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andré salmon

  • « C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier »

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    D’une rencontre et d’une amitié autour de Richard Anacréon

    Gérard Conoir (1933-2023) et Fritz Vanderpyl (1876-1965)

     

     

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     Richard Anacréon dans sa librairie (coll. Musée Richard Anacréon)

     

     

    Le libraire et collectionneur Richard Anacréon

     

    Né en milieu rural le 7 mai 1933 à Québriac (Bretagne), Gérard Conoir[1], « jeune garçon grandi ‘‘au cul des vaches’’ » comme il aimait le rappeler, fait, au milieu des années cinquante, la connaissance du citadin de toujours Fritz Vanderpyl[2]. Cette rencontre, qui se révèlera décisive, se produit à L’Originale, la librairie que Richard Anacréon (1907-1992), natif de Granville, a fondée à Paris, au 22, rue de Seine, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un lieu assez intime, aux hauts rayonnages, qui abrite un salon où aiment se retrouver et converser des auteurs tels que Francis Carco[3] (1886-1958), Pierre Mac Orlan[4] (1882-1970), Marcel Aymé[5] (1902-1967), Jean Genet (1910-1986), Pierre Reverdy[6] (1889-1960), Marcel Jouhandeau (1888-1979), Léon-Paul Fargue[7] (1876-1947) ou encore les peintres Maurice Utrillo (1883-1955) et André Derain (1880-1954)[8]… Des photos de ces écrivains ornent les lieux de même que quelques œuvres d’art, dont une sculpture de Rodin. Auparavant, le bibliophile Anacréon avait travaillé au sein de l’administration du Petit Parisien où il s’est lié, on peut l’imaginer, avec Vanderpyl. De 1920 à 1940, ce dernier a en effet officié au sein de ce grand quotidien comme chroniqueur d’art et critique culinaire.

    Le musée Anacréon, Granville

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonGrand collectionneur, le Normand acquiert en particulier des manuscrits de ses amis Colette[9] (1873-1954) et Paul Valéry[10] (1871-1945) – la marraine et le parrain de la librairie, le second entreposant d’ailleurs dans ces locaux son costume d’académicien entre deux séances quai de Conti –, mais aussi maintes éditions rares, voire « truffées », et quelques centaines d’œuvres d’art. Tous ses trésors, il les léguera à sa ville natale, ceci malgré de fréquentes dénégations : il affirmait ne pas forcément porter cette cité dans son cœur. Créé en 1985, le musée Richard-Anacréon recèle entre autres quelques œuvres et documents ayant appartenu à cet autre collectionneur que Vanderpyl a été durant toute sa vie[11] : une aquarelle de 1916 réalisée par Guillaume Apollinaire[12] (1880-1918) et dédiée « À mon ami Fritz Vanderpyl », une Maternité (dessin) du Catalan Manolo[13] (1872-1945), la toile Auvers-sur-Oise de Maurice de Vlaminck (1876-1958), une photo de ce peintre portant la dédicace « À Fritz Vanderpyl / amicalement / Vlaminck », trente-neuf lettres de ce dernier adressées à « Vander »[14], une carte postale de la seconde épouse de l’artiste, Berthe Combe[15] (1891-1974), adressée à M. et Mme Vanderpyl, treize lettres d’Auguste Chabaud[16] (1882-1955), une de chacun de ces autres peintres : André Utter (1886-1948), Raoul Dufy[17] (1877-1953), André Dunoyer de Segonzac[18] (1884-1974), Jacques Villon (1875-1963) et, enfin, une du marchand d’art Paul Guillaume (1891-1934).

    Othon Friesz (archives Vanderpyl)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLe Journal qu’a tenu le Hollandais de naissance entre fin 1903 et début des années soixante nous apprend qu’il a également cédé, contre espèces sonnantes et trébuchantes, d’autres œuvres et documents à Anacréon : Poissons rouges, une huile sur carton de Robert Delaunay (1885-1941), Les Patineurs (huile sur panneau) d’Othon Friesz (1879-1949), ainsi qu’au moins une brève lettre de Paul Léautaud[19] (1872-1956), celle datée du vendredi 12 novembre 1948, qui a depuis changé de propriétaire. En voici le texte : Mon cher Vanderpyl, / J’ai reçu votre mot. / C’est un peu indécent (?) de m’appeler « monsieur » quand nous nous connaissons depuis si longtemps. / Cordialement à vous, / P. Léautaud. D’autre part, il est certain qu’Anacréon a acheté plus d’une toile, plus d’un dessin à l’instigation de Vanderpyl. Très proche de nombreux peintres depuis la première décennie du XXe siècle, celui-ci a en effet servi, pendant environ un demi-siècle, d’intermédiaire entre marchands, collectionneurs et artistes. Le Haguenois n’est donc pas totalement étranger au fait que des œuvres d’Auguste Chabaud, de Maurice de Vlaminck, du Catalan Manolo et d’autres artistes se trouvent de nos jours accrochées aux murs du musée d’art moderne de Granville ou conservées dans ses réserves[20].

     

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     La maison de Richard Anacréon à Saint-Jean-le-Thomas

     

    Rue de Seine : de la baie du Mont-Saint-Michel au Quartier Latin

     

    C’est au bord de l’océan, à Saint-Jean-le-Thomas (baie du Mont-Saint-Michel), que Gérard fait la connaissance de Richard Anacréon. À certaines périodes de l’année, ce dernier y occupe une demeure avec son compagnon, André Lecomte (1907-1982), à deux pas de la maison où s’est établie la famille Conoir. Le papa est boulanger. Après avoir fait office de mécanicien et de vacher, Gérard, qui a quitté l’école sans même le certificat d’études, effectue des travaux de jardinage dans plusieurs propriétés du village dont celle d’Anacréon. « Je jouais du râteau et de la binette sans me soucier du petit homme à l’œil vif, nez en bec d’aigle, flanqué de sa chienne, qui venait de temps à autre me voir travailler. Il n’obtenait que des monosyllabes en réponse à ses tentatives de dialogue. Comment aurais-je pu bavarder avec un libraire parisien, personnage lointain et mythique à mes yeux, même si j’ignorais qu’il portait le nom d’un poète grec antique ? »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonC’est grâce à des numéros de L’Illustration, découverts dans le grenier d’une autre habitation, que Conoir a découvert peu avant l’existence des arts plastiques : « S’ouvrait à moi un monde nouveau qui me touchait profondément : la peinture et la sculpture des musées, évoquées dans quelques-uns des articles. N’ayant jamais eu l’occasion de voir des tableaux, je n’aurais pu les juger, mais certains m’attiraient plus que d’autres. Armé de ciseaux, je découpai plusieurs de ces reproductions dont la mise en page évoquait aussi des encadrements et les fixai au mur dans ce coin de la salle commune, chez mes parents, qui m’était réservé. Ce furent des portraits d’hommes, au crayon, par Clouet. » Parfois invité à prendre l’apéritif par Richard et André, qui vivent assez ouvertement leur homosexualité, l’adolescent découvre de vraies œuvres accrochées aux murs ; pour la première fois aussi, il entend la voix d’un chanteur d’opéra, celle du ténor Georges Till (1897-1984).

    Georges Thill

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonAnacréon persuade Gérard, pas encore âgé de dix-neuf ans – nous sommes en 1951 –, de ne pas se contenter de consacrer son temps et son existence à des travaux de journalier. Il téléphone à Henri Flammarion (1910-1985). Deux semaines plus tard, Conoir, qui ignore à vrai dire ce qu’est un éditeur, est embauché comme metteur à part au sein de cette célèbre maison parisienne, autrement dit plus ou moins comme magasinier. Il quitte la Normandie contre l’avis de ses parents. Dans la capitale, Richard et André lui achètent de quoi se vêtir car le garçon n’a emporté, dans sa valise, qu’un bleu de travail ! Les bureaux de Flammarion étant situés rue Racine, à une ou deux encablures de L’Originale, la librairie devient le point de ralliement du provincial. Ceci d’autant plus qu’il trouve bientôt, rue de Seine, un studio où se loger. Au cours de ces mêmes mois, il accède à la littérature grâce à une bibliothèque bien fournie que la maison d’édition met à la disposition de ses employés. Il lit du Carco, personnage avec lequel il s’entretient et qui lui offre même l’une de ses œuvres dédicacée et rehaussée d’une caricature de sa main. Dans ce quartier, véritable village d’artistes, le jeune Gérard croise Henry de Montherlant (1895-1972), les Jouhandeau ou encore Blaise Cendrars (1887-1961) en train de faire ses courses… Il lui arrive aussi de rendre visite à Mac Orlan et à sa femme Margueritte Luc (1886-1963) ; l’écrivain l’initie à l’art de fumer la pipe. Un jour, Conoir apporte à Fontenay-aux-Roses un paquet trop lourd pour le frêle Paul Léautaud. La puanteur de la maison du célèbre diariste le dissuade de s’attarder…

    Malheureusement, cet apprentissage de la ville se trouve brutalement interrompu : le Breton est en effet appelé sous les drapeaux. Après avoir fait ses classes, il participe, pendant plus de six mois, à des missions de maintien de l’ordre au Maroc, du côté de Boured. Blessé à la jambe lors d’une embuscade, il est hospitalisé à Fez puis dans l’Hexagone avant d’être libéré de ses obligations militaires. Ce sont ses amis parisiens qui l’accueillent à son retour de convalescence. D’ailleurs, Anacréon va lui proposer de dorénavant travailler pour L’Originale. C’est ainsi que le vacher-jardinier se retrouve bientôt à manier dans la boutique des éditions précieuses ou encore à dresser l’inventaire de la bibliothèque de la milliardaire Florence Gould, dans sa villa La Vigie à Juan-les-Pins où se presse le beau monde.

     

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    La rencontre du sosie de Henri Matisse et celle d’une demoiselle Durand

     

    Auprès des galeristes du Quartier Latin ou encore de Katia Granoff, Gérard a entrepris d’aiguiser son œil. Survient alors un coup de pouce du destin : « Les peintres commençaient à faire partie de ma vie, croyais-je, lorsque Fritz Vanderpyl surgit dans mon univers. » Lors d’une soirée où Anacréon reçoit l’accordéoniste V. Marceau (1902-1990) – un habitué des lieux, ami ou copain de plus ou moins tous les écrivains énumérés ci-dessus –, Conoir se tient debout dans l’assistance. Un homme âgé, « le sosie de Henri Matisse » rapporte-t-il, est assis sur une chaise à côté de lui. À un moment donné, ce chauve à la « barbe carrée impeccablement taillée » lui adresse la parole ; apprenant que son cadet de près de soixante ans n’a pas encore pris le temps de visiter le Louvre, il le traite de « jeune con ». Cependant, à la fin de la même soirée, le « grognard » invite le Breton à passer chez lui le samedi suivant à quatorze heures précises.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonProfitant de cette journée où il ne travaille pas, Gérard se rend pour la première fois au 13, rue Gay-Lussac, l’adresse du couple Vanderpyl pendant plus d’une moitié de siècle. Fritz le conduit au Louvre. Une promenade à laquelle bien d’autres succèderont : « La première visite fut pour les Primitifs Italiens. Suivirent les Primitifs Flamands, la Renaissance, la Peinture Française, Espagnole et ce jusqu’à épuisement de toutes les salles. Semaine après semaine il se fit mon mentor. […] Après le Louvre, ce furent d’autres musées. […] Il émaillait ses causeries d’anecdotes qui faisaient de ces créateurs des êtres de chair ressemblant à ceux que je côtoyais rue de Seine. » L’élégant critique de quatre-vingts ans accorde toujours le même soin à sa toilette : nœud papillon, gants, guêtres blanches, canne à pommeau d’argent… Selon Conoir, Fritz n’était pas du tout un homme disgracieux, au contraire de ce qu’il a pu avancer dans certains de ses écrits. Par exemple, dans son Mémorial sans dates, mémoires en grande partie inédits rédigés peu après la Seconde Guerre mondiale, il prétend qu’il était, en 1918, « un des soldats les plus laids de l’armée française (honneur que je partageais avec Paul Léautaud) ». Il faut dire qu’à l’époque, Vanderpyl, avec ses « airs de sanglier[21] », le visage dévoré par une barbe hirsute, était presque aussi large que grand.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonMalgré les générations qui les séparent, malgré le côté « brut de décoffrage » du Batave naturalisé français fin janvier 1915, Fritz et Gérard s’apprécient et vont se revoir pour ainsi dire chaque semaine, jusqu’au printemps 1960[22]. Bien que n’appréciant plus guère l’opéra[23], le premier a pu faire part de ses goûts de mélomane au second qui met justement à profit sa période parisienne pour acquérir, outre un robuste bagage pictural, une solide culture musicale et devenir un amateur d’art lyrique. Peu à peu, Vanderpyl se livre et évoque son passé tout en continuant d’« initier » son protégé. « C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier[24] », reconnaît Conoir, lequel se familiarise alors comme jamais avec le troisième art sans savoir qu’il ouvrira un jour, avec Luce Durand (1932-2018), sa future épouse, elle aussi d’origine bretonne, plusieurs galeries. C’est d’ailleurs dans ce milieu que celle-ci, passionnée par l’anglais et les arts décoratifs, travaille lorsque les jeunes gens font connaissance. Sortant sans doute de L’Originale ou s’y rendant, Gérard est appelé à la rescousse, à deux pas de là – au numéro 30 de la rue de Seine qui abritait la galerie Barreiro-Stiébel –, par deux sœurs en pleine discussion : Luce, qui occupait alors un emploi d’assistante dans ce lieu, ne se satisfait pas de son nez qu’elle souhaite soumettre à une opération esthétique. Elle sollicite l’avis de ce jeune homme qui vient à passer, lequel milite plutôt pour qu’elle ne touche pas à cet appendice. Comme on lui avait offert deux billets pour aller voir Les Enfants du paradis, Gérard s’empresse d’inviter Luce et son nez au cinéma. La légende familiale veut qu’à la sortie de la séance, il ait fait sa demande en mariage. Après une attente de deux ou trois semaines, un « oui » vint consacrer cette « rencontre amoureuse fulgurante ». Les formalités civiles une fois remplies à la mairie du VIe arrondissement de Paris, les tourtereaux se marient en septembre 1959 dans la petite église de Saint-Jean-le-Thomas. Ils passeront soixante ans ensemble.

