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  • André Salmon, par W.G.C. Byvanck

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    Entre Calumet et Fééries

     

     

    Dans le sillage de la conversation entre André Salmon et W.G.C. Byvanck portant sur Apollinaire, voici le premier volet de l’article consacré par le Hollandais à l’écrivain français (publié le 8 avril 1922 dans De Amsterdammer). Les suivants consistent essentiellement en une présentation et paraphrase du roman La Négresse du Sacré-Cœur.

     

     

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    André Salmon

     

     

     

    Parler de lui, cela va me causer un sacré mal de tête !

    J’aimerais vous le présenter dans toute sa valeur, car André Salmon appartient aux tout premiers, à supposer qu’il ne soit pas destiné à devenir le premier. Mais voilà, lui, le naturel incarné, donne la prééminence aux autres. Jamais je n’ai vu un homme s’avancer vers moi avec une telle simplicité et engager la conversation comme s’il s’agissait d’en reprendre une entamée la veille. Lui qui, depuis plus de vingt ans, occupe une place dans les rangs littéraires, pourrait faire ressortir ses propres qualités à présent qu’il a passé la quarantaine.

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionÀ peine avions nous fait connaissance que nous étions déjà en train d’échanger sur un ton d’intimité. Si nous nous sommes beaucoup vus en un laps de temps assez court, c’est parce que nous avons beaucoup ri et flâné ensemble, nous nous sommes tapé la cloche, sans pour autant mettre sur le tapis beaucoup d’idées à même d’ébranler le monde. Avons-nous même parlé de ses vers ?

    Il est une chose qu’il éprouve au plus profond de lui-même : la perte par la France de bien des forces de l’esprit à la suite de la guerre. Les meilleurs nous ont quittés. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu’on ne retrouve pas les camarades de naguère. La solitude règne.

     

    Salmon m’a déniché un petit volume de ses poèmes parmi les moins anciens, Le Calumet (1910), ceux d’une date antérieure étant introuvables à moins, peut-être, de les exhumer de vieux numéros de revues. Ce recueil un rien fatigué était dès lors à ma disposition.

    En l’ouvrant, l’opacité m’a saisi.

    poème autographe de Salmon

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionQui oserait juger d’une poésie dans l’instant ? Lorsqu’elle est personnelle, elle se présente dans une langue propre à son auteur, qu’il convient de d’abord faire sienne. Les poèmes, je tiens à les lire et les relire pour moi-même jusqu’à ce qu’ils commencent à s’adresser à moi de façon naturelle. Le Calumet, mot indien que Gustave Aimard emploie pour désigner la pipe que l’on fume, m’a par trop transporté dans un monde étranger pour que je m’y sentisse tout de suite chez moi. Je le garde pour plus tard.

    Cependant, quelques pièces antérieures, plus aisées à sonder qu’à retrouver, peuvent justifier un jugement provisoire sur la poésie d’André Salmon.

    Je veux parler des Féeries et de pages similaires. Elles perpétuent la tradition de Jules Laforgue. Si elles semblent nous emmener dans la contrée des contes merveilleux, elles brisent en réalité ce mobilier démodé dans lequel elles ne reconnaissent plus la poésie : une figure moqueuse nous dévisage à travers les vers de la légende. Ceux-ci se transforment en une ronde d’images et d’idioties ; cette danse ne répercute pas moins un écho de sensations du passé qui ne se laissent pas tout à fait étouffer.

    Le flou leur est étranger.

    Les poèmes d’André Salmon sont d’une réelle précision picturale, ils accordent une à une les différentes impressions tout en les laissant gambiller de haut en bas dans leurs multiples variations. Le poète s’ébat avec eux jusqu’à parvenir à un sombre répit. Voici Salmon en Barbe-Bleue :

     

    J’habite un beau château peuplé d’épouses mortes.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,philippe soupault,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionCependant, l’automne perdure par le monde, le beau château a une triste gardienne, une vieille qui, dans sa solitude, ne se soucie plus de rien. Elle mérite de mourir, elle doit mourir ; pourquoi n’est-elle pas encore morte ? On dirait bien que les morts eux-mêmes aspirent à reposer en paix dans ce beau château. Et voilà que, sous les yeux du Barbe-Bleue moderne, les défuntes exécutent une danse :

     

    Des bouquets aux cheveux, les seins hors du corsage,

    Poussant de petits cris lubriques et sauvages ;

    Je les ai pourtant bien tuées, ma foi,

    Et je sais bien aussi qu’on ne meurt pas deux fois…

    Que je suis faible ! et qu’elles sont méchantes !

     

    Le voici tiré de son humeur sombre. Il va laisser place au souvenir, il va prendre intérêt à quelque chose, il s’amuse. Mais ces défuntes, ne serait-ce pas ses chères Muses ?

     

    D’aimables muses

    Qui m’enseignent bien des chansons

    Vagues et légères comme Elles

    Et, si je n’ai pas oublié,

    Elles étaient beaucoup moins belles

    Quand je me roulais à leurs pieds.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionLes vieux souvenirs, convoqués non sans remords et répugnance, l’imaginaire du poète – plongé dans son ennui mélancolique – les effleure ; il les voit revivre, plus beaux qu’au temps des passions, tels un don des Muses. Dans le château automnal, parmi tous les lambeaux de brume de l’imparfaite réalité, ressuscite la Poésie, dégagée, plus claire et plus belle que je ne la voyais naguère, se dit le poète non sans une pointe d’ironie, du moins tant que ma mémoire ne me joue pas des tours : le doute relève lui aussi de ce genre poétique.

    Il serait vain, certes, de se demander à quoi tend cet art. Il joue, il brésille, il aimerait se fondre en une sonorité triomphante. Il est pareil à celui du Tzigane qui parcourt le monde en jouant du violon.

