Van observatie tot extase. Sensitivische proza rond 1900, 1988, http://irs.ub.rug.nl/ppn/046269487).

    (4) Traducteur, critique d’art, Edmund Gosse est aussi l’auteur des Studies in the Literature of Northern Europe (1879) ; il a par ailleurs introduit Ibsen au Royaume-Uni.

     

    ZolaCaricature.jpg

    (5) Si l’influence de Zola est incontestable, il ne faut pas l’exagérer en ce sens où le naturalisme batave a revêtu un caractère propre. « La jeune école hollandaise défend une vision diamétralement opposée à celle de Zola et de son naturalisme. Elle se rattache à l’école française des Décadents et des Symbolistes », ira même jusqu’à écrire un rédacteur de l’Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift en 1894. Louis Couperus a reconnu lui-même ce qu’il devait à Zola, dette dont on trouve l’écho dans son roman autobiographique Metamorfoze : « Ils lisaient ensemble Zola, dans leur chambre, dans les bois, dans les dunes. Zola était pour eux la révélation immense d’une conception grande et saine de l’existence, de la nécessité de voir la vie telle qu’elle était. Entre-temps ils lisaient Balzac, Flaubert, les Goncourt, la jeune génération des naturalistes français. » (traduction reprise à : Pierre Brachin, « Le “Mouvement de 1880” aux Pays-Bas et la littérature française », Un Hollandais au Chat Noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883, Paris, La Revue des Lettres Modernes, n° 52-53, vol. VII, 1er trim. 1960, p. 17.) Malgré de telles confidences, Couperus n’a jamais fait « du Zola ». Quant à J.-K. Huysmans, il a existé aux yeux des « jeunes Hollandais » après que son ami Ary Prins leur eut parlé de lui, mais ils pratiquaient déjà l’époque les Goncourt ou encore Villiers de l’Isle Adam. Rappelons que dans le premier numéro du Nieuwe Gids (1885), revue des novateurs, figurait « L’esthétique de demain : L’art suggestif » de Maurice Barrès, mais aussi le poème La Marée de Sully Prudhomme. La rédaction précise que la revue s’est assurée « la collaboration de quelques hommes de lettres français ».

    (6) Au sujet de la femme qui se cache sous ce nom étrange, on peut lire : Isabelle Ernot, « Une historienne au tournant du siècle : Arvède Barine », Mil neuf cent, 1998, n° 1, p. 93-131. (www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1998_ num_16_1_1186)

     

     

     

  • Slauerhoff & Macao

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    Un poème français

    de J.J. Slauerhoff

     

     

     

    SAN MIGUEL DE MACAO

     

     

    La façade s’élève, rigide comme un rocher, devant la décrépitude du sanctuaire. Pas un pilier, pas une arche ne reste de la somptuosité ancienne.

    Debout comme une stèle, s’élevant du sein de l’éternel, elle domine l’espace, – temple du ciel avec le soleil comme rosace en sa coupole.

    Les saints pâles, priant dans leurs vitraux, sont brisés avec eux. À travers les trous vides, l’azur vibre et les rayons, les oiseaux, passent à leur gré.

    Les tout-puissants, taillés dans la pierre sur le portail, la Mère de Dieu portant le globe, l’Amiral au beau milieu de sa flotte, n’ont pu subir cette nef étroite derrière eux.

    Ils ont détruit tout : murailles, piliers, toits, jusqu’à l’horizon, jusqu’à l’espace ; le seul temple digne de leur puissance s’étend autour d’eux tandis que la ville se consume humblement à leurs pieds.

     

    couvmarécage.png

    © photo :

    Jeanne Verbij-Schillings & Bibliothèque universitaire de Leyde

     

    Parmi les œuvres du poète, romancier et essayiste Jan Slauerhoff (1898-1936), on relève une œuvre en langue française, la plaquette hors commerce Fleurs de marécage, (A.A.M. Stols, Bruxelles, 1929, lettre-préface de Franz Hellens). (1) La plupart des poèmes – 13 – sont des adaptations ou des traductions de poèmes que l’auteur avait lui-même écrits en néerlandais ; « San Miguele de Macao » est par exemple une adaptation de « Kathedraal St. Miguel », publié dans le recueil Oost-Azië en 1928. Les 7 autres, le poète-médecin les a écrits directement en français.

    Il avait commencé à composer Fleurs de marécage aux Indes néerlandaises, bénéficiant du regard critique du grand connaisseur des lettres françaises Johannes Tielrooy. (2) Puis, en 1929, grâce à l’éditeur de Maastricht Stols, Slauerhoff rencontre l’écrivain Franz Hellens qui avait traduit certains de ses poèmes en français ; le Néerlandais souhaite que son confrère bruxellois lise le recueil et écrive une préface. Hellens accepte, se proposant même de corriger les textes français. Le manuscrit va également passer entre les mains de l’ami Eddy du Perron qui semble avoir émis des réserves sur quelques tournures françaises ; c’est d’ailleurs ce dernier – bibliophile singulier, du Perron a consacré une part de la fortune familiale à éditer des livres hors commerce – qui assure la mise en page de la plaquette.

    Fleurs de marécage paraît finalement au cours de l’été 1929 (tirage : 75 exemplaires) avec une lettre de Franz Hellens en guise de préface. Jan Slauerhoff souhaite l’offrir à des proches et des connaissances, en particulier ceux et celles qui ne lisent pas le néerlandais, entre autres sa maîtresse françaises Claire Fouletier ; sans doute Jane Pesante, Bretonne que le poète rencontre à Nice en août 1929 a-t-elle elle aussi hérité d’un des exemplaires des Fleurs.