    Fritz a donc chaperonné Conoir en lui faisant découvrir maintes œuvres et maints artistes. À l’époque, il était probablement difficile de trouver plus grand connaisseur que le bougon poète. N’avait-t-il pas été guide indépendant au Louvre pendant plus d’une dizaine d’années ? N’avait-il pas publié, en 1913, Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes puis, en 1931, Peintres de mon époque ? N’avait-il pas écrit, pendant un quart de siècle si ce n’est plus, dans une pléiade de périodiques, sur la peinture contemporaine comme sur celle du passé ? Enfin, n’avait-il pas côtoyé, depuis la première décennie du XXe siècle, tous les artistes en vue et visité l’atelier de centaines de plasticiens[25] ? Toutefois, il convient de reconnaître qu’indépendamment de ce maître, le jeune homme cultivait depuis un certain temps, et plutôt secrètement, un réel intérêt pour le dessin et la peinture. Il a en effet réalisé, au cours de ces mêmes années cinquante, « des peintures à l’huile de nature cubiste ». Les techniques liées à l’encre l’attiraient également. Par la suite, à l’instar de ses deux grands mentors, Gérard va se faire peu à peu collectionneur. C’est à Gen Paul qu’il achète sa première œuvre, un jour où il lui rend visite dans son atelier. Alors qu’il est de passage dans celui de feu André Derain, la veuve de l’artiste le laisse repartir avec « quatre dessins et une peinture au trait », pour le prix d’un seul !

     

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    Gérard Conoir & Luce Durand (vers 1959)

     

    Le 13, rue Gay-Lussac

     

    S’il a fallu à Gérard un solide estomac pour digérer tout le savoir que lui transmettait l’intarissable Vanderpyl, sa persévérance se trouvait largement récompensée à la table de l’ancien critique culinaire. À Paris, au milieu et à la fin des années cinquante, raconte-t-il, le dîner quasi hebdomadaire chez « le gourmet et gourmand », « le grand mangeur et buveur » Fritz, répondait à un rituel : c’est le maître des lieux qui cuisinait, presque toujours la même délicieuse recette de rognons de veau : « simplicité raffinée de la table, longs récits de Vander – ainsi le surnommait-on –, souvent ponctués du rituel : ‘‘Tu ne sais pas cela, tu es un con’’, maintenant énoncé avec affection ». Tant qu’il s’active aux casseroles, l’hôte interdit l’accès de la cuisine à quiconque, y compris à sa femme Hermine (1872-1966), née Augé. Celle-ci, aimable et souriante, le laisse passer à table avec les invités, préférant en général, pour sa part, vaquer à ses occupations dans son petit bureau situé côté rue – jusqu’à un âge très avancé, elle de fait a tenu à donner des cours de phonétique à des Anglo-Saxons. Dans Le Scribe qui venait de la mer, Conoir la décrit à travers la plume de Luce : « Hermine portait fort légèrement ses quatre-vingts ans. Elle affirmait être la conséquence du retour du combattant en 1871. Trotte-menu habillée d’une robe noire à col de dentelle blanche, elle tirait ses cheveux gris en un petit chignon strict. Excellente angliciste, elle donnait encore quelques cours à l’Institut Britannique. Cette Arlésienne exilée me prit sous son aile […]. Hermine parvenait parfois à se raconter. J’appris donc qu’en 1889, à l’âge de dix-sept ans, elle avait quitté seule sa Provence pour partir à Londres comme jeune-fille au pair. Cette date m’étourdissait. Rentrée en France, elle ‘‘acheta’’ une école et épousa le journaliste Fritz Vanderpyl[26]. À ce point du récit, ce dernier reprenait la parole pour ne plus la lâcher. Mais quel régal ! »

    Fritz & Hermine, vers 1960

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonAprès avoir fréquenté la rue Gay-Lussac en célibataire, Conoir, en 1959, présente sa conquête au vieux galant et à sa femme : « Fritz Vanderpyl et Hermine nous accueillirent ensemble avec la gentillesse des grands-parents. Une fois par semaine nous allions dans l’appartement feutré écouter Vander parler d’Apollinaire et des autres. Luce découvrait comme des personnages de chair et d’os ceux dont elle avait étudié abstraitement les œuvres. Quelquefois, la bonne chère et l’atmosphère douillette lui fermaient les yeux. Elle chaussait aussitôt ses lunettes teintées pour cacher sa honte. » Les deux couples ont pu évoquer Fontaine-de-Vaucluse, site auquel les Vanderpyl étaient attachés et où les jeunes mariés, peut-être à leur instigation, ont effectué, au printemps 1960, leur « première échappée » loin de Paris. Le quatuor y aurait-il partagé un bon repas au restaurant de La Colonne du chef A. Panza[27] ? Même s’ils ne vont pas se fréquenter très longtemps, Luce et Fritz s’entendent tout de suite très bien. Lui aime plaisanter avec elle des goûts « incompréhensibles » de son mari pour les artistes abstraits : « Votre mari n’y connaît rien en peinture ! » Le vieil érudit engueule Conoir lorsqu’il apprend que ce dernier montre un certain intérêt pour les œuvres non-figuratives qu’expose l’une ou l’autre des galeries de la rue de Seine : « Il n’y a que des Juifs là-bas ! » L’ancien légionnaire estimait « décadentes » les créations d’un Chagall (1887-1885), celles d’un Soutine (1893-1943). Malgré l’antisémitisme de Vanderpyl, il ne faut en aucun cas rapprocher ses conceptions esthétiques de l’Entartete Kunst[28].

    13, rue Gay-Lussac, appartement du 2e étage

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLa rue Gay-Lussac offrait à Gérard, en plus des dîners hebdomadaires rognonesques, « les lundis de Vanderpyl ». Ce dernier, homme généreux et très disert, recevait en effet artistes et poètes le plus souvent possible le lundi soir, tradition qui remontait au moins au début de l’année 1905, en pleine époque de dèche ! et que le critique gastronomique a maintenue jusqu’au tout début des années soixante. Conoir n’a pas oublié ces réunions au cours desquelles Fritz prenait la parole « devant un auditoire admiratif de peintres et de poètes. Il glosait. Sa femme interrompait parfois la péroraison pour servir du café et repartait silencieusement ». À l’instar de leur protégé, il arrivait à Anacréon de se rendre rue Gay-Lussac. Lui et Conoir figurent sur une liste établie en 1958 par leur hôte à côté d’autres invités : les artistes Maurice de Vlaminck, Robert Lotiron (1886-1966), Ferdinand Desnos (1901-1958), André La Vernède (1899-1971), Pierre Jouffroy (1912-2000) et bien d’autres… Le dimanche 20 juin 2021, lorsque je l’ai rencontré chez lui en Provence, le peintre Jean-Marie Fage (1925-2024) a également évoqué ces lundis au cours desquels il a fait connaissance avec des dizaines de visiteurs dont, justement, Gérard Conoir. Durant plusieurs décennies du XXe siècle, une grande partie de ce que Paris a compté d’artistes et de poètes renommés, français comme étrangers, est passée, un lundi ou un autre, sous le toit, sous les toits de Fritz.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonConoir se souvient encore du salon-bureau de Fritz auquel tentures, « meubles Louis XIII puissants, étains et poteries de Delft » conféraient un cachet ancien et feutré, salon que le jeune Fage a d’ailleurs peint (ci-contre)[29]. Vanderpyl y prenait place dans un fauteuil derrière lequel était accroché son puissant portrait au chapeau jaune et à la pipe réalisé par l’ami Vlaminck en 1918. Occasion pour le vieil homme de raconter qu’il avait été « l’un des premiers défenseurs des Fauves » et de revenir sur l’évolution et la dislocation de cette mouvance picturale. Autre œuvre magnifique de ce lieu : un oiseau sculpté par François Pompon (1855-1933). Gérard se rappelle aussi avoir vu un jour le maître des lieux faire un peu de rangement dans le tiroir trop plein de sa table d’écriture. Des lettres s’en échappèrent. « Les ramassant, il bougonna qu’il serait temps qu’il range cette correspondance d’Apollinaire ! Grace à cet incident, il revécut pour moi l’éclosion du cubisme et les joutes qui s’ensuivirent. » Où sont passées les lettres en question ? On sait que les deux poètes et gastronomes en ont échangées. Vanderpyl ne les a jamais, semble-t-il, vendues à Richard Anacréon.

    Paul Fort

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonPar l’intermédiaire de Fritz – « homme pas facile » mais « au grand cœur » –, Gérard rencontre donc maints artistes plus ou moins confirmés dont F. Desnos, ainsi qu’il en est fait mention plus haut. Un jour, ils vont voir dans un musée nombre de peintures de ce cousin du poète Robert Desnos (1900-1945). D’ailleurs, Conoir a conservé jusqu’à la fin de sa vie un petit tableau de Ferdinand, cadeau que ce dernier lui fit chez « Vander » pour le remercier de lui avoir offert, peu avant, une ou deux cartouches de troupes, ces cigarettes « infâmes » que l’artiste démuni appréciait. Tout comme les Vanderpyl, le peintre naïf a habité avec sa femme rue Gay-Lussac ; ce sont d’ailleurs les premiers qui ont trouvé aux seconds une place de concierges tout près de chez eux. Autre voisin en même temps que vieil ami de Fritz : le Prince des Poètes, Paul Fort (1872-1960)[30], que Gérard avait déjà vu à L’Originale et auquel il rendit visite un jour pour lui faire dédicacer L’Or suivi de Ruggieri. Chroniques de France : « À Gérard Conoir / ce qui nous manque le plus : l’Or, / toutefois je lui sors de mon escarcelle celui-ci – d’Or – ». Marie Dormoy (1886-1974), maîtresse de Léautaud à la forte et marquante personnalité, fait également partie des personnes que le futur galeriste se souvient avoir rencontrées au cours des années où il commerçait avec Fritz.

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    Tableau de F. Desnos offert à G. Conoir

     

    Galeristes à Montauban

     

    Neuf ans après l’arrivée du Breton rue de Seine, les Conoir, qui aspirent à quitter la métropole et Billancourt pour vivre plus près de la nature, partent en 1960 à bord de leur 2CV afin de s’établir dans les environs de Montauban où ils élèveront bientôt leurs deux enfants, Yvan et Ann. Le directeur des éditions et de la librairie Privat a invité Gérard, en fonction chez Vuibert depuis qu’Anacréon et Lecomte avaient pris leur retraite, à venir travailler pour lui à Toulouse. Tandis que Luce, titulaire d’une simple licence, est devenue professeur d’anglais et de dessin dans un collège de la préfecture du département de Tarn-et-Garonne – elle enseignera par la suite également au musée Ingres –, Gérard fonde en 1964, avec l’aide de son beau-frère, dans un ancien garage station-service de cette même ville, une librairie, Le Scribe – clin d’œil au « petit secrétaire pharaonique du Louvre ! », où il ajoute à son activité celle de galeriste ; inauguré une quinzaine d’années plus tard, le jour de la Saint-Apollinaire, un deuxième Scribe suivra dans des locaux plus spacieux du même faubourg Lacapelle où un grand rayon de disques se maintiendra plus d’une décennie. Bien plus tard, une fois la librairie-galerie vendue après environ trente ans d’existence, les époux Conoir persisteront à vouloir partager leur passion. Il faut que le Scribe, sans les livres, renaisse coûte que coûte de ses cendres. Aussi créent-ils, avec deux amis, Le Sphinx dans un village des environs ; contraint de quitter les lieux en question, ils font leur retour à Montauban, pour continuer cette aventure. Ils animeront cette galerie jusqu’en 2015.

    Vanderpyl, par F. Desnos

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLe Haguenois ne vivra pas assez longtemps pour reprocher plus avant à Gérard son attrait pour des courants artistiques que lui-même, tout comme d’ailleurs Anacréon, combattait : « Le centre de ses passions [de Gérard] est toujours resté l’art contemporain, expose Jean Suzanne, et dans les deux galeries créées à Montauban ainsi qu’à Laville-Dieu-du-Temple, il a présenté et défendu avec exigence l’abstraction française, entre nuagistes comme Benrath, et l’abstraction lyrique comme Claude Georges, Claude Viseux, Serpan… Gérard et Luce Conoir, indissociables dans leurs choix, se passionnent pour ce créneau artistique peu développé en France et occulté par les courants artistiques d’outre-Atlantique. » Pour le couple, « l’évidence de la peinture pure indépendante de tout sujet » éclatera lors de la visite qu’ils firent d’une exposition Vermeer aux Pays-Bas, en 1966, à la Mauritshuis en compagnie de leurs enfants. Leur approche ne les empêchera pas d’exposer un coloriste exubérant et figuratif comme Guy Charon (1927-2021). Toutefois, « les souvenirs d’Anacréon et de Vanderpyl, ou de la Galerie Stiébel pour Luce », semblent toujours plus lointains à mesure que le couple, au fil des années soixante-dix, maintient le cap de l’abstraction, exposant par exemple Xavier Krebs (1923-2013) – homme aussi colérique que Vanderpyl – ou encore les blancs de Jean-Jacques Saignes (1932-2016).

    Luce & Gérard dans leur galerie (2011)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonDécédé le 30 janvier 2023, Gérard Conoir aura, avec son épouse Luce, réalisé leur rêve né au contact du Granvillais et du Haguenois : avoir une librairie-galerie à eux. Entre 1965 et 2015, les deux éternels amoureux ont organisé plus de 300 expositions dont une consacrée à l’artiste local sans doute le plus célèbre, avec Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), à savoir Antoine Bourdelle (1861-1929). Bourdelle, Fritz l’a côtoyé à plusieurs reprises, avant la Grande Guerre, par exemple « autour du buffet » du Salon des Indépendants de 1913. De ce sculpteur, écrit-il en néerlandais dans son Journal au début de 1904, il a vu en décembre de l’année précédente, dans les locaux de la revue La Plume, une tête de Beethoven. Et il possédait de lui, depuis 1914, grâce à son ami Guy-Charles Cros, le buste de René, frère de ce dernier, réalisé en 1898 sur le lit de mort de ce fils du poète et inventeur Charles Cros (1842-1888). Sa correspondance recèle une lettre du 26 février 1931 de la veuve du sculpteur qui se dit « très touchée par le bel article que vous avez écrit sur l’exposition de mon mari »[31].

