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Le Chapeau chinois–schellenboomen néerlandais : nom d'un instrument formé d’un pavillon de cuivre, garni de clochettes et de grelots, que l’on brandit en tête de certaines fanfares –, tel est le titre d’un recueil de nouvelles, première œuvre traduite en français (1) de Theun de Vries (1907-2005). Autodidacte, ce Frison a acquis au cours de sa longue existence une vaste culture historique. Tout en voyageant beaucoup, il a mené de front, à certaines époques, des activités journalistiques, politiques (il a été député) et littéraires. « À maints égards, cet écrivain dont l’exceptionnelle longévité n’a d’égale qu’une production très abondante, constitue un cas à part dans le paysage littéraire néerlandais : communiste sincère pendant des décennies, avant de prendre petit à petit ses distances vis-à-vis du modèle soviétique, jusqu’à traduire en néerlandais Soljenitsyne dans les années 196o, Theun de Vries est aussi resté une figure de romancier relativement isolée car il se sentit peu concerné par la modernité littéraire et se tint résolument à l’écart des modes. On a pu voir en lui l’un des derniers représentants du cloisonnement idéologique qui prévalait dans la société néerlandaise, de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1950. Cela ne l’empêcha nullement d’élaborer une œuvre personnelle et diversifiée […] avec une prédilection pour le roman et la nouvelle. Dans cedomaine, sa production pléthorique ne peut être comparée qu’à celle de son ami Simon Vestdijk (1898-1971) […]. De Vries partage avec Vestdijk la passion du roman historique, qu’il décline sous plusieurs formules :cycles (notammentLa Dynastie des Wiarda, consacré à sa Frise natale), biographies romancées et récits ayant plus oumoins recours à la fiction (sur Rembrandt, Van Gogh, Molière, Spinoza, Marx) et bien entendu romans engagés, traitant de figureshéroïques (Hannie Schaft dansLa Fille aux cheveux roux, porté à l’écran en 1981) ou de hauts faits de la Résistance néerlandaise (la grève de février 1941, dans la trilogieFebruari), de même que d’événements révolutionnaires du passé (la révolte des gueux contre l’Espagne au XVIesiècle, la révolution de 1848, la Commune de Paris). » (2) À propos de révolution, il convient en outre de mentionnerLa Liberté se pare de rouge(1945), roman marxiste décrivant une Guadeloupe se libérant du joug de l’oppresseur – une réponse àL’Île au rhumde Simon Vestdijk (Phébus, 1991). Quant aux romans historiques portant sur de grands artistes, très documentés et symptomatiques d’une réflexion permanente sur l’essence de l’art, on relève encoreMoergrobben(1964), inspiré de Jérôme Bosch,De vrouweneter(Le Mangeur de femmes, 1976), œuvre écrite dans des cafés parisiens, consacrée à Maupassant et Marie Bashkirtseff, ou encoreHet motet voor de Kardinaal(Le Motet pour le Cardinal, 1960) qui nous entraîne dans l’entourage de Josquin des Prés. La musique occupe également un place centrale dansFugue du temps(deux romans d’une fresque inachevée de la société hollandaise du XXesiècle dans laquelle un compositeur sert de fil rouge) etDe dood kwam met muziek(La Mort est venue en musique, 1979), court roman dont la technique du close-up s’inspire de laSonate d’automnede Bergman.
Le Chapeau chinois, trad. Christian Marcipont,Martagon, 2009
Si la vision épique que Theuns de Vries déploie souvent se retrouve dans quelques pages duChapeau Chinois, on est surtout frappé par la qualité stylistique de l’ensemble : « Il est indéniable que la phrase de Theun de Vries, par sa grande musicalité, tantôt discrète, tantôt solennelle, donne àentendre. Son écriture, à cent lieues des expérimentations formelles des jeunes générations, atteint à une extraordinaire beautéplastique, jamais recherchée pour elle-même, mais toujours au service du récit, voire y tenant sa partie à l’égal des personnages. Sans contredit, ses qualités stylistiques ont contribué à faire de Theun de Vries un classique, avec tout ce que cette notion implique, de la part du lecteur, de fervente dévotion ou de distance révérencieuse.Le Chapeau chinoisne parle que de musique et – était-il meilleure façon de le faire ? – en parle musicalement. » (3) Dans cettesuiteromanesque– au sens lavarendien du terme –, on est invité, parfois à la manière d’un détective, à entrer brièvement dans les univers de Robert Cambert, du violoniste Johann Georg Pisendel et de Vivaldi, de Chaliapine, de l’impératrice Marie-Thérèse et de Mozart, d’un jeune virtuose chinois à l’époque de la révolution culturelle. « Signor Rossini ou l’adieu à Pesaro » se compose de deux longues lettres de Rosini ; « La bataille de Waterloo », sans doute le texte le moins abouti, revient sur le sentiment de culpabilité vis-à-vis des juifs déportés ; enfin, « Les Trente-cinq noms », nouvelle qui occupe près de la moitié du recueil, prend son envol à Sisteron pour mettre en scène de façon burlesque les déboires d’un contemporain de Berlioz, apparemment promis à un bel avenir.
Se réclamant de Balzac, Theun de Vries nous a laissé des dizaines de gros volumes ; dans le dernier tiers de sa vie, il s’est toujours plus senti attiré par l’écriture de textes plus courts. Il n’a d’ailleurs pas hésité à retrancher des passages de certaines de ses œuvres lors de leur réédition. Comme l’écrit son traducteur, il est encore trop tôt pour dire ce que la postérité retiendra de cette production monumentale. Lui-même, qui a par ailleurs laissé une œuvre poétique en frison et nombre de traductions, ne se faisait d’ailleurs guère d’illusion en soulignant qu’on ne lit plus de Tolstoï que deux ou trois de ses œuvres.
(1) L’écrivain a été traduit en de nombreuses langues, notamment celles des anciens pays du Bloc de l’Est, ce qui s’explique sans doute en partie par l’engagement communiste officiel de l’écrivain de 1936 à 1971. Dans les années cinquante, en particulier suite aux événements hongrois, ses prises de position en faveur de l’URSS lui ont valu d’être renvoyé du PEN club et de la Société des Gens de lettres de son pays. Il finira par reconnaître publiquement ses erreurs.
(2) Dorian Cumps, «Le Chapeau chinois: Contes musicaux hoffmanniens de Theun de Vries »,Septentrion, 2009, p. 74-76. Le livre de Theun de Vries sur la Commune s’intituleLouise Michel, engel in het harnas(Louise Michel, ange armé pour la lutte, 1984) ; il réunit deux pièces radiophoniques ainsi qu’un essai.
(3) Christian Marcipont, p. 6 de la préface duChapeau Chinois.
le roman sur les années haguenoises de Vincent van Gogh
Au cours du XIXe siècle, parmi les Français qui vivent en Hollande et écrivent sur ce pays, se trouvent quelques pasteurs tels Albert Réville et Louis Bresson. Français originaire de Tonneins (Lot-et-Garonne), celui-ci a rédigé en 1865 une thèse sur le révolutionnaire guillotiné Rabaut-Saint-Etienne. On sait qu’il a été, de 1881 à 1909, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam – où Réville l’avait précédé –, institution à laquelle il a consacré une notice à l’occasion de son troisième centenaire (1890). À côté de son travail de prédication, Louis Bresson a contribué à mieux faire connaître la Hollande et la littérature hollandaise en France grâce à divers articles publiés, pour une bonne part, dans le Journal des Débats (dont il a sans doute rédigé la chronique « Lettre de Hollande », portant souvent sur la politique et des sujets d’actualité, pendant un certain nombre d’années). En 1897, la Revue encyclopédique donne son étude intitulée « Le Mouvement littéraire en Hollande. Des origines à 1815 », texte repris dans La Hollande géographie, ethnologie, politique et administrative, religieuse, économique, littéraire, artistique, scientifique, historique, coloniale, etc. (Librairie Larousse, 1900), volume qui propose d’autres contributions de sa main : « La religion : L’évolution religieuse. Statistique religieuse », « La science », « La politique contemporaine » et « Relations intellectuelles de la Hollande et de la France ». On relève encore de cet érudit des études intitulées : « Amsterdam ancien et moderne » (1895) et « L’agitation économique et politique aux Pays-Bas en 1903 » (1903).
C’est à Louis Bresson que l’on doit également la traduction de deux romans de Louis Couperus, Majesté et Paix Universelle. Le romancier l’avait lui-même annoncé à son éditeur amstellodamois, L.J. Veen : « Une traduction de Majesteit, par Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam paraîtra dans la Revue Hebdomadaire puis en volume chez Plon. M. Maurice Spronck – du Journal des Débats – m’en a parlé l’été dernier, à La Haye. La traduction paraîtra au cours de l’été. Plon offre 1500 francs, à partager entre le traducteur et moi-même. Autrement dit 750 francs. Pour la forme, j’ai dit que je ne pouvais pas décider avant de vous avoir écrit. Mais nous allons accepter, n’est-ce pas : nous ne pouvons guère faire autrement et c’est plutôt pas mal. » (Lettre à son éditeur, n° 155, début janvier 1897). On peut imaginer que l’appartenance de Couperus à l’église wallonne – il a épousé sa cousine Elisabeth Baud à l’église wallonne de La Haye – a été un facteur prépondérant dans la décision du pasteur de traduire ces ouvrages. Bresson était par ailleurs lié à l’avocat et homme politique protestant Maurice Spronck qui devait rédiger une longue préface à Majesté.