    L’orgueil de ce baladin – avoir fait danser tous les couples ici-bas ! – et son souhait, ne serait-ce pas de quitter cette terre, satisfait de son destin ? À l’instar de l’ours qu’il a rapporté d’Asie et qui est mort en lui léchant les mains après avoir effectué une dernière danse pour les hommes que son maître avait fait danser ?

    Mais plus avant ! C’est la loi de la route… Au-delà de tout ce qui pourrait nous amener à nous arrêter : le toit qui nous attire, le trésor dont notre rêve nous dit qu’il a été mis à l’abri là pour nous… Au-delà !

     

    Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route,

    Baladins vagabonds,

    Pour perpétuer le rêve et pour forger le doute,

    Mais l’exil a du bon.

     

    L’exil : celui de toutes les règles ! Et pourtant, la fin est arrivée. Il s’est arrêté. On peut le voir au casino jusqu’à minuit, chef d’orchestre, vêtu d’un habit de baron polonais. Le vagabond qui a enfreint la loi de la libre errance ne pourra plus jamais retrouver la route,

     

    la route dont son cœur

    Rêva, belle comme un lac,

    Aux rives d’à-jamais et d’immortalité

    Et qui porte à nos lèvres pour manger et pour boire

    L’haleine du matin et le soupir du soir.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionMa prose grossière ne peut rendre justice au « Tzigane ». Cette chanson célèbre la liberté de la poésie par opposition au pressant vêtement dans lequel il lui faut se glisser pour se produire dans le monde. Il ne s’agit vraiment en rien de vers qui viendraient rehausser des vignettes, bien qu’ils s’accompagnent sans manquer d’images d’un dessin extrêmement précis quant à ce que le ménestrel tzigane rencontre sur son chemin. Ce sont bien plutôt des vers dont la cadence, les entrechats nous entraînent : plus loin, plus loin et toujours plus haut !

    Caractéristique d’André Salmon et de sa nature automnale – il ne porte pas un regard ensoleillé sur la vie –, se dégage un sonnet : « Bouquets ». Malgré la splendeur des fleurs destinées à des vases, il ne veut pas croire qu’il y ait encore des roses ni que l’été existe. Ses rêves lui ont offert la vision d’un jardin paradisiaque dont aucun coupable n’a été chassé et où aucune pénitence n’est exigée. Un lieu dont il a la nostalgie. Il est le botaniste de cette flore ; il sait où s’en est allée l’âme des lys ; mais les hommes s’imaginent que le reflet de simples fleurs suffit pour gagner des cœurs… comme si Cupidon, dans sa quête, s’équipait d’une boîte de botaniste et non d’un arc !

     

    Ah ! vrai, c’est à pleurer quand Éros se dandine

    La boîte verte au flanc, le sot, sans se douter

    Que toute rose est morte et qu’il n’est plus d’été.

    L’Année poétique,  décembre 1934

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionAprès l’exaltation des premiers quatrains, le rire silencieux et moqueur. Avant que nous ne passions à une œuvre d’un plus puissant calibre, voici une dernière chanson badine :

     

    Le poète et sa gloire !

    L’oiseau dans l’air du soir,

    La fille à son miroir

    Et le rat dans l’armoire !

     

    La veuve et ses sanglots,

    La folle et ses grelots,

    La plainte des bouleaux

    Et le rire de l’eau.

     

    La Reine en ses atours,

    Les pages dans la cour,

    Le lépreux dans la tour,

    Moi seul et mon amour !

     

    Relevez la grâce ainsi que le suivi des sonorités et des images. Elles semblent s’écarter de la nature et de notre monde pour gagner l’atmosphère de la romance artiste, avant de faire s’élever, dans un brusque élan, la plainte du cœur du poète !

     

    W.G.C. Byvanck

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    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Philippe Soupault & André Salmon à propos dApollinaire

     

     

  • Gide et la NRF, voici un siècle

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    Un Hollandais à Paris en 1921

     

     

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    P. Bernard, Max Jacob, Géo London, André Salmon 

     

     

    Lettre de Max Jacob à André Salmon, le 13 mai 1921 :

     

    Le bibliothécaire de la Reine

    le bibliothécaire de la Reine de Hollande et de toute la Hollande, le conservateur des Rembrandt et de toutes les peintures de la Hollande, ainsi que de plusieurs ordres et grades nationaux hollandais

    M. Byvanck

    de passage à Paris pour étudier l’art le plus moderne et qui, par l’entremise de notre ami Lucien Daudet, m’a interrogé sur les origines de la France contemporaine voudrait te voir.

    Nous nous sommes permis de lui donner ton adresse et je suis sûr que tu le recevras comme tu sais quand tu veux être gentil…

    … et crois à ma granitique fidélité.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareCommentaire d’André Salmon, dans ses Souvenirs sans fin. 1903-1940 : « Max Jacob, qui badine, a beaucoup perdu en se débarrassant du savoureux M. Bijvanck. » Qui était donc ce savoureux Hollandais de passage à Paris ?

    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareEn 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale française, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ce sont deux des volets en question (publiés respectivement les mardis 28 février et 7 mars 1922) qui suivent en traduction : une visite à André Gide et une autre à la rédaction de la NRF, voici, à quelques semaines près, un siècle. Dans une lettre du vendredi 20 mai 1921 adressée à Max Jacob, A. Salmon raconte qu’il vient d’accompagner Byvanck à la NRF (voir Max Jacob - André Salmon. Correspondance 1905-1944, p. 94).

