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  • Slauerhoff & Macao

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    Un poème français

    de J.J. Slauerhoff

     

     

     

    SAN MIGUEL DE MACAO

     

     

    La façade s’élève, rigide comme un rocher, devant la décrépitude du sanctuaire. Pas un pilier, pas une arche ne reste de la somptuosité ancienne.

    Debout comme une stèle, s’élevant du sein de l’éternel, elle domine l’espace, – temple du ciel avec le soleil comme rosace en sa coupole.

    Les saints pâles, priant dans leurs vitraux, sont brisés avec eux. À travers les trous vides, l’azur vibre et les rayons, les oiseaux, passent à leur gré.

    Les tout-puissants, taillés dans la pierre sur le portail, la Mère de Dieu portant le globe, l’Amiral au beau milieu de sa flotte, n’ont pu subir cette nef étroite derrière eux.

    Ils ont détruit tout : murailles, piliers, toits, jusqu’à l’horizon, jusqu’à l’espace ; le seul temple digne de leur puissance s’étend autour d’eux tandis que la ville se consume humblement à leurs pieds.

     

    couvmarécage.png

    © photo :

    Jeanne Verbij-Schillings & Bibliothèque universitaire de Leyde

     

    Parmi les œuvres du poète, romancier et essayiste Jan Slauerhoff (1898-1936), on relève une œuvre en langue française, la plaquette hors commerce Fleurs de marécage, (A.A.M. Stols, Bruxelles, 1929, lettre-préface de Franz Hellens). (1) La plupart des poèmes – 13 – sont des adaptations ou des traductions de poèmes que l’auteur avait lui-même écrits en néerlandais ; « San Miguele de Macao » est par exemple une adaptation de « Kathedraal St. Miguel », publié dans le recueil Oost-Azië en 1928. Les 7 autres, le poète-médecin les a écrits directement en français.

    Il avait commencé à composer Fleurs de marécage aux Indes néerlandaises, bénéficiant du regard critique du grand connaisseur des lettres françaises Johannes Tielrooy. (2) Puis, en 1929, grâce à l’éditeur de Maastricht Stols, Slauerhoff rencontre l’écrivain Franz Hellens qui avait traduit certains de ses poèmes en français ; le Néerlandais souhaite que son confrère bruxellois lise le recueil et écrive une préface. Hellens accepte, se proposant même de corriger les textes français. Le manuscrit va également passer entre les mains de l’ami Eddy du Perron qui semble avoir émis des réserves sur quelques tournures françaises ; c’est d’ailleurs ce dernier – bibliophile singulier, du Perron a consacré une part de la fortune familiale à éditer des livres hors commerce – qui assure la mise en page de la plaquette.

    Fleurs de marécage paraît finalement au cours de l’été 1929 (tirage : 75 exemplaires) avec une lettre de Franz Hellens en guise de préface. Jan Slauerhoff souhaite l’offrir à des proches et des connaissances, en particulier ceux et celles qui ne lisent pas le néerlandais, entre autres sa maîtresse françaises Claire Fouletier ; sans doute Jane Pesante, Bretonne que le poète rencontre à Nice en août 1929 a-t-elle elle aussi hérité d’un des exemplaires des Fleurs.

    Macao – ville où Slauerhoff s’est rendu deux fois – est au cœur d’autres poèmes – le nom de la cité est même le titre de l’une des deux parties du recueil Oost-Azië, cycle dédié à Constançio José da Silva –, mais aussi de son grand roman, Le Royaume interdit (1932), qui nous conduit au royaume des ombres en mettant en scène le poète portugais Camoens et un homme du XXe siècle, radio de bord, deux êtres dont vies, corps et âmes vont se confondre. Certains édifices religieux de l’ancien comptoir portugais occupent une place importante dans ce livre : un couvent livré aux flammes, une église où sont réfugiés des hommes qui défendent la ville contre des assaillants… On découvre à la fin du roman une évocation d’un édifice délabré, fantôme – l’église São Paulo –, proche de celle que propose le poème ci-dessus. D'ailleurs, l'église San Miguel, c'est en réalité l'église São Paulo  :