Louis Bresson a fini ses jours à Rotterdam. Le Journal des Débats du 7 mai 1918 annonce : « Nous avons le très profond regret d’apprendre la mort de notre collaborateur depuis de longues années, M. Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam, décédé en cette ville le 9 avril, à l’âge de 74 ans. Les obsèques ont eu lieu à Crooswijk. »
Parmi les articles de Louis Bresson paru dans le Journal des Débats, deux portent sur l’écrivain Multatuli (1820-1887) et ses deux épouses. Il est assez amusant de voir que le pasteur ne peut s’empêcher de parler de l’auteur du Max Havelaar alors même que la personne de cet artiste lui inspire essentiellement du mépris. Ces deux textes sont un écho des querelles auxquelles on assistait aux Pays-Bas, par éditions interposées, entre partisans de Multatuli et les détracteurs de son œuvre. Les critiques formulées sur la personnalité même de l’auteur constituent en quelque sorte le pendant de l’utilisation faite de ses écrits dans une visée politique par les tenants du socialisme ou du pacifisme.
Si le nom de Multatuli n’est pas inconnu en France, en Hollande il est populaire. Acclamé par les uns, détesté par les autres, il reste inséparable dans son pays de la question coloniale. Le retentissement de sonMax Havelaarfut immense. Les faits qu’il dénonçait, dans l’administration des Indes néerlandaises prirent les proportions d’un scandale. L’écrivain eut le sort de beaucoup de prophètes : il eut a souffrir de son rôle, et, par malheur, ne se souvint pas toujours qu’il faut être dix fois juste pour se dresser en vengeur de l’iniquité.
Mme Douwes Dekker, née Hamminck Schepel, la seconde femme de Multatuli, a entrepris de publier, en l’éclairant de notes, la correspondance du célèbre auteur hollandais(1). Si cette publication, conçue dans une intention pieuse, répondra bien au but qu’on s’est proposé, si elle servira la mémoire de Multatuli, c’est une question ; il est plutôt permis de croire qu’elle justifiera les préventions, les colères et les haines qui se sont attachées jusqu’à son dernier jour à l’écrivain malheureux, inquiet et agité desIdéeset del’École des Princes(2). Mais nous y gagnerons un portrait de Multatuli qui, pour n’être pas flatté, n’en sera que plus précieux et dont personne ne saurait contester la ressemblance.
Ce qui frappe tout d’abord dans cette correspondance, c’est la confiance absolue, naïve de Multatuli en lui-même, en son « génie ». S’il ne s’applique pas expressément ce mot qui revient souvent sous sa plume, on sent néanmoins, quand il l’emploie, qu’il pense tout d’abord à lui-même. Il s’en remplit la bouche, sa poitrine se gonfle : c’est lui, l’homme de génie. Il n’a pas besoin d’apprendre, il sait, il devine ce qu’il ne sait pas. Ministre, il le serait, et gouverneur général des Indes, cela va sans dire ; mais général aussi. « J’ai beaucoup de respect pour les Prussiens, écrit-il en 1866, mais je dois dire que les Autrichiens n’auraient pas perdu la partie, si j’avais été ministre de la guerre depuis quelques années. » Garibaldi, qui est aussi un homme de génie, aurait pris la Vénétie si le gouvernement italien ne lui avait adjoint le général Pallavicini. Multatuli a pressenti son plan de campagne : « Pour Garibaldi, écrit-il, la prise de Venise aurait été tout simplement le problème (si c’en est un) de la distance entre deux points. – Mais c’est la ligne droite ! aurait-il dit. Moi ici, Venise là-bas ; allons-y.– Et de vaincre ou de mourir. » Ce n’est pas plus difficile que ça. Le général Boum avait de ces conceptions.
Journal des Débats, début de l'article de Maurice Muret du 27/03/1927
Bien entendu, tout est permis au génie. Il est au-dessus des devoirs et des soucis vulgaires. Le travail pour le pain quotidien n’est pas fait pour lui. Un journal a l’impertinence de lui demander des nouvelles, comme correspondant, quand il lui communique ses idées. Voyez-vous, s’écrie-t-il, ce que seront des lettres aussi intéressantes que ceci : « La moisson promet beaucoup… M. X… ambassadeur de … est arrivé à Francfort… Le choléra reprend. » Malheureusement, ses grandes idées ne sont pas productives. Multatuli a des dettes, et beaucoup. Ses créanciers veulent être payés : Multatuli s’indigne que, dans un monde où il y a tant de millionnaires, le génie puisse connaître les soucis d’argent. Il en veut à ses amis, à tout le monde : « Un millionnaire flamand, commenec plus ultradu sacrifice, ne lui a-t-il pas offert deux cents francs pour faire une conférence à Gand ? » Quant à sa famille, à sa femme, à ses enfants, ils restent à la charge des autres, et, quand la malheureuse qui porte son nom, la pauvre « Tine » a enfin trouvé une place en Italie où elle aura le moyen de gagner sa vie et celle de ses enfants, Multatuli s’irrite : « Tine en condition ! » Quelle pitié et quelle honte pour ses admirateurs et pour la Hollande ! Et au moment même où il lançait contre tous ses foudroyantes malédictions, il recevait à Coblentz la visite de Mlle Hamminck Schepel, qui lui apportait de l’argent, – (elle nous le raconte elle-même avec une candeur qui s’ignore), – partageait sa chambre et sa pauvreté, mais s’estimait heureuse quand il lui disait : « Personne ne peut maintenant me séparer de toi. » On comprend qu’une telle existence ait embarrassé les plus chaleureux amis de Multatuli et que, tout en demandant de l’argent pour la famille de l’écrivain, ils avertissent les donateurs que les sommes souscrites seraient remises, non à Multatuli, mais à sa femme.
Or, voilà ce qui l’exaspéra. Ce souci des convenances, ce respect du foyer sont à ses yeux le comble de l’hypocrisie, hypocrisie hollandaise et hypocrisie protestante s’ajoutant l’une à l’autre. Et il faut voir jusqu’où les rancunes personnelles emportent ce libre penseur : « Il faut répandre, écrit-il à un Belge, autant que possible, votre sentiment sur la différence entre anticatholiques et protestants… Oui, non seulement je crois que les protestants sont au-dessous des anticatholiques, mais réellement au-dessous des catholiques. Le catholicisme est une erreur, le protestantisme est une peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous devons lutter pour la vérité, pour nous et pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font cinq et deux et deux font trois. Mais, si le choix entre des mensonges était possible, j’aimerais cent fois mieux voir mon petit garçon servir la messe en enfant de chœur que protestant. Voyez-vous, le protestantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, c’est l’intérêt. »
Il faut croire cependant qu’il était resté quelque chose à Multatuli de ses croyances premières, car il montre un furieux appétit de la fortune. Sans doute, il passe par des situations désespérées ; on souffre à lire tous ces appels à la charité, tous ces cris : « Je ne mange rien de chaud depuis huit jours ; demain, je n’aurai rien à manger » ; on souffre plus encore de voir cette pauvre femme à Bruxelles, dans un garni, sans argent et sans pain, à qui sa fillette demande : « Tu n’oublies pas que c’est demain mon anniversaire et que tu m’as promis une surprise ! » Mais peut-être on souffre davantage encore de voir cet homme qui s’épuise en sarcasmes contre tout, contre tous et qui ne sait pas une fois se demander si, dans sa chute, il n’y aurait pas un peu de sa faute. Qu’on lui donne la richesse, – on la lui doit pour son génie et pour le bien de l’humanité.
Et comme ses désirs ne sont pas satisfaits, il a des combinaisons financières à la Balzac. Son nom est un capital : un journal dont il sera le directeur aura au moins mille abonnés pour commencer ; à 30 florins, c’est 30000 florins par an, et c’est un bénéfice de… On voit d’ici la suite. Puis il abandonne le journal ; il fait tirer son portrait à 10000 exemplaires, et il annonce qu’il va le vendre avec un autographe 10 et 15 florins. C’est donc 100000 à 150000 florins d’assurés. « C’est cher, dit-il à la fin de sa circulaire ; croyez-vous qu’il ne m’en ait pas coûté davantage de l’écrire ? » Peut-être ; mais le fait est que cet argument ne parut pas décisif, puisqu’à Amsterdam il se trouva seulement trois souscripteurs. À un autre moyen maintenant : il fera sauter la Banque de Hombourg ; il a découvert une recette infaillible, et, quand celle qui devait être la seconde femme de Multatuli arrive à Coblentz la bourse garnie, il la persuade, part pour Hombourg, gagne d’abord et puis perd, perd encore et revient sans un sou.