    Le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes…

     

     

     

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    W.G.C. Byvanck, par Jan Toorop (coll. KB Den Haag)

     

     

    W.G.C. Byvanck 

    La nouvelle école

    Visite à André Gide et à la rédaction de la NRF (1921)

     

     

    Aucune parole inconvenante ne pourrait m’échapper à propos d’une revue parisienne, quelle qu’elle soit. À l’instar de mes parents, je vénère la Revue des Deux Mondes ; je vénère la Revue de Paris et la nouvelle Revue de France en tant que rejetonnes de la première. J’ai assisté à l’émergence du Mercure de France que j’admire maintenant qu’il s’est affirmé, qu’il est confirmé, tout autant que je l’aimais à l’époque de son intéressante maigreur. Pour la Revue Universelle, je suis prêt à me battre et à sacrifier ma vie, et je pourrais toutes les énumérer en leur témoignant mon affection et en leur souhaitant un bonheur durable. Cependant, il en est une à laquelle j’ai donné mon cœur : La Nouvelle Revue Française, d’un aspect tellement soigné sous son habit à la teinte discrète – on sait d’où il vient –, si sensée et d’une gaie dignité quand elle se met à parler.

    En tant que telle, La Revue a son cap et sa mesure propres. Pas une seule tonalité pour chercher à en dominer une autre. La publication vit une période harmonieuse de son existence. Ainsi m’apparaît-elle. Elle dégage une force qui résulte du concours d’éléments variés.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareJe rends visite à l’un de ses piliers, André Gide. Il séjourne en dehors de Paris ; une allée de verdure me conduit à son calme et grand cabinet de travail où il me reçoit. La pièce donne sur un paysage d’arbres.

    « Vous connaissez ça ? » me demande-t-il.

    Il me montre quelques volumes de Robert Curtius, des conférences sur le plus récent mouvement littéraire de France, que le jeune Alsacien a données au sein de différentes universités allemandes, certaines avant même la guerre.

    « C’est excellemment documenté, poursuit Gide. Le savoir étendu de cet auteur nous laisse interdit ; grâce à sa familiarité du climat qui règne chez nous et de la nature de ses compatriotes, il dissuade ces derniers d’aborder le sujet d’une façon par trop bienveillante. Bien entendu, le temps des rapprochements est de toutes les époques ; même si d’aucuns voudraient s’y opposer, on rétablit progressivement des relations entre ce qui a été séparé : mais avant d’en arriver à l’être ensemble, il faudra que bien des années s’écoulent. Les internationalistes qui font de la fraternisation un système en cherchant à l’imposer entravent leur dessein bien plutôt qu’ils ne le favorisent.

    » J’ai du mal à supporter ces gens qui, aspirant à faire aboutir leur volonté, se proclament ‘‘istes’’, m’avise mon interlocuteur. Je ne reconnais pas plus les internationalistes que les nationalistes. Pourquoi ne pourrait-on pas se dire tout simplement national ? cela nous conférerait une force dès lors qu’on se sent international dans notre époque et à notre tour.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» C’est ainsi que je comprends la vocation de l’esprit français, continue-t-il sur un ton grave. Voyez-vous, je suis loin de défendre le point de vue qui veut que nous nous serions enfermés par le passé ou que nous nous enfermerions dans la direction que nous indique ce même passé. Nous ne nous sommes jamais livrés à ce travers. Nous avons gardé les fenêtres ouvertes pour faire entrer l’air frais qui venait de l’extérieur. Où les brumes d’Ossian ont-elles pénétré plus avant et plus rapidement que dans la France du XVIIIe siècle ?

    - En effet, je crois bon de remarquer, Ossian est même devenu une mode qui s’est répandue dans le reste de l’Europe. Et la République n’a-t-elle pas, en une époque d’exaltation nationale, conféré la nationalité française à Schiller eu égard à ses « brigands » ? n’a-t-elle pas fait honneur aux théories esthétiques de Lessing ?

    - L’enthousiasme, relève Gide, c’est ne pas garder la tête froide. Il stimule et permet des découvertes. Nous avons envoyé Mme de Staël à la recherche de l’Allemagne. Par la suite, dans un cas pareil, on fait l’inventaire des découvertes. Je sais les efforts que cela coûte, mais je connais tout autant les fruits qui en résultent dès lors que l’on fait de son mieux pour intégrer en tout l’authentique étranger dans notre littérature. C’est ce que je me suis moi-même appliqué à réaliser pour Shakespeare ; non sans succès, je présume. Justement, vous me trouvez en train de travailler à une transposition de ses sonnets. »

    De la main, il me montre, épars sur son bureau, quelques feuillets à moitié couverts de son écriture. Sans doute tendons-nous l’un et l’autre, durant quelques secondes, à nous cramponner à ce beau sujet qu’est Shakespeare, lequel nous tient à cœur à tous les deux ; cependant, Gide ne souhaite pas rompre le fil de son argumentation. Il lui reste à tirer une conclusion à propos de la vocation de la France.

    « Pourquoi, au fond, ne pas penser en premier lieu au national ? s’interroge-t-il. Il n’y a vraiment aucune raison de moins l’estimer, il convient au contraire de le placer à la hauteur de ce qu’il exige de nous.

    » En France, on assiste encore et toujours à une lutte entre les classiques et les romantiques ; oui, cette vieille bataille perdure. Est-ce la raison qui doit triompher dans le domaine de la vie de l’esprit ? Est-ce à l’ordre de prévaloir et d’agencer les rapports mutuels en un ensemble harmonieux ? Ou est-ce à l’imagination, aux sentiments inconscients, de prédominer et de nous révéler de nouveaux possibles ?

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Je ne saurais me ranger sous la bannière de l’un ou de l’autre des partis tant qu’ils formulent leur programme de manière aussi stricte. Le classicisme revêt de fait quelque chose de froid et de mort, le romantisme quelque chose de capricieux et de peu fiable. Mais il me faut reconnaître que mon esprit a une prédilection pour le classicisme, et je crois que le véritable national français rejoint la pensée classique.

