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S’il fut « un parfait écrivain, un rare poète, un grand chrétien » (1), Charles Grolleau (1867-1940) se distingua aussi en étant éditeur de J.-K. Huysmans et, essentiellement par nécessité financière, un traducteur prolifique (Chesterton, Blake, Wilde, Omar Khayyam, Sienkiewicz…). Tant sa poésie que ses traductions recueillirent les éloges, par exemple sous la plume du jeune critique Louis Thomas dans l’Art Moderne du 28 octobre 1906 :
Charles Grolleau ne lisait pas le néerlandais. Toutefois, il a ramené d’un séjour en Flandre un petit ouvrage consacré au plus grand poète flamand du XIXe siècle, Guido Gezelle : Une gloire de la Flandre. Guido Gezelle. Prêtre et poète (1830-1899) a paru en 1917 dans la collection « Bellum » chez Georges Crès. L’étude de Grolleau, dédiée à dom Bruno d’Estrée o.s.b., est suivie d’un choix de poèmes empruntés aux Poèmes choisis (1858-1899), traduits du flamand par Émile Cammaerts et Charles Van den Borren, Louvain, Charles Peeters, 1908. Grolleau reprend les mots de ces passeurs : « Guido Gezelle n’est pas un poète local, un Défrécheux brugeois, un “Mistral du Nord”. Sa langue participe davantage du néerlandais littéraire que du patois flamand. Il n’a pas tenté de fixer par l’écriture une tradition orale ; il a infusé le sang jeune de locutions parlées dans le corps anémié d’une écriture conventionnelle. Il a restauré à l’aide du patois qui en avait conservé l’empreinte, la langue littéraire médiévale. […] Ce n’est pas un artiste isolé, c’est un des grands maîtres – le plus grand peut-être, à l’époque moderne – des lettres néerlandaises. »
Puis il ajoute lui-même : « Que ne donnerions-nous pas pour entendre ce que la nature nous dirait par la bouche d’un saint ? Elle a parlé souvent et saint Bernard et saint François d’Assise et saint François de Sales et des milliers dont nous connaissons quelques-uns et des milliers que nous ne connaîtrons jamais ont redit de ses paroles, mais souvent, chez eux, la poésie n’était que la servante d’une haute et puissante maîtresse : la sainte Théologie, et c’est la poésie toujours servante peut-être mais parlant d’elle-même et de son commerce direct avec tous les reflets de Dieu, c’est le chant spontané d’une âme sainte que nous demandons avec les cris de la soif et de la faim. Eh bien ! cette poésie-là, nous l’avons par Guido Gezelle. Jamais âme plus mélodieuse, anima plena modulatione, comme dit l’Imitation, ne nous aura parlé ainsi du Dieu qu’elle adorait, de l’œuvre des six jours gardant pour les seuls yeux de ceux qui prient la trace lumineuse des mains paternelles. Et tous ceux qui ont connu l’humble vicaire de Courtrai et tous ceux qui ne connaissent que son œuvre ont, sans toucher imprudemment au trésor que cache le mot de sainteté, prononcé le nom de “saint” en parlant de Gezelle. »
La nécrologie rédigée par L. Lefebvre nous apprend que, le 15 juin 1940, Charles Grolleau « fuyait, en automobile ; au cours de cet exode, surpris par un bombardement, son cœur fragile n’a pas pu résister : il s’est effondré mort, sans un mot, dans les bras de sa femme, l’admirable compagne de sa vie et de sa pensée […]. On l’a enterré dans un village déjà évacué, sans cercueil, sans prêtre. »
(1) Ce sont les termes employés par Lefebvre dans la nécrologie qu’il consacre à son ami près de six mois après le décès de ce dernier (La Croix, 8 décembre 1940). Il n’est pas inutile de relever que Grolleau a collaboré à la célèbre Histoire littéraire du sentiment religieux en France de H. Brémond.
Le Chapeau chinois–schellenboomen néerlandais : nom d'un instrument formé d’un pavillon de cuivre, garni de clochettes et de grelots, que l’on brandit en tête de certaines fanfares –, tel est le titre d’un recueil de nouvelles, première œuvre traduite en français (1) de Theun de Vries (1907-2005). Autodidacte, ce Frison a acquis au cours de sa longue existence une vaste culture historique. Tout en voyageant beaucoup, il a mené de front, à certaines époques, des activités journalistiques, politiques (il a été député) et littéraires. « À maints égards, cet écrivain dont l’exceptionnelle longévité n’a d’égale qu’une production très abondante, constitue un cas à part dans le paysage littéraire néerlandais : communiste sincère pendant des décennies, avant de prendre petit à petit ses distances vis-à-vis du modèle soviétique, jusqu’à traduire en néerlandais Soljenitsyne dans les années 196o, Theun de Vries est aussi resté une figure de romancier relativement isolée car il se sentit peu concerné par la modernité littéraire et se tint résolument à l’écart des modes. On a pu voir en lui l’un des derniers représentants du cloisonnement idéologique qui prévalait dans la société néerlandaise, de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1950. Cela ne l’empêcha nullement d’élaborer une œuvre personnelle et diversifiée […] avec une prédilection pour le roman et la nouvelle. Dans cedomaine, sa production pléthorique ne peut être comparée qu’à celle de son ami Simon Vestdijk (1898-1971) […]. De Vries partage avec Vestdijk la passion du roman historique, qu’il décline sous plusieurs formules :cycles (notammentLa Dynastie des Wiarda, consacré à sa Frise natale), biographies romancées et récits ayant plus oumoins recours à la fiction (sur Rembrandt, Van Gogh, Molière, Spinoza, Marx) et bien entendu romans engagés, traitant de figureshéroïques (Hannie Schaft dansLa Fille aux cheveux roux, porté à l’écran en 1981) ou de hauts faits de la Résistance néerlandaise (la grève de février 1941, dans la trilogieFebruari), de même que d’événements révolutionnaires du passé (la révolte des gueux contre l’Espagne au XVIesiècle, la révolution de 1848, la Commune de Paris). » (2) À propos de révolution, il convient en outre de mentionnerLa Liberté se pare de rouge(1945), roman marxiste décrivant une Guadeloupe se libérant du joug de l’oppresseur – une réponse àL’Île au rhumde Simon Vestdijk (Phébus, 1991). Quant aux romans historiques portant sur de grands artistes, très documentés et symptomatiques d’une réflexion permanente sur l’essence de l’art, on relève encoreMoergrobben(1964), inspiré de Jérôme Bosch,De vrouweneter(Le Mangeur de femmes, 1976), œuvre écrite dans des cafés parisiens, consacrée à Maupassant et Marie Bashkirtseff, ou encoreHet motet voor de Kardinaal(Le Motet pour le Cardinal, 1960) qui nous entraîne dans l’entourage de Josquin des Prés. La musique occupe également un place centrale dansFugue du temps(deux romans d’une fresque inachevée de la société hollandaise du XXesiècle dans laquelle un compositeur sert de fil rouge) etDe dood kwam met muziek(La Mort est venue en musique, 1979), court roman dont la technique du close-up s’inspire de laSonate d’automnede Bergman.