C’est alors, sans doute, qu’il a trouvé que le pire effet de la souffrance n’était pas le sarcasme, mais la défiance de soi-même. Il écrit un peu plus tard, à propos de sonÉcole des princes: « Mon drame reste toujours inachevé. Cela ne vaut rien et ne vaudra jamais rien. Quoique j’aie emprunté une sorte d’intrigue à une nouvelle de Michel Masson (3), que j’ai lue dans ma jeunesse, je ne puis y répandre de l’intérêt. Les vers, à mon sens, je les fais facilement ; et bien ; mais la pièce elle-même, je ne peux pas la faire. Au troisième acte, toute mon intrigue est finie, chacun sait tout, personne n’attend le dénouement. Le parterre se lèvera en disant : « – Ce soir, on sera à la maison de bonne heure. » – « Mais faites donc votre pièce en trois actes », direz-vous. Je ne le puis pas : je suis et me déclare incapable. »(4)
Mais ces accès de découragement et de modestie sont très passagers il redevient vite lui-même, le génie, le génie du sarcasme,impatient de la destinée, impatient de la pauvreté, impatient du travail pénible et du devoir ingrat, également acerbe pour ses amis et ses ennemis. On a dit, dans sa famille même, que c’était un malade, un névrosé : la correspondance ne démentira pas cette opinion. Et, cependant, ce malade a exercé et exerce encore une grande influence ; il a fait école de mécontents et de révoltés (5). Peut-être ses lettres, si on les lisait avec attention, seraient-elles le meilleur antidote de ses idées et se défierait-on davantage du penseur, quand on pénétrerait mieux dans la connaissance intime de l’homme.
L. B.
les Lettres d'amour, livre inclassable,
mi-fictif mi-autobiographique
(1) En dix volumes aux éditions W. Versluys, 1890-1896 (Brieven van Multatuli. Bydragen tot de kennis van zyn leven. Gerangschikt en toegelicht door Mevr. Douwes Dekker, Geb. Hamminck Schepel, Amsterdam, W. Versluys, 1890-1896). Cette entreprise éditoriale – menée ciseaux à la main – a vu le jour pour répondre à l’article de Theodoor Swart Abrahamsz : « Eduard Douwes Dekker (Multatuli). Eene ziektegeschiedenis » (Multatuli. L’évolution d’une maladie). Reposant sur les connaissances de l’époque relatives à la psychiatrie et au système nerveux, cette étude, parue dans De Gids en 1888, se proposait de souligner le déséquilibre de la personnalité du célèbre écrivain.
(2) Après son roman Max Havelaar (1860), Multatuli a composé de nombreuses œuvres qu’il réunissait lui-même en volumes sous le titre Ideeën (Idées), « un véritable vide-poche » : il s’agit de recueils hétéroclites où se succèdent des centaines de textes allant d’une simple ligne à plusieurs centaines de pages : aphorismes, critiques de la société, considérations philosophiques, récits, contes, paraboles, le roman inachevé Woutertje Pieterse ou encore le drame sur le despotisme éclairé Vorstenschool (L’École des princes, 1872). À l’époque, c’est-à-dire peu après la mort de l’écrivain qui n’avait plus guère écrit dans les dernières années de sa vie, ses œuvres complètes se composaient de 10 volumes. Aujourd’hui, on dispose d’une édition revue et augmentée comprenant 25 volumes dont les dix-sept derniers rassemblent la correspondance de l’écrivain et divers documents de sa main ou ayant trait à lui.
(3) L’écrivain français populaire Auguste Michel Benoît Gaudichot-Masson, dit Michel Masson (1800-1883).
(4) Multatuli éprouva un peu de mal à finir la pièce après avoir écrit trois des cinq actes. Il lui arriva de lire dans des salles belges et hollandaises un passage de son drame inachevé. Selon Pierre Brachin, « l’intrigue de l’École des princes est dépourvue de vraisemblance, et les caractères de profondeur » (La Littérature néerlandaise, 1962, p. 100).
(5) Voir sur ce blog l’influence de Multatuli sur Alexandre Cohen ainsi que la page « Anatole France à propos de Multatuli ».
Feuilleton duJournal des Débats
du 30 novembre 1898
MULTATULI d’après les lettres de sa femme
Tine, première épouse de Multatuli
Dans son premier livre qui lui valut tout d’un coup la célébrité en Hollande, au milieu des figures sinistres, hypocrites, des fantoches qui, à son dire, administrent les Indes néerlandaises et les exploitent, des dévotes qui, dans la métropole, vivent des exactions coloniales et les défendent au nom de la religion, Multatuli a placé deux personnages qui vous sortent de ce vilain monde et vous envoient comme un souffle d’idéal ; lui, d’abord, Multatuli, le vengeur de l’iniquité, le héraut de la justice, le défenseur des opprimés ; la victime des oppresseurs, incarnée dansMax Havelaar; puis, sa femme, la douce, l’angélique Tine dont il ne se lasse pas de faire l’éloge. « Sans être jolie, écrit-il, Mme Havelaar avait dans son regard et dans son langage un charme invincible. À l’aisance de ses manières, on voyait qu’elle avait fréquenté le monde et qu’elle appartenait aux classes supérieures de la société. Elle n’avait pas cette raideur et ce manque de grâce qui caractérisent la bourgeoisie, cette bourgeoisie qui, gênant les autres, se met elle-même à la gêne, sous prétexte de distinction ; enfin, elle se moquait absolument du qu’en dira-t-on, se souciant fort peu des apparences dont tant d’autres femmes se rendent les esclaves. Aussi sa mise était-elle exemplaire. Une robe de mousseline blanche, à cordelière bleue, – genre peignoir en Europe, – formait son costume de voyage. Autour de son cou, elle portait une étroite ganse de soie à laquelle étaient attachés deux petits médaillons, cachés sous les plis de son corsage dans ses cheveux à la chinoise s’entremêlait une légère guirlande de jasmin… Voilà pour la toilette. Je la disais pas jolie et pourtant je ne voudrais pas que vous la crussiez laide. J’espère même que vous la trouverez belle, quand j’aurai l’occasion de vous la montrer éclatant d’indignation parce qu’on a méconnu “le génie de son Max”, ou rayonnant de joie à l’inspiration d’une pensée tendant au bien-être de son enfant. Combien de fois déjà a-t-on répété que le visage est le miroir de l’âme ! Eh bien, elle avait l’âme belle. Aveugle qui n’aurait pas trouvé beaux les traits ou se reflétait son âme ! »
Mimi, la seconde épouse
La publication des lettres de Multatuli, entreprise par sa seconde femme, n’a point diminué, – au contraire, – celle que Max Havelaar plaçait si haut. Et l’on comprend qu’il se soit rencontré un homme comme M. Julius Pée pour rechercher la correspondance de la pauvre Tine et montrer par des pièces authentiques ce que fut la première femme du grand écrivain. Un heureux hasard lui a fait rencontrer une élève de Mme Douwes-Dekker-van-Wynbergen (Multatuli), Mlle Stéphanie Elzerodt, devenue plus tard Mme Omboué, et celle-ci a mis à sa disposition les lettres qui lui furent adressées durant son séjour en Italie par la femme de Multatuli(1). Ces lettres sont écrites en français, une langue qui n’était pas très familière à l’écrivain ; mais elle tenait tellement à ne pas rompre ses relations avec cette je
une fille, dont elle avait poursuivi l’éducation après la mort de sa mère, qu’elle passe par-dessus les difficultés du dictionnaire et de la grammaire, entremêle quelquefois, quand le sentiment est trop vif ou l’expression trop rétive, sa prose de mots ou de phrases hollandaises ; peu lui importe ! Il faut qu’elle déverse le trop plein de son âme et qu’elle dise à sa manière, qui est souvent grande et éloquente dans son incorrection, ses souffrances ignorées et imméritées.
Je ne sais ce qu’auront pensé de cette publication les admirateurs quand même de Multatuli, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer un réquisitoire plus écrasant que le témoignage au jour le jour d’une amie fidèle, d’une amante et d’une épouse passionnée. Aux premières lettres, Tine est à Bruxelles alors que son mari, impuissant à suffire aux besoins de sa famille, l’a éloignée de lui ; la pauvre femme est là, sans ressources, avec ses deux enfants(2); pas d’argent, pas de feu, quelquefois pas de pain. Elle ne se plaint pas pourtant. Multatuli vient la voir parfois et Multatuli est un charmeur. Il sait la prendre par ses côtés faibles ; il a senti l’attachement de sa femme pour son ancienne élève et, à une lettre prête à partir pour l’Italie, il s’empresse d’ajouter un post-scriptum d’une familiarité enjouée, qui peut être lu à Bruxelles et où revient, sous prétexte de compliments à autrui, son éternelle apologie : « Vous suivez votre cœur, écrit-il à la jeune fille dont sa femme a formé le caractère autant que l’intelligence, plutôt que les principes et les idées systématiquement élaborés ; moi aussi. Je n’ai pour tout Code que le cœur qui me trompe quelquefois, oui, mais pas autant que les raisonnements de ceux qui croient penser. Puis le cœur a une manière de guérir les blessures qu’il fait. Il y a… des erreurs qui valent mieux que des qualités. »
les enfants de Tine et Multatuli
Et elle en est persuadée, la pauvre femme. Qu’il parte, qu’il reste, qu’il revienne, qu’il l’abandonne, c’est toujours « son génie ». Son élève lui annonce-t-elle qu’elle rentre à Bruxelles ? Quel bonheur ! Dekker (Multatuli) y sera aussi. « Dekker restera avec nous. Il est occupé de continuer desIdeen. J’avais mis cesIdeensur ta petite table dans ta chambre à coucher. » Est-il absent ? « Mon mari a du courage. Il me dit d’être tranquille et moi, je fais ce qu’il y a de plus difficile : attendre. » S’il lui envoie un peu d’argent, si elle peut payer des dettes criardes, s’il lui a écrit, comme il peut écrire, alors c’est de l’enthousiasme, c’est du délire : « Aujourd’hui, j’ai payé des notes qui me pesaient beaucoup. Je suis nerveuse, mais à présent de bonheur et de joie. Dekker m’écrit des lettres pleines d’amour ; il croit être sûr de triompher. Il est si heureux ! Son esprit s’est épanoui comme une fleur. Oh ! tu le verras, il est un génie. Vraiment, il est adorable. Je suis juste, quand je lui pardonnetout,tout. » Et ce tout, cependant, n’est pas peu de chose. Cette femme qui a connu, non pas seulement l’aisance, mais la richesse, est descendue peu à peu à la misère navrante, dégradante : « Toute la journée a été très pénible pour moi. J’ai eu des visites qui me faisaient mal. Oh ! la misère ! C’est affreux, et que faire ? On ne peut pas être bon sans argent. » Et un autre jour : « Comme tu sais, je loge à présent au second ; Mme Willems devient plus exigeante, de sorte que j’ai besoin de tout mon courage pour descendre ou pour monter. Oh ! quelle vie ! et comme on peut supporter beaucoup ! On ne meurt pas vite de chagrin, ma chère enfant. »
Ce n’est pas, en effet, du dénuement matériel qu’elle souffre : elle a besoin d’aimer autant que de se sentir aimée.