    …il s’entêta et se retrouva tout à coup devant un large escalier dominé par la façade rigide de la cathédrale ; tout en haut, perçant le ciel grisâtre de la nuit, la croix noire. Il monta d’un pas lent l’escalier, tête baissée afin de veiller à ne pas trébucher : les marches étaient lisses et désagrégées. Quand il sentit qu’il n’y en avait plus, il leva les yeux : il venait de poser les pieds sur le parvis, le front de l’église était noir, semblable à une imposante pierre tombale verticale ; aucune lumière ne filtrait par les vitraux. Il savait que derrière cette surface inerte se cachait une chose horrible ; impossible de faire demi-tour, l’escalier semblait s’être effondré derrière lui ; sous la menace de ce gouffre béant, il avança, étourdi, à grandes enjambées, vers la cathédrale. (3)

    SaoPauloMacao.jpg

    (photo : source)

     

    On notera que dans « San Miguel de Macao » – tout comme dans l’« Aube à Macao » du même recueil –, Slauerhoff a abandonné dans son adaptation la disposition en strophes, obtenant un résultat qui n’est pas sans rappeler les Stèles de Victor Segalen, écrivain et médecin de bord avec qui on l’a d’ailleurs bien souvent comparé. Le Néerlandais est d’ailleurs « certainement le premier à avoir jamais traduit un texte de Segalen : “Aan de Reiziger”, en 1930, traduction publiée dans le recueil “chinois” de Slauerhoff Yoeng Poe Tsjoeng, est une adaptation de “Conseil au bon voyageur” des “Stèles du bord du chemin”. On est frappé par les points communs entre les deux hommes : tous deux étaient médecins de bord et d’infatigables voyageurs ; tous deux ont laissé une œuvre exceptionnellement variée et, pour l’un comme pour l’autre, le Royaume Interdit a constitué une importante source d’inspiration. » (4)

    Terminons en citant un quatrain du poème « Fin de siècle », qu’appréciait beaucoup Eddy du Perron et qui illustre assez bien l’état d’esprit de Slauerhoff :

    Or, ce dédain superbe de s’en aller,

    En souriant, le long du précipice,

    Au charme paisible de la vallée,

    Vaut bien le bonheur et tous les délices.

     

    édition 1986

    CouvMarécage.jpg(1) Fleurs de marécage connaîtra une réédition la même année, sans doute à l’instigation d’Eddy du Perron, une troisième, augmentée, en 1934 et une dernière en 1986 chez Nijgh & Van Ditmar (avec en regard les textes néerlandais de l’auteur ou les traductions de Hans van Straten). Une part des données de cette notice sont empruntées à Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, De Arbeiderspers, 1998 (3ème éd. augmentée) et à Kees Snoek, E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Nijgh & Van Ditmar, 2005.

    (2) Johannes Tielrooy (1886-1953), critique et universitaire. Admirateur d’Anatole France, de Victor Hugo, de Voltaire, il a consacré plusieurs études à Barrès (dont un livre en 1918) et rédigé une thèse en français : Conrad Busken Huet et la littérature française (E. Champion, 1923) ; devenu universitaire après un long séjour aux Indes néerlandaises, il a publié en 1938 aux éditions du Sagittaire un Panorama de la littérature hollandaise contemporaine ainsi que, toujours en langue française, La Hollande et l’Indonésie, Bruxelles, Le Flambeau, 1958. Sa grande étude (1948) sur Ernest Renan – dont il a traduit en 1945 Qu’est-ce qu’une nation est disponible en français : Ernest Renan, sa vie et ses œuvres, trad. Louis Laurent, préf. René Lalou, Mercure de France, 1958. Citons encore un ouvrage en néerlandais consacré à Chateaubriand (1936) et une longue étude sur Racine (1951). Son épouse, Jacoba Tielrooy de Gruyter, a également publié en français : Kabar Anghinn, Impressions de Java et de Bali, présentation Luc Durtain, croquis A. Breetvelt, Les Œuvres représentatives, 1932 (sans oublier des articles sur la poésie hollandaise dans YGGDRASILL. Bulletin Mensuel de la Poésie en France et à l’Etranger, 1937). Sa seconde ( ?) épouse a traduit en néerlandais La Pharisienne de François Mauriac.