    Si Vanderpyl a bien mis l’étrier à son jeune ami, il n’aurait sans doute guère cautionné la plupart des manifestations montalbanaises en question, dont la première – heureusement, des œuvres contemporaines figuratives ! – eu lieu la même année que son décès. Il ne faut pas croire que Fritz rejetait en bloc l’art moderne ; tout simplement, le non-figuratif poussé trop loin ne pouvait le convaincre : il le rangeait le plus souvent dans le domaine relevant de la pure décoration. Ainsi de bien des œuvres d’un Henri Matisse[32] (1869-1954) ou d’un Dufy. Il n’a pas moins été un incitateur pour le couple Conoir-Durand en devenir, de même qu’il a joué un rôle de catalyseur pour bien des peintres en leur ouvrant la cimaise de galeries, en leur permettant d’exposer dans un des grands Salons parisiens ou en suivant d’un œil à la fois critique et bienveillant leur travail. L’un d’eux, Jean du Marboré (1896-1933), dans une lettre non datée – mais on pourrait en citer bien d’autres en puisant dans les innombrables courriers que Fritz a reçus –, lui écrit par exemple : « … Je vous aime tant et respecte tant, car vos actes sont toujours mus par un idéal, et dans les ‘‘milieux artistiques’’ c’est souvent le contraire. »

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    Gérard Conoir en 2022 (photo Camille Rouquet)

     

    De quelques mystifications

     

    En 1964, le couple Vanderpyl est trop âgé pour demeurer à Paris. Fritz n’a plus totalement conscience de ce qu’il fait. Ainsi se rend-il à la boulangerie du coin en payant sa baguette avec un louis d’or ! L’honnête boulangère prévient des neveux d’Hermine. Ceux-ci montent du Vaucluse en voiture pour rapatrier en urgence la nonagénaire et son mari octogénaire dans le petit village de Lagnes[33] où ils vont finir leurs jours, lui un an avant elle. Pour la famille, ce voyage du retour en 403 demeure un épisode épique. Tout au long du trajet, Fritz n’a cessé de déclamer l’un de ses poèmes, toujours le même :

     

    Dans l’ombre provinciale où dort Saint-Séverin

    une fille de Paris m’a pris pour un marin.

    Serait-ce dans mes yeux qu’elle aurait lu des lames ?

    Le soldat Vanderpyl se trouvait là, tout âme...

     

    De surcroît, quand la compagnie s’arrête pour déjeuner quelque part le long de la Nationale 7, le gastronome fait un scandale car, dans l’établissement où l’on s’est attablés, on ne sert pas d’entremets ! Une anecdote qui remet en mémoire une lettre de l’artiste Sonia Lewitska (1880-1937), écrite un demi-siècle plus tôt, pendant la Grande Guerre : « Cher Vanderpyl, je trouve dégoûtant de ta part de dire que tu ne veux pas dîner chez nous car ‘‘C’est mal servi’’. Comment, c’est mal servi ! Tu n’as donc pas vu les salières que j’ai achetées 4 sous (…) » Posant à contrecœur le pied dans le Vaucluse, le vieillard, resté en partie un homme du XIXe siècle bien qu’il se soit mêlé aux avant-gardes, demande un fiacre pour rentrer à Paris !

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonComme d’autres amis des Vanderpyl, Conoir n’apprend leur départ de la capitale qu’après coup. Un jour, un Fritz très affaibli lui téléphone pour lui annoncer qu’il ne vit plus rue Gay-Lussac. Ce sera le dernier signe de vie. La mémoire du poète et critique – qui avait grandement impressionné son interlocuteur – n’est plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Au début du XXe siècle, durant la bonne dizaine d’années qu’il avait passée à jouer au cicérone pour des voyageurs étrangers, aussi bien au Louvre que dans d’autres contrées françaises et européennes, il s’en était remis à elle pour guider ces derniers alors même qu’il ne maîtrisait pas forcément son sujet. Bien souvent, en effet, il se documentait au dernier moment et ressortait ces connaissances tout juste acquises de façon à en imposer à ses clients qu’il appelle d’ailleurs, dans ses écrits, « mes victimes ». Quelques passages cocasses du Guide égaré (1939), son roman autobiographique, rapportent de telles scènes. En la matière, Gérard n’est pas en reste. Il raconte que Fritz faisait merveille dans son rôle de guide et que « son sourire s’épanouissait lorsqu’il me racontait qu’il avait accompagné, dans leur tour des châteaux de la Loire, un grand-père milliardaire et ses deux petites-filles en voyage sur le continent. Installé dans la luxueuse chambre d’hôtel qui lui était allouée à l’étape, Vanderpyl travaillait une partie de la nuit à dévorer les guides touristiques. Au lendemain, il semblait avoir visité déjà cent fois le château dont il présentait l’architecture et l’histoire… » Relevons que Fritz n’était pas tendre avec les touristes américains qu’il considérait, pour la plupart, et non sans exagérer comme à son habitude, comme des êtres bien peu cultivés : « Ce qui me fait un immense plaisir, enfonce-t-il le clou dans son Journal le 7 septembre 1914, c’est que tous ceux des Yankees qui se sont baladés avec moi en Europe ont eu des expériences inattendues. Une fois, c’est des maladies étranges ; une autre fois, c’est leur fille qui s’amourache de moi à un tel point que je n’ai qu’à dire un mot pour la garder ; puis c’est une influence pathétique de ma part sur leur femme au point qu’ils ne savent plus où se tourner et qu’ils s’enfuient ; ou c’est la guerre, ou c’est la débâcle financière, ou c’est la destruction de San Francisco, ou c’est le naufrage du Transatlantique sur lesquels ils avaient pris les prochains passages… […] à chacun de ces fous curieux, il est toujours arrivé quelque chose sauf à ceux qui ont été exceptionnellement bons pour moi. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonIl est amusant de voir qu’à bien des années de distance, et malgré des conceptions esthétiques aux antipodes les unes des autres, Gérard et Fritz se sont finalement rejoints dans le même esprit d’honnêteté et de simplicité, sans oublier une identique fibre ludique qui ne revêtait pas moins un grand sérieux, pour ne pas dire une grande gravité. En 1931, dans Peintres de mon époque, Vanderpyl présente une suite d’essais sur quinze peintres majeurs : il les a tous vus, en chair et en os, émerger et s’affirmer, de Kisling à Rouault en passant par Dufy et Picasso. Mais il y en a un seizième, un illustre inconnu qui s’appelle tout bonnement Jean… Jean Durand[34], né en 1904. Son neveu par alliance – nous dit le critique d’art –, un garçon originaire de ce Comtat Venaissin où lui-même aime passer ses vacances auprès de la famille de son épouse. Ce Jean Durand, comprend-on bien vite, est un personnage fictif, lequel permet à Fritz d’exposer son point de vue sur le marché de l’art en critiquant l’augmentation sans frein du nombre de gens qui se disent et se veulent peintres dans le Paris des premières décennies du XXe siècle. Une forme de mystification, si l’on veut, ce chapitre[35].

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonOr, n’est-ce pas ce à quoi Gérard Conoir va se livrer pendant quelques décennies, avec grand sérieux pour ne pas dire avec une grande gravité – du moins dans le secret, secret bien gardé par ses proches – en exposant à plusieurs reprises sur ses cimaises des travaux de l’invisible Maxime Kiémalov – artiste russe né en 1905, détenu à une époque dans les geôles staliniennes – puis ceux d’Alberto Carli, admirateur vénitien du compositeur Arvo Pärt ? Autant d’œuvres qui sont en réalité les siennes, ainsi que va le révéler l’exposition posthume « Hommage à Gérard Conoir » organisée en novembre 2023 à la galerie Blandine-Roques, dans sa ville d’adoption où il a laissé une vive empreinte chez les amateurs de peinture. Le Scribe qui venait de la mer narre l’existence du premier de ces deux peintres qui n’ont jamais existé. Ainsi, dans ces pages, le dissident soviétique imaginaire confie-t-il à Gérard, pour son tout premier vernissage à Montauban, ses tableaux qui furent présentés au public en l’absence de l’artiste. « Nos visiteurs, habitués à rencontrer le peintre, le cherchaient dans l’assemblée. […]  La critique salua avec enthousiasme l’œuvre restée longtemps secrète et le succès des ventes conforta le solitaire resté dans ses bois. À plusieurs reprises, j’inclus tableaux ou collages dans des accrochages de groupe, mais Kiémalov ne se montra pas. Luce ne le vit jamais. » On ne peut s’empêcher de songer à Jusep Torres Campalans, cet artiste catalan contemporain de Vanderpyl, inventé de toutes pièces par l’écrivain d’expression espagnole Max Aub (1903-1972)[36].

    Une œuvre d’A. Carli

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonPrès de soixante ans après son dernier entretien avec le Hollando-provençal Vanderpyl, le Breton-occitan Conoir parlait toujours avec une grande affection de ce vieil ami plus qu’original, auprès duquel il avait fait ses premiers vrais pas dans le monde de l’art. À son tour, nous dit-il, il a éprouvé le plaisir de passer en quelque sorte le flambeau en faisant entrer le premier compagnon de sa fille Ann dans l’univers des plasticiens, ce garçon étant « le nouveau maillon de la chaîne qui me reliait à L’Originale et au cher vieux Fritz Vanderpyl ». Si ce dernier avait élevé certaines digues esthétiques au bord de la Seine, a-t-il pu, posthumément, en vouloir à Gérard d’avoir provoqué quelques crues, non du Tarn, mais de l’art abstrait à Montauban ? On ne veut pas le croire.

     

    Daniel CUNIN

     

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    Quelques œuvres de Gérard Conoir… ou de Kiémalov ?

     

    [1] L’idée de cet article est née à la suite de mes entretiens téléphoniques avec Gérard Conoir (26 mars et 1er avril 2022). Quelques autres données – par exemple la citation qui suit directement cette première note – proviennent de l’hommage que le sculpteur Jean Suzanne a rendu à son ami : « Montauban. Le galeriste Gérard Conoir s’en est allé », La Dépêche du midi, 3 mars 2023. Je me suis aussi reporté au texte écrit par Yvan et Ann Conoir (les deux enfants de Gérard et Luce) à l’occasion de l’exposition « Hommage à Gérard Conoir », organisée à la galerie Blandine-Roques de Montauban en novembre 2023. Enfin, je remercie Yvan Conoir de m’avoir fourni certaines précisions ainsi que maints documents. En particulier le récit que sa mère a écrit sur la vie de son père – le « je » du texte – à la fin du siècle dernier : Luce G. Conoir, Le Scribe qui venait de la mer, non publié. Les plus longues citations sont tirées de ces pages biographiques.

    [2] Né à La Haye, Vanderpyl a vécu dans cette ville jusqu’à son arrivée à Paris en septembre 1899. Il n’a jamais quitté la capitale française si ce n’est pour se rendre en vacances dans le Midi et effectuer nombre de voyages (la plupart des départements français dont l’Algérie, mais aussi Londres, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse…) et enfin pour passer les derniers mois de sa vie dans une petite commune du Vaucluse.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[3] Gérard Conoir a sympathisé avec Carco. Vanderpyl connaissait assez bien cet auteur ainsi que ses écrits qui témoignent, selon lui, d’un certain talent. Mais il n’appréciait guère le bonhomme : dans son Journal (date non précisée), il le traite d’« horrible voyou ».

    [4] Pierre Mac Orlan faisait lui aussi partie des connaissances de Fritz. Les deux hommes passent par exemple du temps ensemble à Paris le 20 août 1920. Sans doute se sont-ils aussi vus trente ans plus tard, le vendredi 17 février 1950, à l’occasion d’un hommage rendu à Maurice de Vlaminck lors de l’une des soirées poétiques du Roméo et Juliette, 9 rue Quentin-Bauchart, au cours de laquelle l’auteur du Quai des Brumes devait prendre la parole ainsi que Carco, Dorgelès, Salmon, Maurice Delamain, Genevoix, Queneau, Marcel Sauvage et Lucienne Delforge. Fritz était convié à cet évènement.

    [5] Uniquement deux allusions à Marcel Aymé dans le Journal de Vanderpyl, ceci en octobre 1949 : Fritz lit le livre dont tout le monde parle, à savoir Le Confort intellectuel. Cet essai lui rappelle Le Neveu de Rameau (« une imitation » ?), mais en plus littéraire.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[6] Vanderpyl et Reverdy figurent au sommaire du numéro de janvier 1917 de la revue Sic et, à côté d’Apollinaire, d’André Breton, de Philippe Soupault ou encore de Max Jacob, de celui des numéros 6-7 (août-septembre 1917) de la revue Nord-Sud. À ce poète, qu’il cite dans ses mémoires, Fritz emprunte l’épigraphe du premier chapitre de ceux-ci : « Qui ne rayonne pas, qui ne se projette pas dans les autres n’est pas. » Les deux hommes ont eu l’occasion de se croiser, par exemple le dimanche 26 novembre 1916 ; Fritz avait reçu une invitation pour assister à une performance d’avant-garde « Lyre et Palette » de la salle Huyghens à laquelle participaient Apollinaire, Cendrars, Cocteau, Max Jacob, André Salmon et donc Reverdy.

    [7] « Fameux article de L.-P. Fargue (dans Paris) sur la liberté de s’exprimer. J’ai horreur de ce bonhomme cabotin et vaniteux. Mais quel papier ! » (F. Vanderpyl, Journal, 19 février 1946). Il ne lui emprunte pas moins une citation en guise d’épigraphe au chapitre X de ses mémoires : « Nous entrons dans une ère d’arrivisme forcené, dans un caviar pressé d’individualismes qui se prennent pour des forces collectives, dans un tunnel où le cerveau, devenu fou, se croit Dieu ! »

    Utrillo, par S. Valadon (1921)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[8] Vanderpyl a côtoyé à bien des reprises les peintres Utrillo (il passe par exemple l’après-midi du 11 mars 1951 cher lui) et Derain (dès l’époque du bistrot du père Azon et probablement cinquante ans plus tard à la librairie L’Originale). Il goûtait le travail des deux et admirait même celui du second. Il a consacré à chacun un chapitre de son ouvrage Peintres de mon époque (1931). À propos du premier, il écrit dans son Journal le 18 décembre 1949 : « Un nommé Bauër qui signe Guermantes a été en visite chez Utrillo : le pauvre ne savait pas se reculotter en sortant des cabinets au cours d’un déjeuner auquel j’assistais en 1943 ! Il est emmerdé par les journalistes, emmerdé par l’horrible mercante Pétridès, emmerdé par sa ridicule épouse née Pauwels, par ses domestiques et infirmières… Quel sort, celui de ce pauvre imagier qui n’est point aussi grand peintre qu’on le croit, mais habile plus qu’on le sache, un brave petit voyou parisien béatifiable. » Vanderpyl pose pour le second en avril 1914 : « Derain (André) depuis quelque temps a entrepris mon portrait. Tous ces peintres veulent me peindre, me sculpter, etc. Les résultats sont toujours mauvais. Ma gueule, dit Hermine, est trop grande pour eux. Depuis huit jours, Derain ne me fait plus poser. Cela a commencé par un lapin… puis il ne fait plus rien entendre, ni de lui, ni de sa peinture. Bizarre. » (25 avril 1914). Il semble que ce portrait ait été terminé en mai. D’ailleurs, Vanderpyl évoque ces séances de pose dans le poème « En posant… », qu’il dédie initialement au peintre : Je pose pour le visage heureux : / le peintre a les yeux sur la toile, / je le vois mélanger du bleu et du blanc : me met-il de célestes voiles ?