les Essais millionesques
« Comme j’aimerais être auprès de toi, écrit elle à Mlle Elzerodt, surtout si tu dois passer la mer. Pourquoi ne puis-je pas te soulager ? Quel bonheur ce serait pour moi de faire reposer ta charmante tête contre mon cœur ; je suis sûre que cela te ferait du bien. Quand mes enfants sont malades, ils aiment tant d’être dans mes bras ; alors ils sont tranquilles, et toi, dans mon cœur, tu as la même place qu’eux. » Et c’est à cette âme d’une sensibilité exquise que Multatuli ne craint pas d’imposer les humiliations les plus rudes, les contacts les plus pénibles ! Il lui envoie Franciska, il lui envoie Mim
i, cette Mimi qui partagera sa vie et sa chambre à Cologne, – cette amie du cœur, destinée à devenir la seconde Mme Douwes-Dekker, quand la première aura disparu(3). Et on comprend qu’à certains jours, après tant d’épreuves, le courage défaille. « Quand le repos nous viendra-t-il ? J’envie les morts. Quel doux repos ! » C’est dans ce moment qu’elle voudrait bien pouvoir quitter Bruxelles : « Si l’éducation d’Edouard (son fils) ne demandait pas de rester en Europe, je partirais pour les Indes. Là, je saurais bien me donner une existence convenable.(4)»
De la voir ainsi malheureuse, désespérée, son ancienne élève songe enfin à l’attirer en Italie. Ce n’est pas sans difficulté, sans tiraillements, que le départ eut lieu. Multatuli s’indigne à la pensée que sa femme, ses enfants voyageront en troisième ; qu’elle donnera des leçons dans un pensionnat. Elle est heureuse ; le travail n’est jamais humiliant et la pensée qu’elle pourvoira à l’entretien de ses enfants la met hors d’elle-même. À Milan, bientôt, elle est appréciée, estimée, honorée ; les enfants grandissent, se fortifient, reçoivent une bonne éducation. Hélas ! cette accalmie ne durera pas longtemps.
Multatuli, qui vient de s’installer à La Haye avec Mimi, veut absolument avoir auprès de lui, dans la même maison, sa femme et ses enfants, et la malheureuse subit la fascination, consent à cette promiscuité. La voici à La Haye ; elle écrit à Mme Omboué, le 20 avril 1869 : « Mimi est en Allemagne ; elle a profité de l’absence de Dekker pour voir sa sœur et elle veut absolument s’installer à Mayence ; c’est contre la volonté de Dekker mais elle est bien résolue à le faire. Je dois dire qu’elle est très gentille pour moi et que tout va à merveille. Pas un mot, pas un signe malveillant. Edouard est très bien avec elle et Nonnie l’aime. Dekker fait tout pour me rendre heureuse, et, si l’argent ne manquait pas, tout serait parfaitement en ordre. » Ainsi elle accepte tout ; cette position subalterne, ce suprême affront de toutes les heures, elle doit les supporter pour ses enfants ; sa lâcheté vis-à-vis de son mari la fait passer par-dessus tout et cependant elle ne peut s’empêcher de dire dans la même lettre : «Entre nous: je n’aurais pas dû quitter Milan.Povera me. » Et elle revient encore sur ses regrets un peu plus tard : pourquoi n’est-elle pas restée en Italie ? Elle n’aime ni les Hollandais, ni la Hollande, ni les habitants, ni le climat ; elle n’ose pas dire encore qu’elle n’aime pas sa maison, mais elle est sur la voie : « J’ai la ferme conviction, écrit-elle le 15 octobre 1869, que j’ai bien fait de venir ; ma tâche n’est pas facile, je te prie de le croire ; mais je sais me maîtriser et en même temps j’exige le respect sans dire une parole. » Il paraît cependant que la situation empire ; car, deux mois après, elle écrit : « Si je pouvais te parler, oh ! ma foi, je serais absolument sincère, je n’aurais pas de secrets pour toi ; mais je ne puis t’écrire deslettres… Je n’aurais jamais dû quitter Milan. Oh ! les remords ! Et note bien, je croyais bien faire ! »
roman sur la vie de Tine
Elle sait maintenant qu’elle a mal fait. Le 28 janvier 1870 : « Je veux retourner à Milan mais il me faut de l’argent pour le voyage de nous trois. Voilà le premier pas qui me coûte. Travailler n’est rien, mais demander de l’argent, cela coûte. » Et encore faut-il que Multatuli ne soupçonne rien : « Invite-nous tous les trois (pour que je puisse montrer ta lettre) et joins-y l’argent du voyage jusqu’à Turin. » Elle a tant peur de lui ou d’elle: « Attends une lettre de moi, ne m’écris pas… Tout, tout de vive voix, je te dirai tout… Aie confiance en moi… Un jour viendra où tout sera aussi clair que le jour. Je ne puis rien confier à la plume. Ménage-toi en m’écrivant, car je ne suis pas sûre que mes lettres ne sont pas interceptées… Ecris-moi, je t’en prie… Tu n’as pas d’idée de mon existence ; ma vie est remplie de tant de difficultés qu’on ne pourrait pas le croire, si on ne les avait sous les yeux… » Et quand elle a reçu l’argent pour le voyage, elle respire : « Merci, merci mille fois » ; et à plusieurs reprises, ses lettres nous la montrent s’isolant dans la maison avec ses enfants pour parler de l’Italie, le paradis perdu, la terre promise. Elle n’a pourtant pas un mot contre Multatuli : « Dekker souffre trop : pauvre homme, il nous aime tant ! » Et ailleurs : « Dekker aime ses enfants a la folie. Pauvre Nou, je ne puis écrire ; il faudrait parler. Aime-moi toujours. » Enfin, ils ont pu s’évader de leur prison, la mère et les deux enfants. Les voici de nouveau en Italie ; l’aisance revient ; avec l’aisance, un peu d’apaisement et de tranquillité. Mais la secousse a été trop forte pour la pauvre Tine ; le corps et l’âme ont été brisés à la fois. De Padoue, elle écrit encore à sa chère Mme Omboué une lettre pleine de mélancolie en pensant à l’avenir de sa fille, à la jeunesse de son fils : « Si tu me trouves plus froide, ma chère enfant, c’est que moi je ne suis plus la même personne d’autrefois. Le malheur a fait des ravages. On n’y peut rien. Quelquefois, j’ai pitié de moi-même. » Même la foi dans celui qui avait été son génie s’était voilée : « Sais-tu, je suis très contente que mon Edouard ne sera jamais un génie. Moi qui ai la plus grande vénération pour les génies, je les plains de tout mon cœur ; ils sont quelquefois plus impuissants que les plus simples des hommes ; il leur faut quelquefois un guide… Je ne les crois pas heureux, ni pour eux-mêmes, ni pour les autres. »(5)
(1) Il s’agit des lettres écrites entre 1863 et 1873 par Tine (Everdina Huberta van Wijnbergen, 1819-1874), première épouse de Multatuli, à Stéphanie Omboni (1837-1917) (et non pas Omboué). Elles évoquent en particulier les années difficiles de Tine à Bruxelles puis à La Haye : Tine. Brieven van Mevrouw E.H. Douwes Dekker-Van Wijnbergen aan Mejuffrouw Stéphanie Etzerodt later Mevrouw Omboni, ’s-Gravenhage, 1895. C’est à Tine que Multatuli dédia son Max Havelaar.
