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flandres-hollande - Page 105

  • Mouvement des années 1880

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    Willem Kloos (1859-1938)

     

     

    En guise de présentation d’un poète qui a joué un rôle considérable dans la littérature néerlandaise à la charnière des XIXe et XXe siècles, voici un texte de 1905 rédigé en français qui évoque son œuvre. Si son auteur nous dit que Willem Kloos « fit la guerre à tous les dogmes littéraires », il convient de préciser qu’il fut en quelque sorte le grand prêtre d’un nouveau culte, celui de la Beauté divinisée à travers « l’écriture artiste » (woordkunst) et qu’il élimina les dogmes du passé pour en introduire d’autres. On peut par ailleurs ajouter que « le mouvement de 1880 fut plus qu’un courant littéraire, ce fut une renaissance qui marchait de pair avec une rénovation sur tout le front de la vie économique, sociale et intellectuelle en Hollande. Voilà pourquoi les discussions dans le Nieuwe Gids avaient pour sujets des problèmes économiques et sociaux aussi bien que littéraires et particulièrement la question de savoir si l’art et le socialisme sont compatibles. » (1)

    W. Kloos par W. Witsen

    KloosParWWitsen.gifWillem Kloos – né en 1869 – a été appelé fondateur du Nieuwe Gids ; et lui-même, dans ses « sonnets injurieux », s’est attribué la gloire d’avoir fondé tout le groupe littéraire qui a pris le nom du périodique. Dans la littérature des vingt dernières années je ne connais pas de talent poétique qui ait fleuri si rapidement et se soit fané si tôt.

    Dès son premier recueil de vers il se révéla un des plus fiers, des plus fervents et des plus grands poètes de son temps ; et tel on le voit encore dans le gros volume de sonnets paru en 1894. Jamais on n’avait entendu en Hollande des chants en vers si sonores, d’un rythme si éclatant, d’une si mélodieuse et large ondulation. Sous tous les rapports, Kloos se montra supérieur à ce pauvre Jacques Perk (2), tant admiré par lui pour la délicatesse et la profondeur du sentiment, pour la musique de ses vers et le charme poétique de sa courte existence. Ajoutons aussitôt que Kloos, malgré son beau fragment épique Okeanos et deux fragments dramatiques (3), fut grand seulement comme lyrique : sorte de Verlaine, à la voix plus ample que le poète de Sagesse*. Jamais il n’a pu, comme Shelley, faire un grand drame lyrique, et le puissant talent objectif qui crée des hommes vivants et dramatise la vie lui a fait défaut.

    Bientôt, dans ses magistrales chroniques du Nieuwe Gids, puis dans ses Quatorze ans d’histoire littéraire (4) il se montra grand prosateur aussi. Dans une prose très ample et belle, comme personne n’en avait écrit avant 1880, il analysa d’une façon superbe et hardie, et avec une extrême perspicacité souvent, la redondance et la creuse rhétorique des versificateurs antérieurs au Nieuwe Gids. Il bannit au loin la poésie didactique et scolastique et fit la guerre à tous les dogmes littéraires. Il prouva clairement que l’art cérébral est un art faux et mort-né, que pour être poète il ne suffit pas de savoir à peu près son métier, mais qu’il faut avant tout que l’âme vibre et tressaille dans les mots. « La Beauté, disait-il, dort sur le fond de la Vie, mais elle ne se donne qu’à celui qui porte l’ardeur dans son âme et la volonté dans sa main et le baiser sur son front. » Il communiqua aux jeunes poètes une toute nouvelle théorie du son, si je puis dire ; il leur apprit les secrets murmures de la langue et la vie mystérieuse du rythme ; il leur dit que le vrai poète se reconnaît à la beauté du son et de l’expression, à la faculté de traduire jusqu’aux plus délicates nuances de l’émotion, à l’harmonie parfaite entre la perception et l’image. Et c’est ainsi que Kloos, poète et critique, exerça une forte et salutaire influence.

    Ses recueils de vers sont de valeur très inégale. Il y a des sonnets sublimes et d’autres tout à fait médiocres ; les extrêmes s’y touchent. La série de « sonnets injurieux » (5), parue en 1894 à la suite du volume nommé ci-dessus, porte déjà les germes visibles de sa dégénération artistique et intellectuelle. A quoi attribuer cette prompte décadence d’un si magnifique poète ? J’en vois deux causes principales : lui-même s’est énormément surfait – ne s’était-il pas écrié dans un accès d’immense orgueil : Je suis un dieu au fond de ma pensée ? et surtout : le sentiment lyrique s’était tellement individualisé chez lui que l’épuisement ne pouvait tarder. Aussi, huit ans à peine après la fondation du Nieuwe Gids, son principal fondateur en est déjà aux convulsions de l’agonie. La même année, par suite d’assez dégoûtantes querelles, la rédaction du périodique se dissout et ses membres se dispersent. Kloos s’était montré le plus âpre à la lutte ; c’était lui qui avait distribué le plus d’injures et de coups. Mais laissons là ces querelles peu édifiantes, et constatons seulement que dès lors le soleil du Nieuwe Gids penche vers son déclin et qu’aujourd’hui, malgré certains collaborateurs qui ne sont point à dédaigner, il n’exerce plus guère d’influence sur le mouvement littéraire (6).

    Et comme poète et comme critique, Kloos a cessé d’être le « Grand-maître de la langue de Hollande » ainsi qu’il s’intitulait fièrement (7). Autour de ses vers actuels le silence se fait de plus en plus complet. Et ses chroniques sont loin d’avoir la superbe ampleur et le large rythme de sa prose d’autrefois. On n’y retrouve plus cet esprit fin et cet infaillible coup d’œil ; il s’y répète à l’infini et s’attache indéfiniment à vouloir nous faire sentir l’essence de la poésie. Or, comme il a prouvé jadis par ses propres vers et expliqué dans de pénétrantes analyses ce qui distingue la vraie poésie, ces médiocres et fastidieuses redites ne peuvent qu’irriter le lecteur au lieu de l’instruire.

    Kloos – le Kloos des premières années – restera sans contredit un des plus grands poètes de la littérature néerlandaise. Il a eu et a encore de nombreux imitateurs, et bien des sonnets qui se fabriquent actuellement sont inspirés du maître. Les prédictions sont dangereuses ; mais tout semble indiquer que dans la vie littéraire de cet artiste il ne fleurira pas de second été. N’importe ! sa voix fût-elle éteinte à jamais son nom ne périra pas.

    * Dans ses vers français, imités ceux-là de Verlaine, il a complètement échoué (8).

     

    H. Messet, « La littérature néerlandaise », Mercure de France, 15 novembre 1905, p. 202-204.

     

    NieuweGidsDébut.jpg

    couverture du premier numéro du Nouveau Guide

     

    (1) A. Romein-Verschoor, Alluvions et Nuages. Courants et figures de la littérature hollandaise contemporaine, trad. W.F.C. Timmermans, Querido, 1947, p. 17-18. On lira en français : Pierre Brachin, « Le Mouvement de 1880 aux Pays-Bas et la littérature française», in Un Hollandais au Chat noir. Souvenirs du Paris littéraire 1880-1883, textes de Frans Erens, choisis et traduits par Pierre Brachin avec la collaboration de P.-G. Castex pour les annotations, La Revue des Lettres modernes, n° 52-53, 1960, p. 3-27.

    (2) Jacques Perk (1859-1881), ami intime de Willem Kloos. Ce dernier publiera, avec l’aide de Carel Vosmaer, l’œuvre posthume de son ami. La substitution d’une religion individuelle au christianisme se trouve déjà formulée par Perk dans « Deinè Theos » : Beauté, ô toi dont le nom est sanctifié, / Que ta volonté soit faite, que vienne ton empire ; / Que la Terre n’adore point d’autre dieu que toi !

    (3) Okeanos, seule tentative de Kloos d’écrire de la poésie épique. Les deux « fragments » dramatiques s’intitulent Rhodopis et Sappho.

    (4) Quatorze ans d’histoire littéraire (1880-1893), étude publiée en 1896. À l’œuvre du Kloos critique il convient d’ajouter les nombreux volumes des Letterkundige inzichten en vergezichten.

    (5) Les « sonnets injurieux » (scheldsonnetten) ont sans doute été écrits en 1893-début 1894, alors que les tensions atteignaient leur paroxysme au sein du Nouveau Guide. Kloos s’en prend violemment à d’anciens amis (pas toujours identifiables), en particulier des collaborateurs de la revue, et à d’autres personnes dont J.-K. Huysmans dans le cinglant poème « Contre J.-K. Huysmans ». Notons que Theo van Doesburg a, sous le pseudonyme d’I.K. Bonset, injurié à son tour des poètes hollandais dont Willem Kloos, qualifié de «  pot de chambre de Pétrarque » (dans « Chronique scandaleuse des Pays-Plats »).