    (3) J. Slauerhoff, Le Royaume interdit, trad. Daniel Cunin, Circé, 2009.

    (4) Maarten Elzinga, Victor Segalen (1878-1919), musicus, reiziger, etnoloog, dichter, fotograaf, arts, archeoloog, catalogue de l’exposition organisée à la Maison Descartes, 11 novembre-20 décembre 2000, p. 7 (photo ci-dessous). À cette occasion a eu lieu le colloque « Slauerhoff & Segalen : exotistes ».

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    Voir par ailleurs un texte de J. Slauerhoff,

    « Le cas Lautréamont »,

    traduit en français par Fiel Heuvelmans

    et publié dans la revue de Frans Hellens,

    Le Disque vert, n°4, 1925

     

     

  • Hollande de Jean-Claude Pirotte

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    Hommage à Eddy du Perron (1899-1940)

      

      

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    Dans son recueil Hollande (Le Cherche-Midi, coll. Amor Fati, 2007) qui marie poèmes et peintures (de la fin de l’année 2004), le Wallon Jean-Claude Pirotte rend entre autres hommage à l’écrivain néerlandais Eddy du Perron (1899-1940), connu en France pour avoir été l’ami d'André Malraux. La peinture en regard s’intitule eergisteren (avant-hier). Le plaisir que l’on prend à lire Pirotte – écrivain bien plus talentueux qu’il n’ose lui-même le dire – est d’autant plus grand qu’il fait partie des rares auteurs d’expression française, avec Claude-Henri Roquet ou Xavier Hanotte, à pouvoir glisser dans sa prose des mots néerlandais sans les éborgner.

     

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    Dans Une adolescence en Gueldre, le romancier Pirotte évoque une période fondatrice de son existence. Un extrait :


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    C’est le paysage surpris de ma lucarne, dans Bezui- denhout, le premier matin, qui a peut-être décidé pour moi. Et ma première lecture aussi, dans cette chambre mansardée soudain deve- nue mienne, à l’heure où la lumière de sable et de vent s’est révélée à moi, la lu- mière de Gueldre, à l’aube, comme un air de clavecin.

    À cette lumière tremblée, à son poudroiement, à son cristal à la fois vaporeux et précis, à son rythme de danse ancienne et secrète, rien ne pourra jamais m’empêcher d’associer le mouvement inaugural de La chartreuse de Parme.

    « Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchan- dise. »

    Ces trois mots en italique ont soudain mobilisé ma mémoire et mon avenir, je devrais dire la mémoire de mon avenir, car c’est ce matin-là, en lisant et relisant cette phrase d’apparence anodine (mais elle ne l’est pas), que je me suis expliqué avec moi-même et ce que je dois bien appeler, tant pis si je m’exprime pompeusement, la reconnaissance obscure et aveuglante de mon destin.

    Jean-Claude Pirotte, Une adolescence en Gueldre, La Table Ronde, 2005.

     

    Prière aux poètes morts, Jean-Claude Pirotte
     

     

    carte imprimée à l’occasion d’une soirée E. du Perron-André Malraux à Paris, 15/11/2005 (photo coll° K. Snoek)

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    Sur l’amitié Eddy du Perron / André Malraux voir cette  bibliographie en langue française

     

     

    biographie d’Eddy du Perron par Kees Snoek, 2005, 1246 p.