(2) Il s’agit de Pieter Jan Constant Eduard (dit Edu, né à Amsterdam en 1854 et mort à Nice en 1930) et d’Elisabeth Agnes Everdine (dite Nonnie, née aux Indes néerlandaises en 1857 et morte à Capri en 1933). Edu a servi de modèle pour le petit Max du roman Max Havelaar ; les relations entre le père et le fils – lequel exerça entre autres les métiers de journaliste et de professeur de français – sont devenues détestables. De même, Nonnie – qui pour sa part devint dessinatrice – a rompu à un moment donné toute relation avec son père ; après sa conversion au catholicisme en 1877, elle porta un grand intérêt à la mystique, ce dont témoignent ses Lettere di una gentildonna Olandese.
(3) Depuis 1862, Multatuli a une liaison avec Mimi Hamminck Schepel. Il l’épousera en 1875. Franciska était une autre maîtresse de l’écrivain.
(4) Tine a vécu aux Indes néerlandaises. C’est là qu’elle a rencontré le futur Multatuli.
(5) Retournée en Italie en mai 1870, l’épouse de Douwes-Dekker meurt le 13 septembre 1874 à Venise où elle est enterrée. Malgré ce qu’avance Louis Bresson, ses années italiennes ne lui ont pas
forcément apporté l’aisance puisque des hommes de lettres hollandais lui envoyaient régulièrement de l’agent.
Le texte présenté ci-dessous, « Les Pays-Bas durant la Deuxième Guerre mondiale et la persécution des juifs : un aperçu historique », a été publié en annexe du livre de Marga Minco, T’as une sacrée chance, toi (Paris, Caractères, 2003), un choix de nouvelles traduites qui retracent de façon fragmentaire le sort d’une famille juive néerlandaise de la veille de la guerre aux lendemains de la libération.
Dans « Ces blessures qui ne cicatrisent jamais », postface de ce recueil, Dorian Cumps (1) présente l’auteur et son œuvre en ces termes : « Née en 1920 près de Breda (sud des Pays-Bas) dans une famille juive pratiquante, Marga Minco, de son vrai nom Sara Menco, est l’auteur d’une œuvre sobre et forte, presque entièrement marquée par la tragédie de la Shoah, le sort des survivants et l’impossible oubli d’un monde disparu. Le demi-pseudonyme que la romancière s’est choisi est à cet égard significatif : Minco était en réalité le patronyme de son grand-père, orthographié Menco suite à une erreur d’un employé de l’état civil ; Marga, diminutif de Margaretha, correspond à un prénom d’emprunt, que l’écrivain a utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale, afin d’échapper aux rafles et à la déportation. On retrouve ici deux thèmes présents dans les nouvelles réunies dans ce recueil : l’attachement au noyau familial, source de sécurité et de bonheur, et la nécessité pour les juifs de travestir leur état civil ou de vivre sous une fausse identité, une obligation qui les a plongés dans une crise identitaire et le déracinement. Marga Minco fut, avec un de ses oncles paternels, la seule survivante de sa famille. Ses parents, ses frère et sœur aînés ainsi que leur conjoint respectif et nombre de ses proches périrent dans les camps d’extermination nazis (la plupart à Sobibor, dans l’Est de la Pologne). Après la guerre, elle a épousé un résistant non juif, le poète, traducteur et journaliste Bert Voeten (1918-1992). Ce dernier a publié dès 1946 son journal de l’occupation, Doortocht (la Traversée), dans lequel il a intégré des éléments de l’histoire de Marga Minco. Elle, de son côté, a attendu plus de dix ans avant de publier sa relation des années noires, Het bittere kruid (1957, trad. L. Fessard, les Herbes amères, J.C. Lattès, 1977). Portant comme sous-titre « une petite chronique », ce récit a connu et connaît toujours un succès de librairie impressionnant aux Pays-Bas (…) et fait presque figure de concurrent du fameux Journal d’Anne Frank. (…) Rédigé à la première personne, ce texte est raconté par une Anne Frank qui aurait survécu. Le document humain qu’il est incontestablement ne saurait occulter son statut d’œuvre de fiction. Contrairement à la plupart des témoignages néerlandais sur la persécution des juifs et la Shoah, tels les écrits d’Etty Hillesum (2) ou le récit Kinderjaren (Années d’enfance, trad. Ph. Noble, Mercure de France, 1978) de Jona Oberski, les Herbes amères se présentent dès le départ comme une œuvre littéraire ; très largement autobiographique, le texte introduit une subtile distance entre vécu de l’auteur et relation littéraire, une pratique qui est d’ailleurs l’une des caractéristiques majeures de l’ensemble de l’œuvre de Minco. »
À propos de la littérature des Pays-Bas qui traite de la période 1939-1945, D. Cumps distingue trois phases : « Immédiatement après la guerre paraissent surtout des témoignages de première main – journaux, récits de rescapés de l’univers concentrationnaire, dont certains écrits par des Juifs comme Abel Herzberg (Amor Fati, 1946), ainsi que des romans glorifiant des actes de résistance comme ceux du communiste Theun de Vries. Certes, quelques romanciers soulèvent la controverse en apportant des nuances à l’image convenue d’un peuple néerlandais irréprochable dans son opposition à l’occupant. Il faut toutefois attendre la fin des années cinquante pour assister à une problématisation purement littéraire de la guerre, comme dans les grands romans à portée philosophique de Willem Frederik Hermans – De donkere kamer van Damokles (1958, la Chambre noire de Damoclès) (3) – et de Harry Mulisch – Het stenen bruidsbed (1959, Noces de pierre, trad. Mady Buysse & Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984), où la peinture de l’occupation n’est plus que prétexte à une interrogation générale sur la responsabilité de l’individu face aux vicissitudes de l’existence. Bien que de teneur plus intimiste, les premiers romans de Marga Minco appartiennent également à cette seconde vague, au même titre qu’un court roman comme De nacht der Girondijnen (1957, la Nuit des Girondins, trad. S. Margueron, Maurice Nadeau, 1990) de l’historien Jacques Presser, consacré à la prise de conscience de la judéité chez un auxiliaire juif du camp de transit de Westerbork, le Drancy hollandais. Quant à la Chute, troisième œuvre de Minco, on peut considérer qu’elle participe d’une approche ultérieure, telle qu’on la rencontre au même moment dans De aanslag (1982, l’Attentat, trad. Ph. Noble, Calmann-Lévy, 1984) de Harry Mulisch. Les événements ont désormais fait place à leur signification à postériori dans la mémoire des rescapés, l’action de la Chute se situant d’ailleurs à l’époque contemporaine. » (4)
Dans cette production, un livre n’est pas sans rappeler, par sa « sobriété littéraire », les récits de Marga Minco : Klein in memoriam (1983, Modeste in memoriam, Le Rocher, 2007) d’Evelien van Leeuwen, témoignage d’une rescapée, à propos duquel René de Ceccatty écrit : « Les grands livres ont leur temps, comme les justes confidences. Ils attendent le moment opportun, pour être écrits, publiés, traduits. (…) La mémoire obsessionnelle d’Evelien van Leeuwen est, quarante ans plus tard, d’une précision millimétrique. C’est une mémoire blanche et plate : sans reliefs et sans ombres. (…) Les derniers chapitres de ce livre admirable sont peut-être les plus admirables eux-mêmes, parce que, échappant au récit de l’horreur, l’auteur sort du temps de cette mémoire lointaine. » (Le Monde, 11.01.2008)
En lisant les œuvres de Marga Minco (5 courts romans et quelques recueils de nouvelles, soit moins de 1000 pages en tout), on constate que l’auteur réduit la place du persécuteur au strict minimum : les Allemands n’ont jamais la parole ; quand ils ne sont pas réduits au pronom personnel « ils », c’est qu’ils ont disparu de la narration ; les mesures discriminatoires elles aussi subissent une sorte d’effacement en particulier grâce à l’ellipse ; s’il est question de l’Allemagne, c’est uniquement parce qu’il s’agit du pays d’où viennent certains juifs. Cette mise en silence des nazis, mais aussi de l’horreur, fait écho au traumatisme vécu. L’une des rares fois où un nazi est désigné nommément, c’est dans la courte nouvelle la Radio (1967, qui ne figure pas dans T’as une sacrée chance, toi) basée sur un souvenir de l’auteur datant de 1933. La jeune narratrice se voit un jour obligée d’écouter chez des tiers la radio : il s’agit en fait d’un discours d’Hitler, des « beuglements » du « chien mexicain » lui dit-on. Quelques années plus tard, elle entend cette même voix qui envahit toute la maison :
Une après-midi, rentrant du collège, alors que j’accrochais mon manteau dans l’entrée, j’ai entendu quelqu’un qui parlait bruyamment. Le bruit provenait du salon. Aucune voix ne lui répondait. Tout du long un rude monologue. Croyant que quelqu’un nous rendait visite, quelqu’un ayant une conversation peu avenante ou qui était venu dire ses quatre vérités à un membre de ma famille, j’ai ouvert avec précaution la porte et ai regardé par l’entrebâillement.
Dans la pièce, mon père et mon frère étaient debout chacun d’un côté de la cheminée. Ils tenaient la tête un peu penchée, silencieux, les yeux posés sur le haut-parleur de la radio.
- Qui c’est qui hurle comme ça ? j’ai demandé en avançant.
- C’est Hitler, a dit mon père.
De la main, il m’a fait comprendre que je devais me taire.