    (6) Si la revue De Nieuwe Gids (Le Nouveau Guide) – lancée le 1er octobre 1885 par les jeunes auteurs W. Kloos, Frederik van Eeden, Frank van der Goes, Willem Paap et Albert Verwey – a connu une seconde vie (jusqu’en 1943) après le départ de nombreux collaborateurs et la rupture de 1894, l’historien de la littérature a tendance à ne retenir que ses neuf premières années d’existence.

    (7) Même si Kloos cesse d’être le « grand-maître », des auteurs en herbe continuent de lui demander son avis, par exemple le futur peintre Conrad Kickert (1882-1965) (www.conrad-kickert.org).

    (8) Citons à titre d’exemple le sonnet CLXI publié dans Verzen (1894) :

     

    Oh, le doux bonheur d’être une fois sage,

    Sage et puis d’une volonté suprême

    De régner, moi, Roi seul, dans un extrême

    Moment de vouloir et de pouvoir, Mage

     

    Inconscient, tout blanc, qui de lui-même

    Tire son sort superbe, quoique rage

    Autour de lui l’inéluctable orage....

    Inéluctable ? Oh non, sinon que blême

     

    Moi-même, je me perdrais dans la crainte

    Des hommes et des choses, de ce monde

    Terriblement infâme. Ô tas immonde

     

    En ce beau monde, qu’il veut perdre et puis

    Savoir ne voudra jamais que je suis,

    Pauvre moi, suis l’Universelle Plainte.

     

     

    Une poignée de poèmes de Willem Kloos ont été traduits en français (en allemand, on verra par exemple Stefan George : Zeitgonössische Dichter, 1929) : « Homo sum », dans Achile Millien, Poètes néerlandais, A. Lemerre, 1904 ; « Phébus et Apollon », « Je me tus », « Je suis un dieu », « Les feuilles tombes doucement », « De la mer », « Dieu n’est pas un roi », dans Henry Fagne, Anthologie de la poésie néerlandaise, Éditions Universitaires, 1975. On peut lire en français : Joseph Daoust, « Huysmans et Willem Kloos », Bulletin de la Société J.‑K. Huysmans, n° 25, 1953, p. 275‑280.

     

     

    Le poème néerlandais de W. Kloos

    Contre J.-K. Huysmans

     

    Tegen J.K. Huysmans

     

    O, gij uit uw kantoor-bediendes-kop

    Ziende u-zelfs klein in-innerlijkste smerig

    Bestaantje, trots-gaande als een vrij-wel heerig

    Looper langs ’t Volk van ’t groot Parijs, uws kops

     

    Afslaan niet waard zijnd, waard zijnd wel des strops

    Bloed-stremming onafwendbaar, op des tops

    Niet-Zijnds gruwbaarst, vuil voortknoeier op Rops.

    ’n Goed mensch is van elk slecht mensch diepst afkeerig.

     

    Gij zijt geen man: gij zijt een vies verkrachter

    Van ’s Werelds eeuw’ge schoonheid, die voortdurend

    Met staat’gen zwaai vermeestrend ’s werelds macht, er

     

    Een hoogre macht van maakt, o gij, die turend

    In ’s Levens mikroskoop, zoo idioot, vergeet

    Dat gij met uw slim turen nòg niets weet.

     

     

    1880DaveHN.png

    L'Humanité nouvelle, 1899, vol. 4, p. 509

     

    SurKloosParAndréDeRudder.png

    André de Ridder, L'Humanité nouvelle, 1899, vol. 5, p. 398

     

     

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  • Pieter Boskma ou la poésie innée

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    Présentation du poète

    Pieter Boskma

     

    « Ce n'est pas l'inspiration extérieure qu'il faut attendre, c'est l'inspiration intérieure (…) La vie intérieure comporte aussi la vie éthique ou morale, les scrupules, les choix, la volonté raisonnée. Cette vie intérieure est l'état proprement poétique. »

    Max Jacob

     

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     P. Boskma par Tafil Musovic

     

     

    Frison de naissance et de cœur, Pieter Boskma s’est affirmé en trente ans comme le grand lyrique des Pays-Bas. Il n’a pas choisi la poésie, c’est elle qui l’a choisi. On retrouve chez lui des accents d’un Herman Gorter (1864-1927), l’auteur de Mai (1889), long poème qui reste le chef-d’œuvre de la génération des Tachtigers (poètes des années 1880). Lui aussi a pour sa part, un siècle plus tard, appartenu brièvement à un groupe de poètes qu’on a appelé les Maximaux : « Pour moi, Maximaal est essentiellement un plaidoyer pour le lyrisme qui vient tout droit du cœur ».

    Parmi les poèmes qui l’ont marqué dans sa jeunesse, mentionnons-en deux, de poètes à la fois novateurs et traditionnels, le Paul van Ostaijen (1896-1928) d’Avondgeluiden (Soir sonore) :

     

    Métairies claires derrière la lisière

    le long des champs bleus le long eux de la lune

    entends le soir sur les pavés au loin

    le fer des chevaux (...)

     

    et le Lucebert (1924-1994) de er is alles in de wereld het is alles :

     

    il y a tout dans le monde cela est tout

    le sourire canin et fou de la faim

    les peurs ensorcelées de la douleur et

    le grand vautour grand soupir les grands

    les vieux les lourds rossignols

    cela est tout dans le monde il y a tout (...)

     

    Pieter Boskma affirme que le genre poétique correspond à sa nature paresseuse. Il n’en a pas moins publié une dizaine de recueils dans lesquels il pratique son art avec gravité et humour, mariant thèmes et approches contrastés ; la langue parlée côtoie avec aisance le vers élégiaque, le sublime et le magique la réalité la plus crue. Il fait partie des rares poètes qui ne succombent pas à la doxa ra- tionalisante ; la poésie lui permet et de peindre, et de chanter, et de parler et de philosopher. Imprévisible, il publie en 2002 un poème épique de près 250 pages, La Comédie terrestre. Terrestre, il l’est en laissant parler l’être physique, érotique, organique, viscéral.

    Le titre de son dernier recueil, L’heure violette, est emprunté à un vers de T.S. Eliot. Comme dans certains poèmes antérieurs évoquant des figures de peintres, on retrouve dans ces pages une attention accrue pour la lumière ; Boskma ayant quitté Amsterdam, la nature semble devoir occuper do- rénavant une place de plus en plus grande dans son œuvre. À l’instar du romancier de tout premier plan Gerard Reve (1923-2006), il lui arrive de dédier ses œuvres à la Vierge (Notre-Dame de la Médaille miraculeuse, La Dame de tous les Peuples, Notre-Dame de Heiloo…).

    Boskma1.png

    L’auteur a aussi donné un court roman, Une photo de Dieu, et des nouvelles réunies sous le titre Occidentaux. Si François Nourissier a publié sous un pseudonyme féminin le roman Seize ans, Pieter Boskma a pour sa part donné sous celui de Laura van der Galiën (jeune fille présentée comme étant née en France) un recueil intitulé Zeventien (Dix-sept ans, 1996). Il a aussi publié des pastiches du poète Gerrit Achterberg (1905-1962) en les faisant passer pour des poèmes inédits de son grand prédécesseur ; tout le monde ou presque est tombé dans le panneau, y compris les plus grands spécialistes de cet auteur.

     

    Œuvres

    Virus virus (poèmes, avec Paul van der Steen, 1984)

    Quest (Quête, poèmes, 1987)

    De messiaanse kust (Le Rivage messianique, poèmes, 1989)

    Tiara (Tiare, poèmes, 1991)

    Een foto van God (Une photo de Dieu, roman, 1993)

    Simpel heelal (Simple cosmos, poèmes, 1995)

    In de naam (Au nom, poèmes, 1996)

    Te midden van de tijden (Entre les temps, poèmes, 1998)

    Het zingende doek & De geheime gedichten (Le Tableau qui chante & Les Poésies secrètes, poèmes, 1999)

    De aardse komedie (La Comédie terrestre, roman-poème, 2002)

    Puur (Pur, poèmes, 2004)

    Altijd weer dit leven (Cette vie, toujours, anthologie, postface Joost Zwagerman, 2006)

    Westerlingen (Occidentaux, nouvelles, 2006)

    Het violette uur (L’Heure violette, poèmes, 2008)

    Doodsbloei (Floraison de mort, poèmes , 2010)

     

     

    Boskma3.pngPieter Boskma a aussi donné plusieurs plaquettes illustrées par Pieter Bijwaard, un recueil des œuvres poétiques de l’un de ses amis, décédé en 1991, Paul van der Steen (avec qui il avait fondé et dirigé la revue Virus), une anthologie de poèmes de Herman Gorter… Il a fait partie de l’équipe fondatrice de la revue entièrement consacrée à la poésie Awater dont il est resté rédacteur jusqu’en 2003. La plupart des œuvres de Pieter Boskma sont publiées par In de Knipscheer et Prometheus/Bert Bakker.