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    le grand roman autobiographique d’Eddy du Perron

    Le Pays d’origine,

    traduction Philippe Noble,

    préface André Malraux,

    Gallimard, 1980

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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (7 et fin)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (7 et fin)

     

    L’exil londonnien

    et les derniers domiciles hollandais

     

    Peu de semaines après la Noël 1893, jour de son arrivée en Angleterre, la ville grise lui ôte de sa superbe et le plonge dans la mélancolie. S’il tient encore au printemps 1894 des propos très tranchés – « L’issue de la lutte, pour moi, n’est pas douteuse : c’est notre chère, notre belle et harmonieuse anarchie, la seule idée vraiment tolérante et libertaire, qui l’emportera par la force et par la raison !... Par la raison surtout !... » (136) –, l’existence prolongée sur la Perfide Albion le conduira rapidement à déchanter.

    Walter Badler, biographie d'E. Henry

    emile-henry.jpgDans ses lettres à F. Domela Nieuwenhuis, il ne cache pas combien il hait Londres, ses habitants, les socialistes anglais ou encore les social-démocrates allemands établis là : ainsi, raconte-t-il dans le chapitre III du premier livre du second tome de ses mémoires, il se rend un jour chez le journaliste Paul Lindemann et lui casse la figure car ce dernier a publié un article infamant à son égard dans Der Sozialdemokrat. (137) La misère noire qu’il partage alors avec la fidèle Kaya le pousse au bord de l’abîme. Jules Chéret offrira à celle-ci sa série des Saxoléines pour égayer leur quotidien londonien.  Quand Cohen traverse de telles épreuves, quand il est sujet à des crises d’asthénie, l’écriture lui devient un calvaire. Tant bien que mal, il tente dans ces années de poursuivre la rédaction des « Lettres parisiennes », puisant ses informations dans la presse française disponible et dans les récits que lui rapportent les nombreux gauchistes qui passent et repassent plus ou moins clandestinement la Manche. Mais ce séjour londonien n’est en aucun cas marqué par la prolixité.

    Après s’être adonné à l’étude de la langue anglaise, il écrit quelques articles pour la revue confidentielle The Torch of Anarchy (en particulier un article dans lequel il prend la défense du condamné Oscar Wilde tout en saluant l’attitude et l’action de Stewart Haedlam, et un autre dans lequel il se montre favorable à l’avortement) créée par les jeunes sœurs Rossetti, derniers drageons d’une grande lignée d’artistes.

    Le réconfort, Alexandre Cohen le trouve auprès de ces jeunes filles, de Bernhard Kampffemeyer qui l’attendait à Londres, et des autres exilés de marque : Louise Michel, Malato, Malatesta, Zo d’Axa, Émile Pouget, Lucien Pissaro... Parmi les anarchistes moins connus, il côtoie l’Allemand Wilhelm Werner, surnommé l’Éléphant, le boulanger français Pateau, l’Anglais Joe Lawrence et sa femme Alice qui sous-louaient une chambre à Zo d’Axa, surnommé quant à lui Zodiac. (138) C’est aussi à cette époque qu’il se lie d'amitié avec le prince Kropotkine et qu’il commence à fréquenter Max Nettlau. Il rencontre de temps à autre ce dernier à la bibliothèque du British Museum : « Nettlau est blond comme les blés et timide comme une vierge de l’époque où les vierges rougissaient encore. Il est une des plus attachantes personnes du “mouvement”, il consacre tout son temps et tous ses moyens limités à l’étude et l’achat de documents : lettres, manuscrits, brochures, livres, etc., provenant de l’anarchiste russe ou portant sur lui, l’auteur de L’Empire knouto-germanique, bête noire et cauchemar de Karl Marx qui l’a combattu et rendu suspect en employant toute la perfidie dont il était capable. » (139) Cohen retrouve aussi parfois Nettlau chez Kropotkine, « l’homme le plus simple et le plus aimable du monde », le seul intellectuel Russe qui n’a pas sa place « dans la galerie ahurissante des possédés de Fédor Dostoïevski ». Il apprécie aussi le « brave et noble » circassien Tcherkessov dont l’horreur de la propriété s’étendait aux adjectifs et pronoms possessifs qu’on emploie facilement en français. (140)