Je suis restée là quelques instants à écouter. Je venais juste de commencer à apprendre l’allemand à l’école, aussi n’ai-je pas saisi grand-chose. Le seul mot que j’aie compris, c’est Juden, que l’homme prononçait avec une fréquence toujours plus grande et sur un ton toujours plus méprisant, à croire qu’il lui donnait des coups de pied. Dans ma chambre, à l’étage, la voix me parvenait toujours. Elle pénétrait le moindre recoin de la maison.
La collégienne monte ensuite au grenier où la voix continue de lui parvenir. Revenue dans sa chambre, elle est saisie du même sentiment que le jour où elle a entendu cette voix pour la première fois. La nouvelle se termine sur ces mots :
J’ai ressenti la même chose que quelques années plus tôt lorsque […] j’avais pour la première fois écouté la radio. Le chien mexicain. J’ai pressé plus fort encore mes mains sur mes oreilles, comme si je sentais inconsciemment ce que cette voix allait provoquer.
(2) Voir l’édition la plus récente et la plus complète : Les écrits d’Etty Hillesum , Journaux et lettres, 1941-1943, trad. Philippe Noble avec la collaboration d’Isabelle Rosselin, Le Seuil, 2008.
(3) Voir sur cet écrivain et sur ce roman la notice « Chambre noire & Leica » dans la Catégorie : Auteurs néerlandais. W.F. Hermans a écrit d’autres œuvres dont l’action se déroule durant les années de la guerre, en particulier le roman les Larmes des acacias. Par ailleurs, il a suscité une vive polémique en dénonçant dans certains écrits l’attitude et les activités de Friedr
ich Weinreb pendant l’occupation.
(4) Signalons encore parmi les nombreuses œuvres littéraires qui traitent de ces événements, celle, marquante, de G.L. Durlacher (1928-1996), un des survivants des « Birkenau Boys », traduite en bonne partie en anglais et en allemand ; Tralievader (Mon père couleur de nuit, trad. Mireille Cohendy, Denoël, 2001, Folio n° 3801) de Carl Friedman ; Montyn (1982), roman-biographie sur le peintre Jan Montyn par Dirk A. Kooiman (traduit en anglais et en allemand) ; diverses œuvres du Parisien d’adoption Robert Franquinet (1915-1979), par exemple le roman Drijfzand (Sables mouvants, 1977) où traitements subis dans les geôles nazies et obsessions érotiques se mêlent ; enfin un roman jeunesse sur le dernier hiver de la guerre : Oorlogswinter de Jan Terlouw, traduit en français par Robert Petit sous le titre Michel (G.P. coll. Grand Aigle, 1976).
De verdwenen bladzij en andere kinderverhalen (1994, La Page disparue et autres histoires pour enfants)
Nagelaten dagen (1997, Jours posthumes, roman)
Storing (2004, Panne, recueil de nouvelles)
Achter de muur (2010, Derrière le mur, nouvelles)
Les nouvelles ont été réunies à plusieurs reprises en un volume
extrait d'un entretien avec Marga Minco
Les Pays-Bas durant la Deuxième Guerre mondiale
et la persécution des juifs : un aperçu historique
Épargnés de justesse par la Grande Guerre, les Pays-Bas crurent pouvoir préserver une nouvelle fois leur neutralité quelques décennies plus tard. La politique pacifiste menée jusqu’à la moitié des années trente fit en fait du territoire une proie facile pour l’envahisseur nazi. Au petit matin du 10 mai 1940, les troupes allemandes, qui ont pour objectif d’envahir la France par sa frontière septentrionale, entrent dans une Hollande incrédule. Si certains Néerlandais décident de fuir à l’étranger, la grande majorité de la population, surprise par la rapidité de l’attaque, semble, dans sa naïveté, se refuser à croire à la réalité. L’armée locale ne peut pas même opposer un char à la Wehrmacht. Les poches de résistance et l’arrivée de troupes alliées incitent toutefois les Allemands à en finir au plus vite. Le 14 mai, Rotterdam est bombardée ; on dénombre des centaines de morts dans une ville dont le centre historique est autant dire rayé de la carte. Face à la crainte de voir le scénario se renouveler sur une autre ville, les forces néerlandaises capitulent dès le lendemain.
La reine Wilhelmine et le gouvernement se sont réfugiés en Angleterre quelques jours plus tôt. C’est depuis Londres et le Canada que le pouvoir en exil va tenter, non sans de nombreuses divergences, de regagner petit à petit l’estime de ses compatriotes grâce en particulier aux discours de la souveraine diffusés par Radio-Orange. Devant le départ des autorités en place, Hitler, qui avait certainement compté s’appuyer sur un gouvernement de collaboration pour établir un régime militaire, décide de mettre en place une autorité civile allemande à la tête de laquelle il place un Reichskommissar, l’homme de l’Anschluß, Arthur Seyss-Inquart. Ce régime diffère de celui instauré par exemple en France en ceci qu’il laisse beaucoup plus de liberté d’action à la Waffen S.S. ou encore à la police allemande ; il se révèle d’ailleurs plus « efficient » que ceux mis en place en Belgique ou dans l’Hexagone.
L’occupation dure près de cinq ans, ne prenant fin, du moins pour la partie du pays qui se situe au nord du Rhin et de la Meuse, que le 5 mai 1945, après un dernier hiver terrible, resté dans toutes les mémoires comme « l’hiver de la faim » ou « l’hiver de la famine ». Le 5 septembre 1944, du fait de l’avancée des alliés et de la propagation de rumeurs trop optimistes, on a cru dans une grande partie de la Hollande que le pays était déjà libéré ; ce jour, resté célèbre sous le nom de dolle dinsdag (mardi fou), a coûté la vie à de nombreuses personnes sorties dans les rues pour fêter un événement qui n’allait devenir réalité que huit mois plus tard.
Si les confrontations militaires sont restées somme toute limitées – l’offensive alliée en septembre 1944, qui se solde par l’échec de la bataille d’Arnhem, étant la plus marquante –, le pays n’a pas moins terriblement souffert, en particulier du fait de l’effort économique imposé par l’envahisseur, de la pénurie de pratiquement tous les produits de première nécessité (dans un pays à dominante urbaine) et du travail obligatoire en Allemagne auquel plusieurs centaines de milliers d’hommes ont dû se soumettre, à commencer par les nombreux chômeurs. Si la Hollande n’a pas connu les mêmes excès de l’épuration qu’en France, il n’en reste pas moins que plus de 100000 personnes soupçonnées de collaboration sont internées dans des camps après la libération (un mot qui ne prend pas de majuscule en néerlandais non plus d’ailleurs que celui de résistance). Sur 141 condamnations à mort prononcées, 40 seront appliquées dans ce pays qui a aboli la peine de mort dès 1861 (sauf, justement, pour les crimes de guerre). On limoge par ailleurs 500 maires et plus de 10000 fonctionnaires. Bien que condamnés à mort par la justice néerlandaise, quatre des principaux criminels de guerre allemands passeront finalement plusieurs dizaines d’années dans en prison.
La Nuit des Girondins, préface de Primo Levi, Maurice Nadeau, 1990
Bellicistes à l’occasion dans leur Empire colonial – on songe à ce qui s’est passé en Indonésie –, les Hollandais ont eu en revanche pour habitude de se montrer modérés sur le vieux Continent. L’extrémisme n’a jamais eu chez eux droit de cité. Électoralement, le communisme a toujours été voué à la peau de chagrin. Et malgré quelques succès électoraux, le Mouvement National-Socialiste (NSB, fondé en 1931) est quant à lui resté relativement marginal jusqu’à la guerre – et plus encore à mesure qu’il adoptait des positions antisémites. Au début de l’occupation, ce parti ne se voit dans un premier temps reconnaitre aucun rôle dans la direction du pays. C’est en fait sur l’Union néerlandaise, un mouvement de masse créé peu après l’invasion, qui prônait une sorte de « révolution nationale » et qui compta bientôt plusieurs centaines de milliers de membres, que l’occupant préfère s’appuyer pour nazifier « en douceur » le pays. Le nouveau pouvoir, soucieux de ne pas froisser la sensibilité néerlandaise, et persuadé que le territoire était appelé à être annexé par la Grande Allemagne, puisque peuplé d’aryens germaniques, choisit en effet d’attendre avant de prendre des mesures répressives radicales. Mais dès 1941, les Allemands optent pour la fermeté en créant entre autres, en novembre, une Kultuurkamer (Chambre de culture) – dont par exemple tout écrivain devait devenir membre s’il entendait pouvoir continuer de publier – et un Front du travail ou encore en interdisant, en décembre, tous les partis politiques à l’exception du NSB. Le seul journal juif dont ils autorisent la publication est en fait un organe à leur solde (l’hebdomadaire het Joodsche Weekblad que Marga Minco évoque à plusieurs reprises dans son roman le Pont de verre.)