    Lettre de Colette à Vanderpyl

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[9] Une lettre de Colette, non datée (vers 1920-1921) et adressée à Madame/Monsieur Vanderpyl, figure dans les « archives Vanderpyl » : le refus d’un des contes de ce dernier pour la rubrique les « Mille et un Matins » du quotidien Le Matin. Dans ces mêmes archives, on trouve une signature autographe de Colette qui figure sur sa préface à « Peintures-Sculptures et Dessins de Bêtes », exposition organisée en février 1927 à la galerie Briant-Robert, 7 rue d’Argenteuil, Paris. Fin 1924, Vanderpyl a fait parvenir à Colette – qu’il n’a fait que croiser en quelques occasions et de laquelle il n’a jamais été proche – le texte de l’un de ses romans en espérant qu’elle puisse lui trouver un éditeur. Sans succès. Habitué à émettre des avis tranchés sur tout le monde, le Parisien d’adoption écrit dans son Journal (le 28 novembre 1956), non sans faire allusion à son excommunication des milieux littéraires : « On ne parle encore que de Colette, sans jamais citer Willy, son instituteur : sans lui, elle n’aurait peut-être jamais écrit que des fadaises, ces fadaises qui se trouvent au fond de tous ses bouquins sauf les tout premiers qu’elle composait sous la haute direction de son mari, son premier mari, bien entendu : c’était une grue intéressée, une gousse, intéressée aussi ; une cabotine non moins intéressée : seul Salmon dans le deuxième volume de ses Mémoires (où il a supprimé mon nom, même là où il s’imposait formellement), seul Salmon en passant promet des révélations à ce sujet dans un prochain tome de souvenirs. Je ne lui en veux pas de m’avoir vidé : il n’y est pour rien et doit obéir aux sommations d’Israël à travers Paulhan et autres honnêtes gens. » Dans ses Souvenirs sans fin (1903-1940), Salmon a intitulé un chapitre « Ici, Colette ».

    [10] Paul Valéry, du moins son Monsieur Teste, n’avait pas non plus l’heur de plaire à Vanderpyl : « Quel abus de mots, de mots, de mots arrangés inusuellement pour dire des vérités premières : Faust, les Évangiles et saint Augustin sont déjà pleins de ces idées sur l’impondérable. Et quelle prétention ! Faut-il que le public distingué soit Kon (sic) pour faire un succès à pareil bavardage de bachelier. » (Journal, 16 novembre 1951) Mais le 15 décembre de la même année, il ne manque pas de relever la citation suivante de feu l’académicien : « Je n’aime pas les Juifs, car ils n’ont pas d’art. Ils ont tout pillé en fait d’architecture, etc… aux races voisines. » Anacréon possédait un exemplaire de Monsieur Teste illustré par l’auteur.

    Un des Nus de la collection Vanderpyl, signé André Favory

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[11] Dans son Journal, Vanderpyl laisse entendre qu’il avait déjà, dans ses jeunes années en Hollande, un cabinet plein de bibelots. Dès qu’il a un toit à Paris, il se met à accumuler reproductions, dessins, gravures et autres objets, dont il dresse à l’occasion des listes… Ainsi, le 28 octobre 1956, il énumère une part des œuvres d’art qui peuplent son intérieur avant de conclure : « Même dans mon cabinet de toilettes, il y a des fleurs, des sculptures, des bibelots, des Nus sur un fond bleu clair. Je n’ai plus ni Derain, ni Raoul Dufy, ni paysages de Vlaminck, ni Friesz, etc… tout cela vendu pour manger pendant l’Occupation ! »

    [12] Voir Daniel Cunin, « Apollinaire, Durand et Dupont », http://flandres-hollande.hautetfort.com/archive/2021/06/04/apollinaire-dupont-durand-6320082.html. Les liens entre les deux hommes méritent un véritable exposé. Dans un passage non daté de son Journal (sans doute vers la fin des années quarante), Vanderpyl mentionne cette aquarelle de 1916 comme étant une « nature morte ». La dédicace de l’auteur d’Alcools pour son ami commence par : « Le pot de fleurs de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève et tout ce qui s’ensuit… »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonIl s’agit probablement d’une allusion à un épisode de la vie amoureuse de Fritz et au pot de réséda qu’il souhaitait offrir à l’une de ses compagnes – un souhait exprimé dans l’un de ses poèmes, justement intitulé « Avril sur la Montagne Sainte-Geneviève » (publié dans Vers et Prose, juin-juillet-août 1908, p. 115, repris dans plusieurs recueils). Le réséda resurgit dans une carte postale que lui adresse son ami le poète Guy-Charles Cros le 17 février 1913. Vanderpyl tenait à avoir en permanence des fleurs autour de lui. Ce n’est pas un hasard si, début 1962, depuis sa résidence de Sanary, André Salmon écrit aux Vanderpyl qui fêtent leurs noces d’or, ces mots qui renvoient aux trois adresses principales où a vécu le poète à Paris : « Je suspens, tel qu’en songe, une branche fleurie de mon amandier au balcon de la rue Gay-Lussac en me souvenant des bouquet printaniers de la rue des Écoles et de la rue Princesse. »

    Manolo, par Picasso (1904)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[13] Vanderpyl a souvent vu Manolo – « qui, dans mon premier roman : Marsden Stanton à Paris, porte le nom de Majados » (Cf. Mémorial sans dates, les mémoires de Vanderpyl) – avant la Grande Guerre, en particulier à la Closerie des Lilas. Le roman Marsden Stanton à Paris a paru en feuilletons, fin 1916, dans le Mercure de France, avant d’être tiré à seulement quelques exemplaires par Grasset, en 1923, sous le titre L’Américain. De Manolo, le critique a également possédé une aquarelle : Rue à Montmartre (1913). Écoutons G. Conoir rapporter une anecdote à propos des deux compères : « Secoué d'un énorme rire, Vanderpyl évoqua un banquet auquel le sculpteur Manolo avait convié ses amis poètes, peintres et sculpteurs accourus de Montparnasse et descendus de Montmartre. La chère était maigre alors. La journée se déroulait souvent avec un pain et une once de saucisson. Survenait un acheteur pour l’un d’entre eux, lequel invitait ses amis, ce que fit Manolo. Le dîner fut somptueux. Au dessert, il avoua qu’il n’avait pas un sou vaillant. Consternation… puis rires. Il promit que, dans l’heure, il pourrait régler l’addition et s’éclipsa. Brandissant à bout de bras les billets indispensables, il revint très vite et s’expliqua. Dans un salon voisin, une assemblée bourgeoise festoyait à l’occasion d’un mariage. Manolo leur avait proposé une tombola : un dessin tracé séance tenante devant son public en serait le gros lot. Il emplit un chapeau de morceaux de papiers numérotés qu’il distribua moyennant finance, agrémentant la quête de facéties et de boniments. Le dessin fut attribué au gagnant. L’argent récolté, Manolo disparut sous les applaudissements. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[14] Abréviation et surnom de Vanderpyl. Avec l’auteur André Salmon ou encore les poètes Paul Fort et Guy-Charles Cros, Vlaminck sera, durant plus d’un demi-siècle, l’un des grands copains de Vanderpyl. Ce dernier a consacré de nombreux articles à cet artiste ainsi que le premier chapitre de Peintres de mon époque. Dans quelques ouvrages de teneur autobiographique de Vlaminck, par exemple Tournant dangereux (1929) et Portrait avant décès (1943), Vanderpyl apparaît, mais plutôt furtivement. Le propriétaire de la mythique Tourillière a illustré de magnifiques bois gravés (ci-contre) le recueil de Fritz intitulé Voyages (1920) et d’un autre bois sa petite anthologie Poèmes 1899-1950 (1950).

    [15] Les « archives Vanderpyl » en possession de ses ayants droit contiennent nombre de lettres pleines d’affection de Berthe aux Vanderpyl. Celle-ci prenait bien plus souvent la plume que son mari, parfois sous sa dictée.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[16] À partir de leur rencontre à Graveson, localité proche du département du Vaucluse, au cours de l’été 1926 (voir « Auguste Chabaud », L’Europe nouvelle, 8 janvier 1927, p. 56-57), les deux hommes vont devenir de francs camarades, s’écrire de temps à autre et se retrouver dès que le critique reviendra en vacances dans le Midi où vit une partie de la famille de son épouse Hermine. À lui aussi, il consacre un chapitre dans Peintres de mon époque. Quant à Chabaud, qui a beaucoup écrit – non sans talent – en plus de peindre et de sculpter, il a dédié des poèmes à Fritz, écrit des vers sur lui et l’a portraituré à plusieurs reprises. L’un de ces portraits, une huile sur carton, est en possession des héritiers du peintre Pierre Jouffroy. Un autre, des héritiers de Jean-Marie Fage. Pour ce qui est des vers, en voici quelques-uns, certes des vers, pourrait-on dire, de mirliton : « Critique d’art et gastronome / Et amateur du sex-appil / Est-il besoin qu’on vous le nomme / C’est le poëte Vanderpyl. // Je sais bien, on écrit appeal / C’est vrai, mais l’on prononce appil. / Ça tombe à pic, ce n’est pas mal / Car ça rime avec Vanderpyl. » Il convient de les resituer dans les années trente, époque où Vanderpyl (on prononce en effet le « y » à la française et non à la néerlandaise) a publié de brèves nouvelles dans des revues érotiques rehaussées de photos de pin-up. Pour les tableaux de Chabaud conservés au musée Anacréon, voir : https://collections.musees-normandie.fr/search/b6c38f8b-fa06-4d7d-8b21-784cb1b140f1.

    Numéro de Sélection contenant un essai de Vanderpyl sur Dufy

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[17] Vanderpyl et Dufy – dont le Hollandais a possédé à une époque au moins quatre œuvres, l’artiste ayant d’ailleurs, à son tour, fait son portrait – se sont souvent côtoyés dans les années vingt du siècle passé, de temps à autre en compagnie d’un autre peintre de qualité, André Favory, lui aussi, comme son confrère, gratifié d’un chapitre dans Peintres de mon époque. Voir par exemple la lettre de Dufy du 7 décembre 1924 à Vanderpyl conservée au musée Anacréon, institution qui possède d’ailleurs un Nu étendu signé Favory. D’après le Journal du Haguenois, le 11 août 1920, Dufy rend visite à Fritz avec Vlaminck ; Raoul lui « apporte un bois – épreuve – d’un livre de Duhamel qu’il illustre ». Le lendemain, le nouveau critique d’art du Petit Parisien passe « l’après-midi chez Raoul Dufy : me donne une toile avec une vague mécanique ! et une belle lithographie ». Un jour, Fritz se rend à l’atelier du peintre avec son ami T.S. Eliot, lequel achète à ce dernier un dessin (lettre en anglais de Vanderpyl à Ezra Pound, 15 décembre 1951 : « Since years and years what I know about Eliot comes to me by the press. Since I went with him in the studio of Raoul Dufy where he bought a charming drauwing, I never saw him anymore. »).

    [18] Autre ami fidèle de Fritz auquel ce dernier réserve également un chapitre dans Peintres de mon époque. Le peintre a illustré le recueil de Fritz intitulé Mon chant de guerre (1917).

    F. Desnos & F. Vanderpyl chez P. Léautaud buvant du champagne (tableau de Desnos)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[19] Pour ce qui est de Paul Léautaud, nous espérons présenter dans le futur une contribution sur ses liens avec Fritz Vanderpyl. Les deux hommes se sont certainement croisés la toute première fois dans les locaux du Mercure de France, avant 1914 ; la première collaboration de Fritz à la revue éponyme date de 1911. Il apparaît pour la première fois dans le célèbre Journal Littéraire à la date du dimanche 17 septembre 1916 : « Dîner et café avec Billy, Mme Faure-Favier, Morisse, Vanderpyl et Dehorne. » Le peintre Ferdinand Desnos, dont il est question un peu plus loin, a laissé des portraits des deux hommes. Il a d’ailleurs immortalisé l’une de leurs rencontres chez Léautaud. Vanderpyl avait rencontré ce peintre encore inconnu dans les bureaux du quotidien auquel il était rattaché : « J’ai connu Desnos entre 1920 et 30. Il fonctionnait à ce moment comme électricien au Petit Parisien, le journal au plus fort tirage d’Europe. Un beau jour, je trouvai dans mon casier de collaborateur du dit quotidien un mot d’un des chefs d’administration chez lequel je me rendis pour savoir de quoi il s’agissait. En entrant dans son bureau, je vis, appuyées sur le parquet et contre les bouts de mur, des toiles non encadrées représentant des paysages. Elles étaient le travail d’un Tourangeau relativement jeune, marié et ayant plusieurs filles. Je m’occupai à le faire admettre au Salon des Indépendants. » (feuille volante non datée dans les « archives Vanderpyl »). À Ivry-sur-Seine, la tombe de Desnos porte, semble-t-il, une épitaphe composée de vers de Vanderpyl.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[20] Relevons au passage que le musée abrite un portrait de l’écrivain André Salmon (ci-contre) réalisé en 1942 par Marie Laurencin, ainsi que d’autres œuvres et documents de cette dernière. Vanderpyl connaissait Marie Laurencin depuis au moins 1909 (le 8 septembre 1909, écrit-il dans son Journal, il dîne chez Apollinaire en présence de la peintre, de Salmon et de quelques autres convives). Même s’il a possédé l’une de ses œuvres, il n’appréciait guère son art qui se résumait, selon lui, à des « chichis ». Il la considérait même comme « la mère Humbert de la peinture », en référence à l’escroc française Thérèse Humbert. Il s’offusque des prix « rembrandtesques » qu’atteignent ses toiles, elle qui l’emmerde et l’énerve de la même façon que Proust peut le faire quand il s’efforce de lire le romancier. Il considérait que la peintre avait été créée plus ou moins de toutes pièces par Apollinaire. Le musée Anacréon détient une carte postale d’Apollinaire à Salmon en date du 21 décembre 1903, l’exemplaire d’Alcools dédicacé à ce dernier, plusieurs lettres et livres du même.