    Chéret3.jpg

    Affiche de Jules Chéret

     

    Mais la brume londonienne va s’épaississant :

    Il n’est pas un endroit au monde où je me suis senti aussi malheureux, aussi déraciné qu’ici, dans cette Londres maudite qui terrasse mon esprit. À cela, il faut ajouter que de bien tristes choses me sont échues ces derniers temps. Pour commencer, l’arrestation de Félix Fénéon, le meilleur ami que je compte à Paris. Le pauvre garçon a d’abord perdu sa place au ministère, simplement parce que des liens d’amitié le liaient à moi. Et voilà plus de cinq semaines qu’il est emprisonné, au secret, sans que personne ne sache quoi que ce soit et lui encore moins. Mon amitié lui a donc porté malheur et j’en suis profondément abattu. Et puis la décapitation d’Émile Henry, lui aussi un de mes meilleurs amis, dont je fis la connaissance à l’époque où il gérait l’Endehors. Je n’ai jamais rencontré homme plus généreux et plus désintéressé que Henry. Il aura au moins goûté la satisfaction d’avoir, avec une marmite, expédié au diable quelque 6 policiers ; le maigre résultat de sa bombe du Terminus doit cependant l’avoir beaucoup peiné. Henry était ce qu’on pourrait appeler “un garçon plein d’avenir” – si on se place au point de vue de la chimie. En ce qui me concerne, je considère son acte – je parle en particulier du dernier – comme ayant plus de poids que celui de Vaillant, bien que je les approuve et les estime utiles tous les deux. L’acte de Vaillant relève de la catégorie des attentats politiques – et c’est pourquoi la “bête masse” les a compris et y a applaudi et des anarchistes convaincus ainsi même que des antisocialistes sont venus répandre des fleurs sur sa tombe. Applaudir à des actes comme celui de Vaillant ne réclame pas une grande dose de révolutionnarisme. De tels actes sont à la portée de toutes les intelligences. (...) L’acte de Henry est, en revanche, et tout comme celui des dynamiteurs du théâtre Liceo, un acte purement social qui reste, pour cette raison, incompris. On le comprendra plus tard, un tel acte emportant avec lui des conséquences plus terribles pour la société bourgeoise. Les bourgeois saisissent très bien cela et les attentats du genre Terminus, Liceo etc. etc. les remplissent d’effroi – infiniment plus que ceux du genre Vaillant. Tous les journaux bourgeois ont dit d’Henry qu’il était “le plus logique, partant le plus terrible des anarchistes”. (141)

    Arrestation d'E. Henry (photo © Roger-Viollet, Paris en Images)

    HenryArrestation.jpgLa « Lettre Parisienne » publiée dans le numéro des 2 et 3 juin de Recht voor Allen et l’article placé dans le numéro des 12 et 13 juin de la même année sont des hommages rendus à cet ami qui lui avait rendu visite à Londres en janvier 1894, non sans lui proposer d’aller poser une bombe chez ses anciens concierges parisiens de la rue Lepic ! Quelques années plus tard, Alexandre Cohen évoquera de nouveau cette forte personnalité dans sa revue De Paradox : « In Memoriam. Voici Aujourd'hui, 21 mai, 4 ans qu’Émile Henry a été décapité à Paris... » (142)

    Durant quelques semaines, Cohen s’échappera de la grisaille anglaise. Pour gagner l’humidité d’un cachot parisien ! Il se rend en effet clandestinement en France au début du mois d’août 1895 – habillé à l’anglaise pour ne pas être arrêté à la frontière puisqu’il a été bertillonné fin 1893 – et se livre à la police : il entend faire réviser la décision qui l’a condamné par contumace une année auparavant. (143) Le 30 août, après avoir été défendu par un avocat radical, maître Desplas, il obtient gain de cause mais est immédiatement réexpulsé du territoire français en vertu de l’arrêté d’expulsion de décembre 1893.