    Voici deux poèmes de Pieter Boskma, tels qu’ils ont paru dans l’anthologie Le Verre est un liquide lent. 33 poètes néerlandais, Farrago, 2003 :

     

    Muette toute et douce tu es

    toute muette que toute douce je

    tu es comme tout à coup moi parfois

    toi des couleurs une nuit entière

    toi et encore un je plus doux

    que toi tout à coup toi qui rit en toi

    car tu es silence doux tout

    en toi et rire et que tu

    qu’en plus tu et au surplus

    peux t’ouvrir et au surplus

    te refermer un peu même un peu

    plus que moi un peu comme

    un peu comme moi.

     

                                        (In de naam)

     

     

    La lumière jaune de Van Goyen

    darde en effleurant les dunes,

    de la résurrection des morts

    au commencement des temps.

     

    La gerçure des bouleaux nus

    luit à croire l’écorce couverte d’or,

    et, sur les dalles funéraires, les noms

    trouvent un second souffle.

     

    D’une vitre éclabousse un soleil

    cru qui chute à travers les nuages.

     

    Une flamme près des hauts fourneaux

    se propage dans l’épaisseur du cœur.

     

    C’est alors que, de l’asile d’aliénés de la nuit,

    Malevitch crache son Carré Noir.

     

            (Het zingende doek & De geheime gedichten)

                                                  (trad. D.C.)

     

    Boskma2.jpgEn septembre 2010, Pieter Boskma a publié Doodsbloei, « journal de deuil » sous forme poétique – une suite de plus de 250 poèmes proches du sonnet, hommage impres- sionnant à sa compagne disparue. Le premier tirage de cette « épopée » a été vendu en une semaine.

     

     

    portrait de Pieter Boskma

    (vidéo, 2006, Omrop Fryslân, néerlandais/frison)

    ici

     

    Pieter Boskma lit lors de la Nuit de la Poésie

    Utrecht 19 septembre 2015 

     

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  • L’écriture romanesque comme un feu de tourbe

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    Un entretien

    avec le romancier Tomas Lieske

     

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    T. Lieske, Le petit-fils de Dieu en personne,

    trad. Catherine Mallet en collaboration avec Marc Das,

    sous la direction de D. Cunin,

    Strasbourg, Impasses de l’Encre, 2006.

     

     

    Après « L’imagination souveraine » – une brève présentation de l’œuvre romanesque de Tomas Lieske et un extrait de ses deux livres disponibles en français –, voici, pour donner une image plus complète de son travail, les réponses qu’il a bien voulu donner à une série de questions écrites.

     

    D.C. Ce qui me surprend sans doute le plus en lisant vos romans et nouvelles, c’est l’exubérance de couleurs, de sons, toutes ces odeurs, la place accordée à la dimension tactile… tout cela en rapport soit avec la sensualité, soit avec la mort ou la menace de la mort. Comment naissent toutes ces images, où allez-vous puiser cette luxuriance ? En d’autres mots, où cherchez-vous l'inspiration (sources littéraires, photographiques, picturales, géographiques…) ?

    T.L. Il me semble que je la puise à trois sources différentes : 1. Mes souvenirs, mes émotions, les expériences accumulées au cours des années. 2. Les recherches historiques, la documentation sur un pays donné, etc. … 3. Mon imaginaire. L’idéal, c’est quand ces trois champs s’équilibrent dans un roman. Autrement dit, tous mes romans se basent à la fois sur mes émotions et mon vécu tout en relevant pour une bonne part de la pure imagination. Ou encore : dans toute description fondée sur des sources historiques solides, l’imaginaire parvient à se faufiler. Je pars du principe que la tâche première de l’écrivain consiste à créer un monde inédit, l’imagination étant la qualité le plus belle de l’homme. On peut comparer cela à la Création. L’important pour moi, c’est cette qualité et ce jeu : créer un univers avec des mots et une langue, et non pas avancer un message, une morale ni quoi que ce soit.

    Quant à savoir comment naissent au juste les images, je n’en sais rien moi non plus. Quand je souhaite décrire une situation donnée, j’essaie de m’ouvrir le plus possible. C’est-à-dire que je tente de réveiller tous les souvenirs qui vont me permettre de mieux voir, de mieux goûter, de mieux sentir cette situation. Les souvenirs de mon enfance et de mon adolescence, liés à des circonstances comparables à celles que je décris ; le souvenir de visites au zoo, de voyages que j’ai pu faire dans le pays que j’évoque, mais aussi les photos que j’ai pu conserver. J’ai besoin de sentir que je suis allé là où je situe l’histoire, même si celle-ci se déroule au XVIe siècle ou dans un pays lointain.

     

    D.C. Comment ces images se tissent-elles dans la structure romanesque pour donner ces descriptions époustouflantes ?

    T.L. Quand je m’attelle à un roman, je ne sais pas moi-même ce qui va se passer ni comment l’histoire va se terminer. Je commence par écrire des passages dans lesquels les divers fils narratifs s’entrecroisent. J’imagine des situations qui ont un rapport avec l’histoire et les décris avec un souci extrême du moindre détail. Peu à peu, l’histoire prend forme. Vient ensuite la composition, c’est-à-dire que je retiens les passages qui me paraissent convenir ; le reste, je l’élimine. C’est seulement à ce stade que je m’intéresse au jeu qu’opèrent les images et les descriptions ; je m’efforce alors d’apporter de la cohérence à l’ensemble.

    Pour édifier ce monde, l’écrivain a à sa disposition le style et les images. Le style, c’est-à-dire qu’il puise dans la langue et toute ses richesses. Aussi bien des mots peu usités que le langage courant, familier ; aussi bien le langage châtié que l’argot ; la langue qui vaut comme norme aussi bien que des régionalismes. Quant aux images, elles cherchent à transmettre au lecteur une chose qui va lui rester.

    En écrivant un roman, on fait en permanence des choix. Chaque choix écarte des romans qui auraient pu exister. Certains choix sont guidés par la raison, d’autres se font à l’intuition. Ce qui veut dire que je ne suis pas moi non plus à même de tout expliquer. Il m’arrive de ne pas savoir pourquoi j’ai retenu telle option plutôt que telle autre.

    Pour ce qui est du souci des détails, je suis convaincu qu’un univers littéraire ne peur s’édifier que sur cette base. Il me faut vivre chaque scène et chaque scène doit être rendue de façon détaillée. Quand je place Dünya [personnage féminin qui a donné son nom au roman publié en 2007] dans une rue d’Istanbul en 1930, il me faut connaître la mode vestimentaire de l’époque, savoir quels parfums on pouvait acheter, quelles pâtisseries elle voit, à quelles soirées dansantes elle peut participer, à quel combat de boxe ou quelle élection de Miss Turquie elle peut assister. Peu importe si au stade de la composition j’élimine la plupart de ces données, l’important étant que je vive moi-même les choses et que je marche à côté de mon personnage dans la rue en question. 

     

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     T. Lieske, Mon amour souverain,
    trad. Annie Kroon, Le Seuil, 2008

     

    D.C. Le lien entre la sensualité d’une part, la violence, la mort, voire la putréfaction de l’autre – par exemple dans Mon amour souverain où, à la fin, vous nous offrez, parallèlement au souvenir que garde Marnix de la poitrine d’Isabel, la vision du roi Philippe II en train de pourrir sur son lit –, n’est pas sans rappeler une thématique chère à certains auteurs, par exemple Barbey d’Aurevilly, la fascination du mal. – Dans vos romans comme dans les siens, on plonge qui plus est par endroits dans une atmosphère étrange, fantasmagorique, fiévreuse où la raison échappe aux personnages, et presqu’au lecteur pour ainsi dire. Comment expliquez-vous cet aspect de vos livres, sachant qu’à la différence d’un Barbey d’Aurevilly, il n’y a pas chez vous de préoccupation théologique ?

    T.L. J’essaie de créer un univers littéraire. Dans cet univers, je m’efforce de ne pas me prononcer sur le bien et le mal, de me tenir éloigné de tout jugement moral. Prononcer un tel jugement, ce n’est pas ma tâche. Je privilégie le sensoriel : tomber dans le psychologisme conduit à émettre un jugement, mène au superficiel, cela ne débouche que rarement sur un beau style. Le sensoriel, c’est voir bien sûr, mais aussi sentir, toucher, goûter, entendre. Sans les sens, pas de description.