    [21] Louis Vauxcelles, « Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5.

    [22] Une dizaine d’années plus tôt, Vanderpyl avait un autre « protégé », que lui et Hermine ont d’ailleurs hébergé, en la personne de Georges Vergnes (1922-2000), lequel fera carrière comme écrivain en montrant entre autres un réel attrait, ô hasard ! et pour Apollinaire et pour la gastronomie.

    Rose Elsie

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[23] C’est ce qu’il confie à son Journal le 15 septembre 1915. Vanderpyl s’est souvent rendu à l’opéra, en particulier pour accompagner des touristes étrangers qu’il guidait ou encore pour aller écouter sa belle-sœur, la soprano Rose Elsie. Mais au bout d’un certain temps, le milieu lui a inspiré du dégoût.

    [24] Ce que confirme la mention « le petit Gérard Conoir qui débute », autrement dit qui débute dans le monde des arts (Journal de Vanderpyl, 11 novembre 1956).

    [25] Le galeriste Gérard Conoir devait l’imiter, non en vue d’écrire des comptes rendus, mais d’organiser des expositions. À travers la plume de son épouse, il évoque ce plaisir : « Joie qui ne se démentit jamais : la visite d’un atelier en vue, peut-être, d’une exposition. Scénario qui se renouvelle toujours. Entrée dans l'antre du peintre. Odeur forte de peinture, fouillis ou rigueur du rangement – allant parfois jusqu’à l’alignement des pinceaux par taille –, les toiles, nez au mur, sont à découvrir. Émerveillement des accords de couleurs, d’un rythme ou d’un graphisme. Entrebâillement sur un monde inimaginé et soudaine adhésion qui saisit le ‘‘voyeur’’ d’une violente émotion. Ni Luce ni moi ne bougeons. Puis l’un s’avance pour ‘‘flairer’’ de plus près, l’autre s’approche aussi. Quelques mots presque inaudibles sont échangés. Un signe de tête. Nous savons que nous aimons. Commence alors la discussion, les projets d’expos, le choix des œuvres. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[26] Vanderpyl ne devint à proprement parler journaliste qu’en 1920. Cependant, avant même sa rencontre avec Hermine au printemps 1911, il faisait imprimer des cartes de visite en se déclarant « Publiciste », résidant 43, rue des Écoles.

    [27] Dans le Journal de Vanderpyl, on trouve, au printemps 1960, sans mention de date, la facture d’un repas pour 4 à une table de ce restaurant. Les jeunes mariés ont apprécié la cuisine locale : « les truites aux amandes et l’agneau piqué d’ail ».

    [28] On verra par exemple son article « L’art dégénéré selon les Allemands d’aujourd’hui », Le Petit Parisien, 8 mai 1939, p. 8. Marc Chagall n’en a pas moins droit, lui aussi, à un chapitre, certes pas forcément très élogieux, du volume Peintres de mon époque. L’antisémitisme de Vanderpyl devra faire l’objet d’une étude approfondie. En attendant, on pourra se reporter à : Daniel Cunin, « Fritz Vanderpyl, un infréquentable bon vivant parmi la bohème artistique parisienne », https://www.les-plats-pays.com/article/fritz-vanderpyl-un-infrequentable-bon-vivant-parmi-la-boheme-artistique-parisienne et, du même, à « Een ongenietbare levensgenieter », De parelduiker, mai 2024. Ainsi, par exemple, qu’à l’ouvrage d’Alessandro Gallicchio, Nationalismes, antisémitismes et les débats autour de l’art juif. De quelques critiques d’art au temps de l’École de Paris (1925-1933), traduction de Katia Bienvenu, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme/Centre allemand d’histoire de l’art/Deutsches Forum für Kunstgeschichte (DFK Paris), 2023 (en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/55423?lang=fr).

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[29] Voir sur cet artiste de l’Isle-sur-la-Sorgue, ami de René Char : Jean-Marie Fage. Tracer la lumière, Lyon/L’Isle-sur-la-Sorgue, Fage/Campredon, 2020. Alors sans le sou, Fage s’invitait assez souvent à déjeuner chez les Vanderpyl. Il a mis de tels passages à profit pour peindre l’intérieur du 13, rue Gay-Lussac. Fage a réalisé quatre portraits à l’huile (sur isorel, sur carton ou sur toile : 1951, 1957, 1960 et 1966) du poète Fritz Vanderpyl et sans doute aussi des dessins représentant ce dernier (informations transmises par Luc-Henri Fage). Notons encore que, le 2 avril 1955, Vanderpyl a été le témoin de mariage de Fage, lequel conservait dans son atelier vauclusien un portrait de Fritz, réalisé par Auguste Chabaud, sans doute le cadeau de mariage offert par le critique.

    [30] Paul Fort et Vanderpyl, c’est une amitié, avec ses hauts et ses bas, d’environ cinquante-cinq ans.

    [31] Il s’agit de l’article « La rétrospective de l’œuvre d’Antoine Bourdelle au musée de l’Orangerie », Le Petit Parisien, 13 février 1931, p. 6.

    [32] Lequel fait lui aussi l’objet d’un chapitre de Peintres de mon époque. Relevons que plusieurs chapitres de ce livre ont été réédités en 1949 en Argentine sans l’accord, semble-t-il, de leur auteur.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[33] Il est peu probable que Vanderpyl y ait rencontré le peintre Nicolas de Staël qui a séjourné quelques semaines dans ce village en juin-juillet 1953 (Cf. Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Paris, Fayard, 1998, réédition Le Livre de Poche, n° 31449, novembre 2019, p. 315-317). Si Hermine a gagné le Midi le 21 juillet de cette année-là, Fritz ne l’a fait, semble-t-il, qu’en septembre. Aurait-il apprécié la peinture du natif de Saint-Pétersbourg ? Probablement quelques-unes de ses toiles les plus récentes, lesquelles se faisaient un peu plus figuratives que les précédentes.

    [34] À propos de ce patronyme, voir notre article mentionné à la note 12 : « Apollinaire, Durand et Dupont ». Il est certain que Vanderpyl a rappelé son échange épistolaire avec Apollinaire lorsque Gérard Conoir lui a présenté sa future épouse, Luce Durand.

    [35] Quelques commentateurs sont d’ailleurs tombés dans le panneau ou, du moins, dans leur hâte de pondre leur papier, ils n’ont pas relevé la supercherie. Voir par exemple : Georges Charensol, « Les livres d’art », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 9 mai 1931, p. 8 ; Louis Léon-Martin, « L’art en France… et à l’étranger. Coups de Bichon. Peintre de mon époque, par Vanderpyl », Paris-Soir, 9 octobre 1931, p. 2 ; Claude Blanchard, « Un livre de critique. Peintres de mon époque par Vanderpyl », Le Petit Parisien, 12 mars 1931, p. 6. René Chavance a été plus inspiré : « Aux quinze peintres susnommés, M. Vanderpyl en ajoute un seizième : Jean Durand. Ne cherchez pas. Vous ignorez Jean Durand et, pourtant, vous le connaissez tous. Jean Durand est Monsieur-tout-le-monde, qui se mêle ou se mêlera demain de prendre un pinceau et d’exposer dans un Salon. Car, pour finir, ce livre prophétise l’immanquable et totale diffusion de la peinture. » (« Les Lettres et les Arts. Peintre de mon temps », La Liberté, 12 août 1931, p. 2).

    [36] Max Aub, Jusep Torres Campalans, traduction de l’espagnol par Alice et Pierre Gascar, révisée par Lise Belperron, Gallimard, Paris, 2021.

     

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    Les Lotus, maison des Conoir à Saint-Jean-le-Thomas

     

     

  • André Salmon, par W.G.C. Byvanck

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    Entre Calumet et Fééries

     

     

    Dans le sillage de la conversation entre André Salmon et W.G.C. Byvanck portant sur Apollinaire, voici le premier volet de l’article consacré par le Hollandais à l’écrivain français (publié le 8 avril 1922 dans De Amsterdammer). Les suivants consistent essentiellement en une présentation et paraphrase du roman La Négresse du Sacré-Cœur.

     

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traduction

     

     

    André Salmon

     

     

     

    Parler de lui, cela va me causer un sacré mal de tête !

    J’aimerais vous le présenter dans toute sa valeur, car André Salmon appartient aux tout premiers, à supposer qu’il ne soit pas destiné à devenir le premier. Mais voilà, lui, le naturel incarné, donne la prééminence aux autres. Jamais je n’ai vu un homme s’avancer vers moi avec une telle simplicité et engager la conversation comme s’il s’agissait d’en reprendre une entamée la veille. Lui qui, depuis plus de vingt ans, occupe une place dans les rangs littéraires, pourrait faire ressortir ses propres qualités à présent qu’il a passé la quarantaine.

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionÀ peine avions nous fait connaissance que nous étions déjà en train d’échanger sur un ton d’intimité. Si nous nous sommes beaucoup vus en un laps de temps assez court, c’est parce que nous avons beaucoup ri et flâné ensemble, nous nous sommes tapé la cloche, sans pour autant mettre sur le tapis beaucoup d’idées à même d’ébranler le monde. Avons-nous même parlé de ses vers ?

    Il est une chose qu’il éprouve au plus profond de lui-même : la perte par la France de bien des forces de l’esprit à la suite de la guerre. Les meilleurs nous ont quittés. Il suffit de regarder autour de soi pour voir qu’on ne retrouve pas les camarades de naguère. La solitude règne.

     

    Salmon m’a déniché un petit volume de ses poèmes parmi les moins anciens, Le Calumet (1910), ceux d’une date antérieure étant introuvables à moins, peut-être, de les exhumer de vieux numéros de revues. Ce recueil un rien fatigué était dès lors à ma disposition.

    En l’ouvrant, l’opacité m’a saisi.

    poème autographe de Salmon

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionQui oserait juger d’une poésie dans l’instant ? Lorsqu’elle est personnelle, elle se présente dans une langue propre à son auteur, qu’il convient de d’abord faire sienne. Les poèmes, je tiens à les lire et les relire pour moi-même jusqu’à ce qu’ils commencent à s’adresser à moi de façon naturelle. Le Calumet, mot indien que Gustave Aimard emploie pour désigner la pipe que l’on fume, m’a par trop transporté dans un monde étranger pour que je m’y sentisse tout de suite chez moi. Je le garde pour plus tard.

    Cependant, quelques pièces antérieures, plus aisées à sonder qu’à retrouver, peuvent justifier un jugement provisoire sur la poésie d’André Salmon.

    Je veux parler des Féeries et de pages similaires. Elles perpétuent la tradition de Jules Laforgue. Si elles semblent nous emmener dans la contrée des contes merveilleux, elles brisent en réalité ce mobilier démodé dans lequel elles ne reconnaissent plus la poésie : une figure moqueuse nous dévisage à travers les vers de la légende. Ceux-ci se transforment en une ronde d’images et d’idioties ; cette danse ne répercute pas moins un écho de sensations du passé qui ne se laissent pas tout à fait étouffer.

    Le flou leur est étranger.

    Les poèmes d’André Salmon sont d’une réelle précision picturale, ils accordent une à une les différentes impressions tout en les laissant gambiller de haut en bas dans leurs multiples variations. Le poète s’ébat avec eux jusqu’à parvenir à un sombre répit. Voici Salmon en Barbe-Bleue :

     

    J’habite un beau château peuplé d’épouses mortes.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,philippe soupault,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionCependant, l’automne perdure par le monde, le beau château a une triste gardienne, une vieille qui, dans sa solitude, ne se soucie plus de rien. Elle mérite de mourir, elle doit mourir ; pourquoi n’est-elle pas encore morte ? On dirait bien que les morts eux-mêmes aspirent à reposer en paix dans ce beau château. Et voilà que, sous les yeux du Barbe-Bleue moderne, les défuntes exécutent une danse :

     

    Des bouquets aux cheveux, les seins hors du corsage,

    Poussant de petits cris lubriques et sauvages ;

    Je les ai pourtant bien tuées, ma foi,

    Et je sais bien aussi qu’on ne meurt pas deux fois…

    Que je suis faible ! et qu’elles sont méchantes !

     

    Le voici tiré de son humeur sombre. Il va laisser place au souvenir, il va prendre intérêt à quelque chose, il s’amuse. Mais ces défuntes, ne serait-ce pas ses chères Muses ?

     

    D’aimables muses

    Qui m’enseignent bien des chansons

    Vagues et légères comme Elles

    Et, si je n’ai pas oublié,

    Elles étaient beaucoup moins belles

    Quand je me roulais à leurs pieds.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionLes vieux souvenirs, convoqués non sans remords et répugnance, l’imaginaire du poète – plongé dans son ennui mélancolique – les effleure ; il les voit revivre, plus beaux qu’au temps des passions, tels un don des Muses. Dans le château automnal, parmi tous les lambeaux de brume de l’imparfaite réalité, ressuscite la Poésie, dégagée, plus claire et plus belle que je ne la voyais naguère, se dit le poète non sans une pointe d’ironie, du moins tant que ma mémoire ne me joue pas des tours : le doute relève lui aussi de ce genre poétique.

    Il serait vain, certes, de se demander à quoi tend cet art. Il joue, il brésille, il aimerait se fondre en une sonorité triomphante. Il est pareil à celui du Tzigane qui parcourt le monde en jouant du violon.

    L’orgueil de ce baladin – avoir fait danser tous les couples ici-bas ! – et son souhait, ne serait-ce pas de quitter cette terre, satisfait de son destin ? À l’instar de l’ours qu’il a rapporté d’Asie et qui est mort en lui léchant les mains après avoir effectué une dernière danse pour les hommes que son maître avait fait danser ?

    Mais plus avant ! C’est la loi de la route… Au-delà de tout ce qui pourrait nous amener à nous arrêter : le toit qui nous attire, le trésor dont notre rêve nous dit qu’il a été mis à l’abri là pour nous… Au-delà !

     

    Et je voudrais connaître qui nous mit sur la route,

    Baladins vagabonds,

    Pour perpétuer le rêve et pour forger le doute,

    Mais l’exil a du bon.

     

    L’exil : celui de toutes les règles ! Et pourtant, la fin est arrivée. Il s’est arrêté. On peut le voir au casino jusqu’à minuit, chef d’orchestre, vêtu d’un habit de baron polonais. Le vagabond qui a enfreint la loi de la libre errance ne pourra plus jamais retrouver la route,

     

    la route dont son cœur

    Rêva, belle comme un lac,

    Aux rives d’à-jamais et d’immortalité

    Et qui porte à nos lèvres pour manger et pour boire

    L’haleine du matin et le soupir du soir.