    Macao – ville où Slauerhoff s’est rendu deux fois – est au cœur d’autres poèmes – le nom de la cité est même le titre de l’une des deux parties du recueil Oost-Azië, cycle dédié à Constançio José da Silva –, mais aussi de son grand roman, Le Royaume interdit (1932), qui nous conduit au royaume des ombres en mettant en scène le poète portugais Camoens et un homme du XXe siècle, radio de bord, deux êtres dont vies, corps et âmes vont se confondre. Certains édifices religieux de l’ancien comptoir portugais occupent une place importante dans ce livre : un couvent livré aux flammes, une église où sont réfugiés des hommes qui défendent la ville contre des assaillants… On découvre à la fin du roman une évocation d’un édifice délabré, fantôme – l’église São Paulo –, proche de celle que propose le poème ci-dessus. D'ailleurs, l'église San Miguel, c'est en réalité l'église São Paulo  :

    …il s’entêta et se retrouva tout à coup devant un large escalier dominé par la façade rigide de la cathédrale ; tout en haut, perçant le ciel grisâtre de la nuit, la croix noire. Il monta d’un pas lent l’escalier, tête baissée afin de veiller à ne pas trébucher : les marches étaient lisses et désagrégées. Quand il sentit qu’il n’y en avait plus, il leva les yeux : il venait de poser les pieds sur le parvis, le front de l’église était noir, semblable à une imposante pierre tombale verticale ; aucune lumière ne filtrait par les vitraux. Il savait que derrière cette surface inerte se cachait une chose horrible ; impossible de faire demi-tour, l’escalier semblait s’être effondré derrière lui ; sous la menace de ce gouffre béant, il avança, étourdi, à grandes enjambées, vers la cathédrale. (3)

    SaoPauloMacao.jpg

    (photo : source)

     

    On notera que dans « San Miguel de Macao » – tout comme dans l’« Aube à Macao » du même recueil –, Slauerhoff a abandonné dans son adaptation la disposition en strophes, obtenant un résultat qui n’est pas sans rappeler les Stèles de Victor Segalen, écrivain et médecin de bord avec qui on l’a d’ailleurs bien souvent comparé. Le Néerlandais est d’ailleurs « certainement le premier à avoir jamais traduit un texte de Segalen : “Aan de Reiziger”, en 1930, traduction publiée dans le recueil “chinois” de Slauerhoff Yoeng Poe Tsjoeng, est une adaptation de “Conseil au bon voyageur” des “Stèles du bord du chemin”. On est frappé par les points communs entre les deux hommes : tous deux étaient médecins de bord et d’infatigables voyageurs ; tous deux ont laissé une œuvre exceptionnellement variée et, pour l’un comme pour l’autre, le Royaume Interdit a constitué une importante source d’inspiration. » (4)

    Terminons en citant un quatrain du poème « Fin de siècle », qu’appréciait beaucoup Eddy du Perron et qui illustre assez bien l’état d’esprit de Slauerhoff :

    Or, ce dédain superbe de s’en aller,

    En souriant, le long du précipice,

    Au charme paisible de la vallée,

    Vaut bien le bonheur et tous les délices.

     

    édition 1986

    CouvMarécage.jpg(1) Fleurs de marécage connaîtra une réédition la même année, sans doute à l’instigation d’Eddy du Perron, une troisième, augmentée, en 1934 et une dernière en 1986 chez Nijgh & Van Ditmar (avec en regard les textes néerlandais de l’auteur ou les traductions de Hans van Straten). Une part des données de cette notice sont empruntées à Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, De Arbeiderspers, 1998 (3ème éd. augmentée) et à Kees Snoek, E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Nijgh & Van Ditmar, 2005.

    (2) Johannes Tielrooy (1886-1953), critique et universitaire. Admirateur d’Anatole France, de Victor Hugo, de Voltaire, il a consacré plusieurs études à Barrès (dont un livre en 1918) et rédigé une thèse en français : Conrad Busken Huet et la littérature française (E. Champion, 1923) ; devenu universitaire après un long séjour aux Indes néerlandaises, il a publié en 1938 aux éditions du Sagittaire un Panorama de la littérature hollandaise contemporaine ainsi que, toujours en langue française, La Hollande et l’Indonésie, Bruxelles, Le Flambeau, 1958. Sa grande étude (1948) sur Ernest Renan – dont il a traduit en 1945 Qu’est-ce qu’une nation est disponible en français : Ernest Renan, sa vie et ses œuvres, trad. Louis Laurent, préf. René Lalou, Mercure de France, 1958. Citons encore un ouvrage en néerlandais consacré à Chateaubriand (1936) et une longue étude sur Racine (1951). Son épouse, Jacoba Tielrooy de Gruyter, a également publié en français : Kabar Anghinn, Impressions de Java et de Bali, présentation Luc Durtain, croquis A. Breetvelt, Les Œuvres représentatives, 1932 (sans oublier des articles sur la poésie hollandaise dans YGGDRASILL. Bulletin Mensuel de la Poésie en France et à l’Etranger, 1937). Sa seconde ( ?) épouse a traduit en néerlandais La Pharisienne de François Mauriac.

    (3) J. Slauerhoff, Le Royaume interdit, trad. Daniel Cunin, Circé, 2009.

    (4) Maarten Elzinga, Victor Segalen (1878-1919), musicus, reiziger, etnoloog, dichter, fotograaf, arts, archeoloog, catalogue de l’exposition organisée à la Maison Descartes, 11 novembre-20 décembre 2000, p. 7 (photo ci-dessous). À cette occasion a eu lieu le colloque « Slauerhoff & Segalen : exotistes ».

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    Voir par ailleurs un texte de J. Slauerhoff,

    « Le cas Lautréamont »,

    traduit en français par Fiel Heuvelmans

    et publié dans la revue de Frans Hellens,

    Le Disque vert, n°4, 1925

     

     

  • Hollande de Jean-Claude Pirotte

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    Hommage à Eddy du Perron (1899-1940)

      

      

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    Dans son recueil Hollande (Le Cherche-Midi, coll. Amor Fati, 2007) qui marie poèmes et peintures (de la fin de l’année 2004), le Wallon Jean-Claude Pirotte rend entre autres hommage à l’écrivain néerlandais Eddy du Perron (1899-1940), connu en France pour avoir été l’ami d'André Malraux. La peinture en regard s’intitule eergisteren (avant-hier). Le plaisir que l’on prend à lire Pirotte – écrivain bien plus talentueux qu’il n’ose lui-même le dire – est d’autant plus grand qu’il fait partie des rares auteurs d’expression française, avec Claude-Henri Roquet ou Xavier Hanotte, à pouvoir glisser dans sa prose des mots néerlandais sans les éborgner.