    Ce qui m’importe, c’est de saisir l’existence dans sa totalité. Dans une telle démarche, la comparaison entre l’homme et certains animaux apporte toujours des éléments éclairants. Je crois que l’univers ainsi créé doit ressembler à l’univers réel, sinon, on court le risque de devenir illisible. Il faut que le lecteur puisse reconnaître un tant soit peu l’univers que propose le roman. En même temps, cet univers doit être un peu de travers ; il doit être en danger. Dans la vie réelle, certaines conventions permettent de rendre la vie possible ; dans le roman, il convient de suspendre celles-ci. C’est à ça que sert la littérature. C’est là sa grande valeur. Je compare cela volontiers à un feu de tourbe. Dans un tel cas, on a l’impression que le sol reste intact – si ce n’est qu’il y a cette odeur singulière –, mais soudain, le feu, qui s’est glissé sous terre, prend quelque part ailleurs. De même, la littérature décrit une réalité en apparence intacte, mais on ne peut s’empêcher de penser que quelque chose va de travers, et tout à coup, les flammes surgissent : on prend alors conscience que le feu couvait depuis le début sous la surface.

     

    D.C. Par leur comportement, leur apparence aussi (êtres difformes, arriérés, un borgne…), nombre de vos personnages paraissent appartenir, au moins en partie, au règne animal. Le garçon du Petit-fils de Dieu en personne est doué, peut-on penser à certains moments, d’une intelligence rare, mais, enfermé dans son monde rudimentaire, il vit plus ou moins à la manière d’une bête ; la seule personne qui lui porte de l’affection est revêtue à la fin de l’histoire, avant de disparaître, d’un habit confectionné avec des peaux d’animaux. Les rapports qui se créent souvent entre vos personnages sont un mélange de bestialité et de désir de douceur. Est-ce l’imperceptible frontière entre « civilisation » et « barbarie » que vous tentez de saisir ? Barbarie qui semble prendre le dessus dans Une jeunesse de fer où vous donnez, à travers le personnage principal masculin – un membre du parti –, une image d’une société qui s’enfonce dans le totalitarisme, tandis que le personnage principal féminin, une jeune fille de 14 ans, se perd dans ses propres démons.

    T.L. Oui, le rapprochement avec les animaux est exact. Je cherche la frontière, l’endroit où se rencontrent l’homme qui évolue dans un monde où prévalent des règles et des conventions, et l’homme qui voudrait évoluer dans un monde sans règles ni conventions. Une sorte de frontière entre civilisation et sincérité totale, laquelle peut d’ailleurs être aussi bien bonne (manifestation de l’amour) que mauvaise (l’éventuelle envie de tuer).

     

    D.C. Dans de nombreux passages de votre œuvre, l’eau joue un rôle primordial : la noyade des deux frères à la fin du roman Gran Café Boulevard  – quand leur voiture sombre dans l’eau – noyade qui se prolonge sur plus de 10 pages ; dans une de vos nouvelles, la belle femme que l’on retrouve à moitié dévêtue et morte, cadavre pris dans un bloc de glace translucide ; dans Une jeunesse de fer, la rivière où se baignent les enfants et le lac qui est le théâtre des premiers jeux sexuels des adolescents ainsi que d’un drame ; la cascade où, dans une scène de quasi-crucifixion, le jeune Adoain du Petits-fils de Dieu en personne se lave avec son père. Mais presque toujours, l’eau semble synonyme de mort. Une damnation – le fatum de Couperus ? – pèse-t-elle sur vos personnages, y compris quand le personnage est un zeppelin comme dans le roman « turc » Dünya ?

    T.L. Je ne sais pas nager. Dans mes cauchemars, je me suis souvent vu au volant d’une voiture dont je perdais le contrôle et qui finissait dans l’eau. Cela ne présente guère d’intérêt pour le lecteur, mais c’est peut-être une clé pour comprendre pourquoi l’eau est liée à la mort dans mes livres.

     

    D.C. Quel sens faut-il donner à l’une des thématiques que vous affectionnez : l’ambiguïté des attirances, tant celle que peut éprouver un homme pour une jeune fille que celle d’une femme mûre pour un garçon, tant celle que peut éprouver une adolescente pour un gamin que celle d’un cousin pour sa cousine ?

    T.L. L’attirance, l’amour, les flirts, tout cela se produit souvent entre des personnes qui, d’un point de vue social, auraient mieux fait de ne pas se rencontrer. Un thème présent chez les auteurs grecs ou encore chez Shakespeare. La littérature présente souvent des relations amoureuses tendues. Décrire un couple qui vit une relation harmonieuse – relation que je souhaite à tout le monde – ne présente aucun risque sur le plan romanesque. Or, le romancier cherche le danger.

     

    couverture de la version originale

    du Petit-fils de Dieu en personne

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    D.C. Quels sont vos liens exacts avec l’Espagne ?

    T.L. Dans un pays bien comme il faut comme la Hollande, toutes les règles sont assez claires. La littérature, du moins la littérature telle que je l’envisage, tire profit de lieux et d’époques où les règles et les mesures sociales ne sont pas aussi précises. Un exemple : dans la Turquie chaotique des années 1920, voler un enfant puis l’éduquer, ainsi que le font les deux personnages masculins du roman Dünya, se révèle plus simple que dans la Hollande d’aujourd’hui où tout est réglementé (police, instances compétentes en matière d’adoption, choses permises et choses interdites, attribution d’un logement, etc.). Voilà pourquoi je retiens souvent un environnement où règnent des tensions et où certaines difficultés perturbent le quotidien. Il y a deux régions du monde que je connais bien, pour y avoir séjourné et voyagé, à savoir l’Espagne et la Turquie. L’Espagne de l’époque franquiste et celle des revendications basques, ainsi que la démocratie chancelante qu’est la Turquie avec entre autres problèmes la question Kurde, m’offrent un large éventail, beaucoup de possibilités. Pour le reste, je n’ai aucun lien particulier avec ces deux pays.

     

    D.C. Vous écrivez en néerlandais. Beaucoup d’écrivains (Pessoa, Hafid Bouazza, Cioran...) considèrent la langue dans laquelle ils écrivent comme leur patrie. Que représente pour vous, en tant que poète et en tant que romancier, la tradition littéraire néerlandaise, vos prédécesseurs et vos contemporains d’expression néerlandaise ?

    T.L. La littérature néerlandaise est celle que je connais le mieux. J’aime cette littérature. En écrivant, je m’inscris dans cette tradition. J’en suis tout à fait conscient et me sais grandement redevable à nombre de mes prédécesseurs. J’admire certains poètes et certains prosateurs auxquels je me réfère volontiers : P.C. Hooft (1) et Constantin Huygens (2), contemporains et admirateurs du poète anglais John Donne, auteurs de belles poésies sur le thème de l’amour ; M. Nijhoff (3), le premier vrai moderniste de la poésie néerlandaise ; Paul van Ostaijen (4), créateur d’une forme saisissante, et plus encore Lucebert (5), leur continuateur à eux deux ; Simon Vestdijk (6), dont j’ai beaucoup lu et étudié les romans, ou encore les premières œuvres de W.F. Hermans (7).

    Mais je regarde aussi ailleurs. Ce n’est pas un hasard si j’aime séjourner à Paris ou à Berlin quand j’écris un roman. Ainsi, je dispose du recul et de l’isolement nécessaires. Durant ces périodes, je lis de préférence des auteurs étrangers – il y a une certaine crainte qui joue en moi, celle d’être influencé par des écrivains néerlandais. J’essaie de me hisser au niveau de ces auteurs étrangers. Je veux prendre exemple sur eux et m’inspire de leur travail (Shakespeare, Nabokov, Gombrowicz, Boulgakov, Jelinek…).

     

    D.C. Quelle place accordez-vous à chacun des genres que vous pratiquez ?

    T.L. Les essais que j’ai écrits portent pour la plupart sur des romanciers et des poètes néerlandais. Une façon pour moi de me situer par rapport aux autres auteurs. Ma poésie se base, tout comme mes romans et nouvelles, sur l’émotion et la force de suggestion. Toutes deux s’allient alors avec la langue et les mots, tandis que dans les romans, elles sont au service de la narration. En écrivant un poème, je m’efforce de conférer le plus de singularité possible à la langue, sans rien perdre de l’expressivité. Chose bizarre, je suis incapable d’écrire des poèmes quand un roman est en chantier. Celui-ci réclame tout de moi ; c’est un travail considérable car il me faut avoir en permanence en tête, pendant un  an et demi à deux ans, les multiples fils narratifs. Quand je ne travaille pas à un roman, c’est les vacances : la poésie peut se présenter par vagues.

    Qu’on le veuille ou non, la poésie reste un genre élitiste. C’est justement ce qui la rend si singulière. Les romans ont un lectorat beaucoup plus large, mais ils n’ont pas la pureté que peut avoir un poème. Toutefois, il arrive qu’un roman présente des éléments de grande valeur. L’émotion est plus à la portée du roman, la beauté pure plus à la portée de la poésie.