     

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionMa prose grossière ne peut rendre justice au « Tzigane ». Cette chanson célèbre la liberté de la poésie par opposition au pressant vêtement dans lequel il lui faut se glisser pour se produire dans le monde. Il ne s’agit vraiment en rien de vers qui viendraient rehausser des vignettes, bien qu’ils s’accompagnent sans manquer d’images d’un dessin extrêmement précis quant à ce que le ménestrel tzigane rencontre sur son chemin. Ce sont bien plutôt des vers dont la cadence, les entrechats nous entraînent : plus loin, plus loin et toujours plus haut !

    Caractéristique d’André Salmon et de sa nature automnale – il ne porte pas un regard ensoleillé sur la vie –, se dégage un sonnet : « Bouquets ». Malgré la splendeur des fleurs destinées à des vases, il ne veut pas croire qu’il y ait encore des roses ni que l’été existe. Ses rêves lui ont offert la vision d’un jardin paradisiaque dont aucun coupable n’a été chassé et où aucune pénitence n’est exigée. Un lieu dont il a la nostalgie. Il est le botaniste de cette flore ; il sait où s’en est allée l’âme des lys ; mais les hommes s’imaginent que le reflet de simples fleurs suffit pour gagner des cœurs… comme si Cupidon, dans sa quête, s’équipait d’une boîte de botaniste et non d’un arc !

     

    Ah ! vrai, c’est à pleurer quand Éros se dandine

    La boîte verte au flanc, le sot, sans se douter

    Que toute rose est morte et qu’il n’est plus d’été.

    L’Année poétique,  décembre 1934

    andré salmon,w.g.c. byvanck,histoire littéraire,paris,1921,daniel cunin,traductionAprès l’exaltation des premiers quatrains, le rire silencieux et moqueur. Avant que nous ne passions à une œuvre d’un plus puissant calibre, voici une dernière chanson badine :

     

    Le poète et sa gloire !

    L’oiseau dans l’air du soir,

    La fille à son miroir

    Et le rat dans l’armoire !

     

    La veuve et ses sanglots,

    La folle et ses grelots,

    La plainte des bouleaux

    Et le rire de l’eau.

     

    La Reine en ses atours,

    Les pages dans la cour,

    Le lépreux dans la tour,

    Moi seul et mon amour !

     

    Relevez la grâce ainsi que le suivi des sonorités et des images. Elles semblent s’écarter de la nature et de notre monde pour gagner l’atmosphère de la romance artiste, avant de faire s’élever, dans un brusque élan, la plainte du cœur du poète !

     

    W.G.C. Byvanck

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    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    Philippe Soupault & André Salmon à propos dApollinaire

     

     

  • Gide et la NRF, voici un siècle

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    Un Hollandais à Paris en 1921

     

     

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    P. Bernard, Max Jacob, Géo London, André Salmon 

     

     

    Lettre de Max Jacob à André Salmon, le 13 mai 1921 :

     

    Le bibliothécaire de la Reine

    le bibliothécaire de la Reine de Hollande et de toute la Hollande, le conservateur des Rembrandt et de toutes les peintures de la Hollande, ainsi que de plusieurs ordres et grades nationaux hollandais

    M. Byvanck

    de passage à Paris pour étudier l’art le plus moderne et qui, par l’entremise de notre ami Lucien Daudet, m’a interrogé sur les origines de la France contemporaine voudrait te voir.

    Nous nous sommes permis de lui donner ton adresse et je suis sûr que tu le recevras comme tu sais quand tu veux être gentil…

    … et crois à ma granitique fidélité.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareCommentaire d’André Salmon, dans ses Souvenirs sans fin. 1903-1940 : « Max Jacob, qui badine, a beaucoup perdu en se débarrassant du savoureux M. Bijvanck. » Qui était donc ce savoureux Hollandais de passage à Paris ?

    Avant de côtoyer des écrivains à Paris au printemps 1921, W.G.C. Byvanck (1848-1925), avait rendu visite, trente ans plus tôt, à son ami Marcel Schwob, un séjour qu’il lui avait permis de nouer d’autres lien, par exemple avec Paul Claudel, Léon Daudet ou encore Jules Renard, un épisode de la vie de cet érudit dont on peut lire le compte rendu dans Un Hollandais à Paris en 1891. Homme de lettres tout aussi précoce que Schwob – alors qu’il entame ses études universitaires à l’âge de 16 ans, Goethe et Shakespeare n’ont déjà plus guère de secrets pour lui –, il montre à maintes reprises un réel talent à sonder la singularité d’une œuvre, ce que peu de ses compatriotes surent reconnaître : « Jamais un homme possédant un tel savoir et autant de qualités n’aura exercé une aussi faible influence sur son peuple » (Frans Drion).

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareL’ouvrage Claudel et la Hollande (textes réunis par Marie-Victoire Nantet, Poussière d’Or, 2009) rend un hommage plus que mérité au critique qu’il a été : dès 1892, le Hollandais a, chez « le génie effervescent » de l’auteur de Tête d’or, « saisit l’esprit de son œuvre, prêtant l’oreille à ce qu’elle veut dire et apportant une réponse qui ne réside ‘‘pas tant peut-être dans l’âme de celui qui parle que dans celle de celui qui écoute’’ ».

    Malgré sa boulimie de lecture et de savoir, le premier commentateur de l’œuvre de l’illustre inconnu qu’était encore Paul Claudel ne passait cependant pas tout son temps dans les livres. Une vision plus prosaïque de ce père de famille épicurien nous est par exemple donnée par le polytechnicien et romancier Édouard Estaunié, dans ses Souvenirs : « C’est un gros homme bon vivant, déclarant qu’au-delà d’un rayon de 150 kilomètres, la fidélité conjugale est une convention dénuée de sens, buvant sec, parlant haut, la dent souvent cruelle, mais au demeurant sympathique et fort agréable. […] Et je revois tout à coup cette soirée extraordinaire [les deux auteurs se retrouvent rue Vanneau devant des ortolans] avec un Byvanck plus éloquent que jamais, ivre délicieusement grâce au Bourgogne et poursuivant jusqu’à 2h. ½ du matin son discours dont les idées allaient s’épaississant ».

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareEn 1921, peu avant de quitter ses fonctions à la tête de la Bibliothèque Royale des Pays-Bas, qui, de son propre aveu, lui ont coûté maints efforts sans pour autant le combler, Byvanck séjourne plusieurs mois à Paris en vue, confie-t-il à quelques-uns de ses interlocuteurs, de rédiger Trente ans après, un nouveau livre sur les hommes de lettres. Comme ses occupations et la guerre l’ont tenu éloigné de la capitale française, il entend prendre le pouls de la jeune génération. Il retrouve quelques survivants de l’ancien temps et recueille les propos de plus ou moins jeunes comme Max Jacob, Henri Massis, Albert Thibaudet, André Salmon… Le volume envisagé ne verra jamais le jour. Cependant, le préretraité en a élaboré au moins une partie afin d’en faire paraître des pages dans sa chronique « Les contemporains » de l’Amsterdammer, hebdomadaire politico-culturel hollandais de premier plan alors ouvert aux plumes les plus antagonistes. Ce sont deux des volets en question (publiés respectivement les mardis 28 février et 7 mars 1922) qui suivent en traduction : une visite à André Gide et une autre à la rédaction de la NRF, voici, à quelques semaines près, un siècle. Dans une lettre du vendredi 20 mai 1921 adressée à Max Jacob, A. Salmon raconte qu’il vient d’accompagner Byvanck à la NRF (voir Max Jacob - André Salmon. Correspondance 1905-1944, p. 94).

    Le 25 mars 1922, W.G.C. Byvanck invita ses lecteurs à revivre, sous le titre « Guillaume Apollinaire », un peu des heures qu’il a passées avec André Salmon et Max Jacob dans l’évocation de l’auteur de L’Hérésiarque & Cie et de la nouvelle école de poésie ; Salmon se souvient de la mort de son grand ami poète, mais aussi de leur première rencontre. Le 8 avril 1922, Byvanck donna la première partie d’une étude sur ce même Salmon avec lequel il avait passé beaucoup de temps l’année précédente à parler, rire et flâner. Le courant était tout de suite passé entre les deux hommes…

     

     

     

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    W.G.C. Byvanck, par Jan Toorop (coll. KB Den Haag)

     

     

    W.G.C. Byvanck 

    La nouvelle école

    Visite à André Gide et à la rédaction de la NRF (1921)

     

     

    Aucune parole inconvenante ne pourrait m’échapper à propos d’une revue parisienne, quelle qu’elle soit. À l’instar de mes parents, je vénère la Revue des Deux Mondes ; je vénère la Revue de Paris et la nouvelle Revue de France en tant que rejetonnes de la première. J’ai assisté à l’émergence du Mercure de France que j’admire maintenant qu’il s’est affirmé, qu’il est confirmé, tout autant que je l’aimais à l’époque de son intéressante maigreur. Pour la Revue Universelle, je suis prêt à me battre et à sacrifier ma vie, et je pourrais toutes les énumérer en leur témoignant mon affection et en leur souhaitant un bonheur durable. Cependant, il en est une à laquelle j’ai donné mon cœur : La Nouvelle Revue Française, d’un aspect tellement soigné sous son habit à la teinte discrète – on sait d’où il vient –, si sensée et d’une gaie dignité quand elle se met à parler.

    En tant que telle, La Revue a son cap et sa mesure propres. Pas une seule tonalité pour chercher à en dominer une autre. La publication vit une période harmonieuse de son existence. Ainsi m’apparaît-elle. Elle dégage une force qui résulte du concours d’éléments variés.

     

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareJe rends visite à l’un de ses piliers, André Gide. Il séjourne en dehors de Paris ; une allée de verdure me conduit à son calme et grand cabinet de travail où il me reçoit. La pièce donne sur un paysage d’arbres.

    « Vous connaissez ça ? » me demande-t-il.

    Il me montre quelques volumes de Robert Curtius, des conférences sur le plus récent mouvement littéraire de France, que le jeune Alsacien a données au sein de différentes universités allemandes, certaines avant même la guerre.

    « C’est excellemment documenté, poursuit Gide. Le savoir étendu de cet auteur nous laisse interdit ; grâce à sa familiarité du climat qui règne chez nous et de la nature de ses compatriotes, il dissuade ces derniers d’aborder le sujet d’une façon par trop bienveillante. Bien entendu, le temps des rapprochements est de toutes les époques ; même si d’aucuns voudraient s’y opposer, on rétablit progressivement des relations entre ce qui a été séparé : mais avant d’en arriver à l’être ensemble, il faudra que bien des années s’écoulent. Les internationalistes qui font de la fraternisation un système en cherchant à l’imposer entravent leur dessein bien plutôt qu’ils ne le favorisent.

    » J’ai du mal à supporter ces gens qui, aspirant à faire aboutir leur volonté, se proclament ‘‘istes’’, m’avise mon interlocuteur. Je ne reconnais pas plus les internationalistes que les nationalistes. Pourquoi ne pourrait-on pas se dire tout simplement national ? cela nous conférerait une force dès lors qu’on se sent international dans notre époque et à notre tour.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» C’est ainsi que je comprends la vocation de l’esprit français, continue-t-il sur un ton grave. Voyez-vous, je suis loin de défendre le point de vue qui veut que nous nous serions enfermés par le passé ou que nous nous enfermerions dans la direction que nous indique ce même passé. Nous ne nous sommes jamais livrés à ce travers. Nous avons gardé les fenêtres ouvertes pour faire entrer l’air frais qui venait de l’extérieur. Où les brumes d’Ossian ont-elles pénétré plus avant et plus rapidement que dans la France du XVIIIe siècle ?

    - En effet, je crois bon de remarquer, Ossian est même devenu une mode qui s’est répandue dans le reste de l’Europe. Et la République n’a-t-elle pas, en une époque d’exaltation nationale, conféré la nationalité française à Schiller eu égard à ses « brigands » ? n’a-t-elle pas fait honneur aux théories esthétiques de Lessing ?

    - L’enthousiasme, relève Gide, c’est ne pas garder la tête froide. Il stimule et permet des découvertes. Nous avons envoyé Mme de Staël à la recherche de l’Allemagne. Par la suite, dans un cas pareil, on fait l’inventaire des découvertes. Je sais les efforts que cela coûte, mais je connais tout autant les fruits qui en résultent dès lors que l’on fait de son mieux pour intégrer en tout l’authentique étranger dans notre littérature. C’est ce que je me suis moi-même appliqué à réaliser pour Shakespeare ; non sans succès, je présume. Justement, vous me trouvez en train de travailler à une transposition de ses sonnets. »

    De la main, il me montre, épars sur son bureau, quelques feuillets à moitié couverts de son écriture. Sans doute tendons-nous l’un et l’autre, durant quelques secondes, à nous cramponner à ce beau sujet qu’est Shakespeare, lequel nous tient à cœur à tous les deux ; cependant, Gide ne souhaite pas rompre le fil de son argumentation. Il lui reste à tirer une conclusion à propos de la vocation de la France.

    « Pourquoi, au fond, ne pas penser en premier lieu au national ? s’interroge-t-il. Il n’y a vraiment aucune raison de moins l’estimer, il convient au contraire de le placer à la hauteur de ce qu’il exige de nous.

    » En France, on assiste encore et toujours à une lutte entre les classiques et les romantiques ; oui, cette vieille bataille perdure. Est-ce la raison qui doit triompher dans le domaine de la vie de l’esprit ? Est-ce à l’ordre de prévaloir et d’agencer les rapports mutuels en un ensemble harmonieux ? Ou est-ce à l’imagination, aux sentiments inconscients, de prédominer et de nous révéler de nouveaux possibles ?

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Je ne saurais me ranger sous la bannière de l’un ou de l’autre des partis tant qu’ils formulent leur programme de manière aussi stricte. Le classicisme revêt de fait quelque chose de froid et de mort, le romantisme quelque chose de capricieux et de peu fiable. Mais il me faut reconnaître que mon esprit a une prédilection pour le classicisme, et je crois que le véritable national français rejoint la pensée classique.