    Entre deux déménagements à la cloche de bois dans les quartiers populaires de Londres, il caresse de nouveaux projets, tous synonymes d’évasion, de lointains horizons. Il envisage ainsi de se fixer au Japon ou en Amérique du Sud, mais la triste réalité matérielle et son attachement à Kaya le dissuadent de franchir le pas. C’est également au cours de cette sombre période qu’il commence à songer sérieusement à créer une revue dont il serait le seul rédacteur. Faute d’un mécène, ce projet échoue dans un premier temps. Il deviendra réalité quelque temps après, aux Pays-Bas : de novembre 1897 à novembre 1898, Cohen mettra en vente sa propre publication bimensuelle, De Paradox.

    CohenDosBrieven.jpgEn 1896, après avoir logé quelques semaines avec Kaya chez Isabel Meredith, Cohen quitte définitivement Londres (il y retourna brièvement la même année pour assister au congrès socialiste au cours duquel il officiera en tant qu’interprète), et s’installe incognito à Amsterdam, grâce à une petite somme d’argent dont il a hérité. Il est toutefois arrêté peu après, peut-être dénoncé par un social-démocrate. La maison d’arrêt sise au Weteringschans l’accueille quelques jours puis il est transféré à la prison de l’Amstelveenscheweg où il purge les 6 mois dont il avait écopé en 1888. Les lettres hebdomadaires qu’il adresse alors à Kaya sont conservées et fournissent un rapport précieux sur ses états d’âme et réflexions à cette période de transition. (144) L’engagement libertaire n’exerce plus sur lui le même envoûtement.

    Une longue querelle avec le médecin (!) de la prison aboutit devant les tribunaux peu après sa libération. Mais il est, tout comme F. Domela Nieuwenhuis – lui aussi mêlé à cette histoire –, relaxé.

    Là s’arrête le parcours du détenu Cohen, le « prisonnier professionnel » comme il a pu lui-même se dénommer dans sa lettre à Kaya en date du 16 août 1896, dans laquelle il ajoute : « Je pourrai en sortant écrire une étude comparative sur le système pénitentiaire dans les différents pays ». S’il se sent mieux traité par les gardiens amstellodamois que par les geôlier français, il n’est pas sans savoir toutefois que l’inconfort des prisons parisiennes, Sainte-Pélagie ou Conciergerie, était souvent oublié par les détenus qui recevaient de nombreuses visites et tenaient même salon : les « réceptions » organisées dans ces cellules par Félix Pyat ou Victor Hugo et évoquées par Théodore de Banville n’étaient pas encore passées de mode quelques décennies plus tard. (145) Cohen se souvient de cette « prison joviale » : « Le régime de Sainte-Pélagie – la prison politique de Paris – n’a rien d’effrayant et ne rappelle en rien la paille humide traditionnelle. Excepté s’en aller, les prisonniers peuvent faire et agir pratiquement comme ils l’entendent et lire, écrire, fumer, manger, boire, recevoir amis et amies, et dormir à volonté. » (146) Dans le premier volet de son autobiographie, il consacre quelques passages aux anarchistes, royalistes, antisémites, antimilitaristes et à l’unique socialiste révolutionnaire détenus là qu’il a connus et qui entretenaient les uns avec les autres des liens de camaraderies (Gustave Hervé, Charles Malato, Saumon – homme de L’Endehors et l’homme le plus heureux en détention –, Maxime Réal del Sarte ou encore Drumont, sensible aux thèses des anarchistes sceptiques…). (147)