     

    (1) P.C. Hooft (1581-1647), poète, dramaturge et historien, l’un des grands écrivains du Siècle d’or, auteur entre autres des Nederlandsche Historien.

    (2) Constantin Huygens (1596-1687), autre grand poète du Siècle d’or, fils de Christian Huygens.

    (3) Paul van Ostaijen (voir sur ce blog dans la catégorie « Poètes & Poèmes »).

    (4) Martinus Nijhoff (voir sur ce blog dans la catégorie « Poètes & Poèmes »).

    (5) Lucebert (1924-1994), poète et peintre, membre du groupe CoBrA.

    (6) Simon Vestdijk (1898-1971), romancier, essayiste et poète. Plusieurs de ses romans ont été (ré)édités aux éditions Phébus

    (7) Willem Frederik Hermans (1921-1995), romancier, essayiste et pamphlétaire. Auteur de La Chambre noire de Damoclès (Gallimard, 2006) et de Ne plus jamais dormir (Gallimard, 2009).

     

    Tomas Lieske à propos de son roman Alles kantelt (NL)

     

     

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  • Penser est une jouissance

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    Willem Jan Otten,

    brillant touche-à-tout

     

    Né à Amsterdam en 1951, Willem Jan Otten excelle dans tous les genres : poésie, théâtre, roman, essai, critique… Passionné de cinéma auquel il a consacré de nombreux textes, il a publié ces dernières années des essais sur des thèmes éthiques, par exemple l’euthanasie. Dans son œuvre imposante, la philosophie, l’Antiquité ne sont jamais très loin. Voici une dizaine d’années, sa conversion au catholicisme a ébranlé l’intelligentsia hollandaise devant laquelle il s’est expliqué en tenant un discours au sous-titre emprunté à Friedrich Schleiermacher : Le Miracle des éléphants en liberté. Discours aux personnes cultivées d’entre les mépriseurs de la religion chrétienne.

     

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    La création artistique, le doute pétrinien, l’incarnation, le regard lévinassien sont au cœur de sa seule œuvre disponible en français : La Mort sur le vif, roman publié aux éditions Gallimard en 2007, qui narre, à travers les yeux d’une toile, la crise que traverse un artiste peintre.

     

    « Objets de contemplation voués à la passivité ? Pauvres peintures ! Mais que se passerait-il si elles pouvaient “voir” et, surtout, dire ce qu’elles voient ? Donner la parole à une simple toile, c’est l’option qu’a choisie Willem Jan Otten. Du rouleau entreposé chez un marchand jusqu’à l’atelier du peintre où, après une pose sur cadre et une attente angoissante, les premiers coups de pinceau se posent sur sa surface, c’est à une narration pour le moins atypique que nous convie l’écrivain hollandais, à mi-chemin entre un récit impersonnel – ce n’est qu’un objet – et subjectif, puisque la toile n’est pas dénuée d’affects. Le support, doué d’un sens assez aigu de l’observation puisque c’est son seul passe-temps, décrit ainsi scrupuleusement – parfois jusqu’au voyeurisme – toutes les étapes de son achèvement entre les mains de “Créateur”, artiste ambitieux et à la mode, spécialisé dans le portrait réaliste de commande. Le paradoxe, c’est que si la toile “voit”, elle ne peut se contempler elle-même et ainsi suivre les progrès concrets de la dernière mission de son démiurge : rendre à la vie un jeune garçon décédé pour un vieux et riche collectionneur. L’art, plus fort que la mort ? Dangereuse question. »

    Boris Senff

     

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    «Pris dans la toile», La Gazette Nord-Pas-de-Calais, 19 avril 2007

     

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    « Le tableau qui parle et qui juge », Le Temps, 7 avril 2007 

     

      

    « Une toile est née », Mathieu Lindon

    www.liberation.fr/livres/010195348-une-toile-est-nee

     

    couverture d'une réédition néerlandaise du roman

    peinture,création,willem jan otten,roman,gallimard« L’énigme et la question de la mise en scène, voilà bien les deux thèmes centraux de l’œuvre de Willem-Jan Otten. Il est possible de les scinder en deux : le savoir opposé à l’ignorance, le choix opposé à la contrainte. Le premier couple occupe la place principale dans la première période de l'écrivain ; il se rapporte au désir paradoxal qui habite l’homme. Ce dernier veut tout savoir en même temps qu’il veut garder bien des secrets. Il craint en effet que ce qu’il sait ne lui offre aucun surcroît de bonheur. L’amour est aveugle et quiconque pose un regard perçant sur les choses ne peut plus aimer. Le savoir ultime porte sur les choses dernières, la mort. Un savoir qui se fait mission : “La connaissance est sentence, dit le docteur Loef [personnage d’un roman de W.-J. Otten]. L’impossibilité de guérir quelqu’un, ce n’est pas seulement un fait, c’est aussi une décision. Qu’il faut exécuter.” Ceci nous amène au second couple, la tension entre vouloir et devoir qui occupe la place centrale dans les œuvres d’Otten depuis 1997. Dans sa conférence De fuik van Pascal (Le Piège de Pascal, 1997), Otten critique la croyance contemporaine dans le libre choix et dans la toute-puissance de l’individu. Il suggère que l’homme “n’est pas sa propre œuvre”, autrement dit qu’il existe des puissances qui le dépassent. »

    Bart Vervaeck,

    « Respecter l’énigmatique : l’œuvre de Willem Jan Otten »

    Septentrion, 2007, n° 1, p. 25-31

     

     

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    La revue Deshima publie dans son numéro du printemps 2009

    un récit de Willem Jan Otten portant sur le thème de la paternité

    « Chronique d'un fils qui devient père »

     

     

  • La Hollande amie

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    Estime et propagande :

    les relations franco-hollandaises

    durant la guerre 1914-1918

    à travers quelques témoignages

     

     

    La neutralité des Pays-Bas durant la Grande Guerre n’a pas laissé les Français indifférents. Une partie de la presse a critiqué l’attitude de ce pays, a pu l’accuser de fournir de l’aide à l’Allemagne et même d’avoir autorisé des troupes ennemies à passer sur son territoire. On s’en est également pris en France à la presse batave jugée bien trop proteutonne. Toutefois, la neutralité – ou plutôt le neutralisme – de la Hollande ne signifiait pas que ce pays ne se sentait aucunement menacé : « Les Pays-Bas, qui ne veulent pas aller à la guerre, voient chaque jour la guerre venir à eux », écrit Maurice Gandolphe dans son étude « Chez les Neutres. Enquête en Hollande » publié en septembre 1916 dans la Revue des Deux Mondes. Cet auteur tente d’exposer la complexité de la situation dans laquelle se trouve la Hollande prise comme dans un étau par les belligérants. Sans doute est-il difficile pour les Français et les Belges en guerre de comprendre l’attitude peu héroïque de leur voisin. Mais, ainsi que rétorquent certains Néerlandais, si leur pays a pu accueillir des dizaines de milliers de réfugiés fuyant la progression de l’armée prussienne, où pourraient ils eux-mêmes se réfugier si l’Allemagne venait à les envahir ? Qui plus est, pour les Pays-Bas, s’engager dans le conflit serait une sorte de suicide. Malgré la mobilisation de plusieurs centaines de milliers de jeunes hommes, la Hollande ne peut en effet cacher une réelle faiblesse militaire : devant les forces armées de l’Empire voisin, le petit royaume ne pèserait sans doute pas lourd.

     

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    Au sein du gouvernement français, il existe manifestement une volonté d’atténuer le mécontentement de l’opinion publique française tout en cherchant à s’assurer la sympathie des nations réformées septentrionales. Début 1917, le Comité protestant de propagande à l’étranger, en accord avec le ministère des Affaires étrangères français, désigne deux délégués pour rendre une « visite amicale » aux neutres protestants du Nord : Édouard Soulier (1870-1938), et l’universitaire Samuel Rocheblave (1854-1944). Les deux érudits séjournent en Hollande du 17 février au 4 avril 1917 puis en Norvège, en Suède et à Copenhague, pays où ils tiennent plusieurs dizaines de conférences sur des sujets à la fois culturels et patriotiques (« Le réalisme français », « La France d’après Michelet », « Jean Lahor »…) ; ils sont reçus par différentes personnalités dont les têtes couronnées (par exemple par la reine des Pays-Bas, Wilhelmine, puis par la reine mère Emma). Leur départ, leur séjour et leur retour en France plus de quatre mois plus tard sont suivis d’assez près par certains journaux. Il s’agissait pour la France de s’assurer la sympathie de ces pays que certains intérêts économiques, la religion, la culture, pouvaient rendre plus proches de l’Allemagne que de la France.