    » Permettez-moi de préciser ma thèse. Ces jours-ci, je n’ai cessé de réfléchir à ce problème, et je pense être à même de tirer une conclusion. La question se résume à ceci : que devons-nous considérer comme plus substantiel, plus énergique ? l’image qui émerge soudain et nous surprend par sa nouveauté, qui attire le regard par son éclat, ou bien l’idée équilibrée qui se met à nous fasciner à partir du moment où nous apprenons à la considérer comme un tout ? À supposer que ce soit le mode d’expression qui nous frappe, il y a dès lors un danger de voir la forme primer sur le sentiment, de voir la préciosité nous aveugler, la parure primer sur la force incarnée.

    » Pour ma part, je ne peux que donner la préférence à l’impression décantée que laisse le sentiment – un sentiment maîtrisé de sorte à ce qu’il ne nous écarte aucunement, par le pathétique, de la vérité de l’image. En conséquence, la première impression va souvent nous rester sans le moindre risque que l’image ne nous affecte. Comparons une scène religieuse de Rubens avec un tableau de Poussin. Dans un premier temps, on ne va peut-être penser qu’à la contradiction entre effervescence d’un côté et circonspection de l’autre, toutes deux déployées pour affronter la réalité de la vie passionnée ; dans un second temps, on va déceler la force des œuvres, chacune nous parlant à travers l’ordonnancement de la composition, force contenue d’une représentation qui a cherché à éviter le singulier pour mettre en avant la dimension universelle de l’homme.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Voilà, j’en arrive là où je voulais être ! s’exclame Gide non sans satisfaction. Devenue proverbiale, cette dimension universelle n’est pas sans rappeler une pièce de monnaie, usée par l’usage, dont on accepte la valeur sans même prêter attention à l’effigie ni aux chiffres. Cependant, celui qui a des yeux pour voir et un esprit pour enregistrer ce qui est écrit, ressent l’incandescence de vie singulière qui anime les alexandrins des grands classiques, l’inspiration qui emplit les formes majestueuses.

    » En l’espèce, on acquiert de la grandeur par le sacrifice de sa propre manière, une nouvelle vie en propre en renonçant à son individualité. Doit-on appeler cela le fruit de l’esprit classique ou parler tout simplement de l’humain au sens propre qui rayonne dans l’œuvre de notre grand siècle ? L’humanité ! Le national et l’international ne se trouvent-ils pas là heureusement réunis ?

    » Quel peuple a pu faire sien le principe du classicisme de façon naturelle, grâce à une stricte discipline de l’esprit, si ce n’est le peuple français ? En matière d’art, nous sommes les héritiers des Anciens. Et ne croyez pas que je cherche à exclure complètement l’Allemagne. Avez-vous entendu ne serait-ce que l’un des mots de respect que nous avons pu exprimer à l’égard de Goethe ? C’est ainsi. Car lui aussi est l’un des représentants du classicisme. Il en porte la grande marque. Ne croyez pas que la France manque aujourd’hui de représentants du principe classique. Bien entendu, vous connaissez Marcel Proust et son style incomparable ainsi que sa vision des choses, qui est parmi les plus singulières tout en étant parfaitement universelle. Mais connaissez-vous aussi Paul Valéry, le poète ?

    » Puis-je vous retenir, du moins si vous n’êtes pas pressé ? J’ai du temps. Si nous nous remettions à parler de Shakespeare ? »

     

     

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    Le boulevard Saint-Germain et ses environs – ce n’est pas Paris dans tout son éclat, mais Paris dans tout son sérieux. À l’une de ses extrémités, la vieille distinction, l’autre étant à l’ombre de la désuète et imposante piété de Saint-Sulpice. Dois-je aussi mentionner l’Odéon, l’intérieur comme l’extérieur de l’édifice aux délectations artistiques un rien glacées ?

    Je les aime bien, ces coins de la métropole qui ne s’imposent pas à grands bruits, ces ruelles qui nous emportent du sage boulevard, artère principale, à de mystérieux lointains, la rue du Bac et ses souvenirs, la rue de Bellechasse au nom aristocratique, aux appartements auxquels on n’accède qu’après avoir franchi une cour et un perron, la rue des Saints-Pères où l’on se met à parler spontanément à voix feutrée…

    Parmi tous ces témoignages d’un passé qui nous chuchote à l’oreille, peu à peu émerge tout de même une nouvelle vie dans un monde qui prend celle-ci au sérieux et dont l’intérêt fondamental est d’en accroître la valeur.

    toile de J. Cluseau-La Nauve (1934)

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareVoyez là, pas très loin de l’Odéon, dans cette petite rue au nom provincial, la rue du Vieux-Colombier, l’entrée, sans le moindre clinquant, du théâtre éponyme, et ici, dans la calme rue Madame, la porte de l’humble librairie de la Nouvelle Revue française !

    Me voici arrivé à destination. Le vendredi après-midi, l’endroit accueille la rédaction de la revue. Traversant une boutique exiguë – murs couverts de rayonnages de livres, comptoir, chaises, sol pavé de petits volumes virginaux caractéristiques de la maison –, on approche de l’âme des lieux, de l’irradiant sanctuaire, du siège de l’autorité. On frappe à la porte, on entre (oh ! quelle pièce simple et vieillotte, petite-bourgeoise avec son canapé et ses chaises placées autour de la table en acajou) ; si nécessaire, on se présente, puis on cherche une place et, de manière informelle, on participe bientôt à la conversation. Tout cela sans observer le moindre protocole.

    Les Français éprouvent le besoin de se voir souvent. On passe en revue ce qu’il convient de faire. On prend des repères et échange des informations ; on attend de l’étranger qu’il fasse de même. Je suis assis à côté de M. Gallimard, le simple et aimable patron de la maison ; en face de moi, Jacques Rivière qui, d’une physionomie jeune, dégage un certain amour propre ainsi qu’une touche d’autorité.