Le Chapeau chinois, trad. Christian Marcipont,Martagon, 2009
Si la vision épique que Theuns de Vries déploie souvent se retrouve dans quelques pages duChapeau Chinois, on est surtout frappé par la qualité stylistique de l’ensemble : « Il est indéniable que la phrase de Theun de Vries, par sa grande musicalité, tantôt discrète, tantôt solennelle, donne àentendre. Son écriture, à cent lieues des expérimentations formelles des jeunes générations, atteint à une extraordinaire beautéplastique, jamais recherchée pour elle-même, mais toujours au service du récit, voire y tenant sa partie à l’égal des personnages. Sans contredit, ses qualités stylistiques ont contribué à faire de Theun de Vries un classique, avec tout ce que cette notion implique, de la part du lecteur, de fervente dévotion ou de distance révérencieuse.Le Chapeau chinoisne parle que de musique et – était-il meilleure façon de le faire ? – en parle musicalement. » (3) Dans cettesuiteromanesque– au sens lavarendien du terme –, on est invité, parfois à la manière d’un détective, à entrer brièvement dans les univers de Robert Cambert, du violoniste Johann Georg Pisendel et de Vivaldi, de Chaliapine, de l’impératrice Marie-Thérèse et de Mozart, d’un jeune virtuose chinois à l’époque de la révolution culturelle. « Signor Rossini ou l’adieu à Pesaro » se compose de deux longues lettres de Rosini ; « La bataille de Waterloo », sans doute le texte le moins abouti, revient sur le sentiment de culpabilité vis-à-vis des juifs déportés ; enfin, « Les Trente-cinq noms », nouvelle qui occupe près de la moitié du recueil, prend son envol à Sisteron pour mettre en scène de façon burlesque les déboires d’un contemporain de Berlioz, apparemment promis à un bel avenir.
Se réclamant de Balzac, Theun de Vries nous a laissé des dizaines de gros volumes ; dans le dernier tiers de sa vie, il s’est toujours plus senti attiré par l’écriture de textes plus courts. Il n’a d’ailleurs pas hésité à retrancher des passages de certaines de ses œuvres lors de leur réédition. Comme l’écrit son traducteur, il est encore trop tôt pour dire ce que la postérité retiendra de cette production monumentale. Lui-même, qui a par ailleurs laissé une œuvre poétique en frison et nombre de traductions, ne se faisait d’ailleurs guère d’illusion en soulignant qu’on ne lit plus de Tolstoï que deux ou trois de ses œuvres.
(1) L’écrivain a été traduit en de nombreuses langues, notamment celles des anciens pays du Bloc de l’Est, ce qui s’explique sans doute en partie par l’engagement communiste officiel de l’écrivain de 1936 à 1971. Dans les années cinquante, en particulier suite aux événements hongrois, ses prises de position en faveur de l’URSS lui ont valu d’être renvoyé du PEN club et de la Société des Gens de lettres de son pays. Il finira par reconnaître publiquement ses erreurs.
(2) Dorian Cumps, «Le Chapeau chinois: Contes musicaux hoffmanniens de Theun de Vries »,Septentrion, 2009, p. 74-76. Le livre de Theun de Vries sur la Commune s’intituleLouise Michel, engel in het harnas(Louise Michel, ange armé pour la lutte, 1984) ; il réunit deux pièces radiophoniques ainsi qu’un essai.
(3) Christian Marcipont, p. 6 de la préface duChapeau Chinois.
le roman sur les années haguenoises de Vincent van Gogh
Au cours du XIXe siècle, parmi les Français qui vivent en Hollande et écrivent sur ce pays, se trouvent quelques pasteurs tels Albert Réville et Louis Bresson. Français originaire de Tonneins (Lot-et-Garonne), celui-ci a rédigé en 1865 une thèse sur le révolutionnaire guillotiné Rabaut-Saint-Etienne. On sait qu’il a été, de 1881 à 1909, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam – où Réville l’avait précédé –, institution à laquelle il a consacré une notice à l’occasion de son troisième centenaire (1890). À côté de son travail de prédication, Louis Bresson a contribué à mieux faire connaître la Hollande et la littérature hollandaise en France grâce à divers articles publiés, pour une bonne part, dans le Journal des Débats (dont il a sans doute rédigé la chronique « Lettre de Hollande », portant souvent sur la politique et des sujets d’actualité, pendant un certain nombre d’années). En 1897, la Revue encyclopédique donne son étude intitulée « Le Mouvement littéraire en Hollande. Des origines à 1815 », texte repris dans La Hollande géographie, ethnologie, politique et administrative, religieuse, économique, littéraire, artistique, scientifique, historique, coloniale, etc. (Librairie Larousse, 1900), volume qui propose d’autres contributions de sa main : « La religion : L’évolution religieuse. Statistique religieuse », « La science », « La politique contemporaine » et « Relations intellectuelles de la Hollande et de la France ». On relève encore de cet érudit des études intitulées : « Amsterdam ancien et moderne » (1895) et « L’agitation économique et politique aux Pays-Bas en 1903 » (1903).