    Édouard Soulier, pasteur et homme politique français (il sera député pendant de longue années, spécialiste des questions extérieures), qui avait publié peu avant une étude intitulée « Propagande française dans les pays neutres protestants », a tiré de son séjour un petit livre sur la Hollande – La Hollande amie –, rédigé peu avant la fin des hostilités, dont l’objectif essentiel était de restaurer une image positive du petit pays septentrional auprès de l’opinion publique française : « L’examen, délicat et indispensable, des liens présents et des liens d’autrefois entre la France et ses amis, alliés ou neutres, il y a été procédé pour nos alliés, nos voisins, nos frères de race. Il n’avait pas encore été fait pour les Pays-Bas. Le voici, minutieux. »

    Son confrère a lui aussi donné un petit volume : Chez les neutres du Nord. Hollande et Scandinavie (Paris, Bloud et Gay, 1918 ; voir aussi la prépublication dans La Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1917). À la différence de Soulier, il est plus précis sur le déroulement de leur séjour, sur les personnes qu’ils rencontrent (Gustave Cohen, Charles Boissevain, Walch, K.R. Gallas, P. Valkhoff, Salverda de Grave) ; il emploie un ton plus léger. Grand érudit qui découvre des artistes néerlandais, il se sent coupable de savoir si peu de choses sur les belles lettres et la musique néerlandaise : « Ne serait-il pas temps de “reconnaitre” par une juste réciprocité ce don gratuit de l’élite intellectuelle d’une noble nation ? Nous qui n’avons pas eu assez de trompettes pour célébrer les gloires artistiques ou littéraires de Scandinavie, de Russie ou d’Allemagne, avons-nous eu seulement une flûte pour moduler l’éloge de Johan de Meester, qui est pourtant de la lignée directe de nos Goncourt et de nos Maupassant ? (…) La Hollande musicale ne mérite pas moins d’être connue que la Hollande littéraire, certes ! et tant d’autres Hollandes de nous Français trop peu connues… ». Alors que le pasteur s’en tient à des considérations historiques, économiques et politico-sociales, le professeur d’université consacre quelques lignes ou paragraphes à la description des lieux visités, par exemple Amsterdam : « Après la Haye, capitale du monde officiel et de la Cour, me voici à Amsterdam, capitale de la vie hollandaise et de l’opinion. Journaux, affaires, mouvement intellectuel, tous les courants sont ici plus larges, plus forts ; c’est l’Amstel. Une ville toute en ponts, en quais, en canaux concentriques, d’un pittoresque achevé, que j’admirerais beaucoup si j’en avais le loisir et si, par un fâcheux inconvénient de la saison, les brumes plus collantes ici qu’ailleurs, et la malaria qui flotte en permanence sur cet écheveau de canaux stagnants, ne rendaient trop fébrile la première acclimatation. » Pour le reste, son récit présente un contenu assez similaire à La Hollande amie : on souligne l’accueil empressé qu’on a reçu, les sympathies qui existent dans le pays visité pour la cause des Alliés, l’hospitalité que les Pays-Bas donnent aux réfugiés de la Belgique et aux enfants évacués de la France du Nord ; enfin, on précise ce que la France devrait et devra faire pour développer ses relations avec les commerçants et industriels locaux. On prépare donc le terrain pour l’après-guerre, en particulier pour ce qui à trait au relèvement économique.

    Samuel Rocheblave met d’entrée dans la bouche de l’un de ses interlocuteurs bataves des paroles faites pour éliminer tout doute sur l’attitude des Hollandais : « On nous connaît mal chez vous. On y est enclin au soupçon envers le vrai sentiment de la Hollande. Un article injuste, une critique imméritée nous a plus nui dans votre esprit que ne nous ont servis une conduite loyale et un attachement obstiné à des principes qui sont les vôtres. Il y a eu méprise sur notre compte. Et c’est votre faute. Pourquoi ne venez-vous jamais chez nous ? Vous ne nous méconnaitriez pas, si vous vouliez vous donner la peine de nous connaitre. Mais vous vous êtes peu à peu retirés de nous. Vous vous êtes désintéressés de la petite Hollande, quitte à accueillir avec un peu trop de légèreté le moindre bruit défavorable. Ne tenez-vous aucun compte de notre situation, de nos difficultés ? Pourquoi n’avez-vous pas une presse plus juste, mieux informée, celle que vous mériteriez d’avoir ? Pourtant, malgré la méconnaissance dont nous sommes l’objet, nos sentiments sont pour la France. Vous vous en serez bientôt convaincus. » 

    hollandeamiejournal.png

    article de presse rendant compte de l'arrivée des deux Français en Hollande

     

    Selon Édouard Soulier, tout au plus 20% (et peut-être même seulement 8%) des Hollandais ont pu montrer des sympathies germaniques, la grande majorité de la population est pour sa part toujours restée francophile, liée à la culture française. Comme le précise une recension de La Hollande amie : « De par son histoire même, qui a été pendant plusieurs siècles une lutte pour la liberté religieuse et politique, le peuple hollandais ne pouvait être, devant la guerre de 1914, qu’un convaincu d’avance de la justice de la cause des Alliés. Comment il l’a prouvé par sa générosité inlassable vis-à-vis des réfugiés belges, français, par la fondation d’hôpitaux pour les blessés en France et dans les Balkans, par le nombre de ses fils qui se sont enrôlés au service de la France, par les diverses manifestations de l’opinion publique au cours de ces dernières années, M. Soulier le détaille en une série de chapitres fort bien documentés, qu’on lit avec un intérêt soutenu. Il termine en adjurant ses compatriotes de mettre à profit cette sympathie hollandaise, sincère et profonde, pour l’établissement de relations plus intimes commerciales. » Ces phrases résument plus ou moins le contenu de l’ouvrage dont la structure laisse toutefois un peu à désirer (voir ci-dessous la table des matière). La seule note critique à l’égard de la Hollande porte en réalité sur la presse : « Les journaux, en nombre, et des grands, ont ou bien présenté et soutenu la thèse allemande, inattentifs à son immoralité, insensibles aux crimes qu’elle engendrait logiquement, – ou bien, comme cela s’est vu ailleurs en d’autres temps, ont eu deux équipes de rédacteurs, qui, dans des articles qui se balançaient savamment, donnaient satisfaction tantôt à l’Entente, tantôt aux Centraux, – ou bien se sont abstenus de tout jugement, dans un silence qu’ils voulaient neutre et digne et qui n’était que renfrogné, inintelligent et antipathique » (1). Pour le reste, le pasteur évoque au fil des pages les nombreux organismes et organes qui ont joué un rôle dans l’aide apportée par les Pays-Bas – même fortement touchés par la récession économique – à la France en guerre (Comité France-Hollande ; Comité Hollande-France – lequel organisa aux Pays-Bas une exposition d’art moderne français itinérante en 1916 – ; Comité Néerlandais d’Assistance en faveur des Enfants français des Régions envahies hospitalisés en Hollande ; Union des Colonies étrangères de France en faveur des Victimes de la Guerre ; Comité du Commerce franco-hollandais ; Œuvre du soldat aveugle, à Amsterdam ; le Nederlandsche Overzee Trust ou N.O.T. ; La Gazette de Hollande ; L’Écho belge, établi en Hollande; Les Nouvelles, à Maastricht ; Le Foyer wallon ; le mensuel France-Hollande, La Revue de Hollande…) ; il souligne le rôle joué par des bienfaiteurs, des médecins, des infirmières, par les Hollandais qui se sont engagés dans la Légion étrangère pour soutenir la France (« 1.400 Hollandais se sont engagés dans les rangs de l’armée française ; 300 survivants »), étaye parfois son propos sur des statistiques… À de nombreuses reprises, il revient sur les liens historiques et culturels entre les deux pays : à le lire, on a l’impression qu’il n’a pratiquement jamais été question, entre l’un et l’autre, que d’une lune de miel agrémentée de temps en temps d’une petite « bourrade ». Les deux peuples ne sont-ils pas historiquement frères ? « Ces deux actions interminables [la guerre de Quatre-vingts ans et la guerre de Cent ans] rendent le peuple hollandais et le peuple français historiquement frères, car ces guerres sont des guerres pareilles dans leur motif et leur inspiration, par leur puissance irréductible, leur longue patience et la vertu spirituelle, surnaturelle pourrait-on dire, qui les anime. » Pour le républicain Soulier, Louis XIV fait bien pâle figure par rapport au stadhouder Guillaume III qui, par ses conceptions pacifiques et démocratiques « devançait son temps ». Plus près de nous, « les Hollandais ont accueilli la Révolution française avec enthousiasme ; au fond, ils aiment les armées de Pichegru de les avoir, en janvier 1795, délivrés des étrangers et précipités dans la liberté par une bourrade » (2). Ils sont restés attachés à « notre XVIIIe siècle », sans compter que « la Hollande a le culte de Napoléon » (3) et que la reine Wilhelmine a des origines qui la lient doublement à la France (Orange et l’amiral Gaspard de Coligny). Et puis ne vient-on pas de chanter de façon spontanée La Marseillaise à la Bourse d’Amsterdam ?