    Nous sommes à l’époque des négociations entre Paris et Londres, on espère qu’Aristide Briand saura porter haut la cause de la France face à Lloyd George et affirmer la position de son pays relativement aux atermoiements de l’Allemagne.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare« Je ne peux imaginer, dit Rivière, qu’ils soient totalement inflexibles de l’autre côté du Rhin. Certes, nous ne nous comprenons pas, nous sommes deux peuples de nature totalement différente. Par sa longue histoire, la France a acquis une personnalité bien à elle, elle entend la conserver intacte, elle est au fond d’elle-même conservatrice, elle veille à d’abord préserver son honneur, elle tient au droit qu’elle a acquis : si une part venait à lui être retirée, elle estimerait son honneur entaché.

    » Quand, sous le coup du destin, elle a dû céder l’Alsace-Lorraine, il ne s’est pas seulement agi d’une blessure, mais d’une humiliation profondément ressentie ; les hommes portaient tellement ces contrées dans leur cœur qu’ils ont tenu à combattre jusqu’au bout, au risque de voir le pays aller à sa perte, d’avoir à le défendre au pied des Pyrénées, ainsi qu’on a pu le dire lors de la dernière guerre.

    » Prêtez attention à cette question de mental, voyez combien nous avons ressenti la paix de Versailles comme la réhabilitation de la France. L’Allemagne, en revanche, a fait preuve d’une conception totalement autre du patriotisme. Dès qu’elle a pressenti qu’il lui faudrait renoncer à sa volonté de conquête, elle n’a pas tardé à déposer les armes et s’est jetée aux pieds du président Wilson, de même que, peu après, en raison des difficultés qu’elle rencontrait, à ceux du président Harding tout juste élu – non sans avoir agoni Wilson puisqu’elle n’avait pas atteint son but.

    » Point n’est besoin de dresser une liste de toutes les actions des Allemands. Malgré les sommes qu’ils consacrent à la propagande, ils n’ont aucune conscience de l’image qu’ils renvoient au reste du monde ; ils ont tout simplement oublié ce qui s’est passé. Leur mémoire est une feuille de papier vierge…

    » Ce serait certainement une injustice de considérer, à partir de notre point de vue, par exemple le peuple allemand, comme étant sans défense dans sa totalité, lui qui a un rôle particulier à remplir dans le monde. Pour notre part, nous avons peut-être trop voulu montrer que nous étions les vainqueurs. Notre générosité – j’espère que personne ne niera la générosité de la nation française –, aurait pu, je ne dis pas combler le fossé entre les deux nations, mais le réduire et en adoucir les abrupts. »

    Jacques Rivière

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareÀ ce moment-là, je me crois obligé de remarquer qu’en France, tout étranger peut se sentir rapidement chez soi. De la manière la plus inattendue, dans ce pays, telle ou telle chose nous rappelle l’universalité qui unit tous les hommes.

    « Lors de l’un de mes premiers voyages en France, c’était à bord d’une diligence, dans le Dauphiné si je me souviens bien – ainsi j’entame mon histoire –, j’ai fait la connaissance d’un gendarme très volubile ; il s’est montré très curieux dès qu’il a compris qu’il était en présence d’un étranger. Il m’a prié de le suivre chez lui pour y goûter son vin. Il a commencé à me poser des questions et m’a demandé si j’avais des papiers sur moi. Je n’avais rien d’autre qu’un passeport national. Il a déplié solennellement le document, rivé ses yeux dessus, mais déchiffrer un papyrus eût été moins compliqué que de décrypter les mentions hollandaises. Il m’a considéré, a réfléchi puis m’a gratifié de cette conclusion : ‘‘C’est bien drôle, Monsieur, quand je vous entends, je vous comprends parfaitement, mais quand je vous lis, je n’y vois plus rien. Voilà bien une preuve que tous les hommes sont frères.’’ Et je vous assure, le bonhomme avait des manières prévenantes.

    - Il est flatteur d’apprendre que nos gendarmes tiennent des propos agréables, commente M. Rivière. C’est toujours ça de pris. Quand je pense à ce qui nous sépare de nos voisins allemands, cela me peine tout de bon. Cette séparation est ancrée dans la nature des deux peuples. Le fait que les Allemands ne se sentent pas coupables et ramènent tout à eux, c’est là une caractéristique que tout le monde n’est pas à même de leur pardonner. Or, je pense qu’ils nous adressent les mêmes reproches. Cela aussi, c’est universel. Mais chacun voit et entend les choses à sa façon.

    - Un Français se fie à son œil. Il se fait, sans intermédiaire, une impression de l’environnement dans lequel il se trouve. Elle ne peut être trompeuse. En tout cas, il s’y raccroche, et c’est à partir d’elle qu’il se forge un avis. Ce qu’il a vu une fois, ça reste en lui, ça se grave dans sa mémoire. Il n’oublie pas et il ne pardonne pas. En tout cas, il ne pardonne pas à la légère.

    - Ce que l’œil est au Français, l’oreille l’est à l’Allemand. Ce dernier recueille des impressions flottantes. Il n’est pas l’homme du réel, mais celui des sentiments. Voulez-vous que je me résume en un mot ? Ce n’est pas l’homme de l’être, mais l’homme du devenir. L’opportuniste-né ! Il guette sa chance, il est inventif ; pour se tirer d’une situation, il sait changer radicalement de cap. Voilà pourquoi il ne nous paraît pas fiable. Je dis bien : paraît, parce que c’est effectivement sa nature, et parce qu’on est obligé d’en tenir compte. C’est pourquoi il est bon que le traité avec l’Allemagne prévoie des sanctions. Mais il nous faudra les appliquer avec prudence.