    » Permettez-moi de préciser ma thèse. Ces jours-ci, je n’ai cessé de réfléchir à ce problème, et je pense être à même de tirer une conclusion. La question se résume à ceci : que devons-nous considérer comme plus substantiel, plus énergique ? l’image qui émerge soudain et nous surprend par sa nouveauté, qui attire le regard par son éclat, ou bien l’idée équilibrée qui se met à nous fasciner à partir du moment où nous apprenons à la considérer comme un tout ? À supposer que ce soit le mode d’expression qui nous frappe, il y a dès lors un danger de voir la forme primer sur le sentiment, de voir la préciosité nous aveugler, la parure primer sur la force incarnée.

    » Pour ma part, je ne peux que donner la préférence à l’impression décantée que laisse le sentiment – un sentiment maîtrisé de sorte à ce qu’il ne nous écarte aucunement, par le pathétique, de la vérité de l’image. En conséquence, la première impression va souvent nous rester sans le moindre risque que l’image ne nous affecte. Comparons une scène religieuse de Rubens avec un tableau de Poussin. Dans un premier temps, on ne va peut-être penser qu’à la contradiction entre effervescence d’un côté et circonspection de l’autre, toutes deux déployées pour affronter la réalité de la vie passionnée ; dans un second temps, on va déceler la force des œuvres, chacune nous parlant à travers l’ordonnancement de la composition, force contenue d’une représentation qui a cherché à éviter le singulier pour mettre en avant la dimension universelle de l’homme.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare» Voilà, j’en arrive là où je voulais être ! s’exclame Gide non sans satisfaction. Devenue proverbiale, cette dimension universelle n’est pas sans rappeler une pièce de monnaie, usée par l’usage, dont on accepte la valeur sans même prêter attention à l’effigie ni aux chiffres. Cependant, celui qui a des yeux pour voir et un esprit pour enregistrer ce qui est écrit, ressent l’incandescence de vie singulière qui anime les alexandrins des grands classiques, l’inspiration qui emplit les formes majestueuses.

    » En l’espèce, on acquiert de la grandeur par le sacrifice de sa propre manière, une nouvelle vie en propre en renonçant à son individualité. Doit-on appeler cela le fruit de l’esprit classique ou parler tout simplement de l’humain au sens propre qui rayonne dans l’œuvre de notre grand siècle ? L’humanité ! Le national et l’international ne se trouvent-ils pas là heureusement réunis ?

    » Quel peuple a pu faire sien le principe du classicisme de façon naturelle, grâce à une stricte discipline de l’esprit, si ce n’est le peuple français ? En matière d’art, nous sommes les héritiers des Anciens. Et ne croyez pas que je cherche à exclure complètement l’Allemagne. Avez-vous entendu ne serait-ce que l’un des mots de respect que nous avons pu exprimer à l’égard de Goethe ? C’est ainsi. Car lui aussi est l’un des représentants du classicisme. Il en porte la grande marque. Ne croyez pas que la France manque aujourd’hui de représentants du principe classique. Bien entendu, vous connaissez Marcel Proust et son style incomparable ainsi que sa vision des choses, qui est parmi les plus singulières tout en étant parfaitement universelle. Mais connaissez-vous aussi Paul Valéry, le poète ?

    » Puis-je vous retenir, du moins si vous n’êtes pas pressé ? J’ai du temps. Si nous nous remettions à parler de Shakespeare ? »

     

     

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    Le boulevard Saint-Germain et ses environs – ce n’est pas Paris dans tout son éclat, mais Paris dans tout son sérieux. À l’une de ses extrémités, la vieille distinction, l’autre étant à l’ombre de la désuète et imposante piété de Saint-Sulpice. Dois-je aussi mentionner l’Odéon, l’intérieur comme l’extérieur de l’édifice aux délectations artistiques un rien glacées ?

    Je les aime bien, ces coins de la métropole qui ne s’imposent pas à grands bruits, ces ruelles qui nous emportent du sage boulevard, artère principale, à de mystérieux lointains, la rue du Bac et ses souvenirs, la rue de Bellechasse au nom aristocratique, aux appartements auxquels on n’accède qu’après avoir franchi une cour et un perron, la rue des Saints-Pères où l’on se met à parler spontanément à voix feutrée…

    Parmi tous ces témoignages d’un passé qui nous chuchote à l’oreille, peu à peu émerge tout de même une nouvelle vie dans un monde qui prend celle-ci au sérieux et dont l’intérêt fondamental est d’en accroître la valeur.

    toile de J. Cluseau-La Nauve (1934)

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareVoyez là, pas très loin de l’Odéon, dans cette petite rue au nom provincial, la rue du Vieux-Colombier, l’entrée, sans le moindre clinquant, du théâtre éponyme, et ici, dans la calme rue Madame, la porte de l’humble librairie de la Nouvelle Revue française !

    Me voici arrivé à destination. Le vendredi après-midi, l’endroit accueille la rédaction de la revue. Traversant une boutique exiguë – murs couverts de rayonnages de livres, comptoir, chaises, sol pavé de petits volumes virginaux caractéristiques de la maison –, on approche de l’âme des lieux, de l’irradiant sanctuaire, du siège de l’autorité. On frappe à la porte, on entre (oh ! quelle pièce simple et vieillotte, petite-bourgeoise avec son canapé et ses chaises placées autour de la table en acajou) ; si nécessaire, on se présente, puis on cherche une place et, de manière informelle, on participe bientôt à la conversation. Tout cela sans observer le moindre protocole.

    Les Français éprouvent le besoin de se voir souvent. On passe en revue ce qu’il convient de faire. On prend des repères et échange des informations ; on attend de l’étranger qu’il fasse de même. Je suis assis à côté de M. Gallimard, le simple et aimable patron de la maison ; en face de moi, Jacques Rivière qui, d’une physionomie jeune, dégage un certain amour propre ainsi qu’une touche d’autorité.

    Nous sommes à l’époque des négociations entre Paris et Londres, on espère qu’Aristide Briand saura porter haut la cause de la France face à Lloyd George et affirmer la position de son pays relativement aux atermoiements de l’Allemagne.

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare« Je ne peux imaginer, dit Rivière, qu’ils soient totalement inflexibles de l’autre côté du Rhin. Certes, nous ne nous comprenons pas, nous sommes deux peuples de nature totalement différente. Par sa longue histoire, la France a acquis une personnalité bien à elle, elle entend la conserver intacte, elle est au fond d’elle-même conservatrice, elle veille à d’abord préserver son honneur, elle tient au droit qu’elle a acquis : si une part venait à lui être retirée, elle estimerait son honneur entaché.

    » Quand, sous le coup du destin, elle a dû céder l’Alsace-Lorraine, il ne s’est pas seulement agi d’une blessure, mais d’une humiliation profondément ressentie ; les hommes portaient tellement ces contrées dans leur cœur qu’ils ont tenu à combattre jusqu’au bout, au risque de voir le pays aller à sa perte, d’avoir à le défendre au pied des Pyrénées, ainsi qu’on a pu le dire lors de la dernière guerre.

    » Prêtez attention à cette question de mental, voyez combien nous avons ressenti la paix de Versailles comme la réhabilitation de la France. L’Allemagne, en revanche, a fait preuve d’une conception totalement autre du patriotisme. Dès qu’elle a pressenti qu’il lui faudrait renoncer à sa volonté de conquête, elle n’a pas tardé à déposer les armes et s’est jetée aux pieds du président Wilson, de même que, peu après, en raison des difficultés qu’elle rencontrait, à ceux du président Harding tout juste élu – non sans avoir agoni Wilson puisqu’elle n’avait pas atteint son but.

    » Point n’est besoin de dresser une liste de toutes les actions des Allemands. Malgré les sommes qu’ils consacrent à la propagande, ils n’ont aucune conscience de l’image qu’ils renvoient au reste du monde ; ils ont tout simplement oublié ce qui s’est passé. Leur mémoire est une feuille de papier vierge…

    » Ce serait certainement une injustice de considérer, à partir de notre point de vue, par exemple le peuple allemand, comme étant sans défense dans sa totalité, lui qui a un rôle particulier à remplir dans le monde. Pour notre part, nous avons peut-être trop voulu montrer que nous étions les vainqueurs. Notre générosité – j’espère que personne ne niera la générosité de la nation française –, aurait pu, je ne dis pas combler le fossé entre les deux nations, mais le réduire et en adoucir les abrupts. »

    Jacques Rivière

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeareÀ ce moment-là, je me crois obligé de remarquer qu’en France, tout étranger peut se sentir rapidement chez soi. De la manière la plus inattendue, dans ce pays, telle ou telle chose nous rappelle l’universalité qui unit tous les hommes.

    « Lors de l’un de mes premiers voyages en France, c’était à bord d’une diligence, dans le Dauphiné si je me souviens bien – ainsi j’entame mon histoire –, j’ai fait la connaissance d’un gendarme très volubile ; il s’est montré très curieux dès qu’il a compris qu’il était en présence d’un étranger. Il m’a prié de le suivre chez lui pour y goûter son vin. Il a commencé à me poser des questions et m’a demandé si j’avais des papiers sur moi. Je n’avais rien d’autre qu’un passeport national. Il a déplié solennellement le document, rivé ses yeux dessus, mais déchiffrer un papyrus eût été moins compliqué que de décrypter les mentions hollandaises. Il m’a considéré, a réfléchi puis m’a gratifié de cette conclusion : ‘‘C’est bien drôle, Monsieur, quand je vous entends, je vous comprends parfaitement, mais quand je vous lis, je n’y vois plus rien. Voilà bien une preuve que tous les hommes sont frères.’’ Et je vous assure, le bonhomme avait des manières prévenantes.

    - Il est flatteur d’apprendre que nos gendarmes tiennent des propos agréables, commente M. Rivière. C’est toujours ça de pris. Quand je pense à ce qui nous sépare de nos voisins allemands, cela me peine tout de bon. Cette séparation est ancrée dans la nature des deux peuples. Le fait que les Allemands ne se sentent pas coupables et ramènent tout à eux, c’est là une caractéristique que tout le monde n’est pas à même de leur pardonner. Or, je pense qu’ils nous adressent les mêmes reproches. Cela aussi, c’est universel. Mais chacun voit et entend les choses à sa façon.

    - Un Français se fie à son œil. Il se fait, sans intermédiaire, une impression de l’environnement dans lequel il se trouve. Elle ne peut être trompeuse. En tout cas, il s’y raccroche, et c’est à partir d’elle qu’il se forge un avis. Ce qu’il a vu une fois, ça reste en lui, ça se grave dans sa mémoire. Il n’oublie pas et il ne pardonne pas. En tout cas, il ne pardonne pas à la légère.

    - Ce que l’œil est au Français, l’oreille l’est à l’Allemand. Ce dernier recueille des impressions flottantes. Il n’est pas l’homme du réel, mais celui des sentiments. Voulez-vous que je me résume en un mot ? Ce n’est pas l’homme de l’être, mais l’homme du devenir. L’opportuniste-né ! Il guette sa chance, il est inventif ; pour se tirer d’une situation, il sait changer radicalement de cap. Voilà pourquoi il ne nous paraît pas fiable. Je dis bien : paraît, parce que c’est effectivement sa nature, et parce qu’on est obligé d’en tenir compte. C’est pourquoi il est bon que le traité avec l’Allemagne prévoie des sanctions. Mais il nous faudra les appliquer avec prudence.

    W.G.C. Byvanck

    byvanck,andrÉ gide,gallimard,nrf,histoire littÉraire,jacques riviÈre,andrÉ salmon,traduction,shakespeare- Pour la France et l’Allemagne, apprendre à se comprendre représente un grand défi. Les deux peuples vont devoir faire des concessions et chercher à se compléter sur bien des points. Si la France a la bonne idée de ne pas en rester à sa première impression, et donc de faire une place au devenir, alors sa reconquête du territoire ne restera certainement pas infructueuse. En l’espèce, on ne peut parler de Sachlichkeit ni d’un côté ni de l’autre du Rhin. »

    J’estime l’heure venue de prendre congé de la compagnie. Traversant le vaste et vieillot jardin du Luxembourg bien aéré, je regagne mon logement.

     

    traduit du néerlandais par Daniel Cunin

     

     

    des images de Gaston Gallimard et de Jean Schlumberger

     

      

  • Le Flamand chez Maurice Vlaminck

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    « Maurice le Flamand »

    peintre et écrivain

    vu par les autres et par lui-même

     

     

    « Sous ses apparences d’Hercule forain, nul plus que Vlaminck n’a le sentiment aigu des choses, de leur profonde réalité. »

    F. Carco

     

     

     

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    « Si le génie est irréductible à toute justification logique, il n’est pas interdit de chercher dans la vie de l’homme quelques éléments constitutifs de la personnalité de l’artiste. Les ancêtres de Maurice de Vlaminck (Maurice le Flamand) sont des marins hollandais. Le père de Vlaminck, professeur de piano, fit, à Paris, la connaissance d’une jeune pianiste et leur fils Maurice naquit le 4 avril 1876, dans le quartier des Halles. Toute sa vie il sera tiraillé entre son ascendance paternelle, à laquelle il doit son puissant tempérament et un goût de la liberté qui le conduira aux confins de l’anarchie, et l’influence puritaine de sa mère, protestante de stricte observance. La sévérité des jugements qu’il porte sur le monde qui l’entoure, ses goûts littéraires, ses colères contre la décadence de notre civilisation ne s’expliquent que si l’on sait qu’il fréquentait régulièrement dans son enfance le temple de Saint-Germain-en-Laye. Déjà, pourtant, son indépendance s’affirme et il réagit contre le milieu familial, d’une part en apprenant seul à jouer du violon au lieu de poursuivre des études régulières ; d’autre part en se passionnant pour le vélo.

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamand« C'est en donnant des leçons de violon, en jouant dans des orchestres tziganes et en gagnant des courses de bicyclette qu’il fait vivre sa famille. Car il se marie et il a rapidement deux filles : ‘‘À Nous quatre, disait-il, nous n’avions pas quarante ans.’’

    « Son meilleur biographe, Florent Fels, signale un bourrelier du Vésinet qui, avec les couleurs brutales de son métier, traçait d’étranges portraits qui impressionnaient le jeune Vlaminck. Il s’essaie donc à la peinture.

    « En mars 1901 il reçoit le choc décisif : à la galerie Bernheim Jeune, il découvre Van Gogh. Il n’est pas douteux qu’il ait trouvé, dans les violences du Hollandais, une réponse aux questions qu’il se posait devant les œuvres qu’il peignait lui-même : ‘’Ce jour-là, a-t-il dit, j'aimais mieux Van Gogh que mon père.’’