C’est à Louis Bresson que l’on doit également la traduction de deux romans de Louis Couperus, Majesté et Paix Universelle. Le romancier l’avait lui-même annoncé à son éditeur amstellodamois, L.J. Veen : « Une traduction de Majesteit, par Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam paraîtra dans la Revue Hebdomadaire puis en volume chez Plon. M. Maurice Spronck – du Journal des Débats – m’en a parlé l’été dernier, à La Haye. La traduction paraîtra au cours de l’été. Plon offre 1500 francs, à partager entre le traducteur et moi-même. Autrement dit 750 francs. Pour la forme, j’ai dit que je ne pouvais pas décider avant de vous avoir écrit. Mais nous allons accepter, n’est-ce pas : nous ne pouvons guère faire autrement et c’est plutôt pas mal. » (Lettre à son éditeur, n° 155, début janvier 1897). On peut imaginer que l’appartenance de Couperus à l’église wallonne – il a épousé sa cousine Elisabeth Baud à l’église wallonne de La Haye – a été un facteur prépondérant dans la décision du pasteur de traduire ces ouvrages. Bresson était par ailleurs lié à l’avocat et homme politique protestant Maurice Spronck qui devait rédiger une longue préface à Majesté.
Louis Bresson a fini ses jours à Rotterdam. Le Journal des Débats du 7 mai 1918 annonce : « Nous avons le très profond regret d’apprendre la mort de notre collaborateur depuis de longues années, M. Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam, décédé en cette ville le 9 avril, à l’âge de 74 ans. Les obsèques ont eu lieu à Crooswijk. »
Parmi les articles de Louis Bresson paru dans le Journal des Débats, deux portent sur l’écrivain Multatuli (1820-1887) et ses deux épouses. Il est assez amusant de voir que le pasteur ne peut s’empêcher de parler de l’auteur du Max Havelaar alors même que la personne de cet artiste lui inspire essentiellement du mépris. Ces deux textes sont un écho des querelles auxquelles on assistait aux Pays-Bas, par éditions interposées, entre partisans de Multatuli et les détracteurs de son œuvre. Les critiques formulées sur la personnalité même de l’auteur constituent en quelque sorte le pendant de l’utilisation faite de ses écrits dans une visée politique par les tenants du socialisme ou du pacifisme.
Si le nom de Multatuli n’est pas inconnu en France, en Hollande il est populaire. Acclamé par les uns, détesté par les autres, il reste inséparable dans son pays de la question coloniale. Le retentissement de sonMax Havelaarfut immense. Les faits qu’il dénonçait, dans l’administration des Indes néerlandaises prirent les proportions d’un scandale. L’écrivain eut le sort de beaucoup de prophètes : il eut a souffrir de son rôle, et, par malheur, ne se souvint pas toujours qu’il faut être dix fois juste pour se dresser en vengeur de l’iniquité.
Mme Douwes Dekker, née Hamminck Schepel, la seconde femme de Multatuli, a entrepris de publier, en l’éclairant de notes, la correspondance du célèbre auteur hollandais(1). Si cette publication, conçue dans une intention pieuse, répondra bien au but qu’on s’est proposé, si elle servira la mémoire de Multatuli, c’est une question ; il est plutôt permis de croire qu’elle justifiera les préventions, les colères et les haines qui se sont attachées jusqu’à son dernier jour à l’écrivain malheureux, inquiet et agité desIdéeset del’École des Princes(2). Mais nous y gagnerons un portrait de Multatuli qui, pour n’être pas flatté, n’en sera que plus précieux et dont personne ne saurait contester la ressemblance.
Ce qui frappe tout d’abord dans cette correspondance, c’est la confiance absolue, naïve de Multatuli en lui-même, en son « génie ». S’il ne s’applique pas expressément ce mot qui revient souvent sous sa plume, on sent néanmoins, quand il l’emploie, qu’il pense tout d’abord à lui-même. Il s’en remplit la bouche, sa poitrine se gonfle : c’est lui, l’homme de génie. Il n’a pas besoin d’apprendre, il sait, il devine ce qu’il ne sait pas. Ministre, il le serait, et gouverneur général des Indes, cela va sans dire ; mais général aussi. « J’ai beaucoup de respect pour les Prussiens, écrit-il en 1866, mais je dois dire que les Autrichiens n’auraient pas perdu la partie, si j’avais été ministre de la guerre depuis quelques années. » Garibaldi, qui est aussi un homme de génie, aurait pris la Vénétie si le gouvernement italien ne lui avait adjoint le général Pallavicini. Multatuli a pressenti son plan de campagne : « Pour Garibaldi, écrit-il, la prise de Venise aurait été tout simplement le problème (si c’en est un) de la distance entre deux points. – Mais c’est la ligne droite ! aurait-il dit. Moi ici, Venise là-bas ; allons-y.– Et de vaincre ou de mourir. » Ce n’est pas plus difficile que ça. Le général Boum avait de ces conceptions.
Journal des Débats, début de l'article de Maurice Muret du 27/03/1927
Bien entendu, tout est permis au génie. Il est au-dessus des devoirs et des soucis vulgaires. Le travail pour le pain quotidien n’est pas fait pour lui. Un journal a l’impertinence de lui demander des nouvelles, comme correspondant, quand il lui communique ses idées. Voyez-vous, s’écrie-t-il, ce que seront des lettres aussi intéressantes que ceci : « La moisson promet beaucoup… M. X… ambassadeur de … est arrivé à Francfort… Le choléra reprend. » Malheureusement, ses grandes idées ne sont pas productives. Multatuli a des dettes, et beaucoup. Ses créanciers veulent être payés : Multatuli s’indigne que, dans un monde où il y a tant de millionnaires, le génie puisse connaître les soucis d’argent. Il en veut à ses amis, à tout le monde : « Un millionnaire flamand, commenec plus ultradu sacrifice, ne lui a-t-il pas offert deux cents francs pour faire une conférence à Gand ? » Quant à sa famille, à sa femme, à ses enfants, ils restent à la charge des autres, et, quand la malheureuse qui porte son nom, la pauvre « Tine » a enfin trouvé une place en Italie où elle aura le moyen de gagner sa vie et celle de ses enfants, Multatuli s’irrite : « Tine en condition ! » Quelle pitié et quelle honte pour ses admirateurs et pour la Hollande ! Et au moment même où il lançait contre tous ses foudroyantes malédictions, il recevait à Coblentz la visite de Mlle Hamminck Schepel, qui lui apportait de l’argent, – (elle nous le raconte elle-même avec une candeur qui s’ignore), – partageait sa chambre et sa pauvreté, mais s’estimait heureuse quand il lui disait : « Personne ne peut maintenant me séparer de toi. » On comprend qu’une telle existence ait embarrassé les plus chaleureux amis de Multatuli et que, tout en demandant de l’argent pour la famille de l’écrivain, ils avertissent les donateurs que les sommes souscrites seraient remises, non à Multatuli, mais à sa femme.