     

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    Dans Une adolescence en Gueldre, le romancier Pirotte évoque une période fondatrice de son existence. Un extrait :


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    C’est le paysage surpris de ma lucarne, dans Bezui- denhout, le premier matin, qui a peut-être décidé pour moi. Et ma première lecture aussi, dans cette chambre mansardée soudain deve- nue mienne, à l’heure où la lumière de sable et de vent s’est révélée à moi, la lu- mière de Gueldre, à l’aube, comme un air de clavecin.

    À cette lumière tremblée, à son poudroiement, à son cristal à la fois vaporeux et précis, à son rythme de danse ancienne et secrète, rien ne pourra jamais m’empêcher d’associer le mouvement inaugural de La chartreuse de Parme.

    « Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchan- dise. »

    Ces trois mots en italique ont soudain mobilisé ma mémoire et mon avenir, je devrais dire la mémoire de mon avenir, car c’est ce matin-là, en lisant et relisant cette phrase d’apparence anodine (mais elle ne l’est pas), que je me suis expliqué avec moi-même et ce que je dois bien appeler, tant pis si je m’exprime pompeusement, la reconnaissance obscure et aveuglante de mon destin.

    Jean-Claude Pirotte, Une adolescence en Gueldre, La Table Ronde, 2005.

     

    Prière aux poètes morts, Jean-Claude Pirotte
     

     

    carte imprimée à l’occasion d’une soirée E. du Perron-André Malraux à Paris, 15/11/2005 (photo coll° K. Snoek)

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    Sur l’amitié Eddy du Perron / André Malraux voir cette  bibliographie en langue française

     

     

    biographie d’Eddy du Perron par Kees Snoek, 2005, 1246 p.

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    le grand roman autobiographique d’Eddy du Perron

    Le Pays d’origine,

    traduction Philippe Noble,

    préface André Malraux,

    Gallimard, 1980

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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (7 et fin)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (7 et fin)

     

    L’exil londonnien

    et les derniers domiciles hollandais

     

    Peu de semaines après la Noël 1893, jour de son arrivée en Angleterre, la ville grise lui ôte de sa superbe et le plonge dans la mélancolie. S’il tient encore au printemps 1894 des propos très tranchés – « L’issue de la lutte, pour moi, n’est pas douteuse : c’est notre chère, notre belle et harmonieuse anarchie, la seule idée vraiment tolérante et libertaire, qui l’emportera par la force et par la raison !... Par la raison surtout !... » (136) –, l’existence prolongée sur la Perfide Albion le conduira rapidement à déchanter.

    Walter Badler, biographie d'E. Henry

    emile-henry.jpgDans ses lettres à F. Domela Nieuwenhuis, il ne cache pas combien il hait Londres, ses habitants, les socialistes anglais ou encore les social-démocrates allemands établis là : ainsi, raconte-t-il dans le chapitre III du premier livre du second tome de ses mémoires, il se rend un jour chez le journaliste Paul Lindemann et lui casse la figure car ce dernier a publié un article infamant à son égard dans Der Sozialdemokrat. (137) La misère noire qu’il partage alors avec la fidèle Kaya le pousse au bord de l’abîme. Jules Chéret offrira à celle-ci sa série des Saxoléines pour égayer leur quotidien londonien.  Quand Cohen traverse de telles épreuves, quand il est sujet à des crises d’asthénie, l’écriture lui devient un calvaire. Tant bien que mal, il tente dans ces années de poursuivre la rédaction des « Lettres parisiennes », puisant ses informations dans la presse française disponible et dans les récits que lui rapportent les nombreux gauchistes qui passent et repassent plus ou moins clandestinement la Manche. Mais ce séjour londonien n’est en aucun cas marqué par la prolixité.

    Après s’être adonné à l’étude de la langue anglaise, il écrit quelques articles pour la revue confidentielle The Torch of Anarchy (en particulier un article dans lequel il prend la défense du condamné Oscar Wilde tout en saluant l’attitude et l’action de Stewart Haedlam, et un autre dans lequel il se montre favorable à l’avortement) créée par les jeunes sœurs Rossetti, derniers drageons d’une grande lignée d’artistes.

    Le réconfort, Alexandre Cohen le trouve auprès de ces jeunes filles, de Bernhard Kampffemeyer qui l’attendait à Londres, et des autres exilés de marque : Louise Michel, Malato, Malatesta, Zo d’Axa, Émile Pouget, Lucien Pissaro... Parmi les anarchistes moins connus, il côtoie l’Allemand Wilhelm Werner, surnommé l’Éléphant, le boulanger français Pateau, l’Anglais Joe Lawrence et sa femme Alice qui sous-louaient une chambre à Zo d’Axa, surnommé quant à lui Zodiac. (138) C’est aussi à cette époque qu’il se lie d'amitié avec le prince Kropotkine et qu’il commence à fréquenter Max Nettlau. Il rencontre de temps à autre ce dernier à la bibliothèque du British Museum : « Nettlau est blond comme les blés et timide comme une vierge de l’époque où les vierges rougissaient encore. Il est une des plus attachantes personnes du “mouvement”, il consacre tout son temps et tous ses moyens limités à l’étude et l’achat de documents : lettres, manuscrits, brochures, livres, etc., provenant de l’anarchiste russe ou portant sur lui, l’auteur de L’Empire knouto-germanique, bête noire et cauchemar de Karl Marx qui l’a combattu et rendu suspect en employant toute la perfidie dont il était capable. » (139) Cohen retrouve aussi parfois Nettlau chez Kropotkine, « l’homme le plus simple et le plus aimable du monde », le seul intellectuel Russe qui n’a pas sa place « dans la galerie ahurissante des possédés de Fédor Dostoïevski ». Il apprécie aussi le « brave et noble » circassien Tcherkessov dont l’horreur de la propriété s’étendait aux adjectifs et pronoms possessifs qu’on emploie facilement en français. (140)