    « Un autre événement important, c’est sa rencontre avec Derain. Dans son livre, Portraits après Décès, Vlaminck écrit : ‘‘Sans cette rencontre l’idée ne me serait pas venue de faire de la peinture mon métier et d’en vivre. Il n’est pas moins sûr que si Derain ne poursuivit pas ses études qui l'eussent mené à Centrale et fait de lui un ingénieur, c’est à cette même circonstance qu’il le doit.’’

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamand« […] Cette maîtrise qui se reconnaît dans ses œuvres les plus abouties, il l’atteint pendant cette guerre de 1914 qui a été, pour lui aussi et bien qu’il n’ait pas quitté Paris, l’événement marquant de sa vie. Elle l’a conduit à s’éloigner de la capitale, à rompre avec Derain, à adopter une vision réso- lument pessimiste du monde et de la vie. Il abandonne son atelier de Montparnasse et va s’installer à Valmondois, le pays de Corot, de Daumier, non loin de cet Auvers où Van Gogh s’est suicidé.

    « Mais il est encore trop près de la ville où il fait des séjours de plus en plus rares et, en 1925, il va s’installer aux confins de la Beauce et du Perche. Là il découvre une vieille maison paysanne qui domine à peine le paysage doucement ondulé. Cet horizon immense lui rappelle ces plaines du Nord qu’il aime et d’où sa famille est sortie. Au loin, comme dans les Flandres, un glorieux beffroi : la baie de l’atelier qui s’ouvre largement sur la plaine révèle à l’horizon le clocher de Verneuil-sur-Avre. Une sorte de tour à deux étages justifie le nom de La Tourillère. C’est là qu'il est mort le 11 octobre 1958. »

    Georges Charensol, Les Grands maîtres de la peinture moderne,

    Éditions Rencontre, 1967

     

     


     

    « Parfois la nature n’en finit pas de nous surprendre ! Ainsi, Maurice de Vlaminck – bien que né à Paris – a pour parents un père flamand et une mère lorraine qui sont tous deux musiciens… Autant dire que le petit Maurice côtoie très tôt à la fois le milieu artistique et une certaine essence flamande qui auréole encore de nos jours les courants picturaux… Toutefois, ce futur grand peintre est un très mauvais élève. Il n’use pas beaucoup ses fonds de culotte sur les bancs de l’école et découvre la vie active par différents métiers : coureur cycliste, professeur de violon, journaliste (à l’esprit rebelle). Il se sent cependant titillé par l’envie de peindre et s’adonne à ce qui sera sa vraie grande passion dès 1899. Il a d’ailleurs d’excellentes fréquentations, dont celle de Derain ! Ils louent ensemble un atelier. Cinq ans plus tard, à force d’obstination, il commence à faire parler positivement de lui au point que Berthe Weill décide de lui octroyer une véritable publicité. Deux Salons l’accueillent alors : le Salon d’automne et le Salon des Indépendants. Il rencontre ainsi des surdoués de la peinture tels Marquet, Manguin, Matisse, Braque, Van Dongen… Les ‘'Fauves’’ enthousiasment littéralement de Vlaminck qui, malheureusement, ne mange pas toujours à sa faim…

    maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamandLa roue finit par tourner et Vollard s’éprend du talent de l’artiste. Il lui achète tous ses tableaux. La guerre éclate, de Vlaminck est mobilisé et, contraint et forcé, abandonne momentanément ses pinceaux. Dès 1919, le succès est au rendez-vous. Il expose chez Druet. Ses toiles s’arrachent, ce qui permet au peintre parisien de s’acheter une maison à la campagne, fuyant – ravi – la capitale française dont il a toujours eu du mal à supporter le rythme trépidant et les mondanités. D’ailleurs, Maurice de Vlaminck aime (violemment – curieux paradoxe !) la nature. On retrouve cette force démoniaque dans sa toile Sur le zinc, expressionnisme affiché aussi dans sa représentation du Père Bouju (1900). Il est certain que Van Gogh l’influence (Moissons sous l’orage, 1906). Affichant son parcours autodidacte, cette liberté assumée explose de toutes parts, tant au niveau du trait spontané, quasi pulsionnel, que de la couleur pure. De Vlaminck reconnaît les grandes pointures de la peinture du début du XXe siècle et ne se prive pas de coucher aussi au bout du pinceau une gestuelle à la Cézanne (Chatou, 1907). Les années passent et, malgré un bref détour par le cubisme lié en partie à sa vénération pour Cézanne, les tons s’assombrissent progressivement mais les contrastes trouent quasiment le support de façon complexe, inattendue et légitime : ainsi le vermillon peut-il faire son apparition à la manière de l’écriture de Stendhal. D’ailleurs, de Vlaminck surprend sempiternellement, utilisant avec un excès délibéré la fibre psychodramatique. Son œuvre est sublime. Notons aussi que ce prestigieux artiste a su mettre sur le papier ses affects et autres fantasmes, se livrant en parallèle aux romans et poèmes : D’un lit dans l’autre, 1902 – Tout pour ça, 1903 – Le ventre ouvert, 1937… »

    Ivan Calatayud

     

     

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    « Maurice de Vlaminck est né à Paris, dans le quartier des Halles, 3, rue Pierre-Lescot, le 4 avril 1876, d’un père flamand, Edmond-Julien de Vlaminck et d'une mère d’origine lorraine, Joséphine-Caroline Grillet, qui eurent trois enfants, une fille et deux fils. Le père exerça d'abord le métier de tailleur. Par la suite, il professa la musique, violon et piano. Sa femme, également musicienne, était un second prix de piano du Conservatoire.

    ‘’Je suis né dans la musique’’, a écrit leur fils qui, bientôt, jouera du violon comme un tzigane, presque sans l’étudier.

    Le grand-père paternel de Maurice était maître tailleur. À la fin de sa vie, dans une maison de retraite, au bord des canaux de Bruges, le vieillard, jusqu’alors parfaitement étranger aux beaux-arts, se mit à peindre spontanément. Un jour peut-être connaîtra-t-on les peintures de Vlaminck l’Ancien.

    CouvVlaminckRadio.pngLe père de sa grand-mère, de Skepere, était capitaine au long cours. Lorsqu’on remonte au-delà de ce capitaine, dans l’entrelacs des arbres généalogiques, les ancêtres de la famille paraissent avoir été, pour la plupart, des fermiers flamands et des marins hollandais.

    Cette ascendance donne un accent particulier à l’amour, qu’au surplus de l’admi- ration, Vlaminck n’a cessé d'accorder à Van Gogh. Lorsqu’il assista, pour la première fois, rue Laffite, à une exposition du pauvre Vincent, les harmonies brutales et chantantes du Hollandais martyr le bouleversèrent au point qu’il a noté dans ses Mémoires : ‘’Ce jour-là, j’aimais mieux Van Gogh que mon père.’’

    On peut, dans le même sens, relever au passage qu’un des rares peintres modernes qui aient trouvé grâce à ses yeux soit un autre Hollandais d’origine, Kees Van Dongen. » (source : ici)

     

     

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    CouvCarcoAmi.png« Ayant vu le jour, dans le quartier des Halles, en face du Square des Innocents, Vlaminck fut élevé dans la banlieue de Paris. ‘‘Ma jeunesse s’est passée sur l’eau et les berges de la Seine parmi les débardeurs, les mariniers, m’écrivit-il à l’occasion d’une petite étude que je lui consacrai. Mon père, musicien était né en Flandre mais de souche hollandaise.

    ‘‘Pour faire de la peinture, déclarait l’excellent homme, faut être riche !’’

    Son rêve était de voir plus tard son fils, chef de la fanfare de Chatou et il ajoutait, le plus sérieusement du monde :

    - De cette façon, tu demeurerais dans la Mairie. Tu serais logé. Tu ne paierais pas de loyer. »

    Francis Carco, L’Ami des peintres,

    Éditions du Milieu du Monde, 1944, p. 67

     

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     Salmon par Vlaminck ou Le Père Bouju

    Maurice Vlaminck, F. Carco, André Salmon, Henri Béraud, Georges Charensol, peinture, littérature, Flandre, Flamand« Vlaminck qui signa d’abord Maurice Wlaminck, Maurice le Flamand. Une riche nature de brute émotive que la vanité empêcha d’être tendre. Une vanité singu- lière, une sorte de déviation en spirale d’une obsession de la modestie, de l’humilité. […] Vlaminck n’a jamais manqué de verve, sauf quand il prenait la plume pour éreinter ses anciens camarades. […] Il doit tout à ses œuvres, étant, comme dit l’autre, parti de rien. Lâchant le chevalet pour l’écritoire, il ajoute une page ou deux à ses recueils de malédictions. Il reprend son thème favori : l’opposition du plein chêne au bois d’ébène. C’est pour lui le plein chêne ; les autres peintres, c’est dans ébénistes, sauf Modigliani, Dieu sait pourquoi. […] Adversaire de la plupart, Vlaminck n’a pas eu d’ennemis. On ne demandait qu’à donner bien de l’amitié à cet artiste souvent admirable. Je pense qu’il paya très cher le plus vaste de ses domaines : la solitude. »

    André Salmon, Souvenirs sans fin. 1903-1940,

    nouvelle édition préfacée par Pierre Combescot, Gallimard, 2004

     

     

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    « On conte que, lorsque Gustave Flaubert et son inséparable Louis Bouilhet venaient ensemble à Paris, les boulevardiers du second Empire faisaient la haie au bord des trottoirs, afin de mieux admirer le couple des ‘‘bons géants’’, qui se ressemblaient comme des frères.

    « Les Parisiens d’il y a vingt ans n’étaient assurément pas moins éberlués, lorsque les peintres Vlaminck et Derain foulaient, côte à côte, de leurs pieds solides, le bitume de la capitale. On voyait se lever vers les deux enfants de Chatou, qu’unit le talent et l’amitié, des nez stupéfaits. Et ces jumeaux en Apollon pouvaient bien s’attarder dans les quartiers les plus suspects sans qu’il vînt à aucun rôdeur l’idée de leur demander l’heure qu’il était.

    avec Derain en 1942

    Maurice Vlaminck, F. Carco, André Salmon, Henri Béraud, Georges Charensol, peinture, littérature, Flandre, Flamand« Ainsi, Maurice Vlaminck n'est pas un génie souffreteux. Ce grand gaillard est un grand peintre. Il porte un des plus beaux noms de la peinture française d’aujourd’hui […] Maurice Vlaminck excelle à discerner la beauté la plus rare dans l’aspect le plus quotidien des choses. Il est le peintre des banlieues, où, sous la clarté pesante et mélancolique des ciels suburbains, les maisons chancellent comme des malades ; il aime les paysages d’eau triste et des jours inquiets. Mais il est, par cela même, le peintre de drames puissants ; il n’en est point qui se tiennent plus ‘‘près de la vie’’. Il a peint autour de Paris, à Lajonchère, à Garches, à Bougival, des paysages qui pourraient servir de décors aux drames des cycles nordiques. Tout cela est brossé d'une main forte, d'une poigne qui domine chez le peintre l’angoisse du poète. Cette contradiction, qui souvent étonna les critiques, traduit parfaitement la nature de Maurice Vlaminck. Il est, en effet, célèbre par son entrain, ses boutades et les mystifications de sa jeunesse. […] Sa conversation a quelque chose d’énorme et de joyeux comme si dans sa voix de cyclope roulaient tous les tambours de la gaité. Chacun dit ‘‘qu’il est jovial’’. Et tous se trompent. Vlaminck, avec son rire d’ogre et ses yeux bleus de gosse flamand, est un artiste anxieux, un rêveur craintif que dévore sans relâche la fièvre du doute. […] Il disait, un jour : ‘‘La vie d’un peintre, c'est la course Paris-Bordeaux. Quand vous arrivez à Tours, il faut qu’il vous reste du souffle pour aller à Poitiers. Là, il faut en trouver pour atteindre Angoulême, et, si vous claquez à Angoulême, c’est comme si vous n’aviez rien fait. Le tout est de bien régler le jeu de ses poumons.’’ »

    Henri Béraud, « Le peintre Maurice Vlaminck ou le colosse anxieux »,

    Le Petit parisien, 31 janvier 1921

     


     

     

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    « Vivre du lait de sa vache, des œufs de ses poules et des pommes de terre de son champ, a toujours été chez moi une idée fixe. Si le hasard me conduit dans une forêt, dans une lande, loin du monde et de la multitude, je m’interroge et des fantômes me poursuivent. Mon grand-père, qui vivait dans la campagne flamande, me pousse sans arrêt à revenir à la vie simple qu’il a vécue : les champs, les prés, la rivière, la terre, les animaux et le silence…

    On est toujours pourchassé par les désirs, les besoins, les inquiétudes et les revanches à satisfaire que les fantômes font naître dans le subconscient. Une de mes sœurs a été poursuivie, toute sa vie durant, par le fantôme de sa grand-mère qui lui a fait accomplir tous les gestes, toutes les folies qu’elle-même n’avait pu se laisser aller à faire.

    Mon grand-père ne me laisse pas de repos. Devant chaque paysage, où les bois, les futaies, les vieux arbres, les vieilles maisons, forment un tableau des temps anciens, mon grand-père me tarabuste afin de me mettre en transes et m’obliger à lui obéir. Pour lui faire plaisir, pour l’apaiser, j’ai souvent peint ce qu’il aimait. Je sais ce qu’il veut et je compose à son intention des paysages âpres et tragiques : ceux où le vent courbe les arbres et fait courir les nuages dans un ciel sombre. J’ai peint aussi des campagnes, des villages sous la neige pour ma grand-mère qui maurice vlaminck,f. carco,andré salmon,henri béraud,georges charensol,peinture,littérature,flandre,flamandétait Hollandaise, ainsi que des natures mortes avec des pots en grès, la soupière en étain et la marmite en terre. Certains fantômes nous invitent à aimer le café au lait, la soupe aux choux et le lard fumé. Mon grand-père devait aimer les chaudrons de cuivre, les meubles lourds et noirs, patinés par le temps. Il devait aimer le feu de bois dans la grande cheminée et fumer la pipe en regardant les flammes.

    Le fantôme de ma mère m’a souvent donné des conseils de modération et celui de mon père des conseils de violence, utiles dans certains cas.

    Les morts poussent les pauvres vivants à réaliser ce qu’ils n’ont pu réaliser eux-mêmes […]. Tous les désirs insatisfaits, tous les espoirs déçus de ces pauvres défunts rendent hystérique et folle la malheureuse humanité. »

    Maurice Vlaminck, Paysages et Personnages,

    Flammarion, 1953, p. 134-136

     

     

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     Maurice Vlaminck, 1949