Or, voilà ce qui l’exaspéra. Ce souci des convenances, ce respect du foyer sont à ses yeux le comble de l’hypocrisie, hypocrisie hollandaise et hypocrisie protestante s’ajoutant l’une à l’autre. Et il faut voir jusqu’où les rancunes personnelles emportent ce libre penseur : « Il faut répandre, écrit-il à un Belge, autant que possible, votre sentiment sur la différence entre anticatholiques et protestants… Oui, non seulement je crois que les protestants sont au-dessous des anticatholiques, mais réellement au-dessous des catholiques. Le catholicisme est une erreur, le protestantisme est une peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous devons lutter pour la vérité, pour nous et pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font cinq et deux et deux font trois. Mais, si le choix entre des mensonges était possible, j’aimerais cent fois mieux voir mon petit garçon servir la messe en enfant de chœur que protestant. Voyez-vous, le protestantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, c’est l’intérêt. »
Il faut croire cependant qu’il était resté quelque chose à Multatuli de ses croyances premières, car il montre un furieux appétit de la fortune. Sans doute, il passe par des situations désespérées ; on souffre à lire tous ces appels à la charité, tous ces cris : « Je ne mange rien de chaud depuis huit jours ; demain, je n’aurai rien à manger » ; on souffre plus encore de voir cette pauvre femme à Bruxelles, dans un garni, sans argent et sans pain, à qui sa fillette demande : « Tu n’oublies pas que c’est demain mon anniversaire et que tu m’as promis une surprise ! » Mais peut-être on souffre davantage encore de voir cet homme qui s’épuise en sarcasmes contre tout, contre tous et qui ne sait pas une fois se demander si, dans sa chute, il n’y aurait pas un peu de sa faute. Qu’on lui donne la richesse, – on la lui doit pour son génie et pour le bien de l’humanité.
Et comme ses désirs ne sont pas satisfaits, il a des combinaisons financières à la Balzac. Son nom est un capital : un journal dont il sera le directeur aura au moins mille abonnés pour commencer ; à 30 florins, c’est 30000 florins par an, et c’est un bénéfice de… On voit d’ici la suite. Puis il abandonne le journal ; il fait tirer son portrait à 10000 exemplaires, et il annonce qu’il va le vendre avec un autographe 10 et 15 florins. C’est donc 100000 à 150000 florins d’assurés. « C’est cher, dit-il à la fin de sa circulaire ; croyez-vous qu’il ne m’en ait pas coûté davantage de l’écrire ? » Peut-être ; mais le fait est que cet argument ne parut pas décisif, puisqu’à Amsterdam il se trouva seulement trois souscripteurs. À un autre moyen maintenant : il fera sauter la Banque de Hombourg ; il a découvert une recette infaillible, et, quand celle qui devait être la seconde femme de Multatuli arrive à Coblentz la bourse garnie, il la persuade, part pour Hombourg, gagne d’abord et puis perd, perd encore et revient sans un sou.
C’est alors, sans doute, qu’il a trouvé que le pire effet de la souffrance n’était pas le sarcasme, mais la défiance de soi-même. Il écrit un peu plus tard, à propos de sonÉcole des princes: « Mon drame reste toujours inachevé. Cela ne vaut rien et ne vaudra jamais rien. Quoique j’aie emprunté une sorte d’intrigue à une nouvelle de Michel Masson (3), que j’ai lue dans ma jeunesse, je ne puis y répandre de l’intérêt. Les vers, à mon sens, je les fais facilement ; et bien ; mais la pièce elle-même, je ne peux pas la faire. Au troisième acte, toute mon intrigue est finie, chacun sait tout, personne n’attend le dénouement. Le parterre se lèvera en disant : « – Ce soir, on sera à la maison de bonne heure. » – « Mais faites donc votre pièce en trois actes », direz-vous. Je ne le puis pas : je suis et me déclare incapable. »(4)
Mais ces accès de découragement et de modestie sont très passagers il redevient vite lui-même, le génie, le génie du sarcasme,impatient de la destinée, impatient de la pauvreté, impatient du travail pénible et du devoir ingrat, également acerbe pour ses amis et ses ennemis. On a dit, dans sa famille même, que c’était un malade, un névrosé : la correspondance ne démentira pas cette opinion. Et, cependant, ce malade a exercé et exerce encore une grande influence ; il a fait école de mécontents et de révoltés (5). Peut-être ses lettres, si on les lisait avec attention, seraient-elles le meilleur antidote de ses idées et se défierait-on davantage du penseur, quand on pénétrerait mieux dans la connaissance intime de l’homme.
L. B.
les Lettres d'amour, livre inclassable,
mi-fictif mi-autobiographique
(1) En dix volumes aux éditions W. Versluys, 1890-1896 (Brieven van Multatuli. Bydragen tot de kennis van zyn leven. Gerangschikt en toegelicht door Mevr. Douwes Dekker, Geb. Hamminck Schepel, Amsterdam, W. Versluys, 1890-1896). Cette entreprise éditoriale – menée ciseaux à la main – a vu le jour pour répondre à l’article de Theodoor Swart Abrahamsz : « Eduard Douwes Dekker (Multatuli). Eene ziektegeschiedenis » (Multatuli. L’évolution d’une maladie). Reposant sur les connaissances de l’époque relatives à la psychiatrie et au système nerveux, cette étude, parue dans De Gids en 1888, se proposait de souligner le déséquilibre de la personnalité du célèbre écrivain.