    W.G.C. Byvanck

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare- Pour la France et l’Allemagne, apprendre à se comprendre représente un grand défi. Les deux peuples vont devoir faire des concessions et chercher à se compléter sur bien des points. Si la France a la bonne idée de ne pas en rester à sa première impression, et donc de faire une place au devenir, alors sa reconquête du territoire ne restera certainement pas infructueuse. En l’espèce, on ne peut parler de Sachlichkeit ni d’un côté ni de l’autre du Rhin. »

    J’estime l’heure venue de prendre congé de la compagnie. Traversant le vaste et vieillot jardin du Luxembourg bien aéré, je regagne mon logement.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    des images de Gaston Gallimard et de Jean Schlumberger

     

      

  • Le Flamand chez Maurice Vlaminck

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    « Maurice le Flamand »

    peintre et écrivain

    vu par les autres et par lui-même

     

     

    « Sous ses apparences d’Hercule forain, nul plus que Vlaminck n’a le sentiment aigu des choses, de leur profonde réalité. »

    F. Carco

     

     

     

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    « Si le génie est irréductible à toute justification logique, il n’est pas interdit de chercher dans la vie de l’homme quelques éléments constitutifs de la personnalité de l’artiste. Les ancêtres de Maurice de Vlaminck (Maurice le Flamand) sont des marins hollandais. Le père de Vlaminck, professeur de piano, fit, à Paris, la connaissance d’une jeune pianiste et leur fils Maurice naquit le 4 avril 1876, dans le quartier des Halles. Toute sa vie il sera tiraillé entre son ascendance paternelle, à laquelle il doit son puissant tempérament et un goût de la liberté qui le conduira aux confins de l’anarchie, et l’influence puritaine de sa mère, protestante de stricte observance. La sévérité des jugements qu’il porte sur le monde qui l’entoure, ses goûts littéraires, ses colères contre la décadence de notre civilisation ne s’expliquent que si l’on sait qu’il fréquentait régulièrement dans son enfance le temple de Saint-Germain-en-Laye. Déjà, pourtant, son indépendance s’affirme et il réagit contre le milieu familial, d’une part en apprenant seul à jouer du violon au lieu de poursuivre des études régulières ; d’autre part en se passionnant pour le vélo.

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamand« C'est en donnant des leçons de violon, en jouant dans des orchestres tziganes et en gagnant des courses de bicyclette qu’il fait vivre sa famille. Car il se marie et il a rapidement deux filles : ‘‘À Nous quatre, disait-il, nous n’avions pas quarante ans.’’

    « Son meilleur biographe, Florent Fels, signale un bourrelier du Vésinet qui, avec les couleurs brutales de son métier, traçait d’étranges portraits qui impressionnaient le jeune Vlaminck. Il s’essaie donc à la peinture.

    « En mars 1901 il reçoit le choc décisif : à la galerie Bernheim Jeune, il découvre Van Gogh. Il n’est pas douteux qu’il ait trouvé, dans les violences du Hollandais, une réponse aux questions qu’il se posait devant les œuvres qu’il peignait lui-même : ‘’Ce jour-là, a-t-il dit, j'aimais mieux Van Gogh que mon père.’’

    « Un autre événement important, c’est sa rencontre avec Derain. Dans son livre, Portraits après Décès, Vlaminck écrit : ‘‘Sans cette rencontre l’idée ne me serait pas venue de faire de la peinture mon métier et d’en vivre. Il n’est pas moins sûr que si Derain ne poursuivit pas ses études qui l'eussent mené à Centrale et fait de lui un ingénieur, c’est à cette même circonstance qu’il le doit.’’

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamand« […] Cette maîtrise qui se reconnaît dans ses œuvres les plus abouties, il l’atteint pendant cette guerre de 1914 qui a été, pour lui aussi et bien qu’il n’ait pas quitté Paris, l’événement marquant de sa vie. Elle l’a conduit à s’éloigner de la capitale, à rompre avec Derain, à adopter une vision réso- lument pessimiste du monde et de la vie. Il abandonne son atelier de Montparnasse et va s’installer à Valmondois, le pays de Corot, de Daumier, non loin de cet Auvers où Van Gogh s’est suicidé.

    « Mais il est encore trop près de la ville où il fait des séjours de plus en plus rares et, en 1925, il va s’installer aux confins de la Beauce et du Perche. Là il découvre une vieille maison paysanne qui domine à peine le paysage doucement ondulé. Cet horizon immense lui rappelle ces plaines du Nord qu’il aime et d’où sa famille est sortie. Au loin, comme dans les Flandres, un glorieux beffroi : la baie de l’atelier qui s’ouvre largement sur la plaine révèle à l’horizon le clocher de Verneuil-sur-Avre. Une sorte de tour à deux étages justifie le nom de La Tourillère. C’est là qu'il est mort le 11 octobre 1958. »

    Georges Charensol, Les Grands maîtres de la peinture moderne,

    Éditions Rencontre, 1967

     

     


     

    « Parfois la nature n’en finit pas de nous surprendre ! Ainsi, Maurice de Vlaminck – bien que né à Paris – a pour parents un père flamand et une mère lorraine qui sont tous deux musiciens… Autant dire que le petit Maurice côtoie très tôt à la fois le milieu artistique et une certaine essence flamande qui auréole encore de nos jours les courants picturaux… Toutefois, ce futur grand peintre est un très mauvais élève. Il n’use pas beaucoup ses fonds de culotte sur les bancs de l’école et découvre la vie active par différents métiers : coureur cycliste, professeur de violon, journaliste (à l’esprit rebelle). Il se sent cependant titillé par l’envie de peindre et s’adonne à ce qui sera sa vraie grande passion dès 1899. Il a d’ailleurs d’excellentes fréquentations, dont celle de Derain ! Ils louent ensemble un atelier. Cinq ans plus tard, à force d’obstination, il commence à faire parler positivement de lui au point que Berthe Weill décide de lui octroyer une véritable publicité. Deux Salons l’accueillent alors : le Salon d’automne et le Salon des Indépendants. Il rencontre ainsi des surdoués de la peinture tels Marquet, Manguin, Matisse, Braque, Van Dongen… Les ‘'Fauves’’ enthousiasment littéralement de Vlaminck qui, malheureusement, ne mange pas toujours à sa faim…