Dans le même temps, la résistance s’organise tant bien que mal. Elle reste cependant dispersée, à l’image de la société néerlandaise rigoureusement cloisonnée depuis des décennies en pans confessionnels, politiques et idéologiques (les « piliers » du fameux verzuiling : protestants, catholiques, socialistes, « humanistes » ...). Dans cette organisation verticale de la société, la conduite de chacun était en grande partie dictée par une certaine philosophie de vie et les contacts entre personnes prônant des convictions différentes étaient plutôt rares. On peut même avancer que le verzuiling favorisait de fait une certaine discrimination des minorités puisque les groupes ne relevant pas des « piliers » majeurs vivaient finalement isolés dans leur coin. La communauté juive par exemple (1,5 % de la population dans les années 1930), même si elle était installée depuis bien longtemps dans le pays et était composée à 83 % de nationaux, évoluait pour une part, et tout en étant parfaitement intégrée, à l’écart des autres. Pendant la guerre, chaque « pilier » publie ainsi ses propres journaux clandestins dont certains font aujourd’hui encore partie des fleurons de la presse (Trouw, Het Parool). Même si elle a compté quelques figures emblématiques – par exemple le carmélite Titus Bransma –, cette résistance est restée relativement modeste, surtout sur le plan militaire, du fait d’un manque évident de coordination, mais aussi du peu de soutien venant de l’extérieur et plus simplement de la géographie du pays – un pays sans maquis, sans reliefs. Elle s’est essentiellement contentée d’actions sporadiques, par exemple la destruction de registres de l’état civil, capitale pour protéger les personnes vivant dans la clandestinité. On peut dire qu’à partir du printemps 1943, la population, tout en restant dans sa grande majorité passive, ne se soumet plus au diktat nazi.
Si les Allemands prennent la précaution de ne pas édicter des lois raciales dès leur prise de pouvoir, ils ne tardent guère toutefois à concocter des mesures qui vont progressivement acculer les juifs dans une position très précaire. On commence par exclure ceux-ci de l’enseignement, des emplois publics et de la vie économique. On fait signer à tous les fonctionnaires une déclaration d’arianisme. Dès la fin octobre 1940, un arrêté définit ce qu’il faut entendre par le terme Jood (juif), le but étant d’identifier les 140000 juifs vivant aux Pays-Bas. Le 10 janvier 1941, obligation est faite à ceux-ci d’aller se faire enregistrer. C’est cette obligation qu’évoque Marga Minco dans la nouvelle le Jour où ma sœur s’est mariée, à propos de l’un des oncles de la narratrice qui, par mégarde, avait déclaré être « à moitié juif » avant de retourner corriger sa déclaration et confirmer qu’il était bien un Volljuden. Un bureau avait été ouvert spécialement dans les communes. La population juive s’est rendue en masse à cet appel, chaque personne recevant une carte jaune non sans débourser un florin. L’attitude du personnage de la nouvelle illustre la docilité des juifs néerlandais : à l’image de leurs compatriotes, plutôt que d’enfreindre la loi (et d’encourir en l’occurrence une peine de 5 ans de prison), ils avaient tendance à obéir aux autorités dans la mesure où cela n’entraînait pas de conséquences fâcheuses immédiates. Cette docilité des Néerlandais n’a pu qu’être renforcée par l’attitude des hauts fonctionnaires appelés par le gouvernement en exil à obéir à l’occupant tant qu’ils ne contrevenaient pas à la Constitution. L’animosité des juifs néerlandais envers les milliers de juifs allemands réfugiés aux Pays-Bas a pu par ailleurs faire croire à beaucoup des premiers que les nazis n’allaient pas leur faire subir le sort qu’ils avaient réservé à ces derniers dans l’Allemagne des années 30.
Toujours au début de l’année 1941, les choses s’accélèrent à Amsterdam, depuis toujours la ville où vivait la majorité des israélites. Des groupuscules d’antisémites néerlandais provo- quent la communauté juive ; celle-ci crée des milices pour se défendre. Bientôt, la police alle- mande arrête un certain nombre de ces « terroristes ». La première exécution a lieu, le peloton étant placé sous le commandement d’un certain Klaus Barbie. De- vant l’agitation générée par ces milices, Himmler ordonne d’arrêter 425 jeunes juifs. Il s’agit de la célèbre rafle du 22 février 1941 ; 389 hom- mes allaient finalement être déportés à Buchenwald puis à Mauthausen. Pour protester contre cette première rafle, de nombreux ouvriers d’Amsterdam se mettent en grève les 25 et 27 février. Une grève que l’on commémore encore tous les ans. Suite à ces événements, l’occupant décide de créer la Zentralstelle für jüdische Auswanderung (Bureau central pour l’Émigration juive) ainsi qu’un Conseil juif de manière à disposer d’une courroie de transmission avec la communauté israélite – autrement dit l’UGIF locale. Dirigée par David Cohen et Abraham Asscher, cette institution a offert un emploi à des milliers de leurs coreligionnaires pendant environ deux ans. Après la guerre, tous deux eurent a répondre de leurs actes devant une commission, tant leur attitude conciliante vis à vis de l’occupant avait pu faciliter les mesures de persécution et de déportation. Dès l’automne 1941, ce Conseil remplace les autres instances et, malgré son manque de représentativité, exerce un monopole pour tout ce qui concerne les activités des juifs dans l’ensemble du pays. Il constitue une véritable administration juive au sein d’une administration néerlandaise déjà habituée à travailler avec zèle – très fiables recensements de la population, pièces d’identité de qualité difficiles à falsifier, etc. Aux mains des Allemands, il constitue un instrument qui, dans les premières années de l’occupation, favorise la mise en œuvre des mesures répressives, en particulier à l’encontre des israélites les moins favorisés socialement et économiquement.
Le 16 octobre 1941 commence la déportation en masse systématique des juifs allemands vers la Pologne. L’occupant incita les juifs non néerlandais à se faire enregistrer pour « émigrer volontairement ».
Début 1942, la situation devient de plus en plus délicate pour les israélites néerlandais eux-mêmes. À partir de février, un employeur peut licencier comme bon lui semble tout employé juif. Le durcissement des mesures passe en particulier par une obligation faite aux israélites provinciaux de quitter leur domicile pour aller résider à Amsterdam et l’interdiction pour ceux de la capitale (pratiquement 80000 en mai 1941) de déménager. Même si on a pu parler de « quartier juif » (Judenviertel), de « rues juives », il n’a toutefois jamais été question de situation de ghetto. Au tout début du mois de mai, ainsi que l’illustre toujours Le Jour où ma sœur s’est mariée, les juifs se voient dans l’obligation de porter l’étoile jaune – étoile distribuée, ou plutôt vendue par le Conseil juif (4 cents pièce). Début juin 1942, les premières mesures sont prises qui limitent la liberté de déplacement de ces personnes. Toujours en juin, des rafles – la sœur et le beau-frère de la narratrice de cette même nouvelle semblent (et peut-être pas uniquement dans le cadre de la fiction littéraire) avoir été pris dans l’une d’elles – viennent riposter à des sabotages opérés par la résistance : les personnes sont transportées à Mauthausen. En août 1942, tous les israélites doivent faire enregistrer leurs biens auprès d’une ancienne banque juive. (Les nouvelles le Jour où ma sœur s’est mariée et l’Adresse effleurent cette question des biens ayant appartenu aux familles juives : dans la première, la famille a déjà dû quitter sa maison en n’emportant que le strict minimum ; dans la seconde, ces biens sont ramenés à quelques objets de valeur. On estime que 29000 maisons habitées par des juifs ont été vidées - ou comme on le disait à l’époque « pulsées » : une certaine société Puls étant chargée de vider méthodiquement ces habitations.) Enfin, en septembre, interdiction est faite aux israélites de voyager sans autorisation.
À partir de 1942, le commandement allemand aux Pays-Bas doit satisfaire de manière beaucoup plus effective aux exigences de Berlin ; cela passe en particulier par l’observation d’un quota de juifs devant être déportés. Les déportations commencent en juillet 1942. La grande majorité des convois partent entre cette date et septembre 1943 en direction de la Pologne. Quand on évoque le sort de la population juive, on ne peut éviter de revenir aux simples données chiffrées tant elles sont éloquentes pour un pays pourtant épargné dans les années trente par tout antisémitisme virulent. Sur un peu plus de 140000 juifs vivant aux Pays-Bas (dont environ 120000 de nationalité néerlandaise – sur les 30000 juifs réfugiés aux Pays-Bas entre 1933 et 1939, 10000 étaient repartis vers une autre destination), à peu près 107000 ont été déportés et moins de 5000 sont revenus. Ces victimes représentent près de 40% du nombre des disparus durant le conflit aux Pays-Bas. Autrement dit, 73% des juifs de Hollande ont succombé à la terreur nazie.
Berlin voulait qu’il y ait en permanence assez de juifs dans le camp de transit de Westerbork pour alimenter les deux convois hebdomadaires. Le gouvernement néerlandais avait commencé, à la fin des années 30, à mettre les réfugiés, clandestins ou non, dans des camps ; c’est ainsi qu’était né celui de Westerbork, dans une campagne déserte de la province de la Drenthe, peu éloignée de la frontière allemande.