(2) Après son roman Max Havelaar (1860), Multatuli a composé de nombreuses œuvres qu’il réunissait lui-même en volumes sous le titre Ideeën (Idées), « un véritable vide-poche » : il s’agit de recueils hétéroclites où se succèdent des centaines de textes allant d’une simple ligne à plusieurs centaines de pages : aphorismes, critiques de la société, considérations philosophiques, récits, contes, paraboles, le roman inachevé Woutertje Pieterse ou encore le drame sur le despotisme éclairé Vorstenschool (L’École des princes, 1872). À l’époque, c’est-à-dire peu après la mort de l’écrivain qui n’avait plus guère écrit dans les dernières années de sa vie, ses œuvres complètes se composaient de 10 volumes. Aujourd’hui, on dispose d’une édition revue et augmentée comprenant 25 volumes dont les dix-sept derniers rassemblent la correspondance de l’écrivain et divers documents de sa main ou ayant trait à lui.
(3) L’écrivain français populaire Auguste Michel Benoît Gaudichot-Masson, dit Michel Masson (1800-1883).
(4) Multatuli éprouva un peu de mal à finir la pièce après avoir écrit trois des cinq actes. Il lui arriva de lire dans des salles belges et hollandaises un passage de son drame inachevé. Selon Pierre Brachin, « l’intrigue de l’École des princes est dépourvue de vraisemblance, et les caractères de profondeur » (La Littérature néerlandaise, 1962, p. 100).
(5) Voir sur ce blog l’influence de Multatuli sur Alexandre Cohen ainsi que la page « Anatole France à propos de Multatuli ».
Feuilleton duJournal des Débats
du 30 novembre 1898
MULTATULI d’après les lettres de sa femme
Tine, première épouse de Multatuli
Dans son premier livre qui lui valut tout d’un coup la célébrité en Hollande, au milieu des figures sinistres, hypocrites, des fantoches qui, à son dire, administrent les Indes néerlandaises et les exploitent, des dévotes qui, dans la métropole, vivent des exactions coloniales et les défendent au nom de la religion, Multatuli a placé deux personnages qui vous sortent de ce vilain monde et vous envoient comme un souffle d’idéal ; lui, d’abord, Multatuli, le vengeur de l’iniquité, le héraut de la justice, le défenseur des opprimés ; la victime des oppresseurs, incarnée dansMax Havelaar; puis, sa femme, la douce, l’angélique Tine dont il ne se lasse pas de faire l’éloge. « Sans être jolie, écrit-il, Mme Havelaar avait dans son regard et dans son langage un charme invincible. À l’aisance de ses manières, on voyait qu’elle avait fréquenté le monde et qu’elle appartenait aux classes supérieures de la société. Elle n’avait pas cette raideur et ce manque de grâce qui caractérisent la bourgeoisie, cette bourgeoisie qui, gênant les autres, se met elle-même à la gêne, sous prétexte de distinction ; enfin, elle se moquait absolument du qu’en dira-t-on, se souciant fort peu des apparences dont tant d’autres femmes se rendent les esclaves. Aussi sa mise était-elle exemplaire. Une robe de mousseline blanche, à cordelière bleue, – genre peignoir en Europe, – formait son costume de voyage. Autour de son cou, elle portait une étroite ganse de soie à laquelle étaient attachés deux petits médaillons, cachés sous les plis de son corsage dans ses cheveux à la chinoise s’entremêlait une légère guirlande de jasmin… Voilà pour la toilette. Je la disais pas jolie et pourtant je ne voudrais pas que vous la crussiez laide. J’espère même que vous la trouverez belle, quand j’aurai l’occasion de vous la montrer éclatant d’indignation parce qu’on a méconnu “le génie de son Max”, ou rayonnant de joie à l’inspiration d’une pensée tendant au bien-être de son enfant. Combien de fois déjà a-t-on répété que le visage est le miroir de l’âme ! Eh bien, elle avait l’âme belle. Aveugle qui n’aurait pas trouvé beaux les traits ou se reflétait son âme ! »
Mimi, la seconde épouse
La publication des lettres de Multatuli, entreprise par sa seconde femme, n’a point diminué, – au contraire, – celle que Max Havelaar plaçait si haut. Et l’on comprend qu’il se soit rencontré un homme comme M. Julius Pée pour rechercher la correspondance de la pauvre Tine et montrer par des pièces authentiques ce que fut la première femme du grand écrivain. Un heureux hasard lui a fait rencontrer une élève de Mme Douwes-Dekker-van-Wynbergen (Multatuli), Mlle Stéphanie Elzerodt, devenue plus tard Mme Omboué, et celle-ci a mis à sa disposition les lettres qui lui furent adressées durant son séjour en Italie par la femme de Multatuli(1). Ces lettres sont écrites en français, une langue qui n’était pas très familière à l’écrivain ; mais elle tenait tellement à ne pas rompre ses relations avec cette je
une fille, dont elle avait poursuivi l’éducation après la mort de sa mère, qu’elle passe par-dessus les difficultés du dictionnaire et de la grammaire, entremêle quelquefois, quand le sentiment est trop vif ou l’expression trop rétive, sa prose de mots ou de phrases hollandaises ; peu lui importe ! Il faut qu’elle déverse le trop plein de son âme et qu’elle dise à sa manière, qui est souvent grande et éloquente dans son incorrection, ses souffrances ignorées et imméritées.