    Chéret3.jpg

    Affiche de Jules Chéret

     

    Mais la brume londonienne va s’épaississant :

    Il n’est pas un endroit au monde où je me suis senti aussi malheureux, aussi déraciné qu’ici, dans cette Londres maudite qui terrasse mon esprit. À cela, il faut ajouter que de bien tristes choses me sont échues ces derniers temps. Pour commencer, l’arrestation de Félix Fénéon, le meilleur ami que je compte à Paris. Le pauvre garçon a d’abord perdu sa place au ministère, simplement parce que des liens d’amitié le liaient à moi. Et voilà plus de cinq semaines qu’il est emprisonné, au secret, sans que personne ne sache quoi que ce soit et lui encore moins. Mon amitié lui a donc porté malheur et j’en suis profondément abattu. Et puis la décapitation d’Émile Henry, lui aussi un de mes meilleurs amis, dont je fis la connaissance à l’époque où il gérait l’Endehors. Je n’ai jamais rencontré homme plus généreux et plus désintéressé que Henry. Il aura au moins goûté la satisfaction d’avoir, avec une marmite, expédié au diable quelque 6 policiers ; le maigre résultat de sa bombe du Terminus doit cependant l’avoir beaucoup peiné. Henry était ce qu’on pourrait appeler “un garçon plein d’avenir” – si on se place au point de vue de la chimie. En ce qui me concerne, je considère son acte – je parle en particulier du dernier – comme ayant plus de poids que celui de Vaillant, bien que je les approuve et les estime utiles tous les deux. L’acte de Vaillant relève de la catégorie des attentats politiques – et c’est pourquoi la “bête masse” les a compris et y a applaudi et des anarchistes convaincus ainsi même que des antisocialistes sont venus répandre des fleurs sur sa tombe. Applaudir à des actes comme celui de Vaillant ne réclame pas une grande dose de révolutionnarisme. De tels actes sont à la portée de toutes les intelligences. (...) L’acte de Henry est, en revanche, et tout comme celui des dynamiteurs du théâtre Liceo, un acte purement social qui reste, pour cette raison, incompris. On le comprendra plus tard, un tel acte emportant avec lui des conséquences plus terribles pour la société bourgeoise. Les bourgeois saisissent très bien cela et les attentats du genre Terminus, Liceo etc. etc. les remplissent d’effroi – infiniment plus que ceux du genre Vaillant. Tous les journaux bourgeois ont dit d’Henry qu’il était “le plus logique, partant le plus terrible des anarchistes”. (141)

    Arrestation d'E. Henry (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    HenryArrestation.jpgLa « Lettre Parisienne » publiée dans le numéro des 2 et 3 juin de Recht voor Allen et l’article placé dans le numéro des 12 et 13 juin de la même année sont des hommages rendus à cet ami qui lui avait rendu visite à Londres en janvier 1894, non sans lui proposer d’aller poser une bombe chez ses anciens concierges parisiens de la rue Lepic ! Quelques années plus tard, Alexandre Cohen évoquera de nouveau cette forte personnalité dans sa revue De Paradox : « In Memoriam. Voici Aujourd'hui, 21 mai, 4 ans qu’Émile Henry a été décapité à Paris... » (142)

    Durant quelques semaines, Cohen s’échappera de la grisaille anglaise. Pour gagner l’humidité d’un cachot parisien ! Il se rend en effet clandestinement en France au début du mois d’août 1895 – habillé à l’anglaise pour ne pas être arrêté à la frontière puisqu’il a été bertillonné fin 1893 – et se livre à la police : il entend faire réviser la décision qui l’a condamné par contumace une année auparavant. (143) Le 30 août, après avoir été défendu par un avocat radical, maître Desplas, il obtient gain de cause mais est immédiatement réexpulsé du territoire français en vertu de l’arrêté d’expulsion de décembre 1893.

    Entre deux déménagements à la cloche de bois dans les quartiers populaires de Londres, il caresse de nouveaux projets, tous synonymes d’évasion, de lointains horizons. Il envisage ainsi de se fixer au Japon ou en Amérique du Sud, mais la triste réalité matérielle et son attachement à Kaya le dissuadent de franchir le pas. C’est également au cours de cette sombre période qu’il commence à songer sérieusement à créer une revue dont il serait le seul rédacteur. Faute d’un mécène, ce projet échoue dans un premier temps. Il deviendra réalité quelque temps après, aux Pays-Bas : de novembre 1897 à novembre 1898, Cohen mettra en vente sa propre publication bimensuelle, De Paradox.

    CohenDosBrieven.jpgEn 1896, après avoir logé quelques semaines avec Kaya chez Isabel Meredith, Cohen quitte définitivement Londres (il y retourna brièvement la même année pour assister au congrès socialiste au cours duquel il officiera en tant qu’interprète), et s’installe incognito à Amsterdam, grâce à une petite somme d’argent dont il a hérité. Il est toutefois arrêté peu après, peut-être dénoncé par un social-démocrate. La maison d’arrêt sise au Weteringschans l’accueille quelques jours puis il est transféré à la prison de l’Amstelveenscheweg où il purge les 6 mois dont il avait écopé en 1888. Les lettres hebdomadaires qu’il adresse alors à Kaya sont conservées et fournissent un rapport précieux sur ses états d’âme et réflexions à cette période de transition. (144) L’engagement libertaire n’exerce plus sur lui le même envoûtement.