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamandLa roue finit par tourner et Vollard s’éprend du talent de l’artiste. Il lui achète tous ses tableaux. La guerre éclate, de Vlaminck est mobilisé et, contraint et forcé, abandonne momentanément ses pinceaux. Dès 1919, le succès est au rendez-vous. Il expose chez Druet. Ses toiles s’arrachent, ce qui permet au peintre parisien de s’acheter une maison à la campagne, fuyant – ravi – la capitale française dont il a toujours eu du mal à supporter le rythme trépidant et les mondanités. D’ailleurs, Maurice de Vlaminck aime (violemment – curieux paradoxe !) la nature. On retrouve cette force démoniaque dans sa toile Sur le zinc, expressionnisme affiché aussi dans sa représentation du Père Bouju (1900). Il est certain que Van Gogh l’influence (Moissons sous l’orage, 1906). Affichant son parcours autodidacte, cette liberté assumée explose de toutes parts, tant au niveau du trait spontané, quasi pulsionnel, que de la couleur pure. De Vlaminck reconnaît les grandes pointures de la peinture du début du XXe siècle et ne se prive pas de coucher aussi au bout du pinceau une gestuelle à la Cézanne (Chatou, 1907). Les années passent et, malgré un bref détour par le cubisme lié en partie à sa vénération pour Cézanne, les tons s’assombrissent progressivement mais les contrastes trouent quasiment le support de façon complexe, inattendue et légitime : ainsi le vermillon peut-il faire son apparition à la manière de l’écriture de Stendhal. D’ailleurs, de Vlaminck surprend sempiternellement, utilisant avec un excès délibéré la fibre psychodramatique. Son œuvre est sublime. Notons aussi que ce prestigieux artiste a su mettre sur le papier ses affects et autres fantasmes, se livrant en parallèle aux romans et poèmes : D’un lit dans l’autre, 1902 – Tout pour ça, 1903 – Le ventre ouvert, 1937… »

    Ivan Calatayud

     

     

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    « Maurice de Vlaminck est né à Paris, dans le quartier des Halles, 3, rue Pierre-Lescot, le 4 avril 1876, d’un père flamand, Edmond-Julien de Vlaminck et d'une mère d’origine lorraine, Joséphine-Caroline Grillet, qui eurent trois enfants, une fille et deux fils. Le père exerça d'abord le métier de tailleur. Par la suite, il professa la musique, violon et piano. Sa femme, également musicienne, était un second prix de piano du Conservatoire.

    ‘’Je suis né dans la musique’’, a écrit leur fils qui, bientôt, jouera du violon comme un tzigane, presque sans l’étudier.

    Le grand-père paternel de Maurice était maître tailleur. À la fin de sa vie, dans une maison de retraite, au bord des canaux de Bruges, le vieillard, jusqu’alors parfaitement étranger aux beaux-arts, se mit à peindre spontanément. Un jour peut-être connaîtra-t-on les peintures de Vlaminck l’Ancien.

    CouvVlaminckRadio.pngLe père de sa grand-mère, de Skepere, était capitaine au long cours. Lorsqu’on remonte au-delà de ce capitaine, dans l’entrelacs des arbres généalogiques, les ancêtres de la famille paraissent avoir été, pour la plupart, des fermiers flamands et des marins hollandais.

    Cette ascendance donne un accent particulier à l’amour, qu’au surplus de l’admi- ration, Vlaminck n’a cessé d'accorder à Van Gogh. Lorsqu’il assista, pour la première fois, rue Laffite, à une exposition du pauvre Vincent, les harmonies brutales et chantantes du Hollandais martyr le bouleversèrent au point qu’il a noté dans ses Mémoires : ‘’Ce jour-là, j’aimais mieux Van Gogh que mon père.’’

    On peut, dans le même sens, relever au passage qu’un des rares peintres modernes qui aient trouvé grâce à ses yeux soit un autre Hollandais d’origine, Kees Van Dongen. » (source : ici)

     

     

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    CouvCarcoAmi.png« Ayant vu le jour, dans le quartier des Halles, en face du Square des Innocents, Vlaminck fut élevé dans la banlieue de Paris. ‘‘Ma jeunesse s’est passée sur l’eau et les berges de la Seine parmi les débardeurs, les mariniers, m’écrivit-il à l’occasion d’une petite étude que je lui consacrai. Mon père, musicien était né en Flandre mais de souche hollandaise.

    ‘‘Pour faire de la peinture, déclarait l’excellent homme, faut être riche !’’

    Son rêve était de voir plus tard son fils, chef de la fanfare de Chatou et il ajoutait, le plus sérieusement du monde :

    - De cette façon, tu demeurerais dans la Mairie. Tu serais logé. Tu ne paierais pas de loyer. »

    Francis Carco, L’Ami des peintres,

    Éditions du Milieu du Monde, 1944, p. 67

     

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     Salmon par Vlaminck ou Le Père Bouju

    Maurice Vlaminck, F. Carco, André Salmon, Henri Béraud, Georges Charensol, peinture, littérature, Flandre, Flamand« Vlaminck qui signa d’abord Maurice Wlaminck, Maurice le Flamand. Une riche nature de brute émotive que la vanité empêcha d’être tendre. Une vanité singu- lière, une sorte de déviation en spirale d’une obsession de la modestie, de l’humilité. […] Vlaminck n’a jamais manqué de verve, sauf quand il prenait la plume pour éreinter ses anciens camarades. […] Il doit tout à ses œuvres, étant, comme dit l’autre, parti de rien. Lâchant le chevalet pour l’écritoire, il ajoute une page ou deux à ses recueils de malédictions. Il reprend son thème favori : l’opposition du plein chêne au bois d’ébène. C’est pour lui le plein chêne ; les autres peintres, c’est dans ébénistes, sauf Modigliani, Dieu sait pourquoi. […] Adversaire de la plupart, Vlaminck n’a pas eu d’ennemis. On ne demandait qu’à donner bien de l’amitié à cet artiste souvent admirable. Je pense qu’il paya très cher le plus vaste de ses domaines : la solitude. »

    André Salmon, Souvenirs sans fin. 1903-1940,

    nouvelle édition préfacée par Pierre Combescot, Gallimard, 2004

     

     

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    « On conte que, lorsque Gustave Flaubert et son inséparable Louis Bouilhet venaient ensemble à Paris, les boulevardiers du second Empire faisaient la haie au bord des trottoirs, afin de mieux admirer le couple des ‘‘bons géants’’, qui se ressemblaient comme des frères.