Je ne sais ce qu’auront pensé de cette publication les admirateurs quand même de Multatuli, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer un réquisitoire plus écrasant que le témoignage au jour le jour d’une amie fidèle, d’une amante et d’une épouse passionnée. Aux premières lettres, Tine est à Bruxelles alors que son mari, impuissant à suffire aux besoins de sa famille, l’a éloignée de lui ; la pauvre femme est là, sans ressources, avec ses deux enfants(2); pas d’argent, pas de feu, quelquefois pas de pain. Elle ne se plaint pas pourtant. Multatuli vient la voir parfois et Multatuli est un charmeur. Il sait la prendre par ses côtés faibles ; il a senti l’attachement de sa femme pour son ancienne élève et, à une lettre prête à partir pour l’Italie, il s’empresse d’ajouter un post-scriptum d’une familiarité enjouée, qui peut être lu à Bruxelles et où revient, sous prétexte de compliments à autrui, son éternelle apologie : « Vous suivez votre cœur, écrit-il à la jeune fille dont sa femme a formé le caractère autant que l’intelligence, plutôt que les principes et les idées systématiquement élaborés ; moi aussi. Je n’ai pour tout Code que le cœur qui me trompe quelquefois, oui, mais pas autant que les raisonnements de ceux qui croient penser. Puis le cœur a une manière de guérir les blessures qu’il fait. Il y a… des erreurs qui valent mieux que des qualités. »
les enfants de Tine et Multatuli
Et elle en est persuadée, la pauvre femme. Qu’il parte, qu’il reste, qu’il revienne, qu’il l’abandonne, c’est toujours « son génie ». Son élève lui annonce-t-elle qu’elle rentre à Bruxelles ? Quel bonheur ! Dekker (Multatuli) y sera aussi. « Dekker restera avec nous. Il est occupé de continuer desIdeen. J’avais mis cesIdeensur ta petite table dans ta chambre à coucher. » Est-il absent ? « Mon mari a du courage. Il me dit d’être tranquille et moi, je fais ce qu’il y a de plus difficile : attendre. » S’il lui envoie un peu d’argent, si elle peut payer des dettes criardes, s’il lui a écrit, comme il peut écrire, alors c’est de l’enthousiasme, c’est du délire : « Aujourd’hui, j’ai payé des notes qui me pesaient beaucoup. Je suis nerveuse, mais à présent de bonheur et de joie. Dekker m’écrit des lettres pleines d’amour ; il croit être sûr de triompher. Il est si heureux ! Son esprit s’est épanoui comme une fleur. Oh ! tu le verras, il est un génie. Vraiment, il est adorable. Je suis juste, quand je lui pardonnetout,tout. » Et ce tout, cependant, n’est pas peu de chose. Cette femme qui a connu, non pas seulement l’aisance, mais la richesse, est descendue peu à peu à la misère navrante, dégradante : « Toute la journée a été très pénible pour moi. J’ai eu des visites qui me faisaient mal. Oh ! la misère ! C’est affreux, et que faire ? On ne peut pas être bon sans argent. » Et un autre jour : « Comme tu sais, je loge à présent au second ; Mme Willems devient plus exigeante, de sorte que j’ai besoin de tout mon courage pour descendre ou pour monter. Oh ! quelle vie ! et comme on peut supporter beaucoup ! On ne meurt pas vite de chagrin, ma chère enfant. »
Ce n’est pas, en effet, du dénuement matériel qu’elle souffre : elle a besoin d’aimer autant que de se sentir aimée.
les Essais millionesques
« Comme j’aimerais être auprès de toi, écrit elle à Mlle Elzerodt, surtout si tu dois passer la mer. Pourquoi ne puis-je pas te soulager ? Quel bonheur ce serait pour moi de faire reposer ta charmante tête contre mon cœur ; je suis sûre que cela te ferait du bien. Quand mes enfants sont malades, ils aiment tant d’être dans mes bras ; alors ils sont tranquilles, et toi, dans mon cœur, tu as la même place qu’eux. » Et c’est à cette âme d’une sensibilité exquise que Multatuli ne craint pas d’imposer les humiliations les plus rudes, les contacts les plus pénibles ! Il lui envoie Franciska, il lui envoie Mim
i, cette Mimi qui partagera sa vie et sa chambre à Cologne, – cette amie du cœur, destinée à devenir la seconde Mme Douwes-Dekker, quand la première aura disparu(3). Et on comprend qu’à certains jours, après tant d’épreuves, le courage défaille. « Quand le repos nous viendra-t-il ? J’envie les morts. Quel doux repos ! » C’est dans ce moment qu’elle voudrait bien pouvoir quitter Bruxelles : « Si l’éducation d’Edouard (son fils) ne demandait pas de rester en Europe, je partirais pour les Indes. Là, je saurais bien me donner une existence convenable.(4)»
De la voir ainsi malheureuse, désespérée, son ancienne élève songe enfin à l’attirer en Italie. Ce n’est pas sans difficulté, sans tiraillements, que le départ eut lieu. Multatuli s’indigne à la pensée que sa femme, ses enfants voyageront en troisième ; qu’elle donnera des leçons dans un pensionnat. Elle est heureuse ; le travail n’est jamais humiliant et la pensée qu’elle pourvoira à l’entretien de ses enfants la met hors d’elle-même. À Milan, bientôt, elle est appréciée, estimée, honorée ; les enfants grandissent, se fortifient, reçoivent une bonne éducation. Hélas ! cette accalmie ne durera pas longtemps.
Multatuli, qui vient de s’installer à La Haye avec Mimi, veut absolument avoir auprès de lui, dans la même maison, sa femme et ses enfants, et la malheureuse subit la fascination, consent à cette promiscuité. La voici à La Haye ; elle écrit à Mme Omboué, le 20 avril 1869 : « Mimi est en Allemagne ; elle a profité de l’absence de Dekker pour voir sa sœur et elle veut absolument s’installer à Mayence ; c’est contre la volonté de Dekker mais elle est bien résolue à le faire. Je dois dire qu’elle est très gentille pour moi et que tout va à merveille. Pas un mot, pas un signe malveillant. Edouard est très bien avec elle et Nonnie l’aime. Dekker fait tout pour me rendre heureuse, et, si l’argent ne manquait pas, tout serait parfaitement en ordre. » Ainsi elle accepte tout ; cette position subalterne, ce suprême affront de toutes les heures, elle doit les supporter pour ses enfants ; sa lâcheté vis-à-vis de son mari la fait passer par-dessus tout et cependant elle ne peut s’empêcher de dire dans la même lettre : «Entre nous: je n’aurais pas dû quitter Milan.Povera me. » Et elle revient encore sur ses regrets un peu plus tard : pourquoi n’est-elle pas restée en Italie ? Elle n’aime ni les Hollandais, ni la Hollande, ni les habitants, ni le climat ; elle n’ose pas dire encore qu’elle n’aime pas sa maison, mais elle est sur la voie : « J’ai la ferme conviction, écrit-elle le 15 octobre 1869, que j’ai bien fait de venir ; ma tâche n’est pas facile, je te prie de le croire ; mais je sais me maîtriser et en même temps j’exige le respect sans dire une parole. » Il paraît cependant que la situation empire ; car, deux mois après, elle écrit : « Si je pouvais te parler, oh ! ma foi, je serais absolument sincère, je n’aurais pas de secrets pour toi ; mais je ne puis t’écrire deslettres… Je n’aurais jamais dû quitter Milan. Oh ! les remords ! Et note bien, je croyais bien faire ! »