    Une longue querelle avec le médecin (!) de la prison aboutit devant les tribunaux peu après sa libération. Mais il est, tout comme F. Domela Nieuwenhuis – lui aussi mêlé à cette histoire –, relaxé.

    Là s’arrête le parcours du détenu Cohen, le « prisonnier professionnel » comme il a pu lui-même se dénommer dans sa lettre à Kaya en date du 16 août 1896, dans laquelle il ajoute : « Je pourrai en sortant écrire une étude comparative sur le système pénitentiaire dans les différents pays ». S’il se sent mieux traité par les gardiens amstellodamois que par les geôlier français, il n’est pas sans savoir toutefois que l’inconfort des prisons parisiennes, Sainte-Pélagie ou Conciergerie, était souvent oublié par les détenus qui recevaient de nombreuses visites et tenaient même salon : les « réceptions » organisées dans ces cellules par Félix Pyat ou Victor Hugo et évoquées par Théodore de Banville n’étaient pas encore passées de mode quelques décennies plus tard. (145) Cohen se souvient de cette « prison joviale » : « Le régime de Sainte-Pélagie – la prison politique de Paris – n’a rien d’effrayant et ne rappelle en rien la paille humide traditionnelle. Excepté s’en aller, les prisonniers peuvent faire et agir pratiquement comme ils l’entendent et lire, écrire, fumer, manger, boire, recevoir amis et amies, et dormir à volonté. » (146) Dans le premier volet de son autobiographie, il consacre quelques passages aux anarchistes, royalistes, antisémites, antimilitaristes et à l’unique socialiste révolutionnaire détenus là qu’il a connus et qui entretenaient les uns avec les autres des liens de camaraderies (Gustave Hervé, Charles Malato, Saumon – homme de L’Endehors et l’homme le plus heureux en détention –, Maxime Réal del Sarte ou encore Drumont, sensible aux thèses des anarchistes sceptiques…). (147)

    Si malgré tout la paillasse des prisons a du bon – « Quant à moi, mon amélioration (but suprême de mon incarcération) s’effectue avec une rapidité vertigineuse. Je me sens déjà un tout autre homme (déjà !). Quel noir scélérat j’étais avant ! – Ma perversité n’a pas encore été entamée religieusement. Mais cela ne tardera pas. En sortant je serai une vertu. » (148) –, Cohen pensait certainement que d’autres auraient mérité d’être, à sa place, logés à cette enseigne. Ne serait-il pas amené à écrire à propos de ses confrères et de l’art de manier les mots : « Pourquoi n’existe-t-il pas de peine – cinq ans de maison d’arrêt, avec privation de papier et de crayon, et prison à vie en cas de récidive – contre ceux qui massacrent une langue belle et riche alors qu’il en existe une contre ceux qui noient délibérément un souteneur ou un tueur de chats ? Il est vrai qu’alors, 98 pour cent des journalistes et 87% des gens de lettres hollandais se retrouveraient dans une maison de force. Ce dont je ne m’apitoierais pas... » (149)

    Pour Alexandre Cohen, les dernières années du XIXe siècle sont significatives d’évolution vers d’autres horizons politiques. Il demeure un farouche individualiste et le rebelle qu’il ne cessera jamais d’être ; toutefois, il ne se range plus avec la même ferveur sous la bannière anarchiste. Les petits textes et aphorismes contenus dans De Paradox témoignent de cette distanciation. Alexandre Cohen traverse alors sa période de scepticisme. Il passe surtout ces dernières années en Hollande avant de rejoindre, courant 1899, sa terre d’élection, la France. Adolescent invétéré, il entre dans « l’âge adulte » alors qu’il lui reste encore plus de soixante années à vivre. Une fois les plus grosses vagues de l’affaire Dreyfus passées, Alexandre Cohen se saisira d’un nouveau flambeau : pendant cinquante-cinq ans, il sera l’un des royalistes les plus convaincus de France, l’un des plus méconnus aussi, un homme tel en quelque sorte que celui auquel songeait Georges Bernanos quand il écrivait : « L’effort désintéressé d’un homme pour comprendre la France est un acte qui va bien au-delà de la simple littérature et qui a, à mes yeux, un caractère sacré, presque religieux. » (150)

    À propos des anarchistes ayant décidé de ne pas comparaître au Procès des Trente, André Salmon, qui fait la connaissance de Cohen bien des décennies plus tard, à Toulon, salue les qualités de ce Hollandais devenu un Français pas comme les autres : « Parmi ces défaillants se trouvait un écrivain de qualité qui, en plus de favorables circonstances, eût pris dignement place au côté de Félix Fénéon. Il devait avoir environ trente ans quand il refusait de répondre à l’appel du procureur général Bulot. Anarchiste, il n’aura guère commis que des délits de plume, mais éclatants. Aux pages du Père Peinard, à l’occasion du Procès des Trente, Émile Pouget écrit de lui que c’est ‘‘un bon fiston’’.

    » Je parle ici d’Alexandre Cohen qu’en ma jeunesse je me désolais de ne jamais rencontrer au Mercure de France où, d’origine batave, il tenait la rubrique des lettres néerlandaises. Oui, j’ai vivement désiré connaître cet auteur, l’un des premiers à figurer au catalogue saumon des éditions de la revue mauve.

    » À vingt ans, soldat aux Indes, un peu plus longuement qu’Arthur Rimbaud, prompt déserteur, Alexandre Cohen supporta l’ennui des servitudes militaires en découvrant Multatuli, philosophe local, Tolstoï de couleur, Gandhi d’avant Gandhi. Il le traduisit en hollandais et en français. Aux environs de 1905, nous fûmes plusieurs sur la rive gauche à estimer Multatuli, en accordant bien de la sympathie à son traducteur.