    Alphons Diepenbrock

    diepenbrockphoto.pngParmi les « personnalités intéressantes ou supérieures » imprégnées de ce passé, et qui abondent dans ce « pays qui nage sur les eau » (l’expression est inspirée du Télémaque de Fénelon), Édouard Soulier relève à son tour « le romancier et critique littéraire Johan de Meester (4), qui est pour le roman hollandais ce qu’ont été les peintres de genre du XVIIe siècle dans l’art ; naturaliste et coloriste comme eux, il voit précis, il regarde partout et dit vrai ». Comme beaucoup de voyageurs français qui ne connaissent guère la littérature hollandaise, le pasteur ne peut s’empêcher de rapprocher l’écrivain dont il parle de la peinture du plat pays. Il nomme aussi Fredrik van Eeden, « poète et romancier, dont l’œuvre a rayonné bien au-delà des frontières de son pays » (5), ou encore Philippe Zilcken, « peintre, graveur, historien de l’art qui a beaucoup travaillé à Paris » (6) ainsi qu’Alphons Diepenbrock, « le plus grand compositeur de musique hollandais actuellement vivant, qui s’est inspiré notamment de poèmes de Baudelaire ; il a mis en musique de nos poésies de guerre et a chanté, ainsi, nos armées et leur gloire » (7). À propos de la guerre de libération menée contre l’Espagne, le poète Onno Zwier van Haren (1713-1779) est mentionné comme auteur du poème national Les Gueux (8). Le guerre des Gueux « a inspiré à Victorien Sardou sa pièce, si souvent représentée à Paris depuis la guerre, sous ses deux formes de drame et d’opéra : Patrie ».

    Dans le chapitre 7, avant de consacrer quelques pages à l’importance de l’enseignement du français aux Pays-Bas, Édouard Soulier propose un petit cours de linguistique. Son tact semble l’empêcher de recourir au terme Alboche (ou Boche) pour traduire mof : « Couramment, dès longtemps, presque : dès toujours, s’il est un toujours dans les choses humaines, et dans les milieux les plus divers, le milieu universitaire, le milieu politique, le milieu financier, tout comme le milieu populaire, l’Allemand est désigné par le nom de mof. Ce terme qui rappelle l’anglais muff a un sens propre et un sens figuré. Il signifie fourrure [en réalité : manchon] et il est un terme de mépris. Nous pourrions, dans cette acception, le traduire par quelque chose comme vile canaille. Il est tellement établi que le mof c’est l’Allemand, que le Deutschland est même devenu la Mofrika. »

    La Hollande amie à peine terminé (en juillet 1918), E. Soulier reprit le chemin des pays scandinaves, cette fois en compagnie de l’officier alsacien Alfred Dolfus, pour une nouvelle mission « purement amicale » et littéraire (alors que son livre était en librairie, le pasteur perdait son fils Albert, des suites d’une maladie contractée au front). Le travail était en réalité loin d’être terminé ; il se prolongea même quelques années après l’armistice. Les sceptiques ne semblèrent pas convaincus par la vision strabique avancée dans La Hollande amie et des publications similaires. Des voix continuèrent de s’élever « pour critiquer l’attitude des Pays-Bas durant le premier conflit mondial. Leur point de mire : la neutralité néerlandaise qui n’aurait été qu’une façade destinée à masquer des appétits mercantiles et une germanophilie notoire. Et ces détracteurs d’argumenter. Pourquoi avait-on laissé les troupes allemandes, à présent désarmées, traverser tranquillement le Limbourg pour retourner chez elles ? Que dire ensuite de l’asile accordé à l’empereur Guillaume II, hébergé, désormais, au château d’Amerongen près d’Amersfoot. En outre, les établissements bancaires à vocation internationale n’avaient-ils pas prospéré pendant les combats ? L’exploitation des colonies n'avait-elle pas battu son plein ? Devant l'insistance et la véhémence de ces protestations, des milieux autorisés éprouvèrent le besoin de publier une brochure, intitulée Opinions erronées sur les Pays-Bas (1914-1918), qui s’efforçait de reprendre, parfois, il est vrai, de manière évasive, les reproches adressés à leur patrie » (9). Le malaise et les malentendus en question s’expliquent en partie, comme le relevait une autre recension du livre du pasteur Soulier, par « la situation délicate de la Hollande en face d’une Allemagne dont ses besoins la rendaient étroitement tributaire ». Les assez nombreuses publications portant sur la neutralité des Pays-Bas publiées en français, tant en France et en Belgique qu’en Hollande même, entre 1915 et 1925, montre à quel point le sujet était épineux.

    D. Cunin

     

    Louis Raemaekers, Dessins d'un Neutre

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    « Les Hollandais aiment à dire que pour eux la République a été un gouvernement aristocratique et que c’est la dynastie orangiste qui est le gouvernement démocratique. » (La Hollande amie, p. 47, d’après Ernest Lavisse)

    « Tout peuple est, pourrions-nous dire, solidaire de lui-même et tenu par son passé. Plus ce passé est long et fécond, plus il décide de possibilités et d’impossibilités. C’est “les morts qui parlent”, disait Melchior de Vogüé, chez ceux qui agissent aujourd’hui ; et ce que sont les Pays-Bas d’aujourd'hui est indiqué déjà à ceux qui savent qui ils ont été et ce qu’ils ont fait. Les Pays-Bas sont, solidement, un état démocratique : gueux obligent ; ils sont, à fond, les ennemis d’une hégémonie en Europe : Orange oblige ; ils agissent de leurs vœux et de leurs actions multiples pour l’indépendance et la liberté à disposer d’elle-même de chaque nationalité : histoire oblige. » (La Hollande amie, p. 50)

     

    (1) Le journaliste et publiciste Alexandre Cohen dont il est question sur plusieurs pages de ce blog a bien souvent fulminé contre la presse proteutonne de son pays d’origine. Cohen était le correspondant français du plus grand quotidien néerlandais de l’époque, De Telegraaf, journal pour lequel travaillait aussi l’illustrateur Louis Raemaekers. La Hollande amie, qui n’est pas une très belle édition – guerre oblige – présente toutefois en frontispice un dessin de ce dernier ; par ailleurs, Édouard Soulier lui consacre quelques lignes dans le chapitre VII : « Un dessin de Raemaekers, inconnu en France ». Cet artiste n’était, lui, pas inconnu : le gouvernement français venait de le décorer, il publiait dans Le Journal ; le 12 juin 1915, L’Illustration lui consacra un article tout en publiant une dizaine de ses dessins.

    Un article du Temps du 16 juin 1915, signé par le conservateur du Musée Grévin, s’enthousiasme à propos des dessins de cet artiste néerlandais publiés sous forme d’un recueil de cartes postales intitulé Dessins d’un Neutre. Ces carnets étaient vendus au profit des blessés de France et des orphelins de guerre. Le souci de montrer que la neutralité hollandaise n’était pas forcément synonyme de ralliement aux thèses allemandes était déjà présent moins d’un an après le début des hostilités.

    (2) Pour une plus juste perception des choses, voir au sujet de la place de la Révolution française en Hollande l’ouvrage récent d’Annie Jourdan, La Révolution batave. Entre la France et l’Amérique (1795-1806), Presses Universitaires de Rennes, 2008. Ou encore le numéro des Annales historiques de la Révolution française consacré à La Révolution batave. Péripéties d’une République-Sœur (1795-1813), n° 326,oct-déc. 2001.

    (3) On ne peut dénier un culte napoléonien chez un certain nombre de Néerlandais, et parmi eux nombre d’écrivains contemporains de l’Empereur mais aussi bien au-delà de sa mort.