roman sur la vie de Tine
Elle sait maintenant qu’elle a mal fait. Le 28 janvier 1870 : « Je veux retourner à Milan mais il me faut de l’argent pour le voyage de nous trois. Voilà le premier pas qui me coûte. Travailler n’est rien, mais demander de l’argent, cela coûte. » Et encore faut-il que Multatuli ne soupçonne rien : « Invite-nous tous les trois (pour que je puisse montrer ta lettre) et joins-y l’argent du voyage jusqu’à Turin. » Elle a tant peur de lui ou d’elle: « Attends une lettre de moi, ne m’écris pas… Tout, tout de vive voix, je te dirai tout… Aie confiance en moi… Un jour viendra où tout sera aussi clair que le jour. Je ne puis rien confier à la plume. Ménage-toi en m’écrivant, car je ne suis pas sûre que mes lettres ne sont pas interceptées… Ecris-moi, je t’en prie… Tu n’as pas d’idée de mon existence ; ma vie est remplie de tant de difficultés qu’on ne pourrait pas le croire, si on ne les avait sous les yeux… » Et quand elle a reçu l’argent pour le voyage, elle respire : « Merci, merci mille fois » ; et à plusieurs reprises, ses lettres nous la montrent s’isolant dans la maison avec ses enfants pour parler de l’Italie, le paradis perdu, la terre promise. Elle n’a pourtant pas un mot contre Multatuli : « Dekker souffre trop : pauvre homme, il nous aime tant ! » Et ailleurs : « Dekker aime ses enfants a la folie. Pauvre Nou, je ne puis écrire ; il faudrait parler. Aime-moi toujours. » Enfin, ils ont pu s’évader de leur prison, la mère et les deux enfants. Les voici de nouveau en Italie ; l’aisance revient ; avec l’aisance, un peu d’apaisement et de tranquillité. Mais la secousse a été trop forte pour la pauvre Tine ; le corps et l’âme ont été brisés à la fois. De Padoue, elle écrit encore à sa chère Mme Omboué une lettre pleine de mélancolie en pensant à l’avenir de sa fille, à la jeunesse de son fils : « Si tu me trouves plus froide, ma chère enfant, c’est que moi je ne suis plus la même personne d’autrefois. Le malheur a fait des ravages. On n’y peut rien. Quelquefois, j’ai pitié de moi-même. » Même la foi dans celui qui avait été son génie s’était voilée : « Sais-tu, je suis très contente que mon Edouard ne sera jamais un génie. Moi qui ai la plus grande vénération pour les génies, je les plains de tout mon cœur ; ils sont quelquefois plus impuissants que les plus simples des hommes ; il leur faut quelquefois un guide… Je ne les crois pas heureux, ni pour eux-mêmes, ni pour les autres. »(5)
(1) Il s’agit des lettres écrites entre 1863 et 1873 par Tine (Everdina Huberta van Wijnbergen, 1819-1874), première épouse de Multatuli, à Stéphanie Omboni (1837-1917) (et non pas Omboué). Elles évoquent en particulier les années difficiles de Tine à Bruxelles puis à La Haye : Tine. Brieven van Mevrouw E.H. Douwes Dekker-Van Wijnbergen aan Mejuffrouw Stéphanie Etzerodt later Mevrouw Omboni, ’s-Gravenhage, 1895. C’est à Tine que Multatuli dédia son Max Havelaar.
(2) Il s’agit de Pieter Jan Constant Eduard (dit Edu, né à Amsterdam en 1854 et mort à Nice en 1930) et d’Elisabeth Agnes Everdine (dite Nonnie, née aux Indes néerlandaises en 1857 et morte à Capri en 1933). Edu a servi de modèle pour le petit Max du roman Max Havelaar ; les relations entre le père et le fils – lequel exerça entre autres les métiers de journaliste et de professeur de français – sont devenues détestables. De même, Nonnie – qui pour sa part devint dessinatrice – a rompu à un moment donné toute relation avec son père ; après sa conversion au catholicisme en 1877, elle porta un grand intérêt à la mystique, ce dont témoignent ses Lettere di una gentildonna Olandese.
(3) Depuis 1862, Multatuli a une liaison avec Mimi Hamminck Schepel. Il l’épousera en 1875. Franciska était une autre maîtresse de l’écrivain.
(4) Tine a vécu aux Indes néerlandaises. C’est là qu’elle a rencontré le futur Multatuli.
(5) Retournée en Italie en mai 1870, l’épouse de Douwes-Dekker meurt le 13 septembre 1874 à Venise où elle est enterrée. Malgré ce qu’avance Louis Bresson, ses années italiennes ne lui ont pas
forcément apporté l’aisance puisque des hommes de lettres hollandais lui envoyaient régulièrement de l’agent.
Gerry van der Linden est l’auteur de huit livres de poésie et de deux romans. La revueDeshimavient de publier 11 poèmes en traduction qui forment les deux premiers cycles du recueilGlazen Jas(Manteau de verre). Ci-dessous, deux poèmes extraits du cycle « Conseil de famille ».
Dans la famille réunion de grands nez
on a pris le thé
dans de la faïence jaune digitale
tête cassée nez dans la tasse
on a mis notre cœur sur le ventre
nez à côté yeux oreilles
bras et jambes
débarrassé la table à la va-vite
collé des nez dans d’album de famille
frictionné des oreilles
laissé partout des traces de doigts
interdit l’entrée
dressé et paraphé l’acte
déchiré des habits
rajusté des nez
embrassé la vraie vie
révisé l’acte
mis de l’amour sur les noms
pris le thé
dans de la faïence jaune digitale
quatrième du recueil publié aux éditions Nieuw Amsterdam
Les trois essais qui composent ce volume examinent les genres traditionnels en peinture : la nature morte, le portrait et le paysage. On y verra, en s’appuyant sur des analyses de tableaux, comment la logique qui préside à ces genres conditionne concrètement l’organisation de la peinture : la notion de « vanité » à l’œuvre dans la nature morte du XVIIesiècle qui porte les objets jusqu’aux limites du rien, le regard et la présence du modèle dans le portrait, la compression du monde et du lointain dans le paysage et l’intériorisation du lointain comme sentiment. La portée et la force de ces images individuelles peuvent être le signe de leur aptitude à s’affronter aux possibilités et aux limites d’un genre, et à les mettre en tension. Le livre suggère qu’il est très difficile de sortir des genres traditionnels, et que beaucoup d’images actuelles, implicitement ou de façon affichée, puisent leur signification et leur fonctionnement dans cette logique générique.