    Si malgré tout la paillasse des prisons a du bon – « Quant à moi, mon amélioration (but suprême de mon incarcération) s’effectue avec une rapidité vertigineuse. Je me sens déjà un tout autre homme (déjà !). Quel noir scélérat j’étais avant ! – Ma perversité n’a pas encore été entamée religieusement. Mais cela ne tardera pas. En sortant je serai une vertu. » (148) –, Cohen pensait certainement que d’autres auraient mérité d’être, à sa place, logés à cette enseigne. Ne serait-il pas amené à écrire à propos de ses confrères et de l’art de manier les mots : « Pourquoi n’existe-t-il pas de peine – cinq ans de maison d’arrêt, avec privation de papier et de crayon, et prison à vie en cas de récidive – contre ceux qui massacrent une langue belle et riche alors qu’il en existe une contre ceux qui noient délibérément un souteneur ou un tueur de chats ? Il est vrai qu’alors, 98 pour cent des journalistes et 87% des gens de lettres hollandais se retrouveraient dans une maison de force. Ce dont je ne m’apitoierais pas... » (149)

    Pour Alexandre Cohen, les dernières années du XIXe siècle sont significatives d’évolution vers d’autres horizons politiques. Il demeure un farouche individualiste et le rebelle qu’il ne cessera jamais d’être ; toutefois, il ne se range plus avec la même ferveur sous la bannière anarchiste. Les petits textes et aphorismes contenus dans De Paradox témoignent de cette distanciation. Alexandre Cohen traverse alors sa période de scepticisme. Il passe surtout ces dernières années en Hollande avant de rejoindre, courant 1899, sa terre d’élection, la France. Adolescent invétéré, il entre dans « l’âge adulte » alors qu’il lui reste encore plus de soixante années à vivre. Une fois les plus grosses vagues de l’affaire Dreyfus passées, Alexandre Cohen se saisira d’un nouveau flambeau : pendant cinquante-cinq ans, il sera l’un des royalistes les plus convaincus de France, l’un des plus méconnus aussi, un homme tel en quelque sorte que celui auquel songeait Georges Bernanos quand il écrivait : « L’effort désintéressé d’un homme pour comprendre la France est un acte qui va bien au-delà de la simple littérature et qui a, à mes yeux, un caractère sacré, presque religieux. » (150)

    À propos des anarchistes ayant décidé de ne pas comparaître au Procès des Trente, André Salmon, qui fait la connaissance de Cohen bien des décennies plus tard, à Toulon, salue les qualités de ce Hollandais devenu un Français pas comme les autres : « Parmi ces défaillants se trouvait un écrivain de qualité qui, en plus de favorables circonstances, eût pris dignement place au côté de Félix Fénéon. Il devait avoir environ trente ans quand il refusait de répondre à l’appel du procureur général Bulot. Anarchiste, il n’aura guère commis que des délits de plume, mais éclatants. Aux pages du Père Peinard, à l’occasion du Procès des Trente, Émile Pouget écrit de lui que c’est ‘‘un bon fiston’’.

    » Je parle ici d’Alexandre Cohen qu’en ma jeunesse je me désolais de ne jamais rencontrer au Mercure de France où, d’origine batave, il tenait la rubrique des lettres néerlandaises. Oui, j’ai vivement désiré connaître cet auteur, l’un des premiers à figurer au catalogue saumon des éditions de la revue mauve.

    » À vingt ans, soldat aux Indes, un peu plus longuement qu’Arthur Rimbaud, prompt déserteur, Alexandre Cohen supporta l’ennui des servitudes militaires en découvrant Multatuli, philosophe local, Tolstoï de couleur, Gandhi d’avant Gandhi. Il le traduisit en hollandais et en français. Aux environs de 1905, nous fûmes plusieurs sur la rive gauche à estimer Multatuli, en accordant bien de la sympathie à son traducteur.