    « Les Parisiens d’il y a vingt ans n’étaient assurément pas moins éberlués, lorsque les peintres Vlaminck et Derain foulaient, côte à côte, de leurs pieds solides, le bitume de la capitale. On voyait se lever vers les deux enfants de Chatou, qu’unit le talent et l’amitié, des nez stupéfaits. Et ces jumeaux en Apollon pouvaient bien s’attarder dans les quartiers les plus suspects sans qu’il vînt à aucun rôdeur l’idée de leur demander l’heure qu’il était.

    avec Derain en 1942

    Maurice Vlaminck, F. Carco, André Salmon, Henri Béraud, Georges Charensol, peinture, littérature, Flandre, Flamand« Ainsi, Maurice Vlaminck n'est pas un génie souffreteux. Ce grand gaillard est un grand peintre. Il porte un des plus beaux noms de la peinture française d’aujourd’hui […] Maurice Vlaminck excelle à discerner la beauté la plus rare dans l’aspect le plus quotidien des choses. Il est le peintre des banlieues, où, sous la clarté pesante et mélancolique des ciels suburbains, les maisons chancellent comme des malades ; il aime les paysages d’eau triste et des jours inquiets. Mais il est, par cela même, le peintre de drames puissants ; il n’en est point qui se tiennent plus ‘‘près de la vie’’. Il a peint autour de Paris, à Lajonchère, à Garches, à Bougival, des paysages qui pourraient servir de décors aux drames des cycles nordiques. Tout cela est brossé d'une main forte, d'une poigne qui domine chez le peintre l’angoisse du poète. Cette contradiction, qui souvent étonna les critiques, traduit parfaitement la nature de Maurice Vlaminck. Il est, en effet, célèbre par son entrain, ses boutades et les mystifications de sa jeunesse. […] Sa conversation a quelque chose d’énorme et de joyeux comme si dans sa voix de cyclope roulaient tous les tambours de la gaité. Chacun dit ‘‘qu’il est jovial’’. Et tous se trompent. Vlaminck, avec son rire d’ogre et ses yeux bleus de gosse flamand, est un artiste anxieux, un rêveur craintif que dévore sans relâche la fièvre du doute. […] Il disait, un jour : ‘‘La vie d’un peintre, c'est la course Paris-Bordeaux. Quand vous arrivez à Tours, il faut qu’il vous reste du souffle pour aller à Poitiers. Là, il faut en trouver pour atteindre Angoulême, et, si vous claquez à Angoulême, c’est comme si vous n’aviez rien fait. Le tout est de bien régler le jeu de ses poumons.’’ »

    Henri Béraud, « Le peintre Maurice Vlaminck ou le colosse anxieux »,

    Le Petit parisien, 31 janvier 1921

     


     

     

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    « Vivre du lait de sa vache, des œufs de ses poules et des pommes de terre de son champ, a toujours été chez moi une idée fixe. Si le hasard me conduit dans une forêt, dans une lande, loin du monde et de la multitude, je m’interroge et des fantômes me poursuivent. Mon grand-père, qui vivait dans la campagne flamande, me pousse sans arrêt à revenir à la vie simple qu’il a vécue : les champs, les prés, la rivière, la terre, les animaux et le silence…

    On est toujours pourchassé par les désirs, les besoins, les inquiétudes et les revanches à satisfaire que les fantômes font naître dans le subconscient. Une de mes sœurs a été poursuivie, toute sa vie durant, par le fantôme de sa grand-mère qui lui a fait accomplir tous les gestes, toutes les folies qu’elle-même n’avait pu se laisser aller à faire.

    Mon grand-père ne me laisse pas de repos. Devant chaque paysage, où les bois, les futaies, les vieux arbres, les vieilles maisons, forment un tableau des temps anciens, mon grand-père me tarabuste afin de me mettre en transes et m’obliger à lui obéir. Pour lui faire plaisir, pour l’apaiser, j’ai souvent peint ce qu’il aimait. Je sais ce qu’il veut et je compose à son intention des paysages âpres et tragiques : ceux où le vent courbe les arbres et fait courir les nuages dans un ciel sombre. J’ai peint aussi des campagnes, des villages sous la neige pour ma grand-mère qui maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamandétait Hollandaise, ainsi que des natures mortes avec des pots en grès, la soupière en étain et la marmite en terre. Certains fantômes nous invitent à aimer le café au lait, la soupe aux choux et le lard fumé. Mon grand-père devait aimer les chaudrons de cuivre, les meubles lourds et noirs, patinés par le temps. Il devait aimer le feu de bois dans la grande cheminée et fumer la pipe en regardant les flammes.

    Le fantôme de ma mère m’a souvent donné des conseils de modération et celui de mon père des conseils de violence, utiles dans certains cas.

    Les morts poussent les pauvres vivants à réaliser ce qu’ils n’ont pu réaliser eux-mêmes […]. Tous les désirs insatisfaits, tous les espoirs déçus de ces pauvres défunts rendent hystérique et folle la malheureuse humanité. »

    Maurice Vlaminck, Paysages et Personnages,

    Flammarion, 1953, p. 134-136

     

     

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     Maurice Vlaminck, 1949