INTRODUCTION
La classification et la définition traditionnelles des genres en peinture s’expliquent par toutes sortes de considérations et de critères de nature pragmatique ou idéologique : dignité intrinsèque de l’objet représenté (la peinture d’histoire ou le paysage), degré de difficulté artistique (le portrait psychologique par rapport à la nature morte), virtuosité requise (la peinture de fleurs, de personnages, etc.) ou encore facilité à coller une étiquette (paysage sylvestre ou vue de tel lieu, par exemple). Une caractéristique distinctive ou un critère qui autorise à regrouper des tableaux et à leur attribuer un qualificatif ne saurait toutefois se confondre avec le sujet réel du genre. Au fil de trois essais, j’essaie de déterminer l’enjeu de la nature morte, du portrait et du paysage et de formuler la logique qui préside à la conception de ces peintures. Ces définitions ne sauraient bien entendu valoir pour tous les tableaux rangés historiquement – suivant ces motifs pragmatiques et idéologiques – dans l’un ou l’autre de ces genres. Mais elles permettent d’opérer des distinctions dans ces classifications apparues au fil du temps, d’écarter certaines catégories considérées comme atypiques et de comprendre pourquoi d’autres sous-genres occupent une place centrale en développant des variations virtuoses au sein d’une logique générique. Elles nous autorisent par ailleurs à évaluer la part qui revient à certaines peintures dans cette exploration d’un genre. C’est que la portée et la qualité d’une œuvre sont liées à la manière dont l’artiste aborde et explore les possibilités et les limites d’un genre particulier, et de la tradition qu’il suppose.
Comprendre et juger une œuvre réclame qu’on la rapporte à cette logique. Et il s’avère bien souvent que l’artiste et l’œuvre que l’on considère généralement comme majeurs sont aussi ceux qui témoignent d’une grande compréhension de la logique d’un genre, non sans la remettre en question.
Le matériau est historique, l’approche ne l’est pas. Pourtant, je suis convaincu qu’il est possible d’écrire l’histoire d’un genre sur la base de ces idées. Les historiens de l’art s’en tiennent bien souvent aux sous-genres connus (peinture de fleurs, de cuisines, de vanités ; paysage de montagne, de forêt, de ruine, etc.) en les classant chronologiquement par écoles nationales. La plupart des publications et des expositions consacrées à la nature morte renvoient, jusque dans leur intitulé, à un simple découpage en sous-genre, école et période. Il est pourtant très frappant de constater qu’au début du XVIIe siècle, durant une vingtaine d’années à peine, en Italie comme en Espagne ou en Hollande, à Paris et à Anvers, des peintres vont travailler à partir d’un même espace pictural – qu’ils peignent des fleurs, des poissons ou des livres. On pourrait écrire une histoire de la nature morte sur base de cet espace pictural, qui sera porté une dernière fois à son paroxysme au début du XVIIIe siècle dans un coin perdu de la Hollande par Adriaen Coorte avant d’être soumis à des variations virtuoses par des artistes tels que Desportes et Chardin, et de se figer en une simple forme traditionnelle dépouillée de ses significations initiales. Goya, par exemple, ne peint plus ses natures mortes dans cet espace pictural traditionnel, ses images ne sont plus théâtrales ; il flanque ses « objets-acteurs » par terre, ses représentations sont cinétiques et monumentales. Estimer que peindre une nature morte revient tout simplement à peindre des choses d’après nature, et voir sur cette base une continuité de Pieter Aertsen jusqu’à l’art objectal ou jusqu’aux boîtes Brillo de Warhol, c’est donc occulter des différences essentielles et négliger la logique qui a été à l’œuvre dans l’histoire : l’espace pictural de la nature morte naît à vrai dire au début du XVIIe siècle pour se prolonger jusqu’aux images théâtrales de De Chirico et de Magritte.
T.J. Canneel, Autoportrait, 1844,
Musée des Beaux-Arts de Gand, p. 68
Le portrait et le paysage sont des genres qui connaissent une postérité proprement artistique mais qui prospèrent également dans la culture visuelle de masse. Il est surprenant de constater combien le passage d’un médium à un autre – de la peinture et du dessin à la photographie – a eu aussi longtemps si peu d’incidence sur la composition : les portraits et paysages photographiques ne transgressent guère les codes qui ont pu être développés par ces genres en peinture. À tel point qu’on peut se demander s’il est possible d’échapper aux genres, et si oui, comment. L’enjeu du portrait comme genre engage la façon d’attribuer une vérité à un visage humain : aujourd’hui encore, il est difficile de photographier un visage sans en faire un portrait. Quant à l’histoire du paysage, elle ne porte pas seulement sur la manière de développer les possibilités du genre dans un contexte ou une tradition donnés, elle touche surtout à la façon dont une variante – le « paysage romantique » – s’est approprié le genre jusqu’à lui conférer des modèles précis. Là encore, il s’avère difficile de photographier le monde sans montrer tout de suite des paysages. Si l’on admet, avec Adorno, que le contenu de l’histoire sombre dans les grands fonds du temps pour subsister en tant que forme, et qu’il est possible de comprendre un genre comme une empreinte ou une forme produite par un emploi séculaire dans la matière brute de l’existence – comme les lieux communs et le kitsch, l’aversion et l’ennui ou le goût –, alors interpréter cette forme reviendrait à préciser l’enjeu d’un genre pictural et, par là même, greffer celui-ci, comme histoire, sur le présent et sur notre manière de regarder la peinture.
Le thème de ce livre a fait l’objet de trois séries de cours à l’université d’Anvers-UIA, entre 1996 et 2001, qui ont à leur tour donné lieu à trois essais publiés dans la revue d’art de langue néerlandaiseDe Witte Raaf. […] Les essais sur la nature morte et le portrait ne diffèrent qu’en de rares points des versions publiées dansDe Witte Raaf. Celui sur le paysage a été en grande partie revu et augmenté.