    » Il m’aura fallu atteindre cet âge qu’on peut dire avancé, pour connaître enfin Alexandre Cohen. C’est quand, depuis bien des années, il a cessé de croire aux possibilités du mouvement libertaire. Il est, en quelque sorte, passé de l’outre-gauche à l’outre-droite ; ce qui trouverait sans trop de peine sa justification. Mais Alexandre Cohen, aujourd’hui mon voisin de Provence, demeure, avec son admirable compagne, fidèle à l’amitié et respectueux du ‘‘très beau mythe’’.

    » Il m’a comblé de ses souvenirs. Je veux lui en dire ici merci. » (151) Merci Sandro.

     

    Daniel Cunin

     

    Cohen1957.jpg

    Alexandre Cohen, juillet 1957, Toulon, photo Henk Kuijper (DBNL)

     

    (136) Interview de Cohen par M. E. d’Arbourg, journaliste de La Patrie, repris dans Louise Michel, op. cit., p. 229-232. Précisons que le séjour londonien de Cohen et son retour aux Pays-Bas ont fait l’objet d’un article : R. Spoor, « Alexandre Cohen in Londen en Den Haag », Maatstaf, XXXI, 1983, n° 5, p. 70-80.

    (137) A. Cohen, op. cit., 1961, p. 33-40.

    (138) Zo d’Axa était maître dans l’art de préparer les macaroni, mais très maladroit avec les enfants, en particulier avec sa fille. Cohen raconte par ailleurs une anecdote hilarante à propos de bottes que Zo d’Axa avait achetées mais qu’il ne parvenait plus à retirer (Ibid., p. 49-51).

    (139) Ibid., p. 31.

    (140) Ibid., p. 31-32.

    (141) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 2 juin 1894.

    (142) A. Cohen, De Paradox, p. 96.

    alexandre cohen,emile henry,anarchisme,londres(143) A. Cohen avait pris soin de préparer son retour en France en rendant visite à Londres au « Vieux Sagittaire », Henri Rochefort, lequel publia un article dès que Cohen fut détenu à la Conciergerie. Avant d’aller se livrer à la police, Alexandre et Kaya passèrent une nuit dans la chambre d’un bordel – les amis chez qui ils espéraient loger avaient trop peur de les garder sous leur toit –, une matinée au Louvre et un après-midi au Luxembourg, histoire de jouir un peu de ces moments de liberté. Ensuite, ils sollicitèrent Eugène Fournière – lequel ne partageait pas du tout les idées de Cohen, mais les deux hommes s’étaient souvent rencontrés et s’appréciaient – et grâce à lui, il purent être logés quelques jours chez Henri Turot, lui aussi rédacteur à La Petite République, le temps pour Kaya de prévenir des rédactions. Grâce à Fournière aussi, Cohen se fit conduire au Palais de Justice par le député Eugène Baudin (A. Cohen, op. cit., 1961, p. 54-59).

    (144) Voir à ce propos l’article de R. Spoor, « De gevangenisbrieven van Alexandre Cohen », Op een beteren weg, schetsen uit de geschiedenis van de arbeidersbeweging aangeboden aan mevrouw dr. J. M. Welcker, Van Gennep, Amsterdam, 1985, p. 126-139.

    (145) Th. de Banville, op. cit., p. 259-266 et p. 446-453.

    (146) A. Cohen, De Paradox, nouvelle série, p. 1.

    (147) A. Cohen, op. cité., 1976, p. 182-187.

    (148) Lettre à Kaya, 16 août 1896.

    (149) Lettre à W. van Ravesteyn, 11 octobre 1933.

    (150) G. Bernanos, La vocation spirituelle de la France, Plon, Paris, 1975, p. 71.

    (151) André Salmon, La Terreur noire, vol. 2, p. 153-154, 10/18. A. Cohen n’a certes pas traduit Multatuli en hollandais ; ce dernier n’était pas un homme de couleur.

     

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  • Multatuli, Max Havelaar & Batavus Droogstoppel

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    Coup d’œil

    sur la mentalité batave

     

    Rokus Hofstede, traducteur néerlandais de littérature française (Pierre Michon, Georges Perec, Emil Cioran, Clément Pansaers, Pierre Bourdieu…) nous propose ci-dessous un article qui a été publié dans Liber. Revue internationale des livres, n° 27, juin 1996, p. 14-15. 

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    Batavus Droogstoppel, Max Havelaar :

    la double face du calvinisme

     

    L’anticolonialisme, devenu dominant en Hollande dans l’après-guerre, ne fait décidément plus l’unanimité. Depuis peu, des commentateurs s’élèvent pour énumérer les vertus de l’ancien régime colonial, d’ex-colonisés expriment ouvertement leur nostalgie de la soumission à la mère patrie, et la générosité relative qui longtemps présidait aux rapports des Pays-Bas avec le tiers-monde se trouve de plus en plus contestée au sein même du gouvernement centre-gauche actuel. Dans ce contexte, il peut être intéressant de relire ce qui est sans doute la meilleure exposition littéraire du conflit séculaire qui oppose, dans la culture néerlandaise, l’égoïsme intéressé à l’altruisme moralisateur : le roman anticolonialiste Max Havelaar, « le Havelaar », comme on dit, pour marquer par cette substantivation que ce texte est digne du statut de classique. Son auteur, Multatuli (pseudonyme de Eduard Douwes-Dekker), tira d’un déboire personnel (sa révocation, en 1856 – alors qu’il était fonctionnaire aux Indes néerlandaises –, à la suite de ses tentatives d’enrayer la corruption des élites locales), matière à un roman anticolonialiste, généralement considéré comme le premier roman moderne de la littérature néerlandaise, et l’un des très rares à être largement traduits à l’étranger (1).

    À Lebak, sur l’île de Java, Max Havelaar, alter ego de Douwes-Dekker, est nommé assistent-resident, représentant du gouvernement néerlandais. Il est chargé de l’administration de la région de Lebak et de la protection de la population autochtone contre l’usurpation de pouvoir des princes locaux. Havelaar se rend compte que ceux-ci exploitent à grande échelle le travail et les biens de leurs sujets, pratiques sur lesquelles l’administration néerlandaise, incarnée par son supérieur Slymering, ferme les yeux. La lutte de Havelaar, pour que justice soit rendue aux inféodés de Lebak, est rapidement consommée : contraint à la démission par le gouverneur général, il reste le témoin impuissant de la perpétuation du système colonial en vigueur.