    » Il m’aura fallu atteindre cet âge qu’on peut dire avancé, pour connaître enfin Alexandre Cohen. C’est quand, depuis bien des années, il a cessé de croire aux possibilités du mouvement libertaire. Il est, en quelque sorte, passé de l’outre-gauche à l’outre-droite ; ce qui trouverait sans trop de peine sa justification. Mais Alexandre Cohen, aujourd’hui mon voisin de Provence, demeure, avec son admirable compagne, fidèle à l’amitié et respectueux du ‘‘très beau mythe’’.

    » Il m’a comblé de ses souvenirs. Je veux lui en dire ici merci. » (151) Merci Sandro.

     

    Daniel Cunin

     

    Cohen1957.jpg

    Alexandre Cohen, juillet 1957, Toulon, photo Henk Kuijper (DBNL)

     

    (136) Interview de Cohen par M. E. d’Arbourg, journaliste de La Patrie, repris dans Louise Michel, op. cit., p. 229-232. Précisons que le séjour londonien de Cohen et son retour aux Pays-Bas ont fait l’objet d’un article : R. Spoor, « Alexandre Cohen in Londen en Den Haag », Maatstaf, XXXI, 1983, n° 5, p. 70-80.

    (137) A. Cohen, op. cit., 1961, p. 33-40.

    (138) Zo d’Axa était maître dans l’art de préparer les macaroni, mais très maladroit avec les enfants, en particulier avec sa fille. Cohen raconte par ailleurs une anecdote hilarante à propos de bottes que Zo d’Axa avait achetées mais qu’il ne parvenait plus à retirer (Ibid., p. 49-51).

    (139) Ibid., p. 31.

    (140) Ibid., p. 31-32.

    (141) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 2 juin 1894.

    (142) A. Cohen, De Paradox, p. 96.

    alexandre cohen,emile henry,anarchisme,londres(143) A. Cohen avait pris soin de préparer son retour en France en rendant visite à Londres au « Vieux Sagittaire », Henri Rochefort, lequel publia un article dès que Cohen fut détenu à la Conciergerie. Avant d’aller se livrer à la police, Alexandre et Kaya passèrent une nuit dans la chambre d’un bordel – les amis chez qui ils espéraient loger avaient trop peur de les garder sous leur toit –, une matinée au Louvre et un après-midi au Luxembourg, histoire de jouir un peu de ces moments de liberté. Ensuite, ils sollicitèrent Eugène Fournière – lequel ne partageait pas du tout les idées de Cohen, mais les deux hommes s’étaient souvent rencontrés et s’appréciaient – et grâce à lui, il purent être logés quelques jours chez Henri Turot, lui aussi rédacteur à La Petite République, le temps pour Kaya de prévenir des rédactions. Grâce à Fournière aussi, Cohen se fit conduire au Palais de Justice par le député Eugène Baudin (A. Cohen, op. cit., 1961, p. 54-59).

    (144) Voir à ce propos l’article de R. Spoor, « De gevangenisbrieven van Alexandre Cohen », Op een beteren weg, schetsen uit de geschiedenis van de arbeidersbeweging aangeboden aan mevrouw dr. J. M. Welcker, Van Gennep, Amsterdam, 1985, p. 126-139.

    (145) Th. de Banville, op. cit., p. 259-266 et p. 446-453.

    (146) A. Cohen, De Paradox, nouvelle série, p. 1.

    (147) A. Cohen, op. cité., 1976, p. 182-187.

    (148) Lettre à Kaya, 16 août 1896.

    (149) Lettre à W. van Ravesteyn, 11 octobre 1933.

    (150) G. Bernanos, La vocation spirituelle de la France, Plon, Paris, 1975, p. 71.

    (151) André Salmon, La Terreur noire, vol. 2, p. 153-154, 10/18. A. Cohen n’a certes pas traduit Multatuli en hollandais ; ce dernier n’était pas un homme de couleur.

     

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