    JohanDeMeester.gif(4) Johan de Meester (1860-1931) était journaliste. Il a été correspondant à Paris d’un grand journal hollandais de 1886 à 1891 ; de cette période, il a tiré un recueil d’esquisses sur la capitale française et ses habitants, Parijsche schimmen (Ombres parisiennes, 1892). Il a ensuite joué un rôle important dans la presse de son pays en accordant une grande attention aux mouvances artistiques ; comme critique, il a ainsi pris la défense des membres du Mouvement littéraire de 1880, qu’il avait côtoyés dans ses jeunes années. D’abord influencé par le naturalisme (il a écrit une courte étude intitulée L’Amour d’autrui dans les œuvres de Zola), De Meester a ensuite opté dans ses romans pour une vision plus stoïcienne de l’existence. Sa nouvelle Petite Reine, sur une gourgandine française qui fait chavirer bien des cœurs à Rotterdam, doit certainement beaucoup à Maupassant. Reconnu et fêté de son vivant (il était entre autres Chevalier de la Légion d’honneur, officier de l’Instruction Publique, chevalier de l’ordre du Cambodge), il est aujourd’hui tombé dans un certain oubli. Dans l’étude mentionnée plus haut, Maurice Gandolphe rapporte ces propos du romancier, « l’un des plus fins critiques de l’esprit européen » : « Nous sommes un très petit pays qui a de très grandes affaires : toutes nos difficultés viennent de cette disproportion. Dans la jungle des Puissances, nous nous démenons comme un pauvre écureuil qui balance sa grande queue pour rattraper la chute de son tout petit corps ; la queue de la Hollande, c’est sa marine, son commerce, ses colonies. Nous cherchons notre aplomb en remuant tout cela autour de notre étroite vie continentale : il faut beaucoup de souplesse, et c’est bien fatigant... »(photo DBNL)

    (5) Frederik van Eeden (1860-1932). Cofondateur de la revue De nieuwe Gids, l’organe du Mouvement de 1880, auteur prolifique, penseur influent, père de la significa, il demeure un classique des lettres néerlandaises. Il a été lié avec Romain Rolland. On peut lire en français le roman De kleine Johannes (Le Petit Johannes, dont il existe plusieurs traductions et éditions en France et en Belgique), Eucharistie. La parole de la réconciliation. Chant en style hébreux, œuvre qui témoigne de la conversion de l’auteur au catholicisme, et quelques extraits de son célèbre Journal. Si l’écrivain est mentionné par le pasteur Soulier, c’est sans doute du fait de la célébrité dont il jouissait alors dans son pays et au-delà et parce qu’il appartenait aux personnes constituant le noyau dur des Comités Hollande-France, au même titre d’ailleurs que d’autres grands noms des milieux artistiques bataves : A. Diepenbrock, Johan de Meester, Jan Toorop, l’incontournable Byvank, Ph. Zilcken, ou encore le romancier Henri Borel (dont l’un des livres, Wu-Wei, traduit en français en 1912, est toujours réédité de nos jours alors que L’Esprit de la Chine a paru pour la première dans notre langue en 2007).

    (6) Philippe Zilcken (1857-1930), peintre, lithographe, graveur et homme de lettres qui a beaucoup écrit sur des artistes et des écrivains français. C’est lui qui a invité Verlaine à venir faire des conférences en Hollande et qui a édité les lettres que lui a adressées le poète à ce sujet. Il a laissé des œuvres rédigées en français : Peintres hollandais modernes (1893) ; Impressions d’Algérie (1910) ; Enquête sur l’art en Hollande (1912) ; Le Musée Mesdag à La Haye (1913) ; Au jardin du passé, un demi-siècle d’art et de littérature (1930) ou encore des « Impressions sur Nice » et un texte sur la Provence narrant entre autres la visite qu’il rendit à Frédéric Mistral… Édouard Soulier rapporte les propos de ce grand francophile (p. 107) : « Le contact avec Paris, avec la France tout entière, pour ceux qui en connaissent plus que quelques boulevards, rend meilleur, est rassérénant, élève l’esprit par les nombreux éléments de beauté qui s’y manifestent sans cesse, par la bienveillance, l’aménité, le charme de la population, résultats d’une civilisation millénaire et innée, d’un raffinement dont les sources sont grecques et latines, et dont nous ne pourrons jamais nous passer, sous peine de dégénérer. »

    (7) Le francophile Alphons Diepenbrock (1862-1921) est en effet l’un des plus grands compositeurs (autodidacte) néerlandais. Il a joué un rôle important dans le renouveau intellectuel catholique aux Pays-Bas, les catholiques étant restés jusqu’en 1853 des citoyens de deuxième catégorie. Diepenbrock a par ailleurs laissé une œuvre d’essayiste (« Rémy de Gourmont : Le latin mystique » ; « Enquête sur l’influence de l’esprit français en Hollande » ; « Boieldieu, Fauré, Debussy »…). Le pasteur Soulier le cite p. 106 : « Les Alliés représentent dans l’Europe non seulement la pensée, mais encore la liberté et le droit. Si j’avais à souhaiter quelque chose, ce serait d’abord l’influence purifiante de la musique française, laquelle, quoique parfois un peu mièvre, manque absolument de l’hypocrisie et de la brutalité allemande, – art vraiment latin, qui veut conquérir lui aussi, mais par “la grâce et le sourire” et non pas par la force brutale, c’est-à-dire par l’esprit et non par la matière... Enfin, je souhaiterais une orientation vers la France par l’enseignement universitaire, tout à fait imprégné depuis 1870 par le matérialisme germanique, qui substitue aux idées et à l’intention une stupide méthode soi-disant scientifique où la mémoire et le mécanisme remplacent la pensée et le goût. » Quant à Samuel Rocheblave, il écrit : « Dirai-je ma confusion d’avoir eu à “découvrir”, à Amsterdam, l’admirable compositeur, et combien passionné de la France et de sa musique, qu’est M. Diepenbrock ? Faut-il ajouter que ce grand artiste, concentré, tendre et savant comme un César Franck néerlandais, a mis en musique des poésies de guerre de nos soldats [Le Vin de la Revanche ; Les Poilus de l’Argonne ; Debout, les Belges…], et que c’est en France seulement que cette musique antiallemande en tout sens est inconnue ? »

    PortraitOZHaren.gif(8) Onno Zwier van Haren (1713-1779). Noble frison, il vit sa brillante carrière politique brisée après avoir été accusé d’inceste, une affaire qui mit en branle toutes les plumes des Provinces-Unies. Condamné à passer le restant de ses jours retiré en Frise, il consacra les vingt dernières années de sa vie à l’écriture, commençant une œuvre qui devait compter des pièces de théâtre comme la tragédie Agon, sultan de Bantam (1769, traduite en français) sur les Indes néerlandaise. Son œuvre majeure reste le cycle de 24 chants historico-patriotiques De Geusen (Les Gueux, 1776). On peut aussi lire en traduction française ses Recherches historiques sur l’état de la religion chrétienne au Japon relativement à la nation hollandoise (1778). (photo DBNL)

    (9) Frank Tison, « Une neutralité bienveillante : les Pays-Bas au chevet des enfants du nord de la France (1916-1919) », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2004/4, n° 216, p. 31.

     

     

    TABLE DES  MATIÈRES

    de La Hollande amie

     

     

    CHAPITRE PREMIER

    Amitiés de guerre. - Les Pays-Bas. - La colonie hollandaise de Paris. - Deux hôpitaux hollandais pour nos blessés. - Un trait de caractère. - La civilisation latine. - France-Hollande. - Français fils de Hollandais. - Morts pour la France.

    CHAPITRE II

    La Hollande et les Hollandais. - Traditions et relations hollandaises. - Les langues d'Ya. - Civilis et Rembrandt. - Un Finistère. - Le pays qui nage sur les eaux. - Peuple maritime. Les Hollandais et Napoléon ler. - Le Code civil et la liberté. La capitale de la paix. - Grandes figures contemporaines.

    CHAPITRE III

    La maison d’Orange. - Guillaume le Taciturne. - La guerre de Quatre-vingts ans. - La constitution et la libération de la République des Provinces-Unies. - Les alliances avec la France. - Le danger de l’hégémonie en Europe et dans le monde. Guillaume III. - Les Provinces-Unies et l’hégémonie. - Les Provinces-Unies et l’indépendance des nationalités. – L’expérience de ce qu’est une paix branlante. - La reine Wilhelmine ; son double lien avec la France.

    CHAPITRE IV

    Les Pays-Bas et la guerre défensive et décisive contre le militarisme. - Des faux bruits - Il est des Hollandais auxquels la guerre a fait gagner de l’argent. - Les Allemands s’entendent à compromettre les gens. - Les restrictions. - Les inondations.

    CHAPITRE V

    La commisération profonde. - Un discours du trône. - Un dessin de Raemaekers, inconnu en France. - Toujours la terre d’asile. - Pour les Belges. - Pour les petits Français.

    CHAPITRE VI

    Pour ceux de loin. - Les Balkaniques. - Les prisonniers belges. - Mutilés, aveugles et orphelins. - Les prisonniers français. - Les territoires libérés. - Des infirmières.

    CHAPITRE VII

    L’opinion hollandaise. - Ses manifestations anciennes. Mof et Mofrika. - Ses manifestations actuelles. - Les artistes français du XIXe siècle. - La langue française aux Pays-Bas. Ce que disent de la France les penseurs de Hollande. - Les traits de ses humoristes. - Monsieur Tout-le-Monde. - Le sentiment des Français sur l’amitié hollandaise.

    CHAPITRE VIII

    Sur le terrain pratique. - Temps de guerre. - Le N.O.T. - Temps de paix. – L’Office Français des Pays-Bas.