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    Batavus Droogstoppel, par Albert Hahn,

    1910, De Notenkraker (IISG)

     

    Mais Havelaar ne tient pas seul la scène du roman. Il ne prend sa dimension épique que par opposition à un autre personnage, l’anti-héros Batavus Droogstoppel, courtier en café amstellodamois, habitant au 37, Lauriergracht, comme il le précise dès la première phrase du roman. Droogstoppel se méfie des romans « ou autres choses semblables ». C’est le hasard d’une rencontre avec « l’homme au châle », ancien camarade d’école appauvri, qui l’incite à publier les écrits que ce dernier lui fait parvenir, parmi lesquels se trouvent des notes sur le commerce du café dans les colonies. Droogstoppel flaire un profit : il les fait mettre au net par un commis, le jeune Allemand Stern, se contentant de donner des commentaires désapprobateurs sur la tournure que prend le récit. La structure du roman est basée sur l’alternance des propos de Droogstoppel, le mécène malgré lui, et des aventures de Havelaar, le héros floué, tous deux écartés dans les dernières pages : se livrant à une vibrante péroraison, Multatuli reprend en effet la plume de leurs mains pour s’adresser directement à Guillaume III : « À Vous, j’ose, en confiance, demander si telle est bien votre impériale volonté, qu’un Havelaar soit éclaboussé de la fange des Slymering et des Droogstoppel ? Et qu’au-delà des mers plus de trente millions de vos sujets soient opprimés et pressurés en votre nom ? »

     

    Autodénigrement

    Batavus Droogstoppel apparaît comme un représentant exemplaire mais caricatural de la deftigheid, propriété caractéristique de la classe des régents hollandais : un mélange de rationalité commerçante et de distinction patricienne. La deftigheid de Droogstoppel s’exprime surtout par une pusillanimité et un philistinisme à toute épreuve. Égoïste, prosaïque et mesquin, il est le bourgeois hollandais dans toute son étroitesse d’esprit, motivé seulement par la défense de ses intérêts en affaires et par le maintien d’une respectabilité chrétienne bornée. Ainsi, il semble s’opposer en tous points à Havelaar, autoportrait idéalisé et à peine voilé de Multatuli. L’auteur insiste sur la noblesse de cœur de son protagoniste, sa soif de sacrifice, sa nature « chevaleresque » ; Havelaar avait « beaucoup enduré », comme Socrate, comme Jésus, comme Multatuli lui-même (ce que son nom multa tuli, j’ai beaucoup souffert, souligne).

    couvMaxHavelaarBonne.jpgPourtant, l’opposition de ces deux personnages-clés est moins totale qu’il n’y paraît. Droogstoppel n’est pas l’anti-héros complet qui aurait comme seule fonction narrative de servir de repoussoir et de faire-valoir au héros. Multatuli lui-même remarque, dans des notes ajoutées à son ouvrage, quinze ans après la première publication, qu’il est loin de désapprouver tout ce qu’il met dans la bouche de ce « brave Droogstoppel ». « Me croirez-vous, si je vous dis qu’en mainte occasion je prends parti pour Droogstoppel ? J’aurais même la plus haute estime pour de nombreuses opinions du bonhomme, si du moins l’on pût supposer qu’il les devait au raisonnement, et n’y adhérait pas par petitesse d’âme… » Droogstoppel est un personnage double : s’il est décrit comme le « misérable produit d’une cupidité sordide et d’une bondieuserie blasphématoire », comme un « monstre », il est aussi porteur de valeurs positives, telles que la méticulosité et la pondération. Multatuli applaudit les réticences de Droogstoppel vis-à-vis de la rhétorique conventionnelle, ses « épanchements réalistes » : « Pour autant que ceux-ci puissent servir à dénoncer une fausse poésie dans l’esprit de notre jeunesse, je les recommande à l’attention des parents, des éducateurs et des critiques. » Et il le laissera s’indigner des « mensonges » patriotiques destinés à glorifier l’identité nationale – une activité à laquelle se livraient au XIXe siècle nombre d’historiens de cette vieille petite nation coincée entre les grandes. « Tous les Hollandais sont braves et magnanimes. Les Romains s’estimaient heureux d’être épargnés par les Bataves. Le bey de Tunis avait la colique dès qu’il entendait claquer le drapeau hollandais. Le duc d’Albe était un monstre. Le reflux, en 1672, je crois, dura un peu plus que d’ordinaire, à la seule fin de protéger la Hollande. Mensonge ! La Hollande est ce qu’elle est parce que nos vieux savaient veiller à leurs affaires, et qu’ils avaient la vraie foi. Un point, c’est tout ! »

    Ainsi, Droogstoppel n’est pas seulement objet mais aussi sujet de sarcasme ; esprit borné et crédule, il attaque les conventions rhétoriques en usage ; opportuniste peu scrupuleux sur les faits, il défend avec ferveur « vérité » et « bon sens ». Il n’est pas étonnant que ses compatriotes aient rapidement reconnu le personnage de Batavus Droogstoppel comme un des leurs. Son nom – qui traduit l’intention satirique : droogstoppel signifie « chaume sec » – est passé dans le langage courant, et indique un individu rasoir, ennuyeux, mais aussi un épicier ayant fait fortune. Il a même donné naissance à un adjectif : droogstoppelig. Le Hollandais qui est droogstoppelig aime dénigrer l’idéalisme, l’extravagance, les excès des autres, mais s’offre simultanément aux autres en objet de dénigrement.

    L’ambiguïté de Droogstoppel se retrouve dans celle de Havelaar. Tout indique que Multatuli était conscient de la tension entre idéal et crédibilité que faisait naître l’accent unilatéral mis sur les côtés magnanimes de son héros. Celui-ci est présenté dès l’abord comme un « réceptacle de contradictions », « tranchant comme une lame et tendre comme une fille ». Ce grand idéaliste, « nouveau Don Quichotte », manque parfois cruellement de sens pratique ; despote éclairé, il est raillé pour sa mansuétude ; philanthrope passionné, il est tantôt humble, tantôt intraitable. Et dans un moment de lucidité, Havelaar s’en prend à la cruauté d’un supérieur qui « ne lui concéda pas le plus petit air de martyr, ne lui permit pas d’être intéressant par la persécution ». On aurait donc tort d’identifier trop rapidement Multatuli et son porte-parole apparent. Havelaar est un poète déguisé en fonctionnaire, alors que Multatuli était plutôt un activiste déguisé en romancier. Dans son fameux discours final au roi, Multatuli avertit le lecteur qu’il n’est pas, pour sa part, « un poète secourable aux mouches, un doux rêveur comme Havelaar, victime humiliée, qui accomplissait son devoir avec le courage d’un lion, et souffre la faim avec la patience d’une marmotte en hiver... ». Par ailleurs, si Havelaar est bien le pathétique défenseur de la justice et de la cause des indigènes exploités, tout indique que les motifs de Multatuli dans l’affaire Lebak prennent racine dans sa soif de gloire et ses frustrations carriéristes (l’auteur se déclarera d’ailleurs prêt à troquer la publication de son livre contre une réhabilitation royale en bonne et due forme, qui lui sera, fort heureusement, refusée). Finalement, Droogstoppel et Havelaar se rejoignent sur un point précis : malgré leurs différences profondes, ils partagent le même esprit dogmatique, ils sont l’un comme l’autre des betweters (littéralement : « ceux qui savent mieux »), exhibant en cela une des caractéristiques extérieures les plus visibles du calvinisme néerlandais.

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    Maurice Muret, « Un romancier pamphlétaire : Multatuli »,

    Journal des débats, 19/09/1937

     

    Calvinisme

    La Hollande est sans doute le seul pays où l’on peut exprimer son admiration pour une œuvre culturelle par un adjectif signifiant « contraire à l’esprit national » (onhollands) – encore que l’emploi de cette épithète, droogstoppelig par excellence, ne convienne guère à propos du Max Havelaar, ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas. Si ce roman hybride, tantôt pamphlet tantôt peinture de mœurs, est encore d’une modernité si saisissante, ce n’est pas seulement en raison de son savant enchevêtrement de genres ou de sa grande liberté de style, qui rompt avec la langue de bois des « poètes-prédicants » contemporains de l’auteur. C’est aussi parce que l’athée Multatuli a sans doute mieux éclairé qu’aucun autre écrivain hollandais des derniers siècles les contradictions de la culture dite calviniste dont il était issu ; les figures de Droogstoppel et de Havelaar incarnent deux façons différentes et souvent opposées de vivre les injonctions de l’éthique protestante. Ainsi, dans la rationalité de sa conduite de vie et son ascétisme temporel, Droogstoppel se montre d’un zèle exemplaire, tout en se satisfaisant d’une interprétation très simpliste du dogme de la prédestination ; pour lui, la prospérité et la piété s’expliquent et se justifient réciproquement, la richesse n’est pas seulement signe d’élection divine, elle est une récompense de la foi – « Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes », selon le mot de Max Weber. Droogstoppel ira jusqu’à proclamer que ses intérêts commerciaux personnels s’identifient à la volonté divine : « Il est possible que l’Être Suprême ait créé à Lebak un sol impropre à la culture du café à seule fin que le travail nécessaire pour apporter là une autre terre plus fertile rende la population de cette contrée capable d’accéder au salut. » La vocation temporelle de Havelaar prend au contraire toutes les allures d’une vocation spirituelle ; tout au long du roman, il ne se lassera pas d’invoquer la haute idée qu’il a de son devoir, et les bonnes œuvres lui sont plus naturelles que son intérêt personnel. Finalement, Havelaar, le wereldverbeteraar (littéralement : « l’améliorateur du monde »), le défenseur des nobles causes, est plus conforme à la conception calviniste de l’élu, malgré sa pauvreté et son manque de discipline, que Droogstoppel, le puritain endurci, qui n’incarne que les conventions les plus extérieures de la foi.

    annonce parue dans L'Humanité, 12/08/1931

    multatulihumanité.jpgAinsi, à travers les personnages de Droogstoppel et de Havelaar, Multatuli expose un conflit fondamental de la culture néerlandaise : celui entre l’égoïsme intéressé, particulariste (une éthique utilitariste, libérée de toute contrainte, souvent cautionnée par les églises protestantes), et l’altruisme moralisateur, universaliste (une éthique charismatique, prétendant dicter la loi aux autres, érigeant sa propre vision du monde en norme universelle). Aux Pays-Bas, la référence aux figures opposées et complémentaires du commerçant et du prédicant est commune, presque banale ; l’autodénigrement auquel se livrent volontiers les Hollandais peut prendre la forme tantôt d’une moquerie de l’esprit épicier des régents – les Droogstoppel – tantôt d’un rejet de la pédanterie des moralistes – les Havelaar. Sous cet angle, ce sont les Havelaar qui, dans les récents avatars du débat sur le colonialisme et le tiers-mondisme, ont essuyé les diatribes des nouveaux Droogstoppel qui plaident pour la modération et le bon sens, pour la défense des intérêts commerciaux nationaux, et contre la fausse poésie des « améliorateurs du monde » bataves.

    Rokus HOFSTEDE

     

     

    (1) La plus récente – et de loin la meilleure – des quatre traductions françaises : Max Havelaar, ou les ventes de café de la Compagnie commerciale des Pays-Bas, postface Guy Toebosch, trad. Philippe Noble, Arles, Actes Sud, « Babel » n° 31, 1991.