Les premières grandes rafles ont lieu en fait à Amsterdam en juillet 1942 : comme la plupart des gens convoqués par courrier ne se sont pas présentés, les Allemands se rendent directement dans les quartiers ciblés. Peu à peu, à partir de ce même été 1942, se met en place à l’initiative du Conseil juif un système complexe d’immunité qui protège provisoirement plus de 15000 de personnes. Parmi celles-ci, on compte principalement : les employés du Conseil juif (jusqu’à l’été 1943 où le Conseil est supprimé, sauf de rares bureaux) ; les juifs dits « de Calmeyer » (du nom de l’Allemand, assez coulant, chargé de contrôler l’authenticité des documents des gens prétendant ne pas être des Volljuden) ; les séfarades (ils représentaient moins de 5% de la communauté juive ; on avançait qu’ils n’étaient pas d’authentiques juifs) ; les juifs mariés à une personne non juive (laissés en paix jusqu’en mars 1942, ils représentent 8000 à 9000 des survivants ; les Allemands édictèrent à l’encontre des juifs une interdiction de se marier pour éviter ces mariages mixtes, ainsi qu’une interdiction de procréer : un programme de stérilisation fut mis en place qui permettait à toute personne s’y soumettant – environ 3000 au total – de ne plus avoir à porter l’étoile jaune) ; les juifs baptisés avant 1941 échappaient aux camps de travail ; les juifs « étrangers » (ceux qui étaient en fait parvenus à obtenir un passeport sud-américain) ; le groupe dit « groupe Barneveld » (sorte d’élite juive sélectionnée par les Allemands eux-mêmes) ; les juifs occupant certains postes économiques clés (les diamantaires, les employés de Philips).
Le 26 juillet, les autorités religieuses décident de protester contre les déportations. Les textes qu’elles rédigent et qui sont lus le dimanche dans les temples et les églises entraînent une réaction immédiate des Allemands : arrestation dans la nuit du 1er au 2 août 1942 de la plupart des juifs catholiques, soit plusieurs centaines de personnes dont près de cent seront déportées à Auschwitz ; parmi elles, la philosophe et carmélite Edith Stein, mais aussi l’épouse et la plupart des enfants du romancier converti Herman de Man. Soucieux de ne pas s’en prendre frontalement à la communauté dominante, les Allemands ont préféré semble-t-il épargner les églises protestantes en particulier la Nederlands Hervormde Kerk (à l’époque, avant comme pendant le conflit, les catholiques n’occupaient encore que très peu de postes importants dans la société néerlandaise).
Lors des grandes rafles des 2 et 3 octobre 1942, la population ne proteste pas, mais il y a eu incontestablement diverses actions souterraines pour prévenir et aider des israélites. Fin 1942, environ 40000 juifs hollandais avaient déjà été déportés. Pour obtenir les quotas réclamés par Berlin, le régime en place en Hollande décide de déporter les vieillards des maisons de retraite ou encore les enfants des orphelinats ; début 1943, le célèbre hôpital psychiatrique Het Apeldoornse Bos – dont il est question dans le Déclin de la famille Boslowits, l’une des premières œuvres du grand romancier Gerard Reve – puis le Joodse Invalide, plus grand hôpital juif d’Amsterdam, sont ainsi vidés de leurs occupants, non sans que des membres du personnel suivent les malades vers la mort. Une autre mesure « payante » adoptée par l’occupant consista à rémunérer des Néerlandais pour retrouver des israélites qui avaient choisi la clandestinité.
Toujours début 1943, on assiste à la construction d’un vrai camp de concentration dans le pays même, à Vught, pour y enfermer les prisonniers politiques et des criminels détenus dans la prison d’Amersfoort. Jusqu’en mars 1943, les transports partant de Westerbork vont à Auschwitz ; de début mars à juillet, les convois prennent pratiquement tous la direction de Sobibor – sur les 34313 déportés dans ce dernier camp, seuls 19 survivront. La terrible mécanique tourne alors à plein régime : sans doute envoie-t-on au cours de ces semaines plus de juifs néerlandais vers la mort que prévu pour compenser les difficultés que rencontrent les Allemands en Belgique et en France à maintenir les « quotas ».
Il convient sans doute de situer la nouvelle de Marga Minco, le Village de ma mère, juste après : en juillet et août 1943, durant cinq semaines, les convois furent en effet interrompus.
article sur T'as une sacrée chance, toi dans Actualité juive, 3 avril 2003
Au bout du compte, en septembre 1944, il ne reste plus que 14000 juifs à Amsterdam, notamment des personnes mariées à un non juif. Les deux directeurs du Conseil juif finissent à leur tour par être déportés ; certes, ils bénéficient d’un régime de « faveur » à Theresienstadt. En fait, leur organisme était devenu inutile puisque tous les juifs qui pouvaient être déportés l’avaient été ou étaient faciles à interpeller. On peut penser que, vers la fin, les Allemands en place à Amsterdam ont retardé autant que possible les déportations : pour eux, plus le nombre de juifs diminuait, plus le risque d’être envoyés sur le front de l’Est augmentait.
Bien entendu, un certain nombre d’israélites – par exemple des membres du Conseil juif – avaient choisi de vivre dans la clandestinité. Il n’est guère surprenant de constater que la plupart des survivants sont des gens qui se sont cachés. 25000 juifs seulement (environ 1 sur 7) l’ont fait dont d’ailleurs plus de 10000 ont fini par être arrêtés. En tout, c’est plus de 300000 Néerlandais qui ont choisi de se cacher, surtout à partir de 1942 (pour fuir le travail obligatoire). Mais sans argent, sans faux papiers ni cartes de ravitaillement, il était presque impossible de survivre ; or la plupart des juifs, à Amsterdam, ne disposaient que de peu d’argent et d’aucune adresse où se cacher.
Les premiers juifs à l’avoir fait sont certainement ceux qui avaient été appelés dans les camps de travail ainsi que des hommes recherchés pour des motifs politiques, ou encore les rares qui avaient refusé, début 1941, de se faire enregistrer. En fait, il s’agit sans doute pour la plupart d’israélites non néerlandais, beaucoup plus méfiants. S’y ajoutent ceux qui, après avoir bénéficié d’une certaine immunité, ont opté pour la clandestinité quand ils ont senti que leur statut ne les protégeait plus que théoriquement.
Logés pratiquement à la même enseigne que nombre de Hollandais, les juifs concernés ont trouvé en majorité refuge dans les régions rurales peu peuplées de l’Est et du Nord du pays, autrement dit dans les provinces à dominante protestante de la Frise, de la Drenthe et de Groningue. Outre une adresse, il leur fallait des faux papiers, surtout à partir de janvier 1942, date à laquelle les contrôles devinrent la règle, par exemple dans les gares et les trains (on songe à l’angoisse de la jeune fille de la nouvelle le Village de ma mère). La famille d’Anne Frank n’est pas un cas typique au sens où la plupart de ceux qui se cachaient durent, souvent à la hâte, changer d’adresse à plusieurs reprises, et où ils n’avaient pas l’argent ni les contacts dont disposait cette famille aujourd’hui célèbre. Pour beaucoup valait cette phrase devenue presque proverbiale : « Les pauvres vous procurent un toit, les riches une adresse. »
Les protestants, et souvent les plus rigoristes d’entre eux, ont joué, proportionnellement au reste de la population, un rôle assez important pour fournir des caches, mais généralement en dehors des institutions religieuses elles-mêmes. Principale organisation étant venue en aide aux gens en quête d’une planque et vivant dans la clandestinité, la Landelijke Organisatie voor Hulp aan Onderduikers (LO, 14000 membres en 1944), a été créée fin 1942 par un pasteur, trop tard malheureusement pour la plupart des juifs. Étant autorisés à se déplacer librement, les pasteurs pouvaient assurer le passage d’informations entre la capitale et les campagnes du Nord et de l’Est. Quatre réseaux importants, créés au cours de l’été 1942 ou début 1943, se sont par ailleurs occupés de cacher des enfants juifs dans des familles d’accueils.
Quant aux possibilités de fuir à l’étranger, elles étaient extrêmement réduites. Quelques centaines de juifs ont pu bénéficier de l’activité d’un groupe sioniste créé durant l’été 1943 suite à l’arrestation de jeunes hommes suivant une formation agricole (c’est le milieu évoqué par Marga Minco à propos du beau-frère de la narratrice dans le Jour où ma sœur s’est mariée ; en fait, il existait au sein de la communauté juive néerlandaise très peu d’attrait pour le sionisme). Un dernier groupe mérite d’être mentionné : le Dutch-Paris créé par Jean Weidner, un membre de l’église adventiste du septième jour, homme né aux Pays-Bas et vivant à Lyon. Certains, enfin, avaient choisi une autre fuite dès l’arrivée des Allemands : on relève en effet un nombre assez élevé de suicides dans la communauté israélite vers le 15 mai 1940.
Commencée dans l’incrédulité, cette guerre a, on peut s’en douter, laissé des traces indélébiles dans la conscience collective néerlandaise. La question de la culpabilité à l’égard de la population juive n’est pas l’une des moindres. La tendance à catégoriser les contemporains du conflit en « goed » et en « fout » (les « bons » et les « collabos ») est un autre symptôme hérité de cette époque ambivalente à plus d’un titre. Longtemps germanophile, la Hollande regarde depuis soixante ans son grand voisin de travers et ose peu à peu se regarder dans les yeux.
« Je me plonge dans ce roman, d’abord intimidé par sa longueur, ensuite étonné de l’avoir lu d’un seul trait. Car ce roman est un thriller, un long enchaînement d’actions où le suspens ne fléchit pas. Les événements (qui se passent pendant la guerre et l’année suivante) sont décrits d’une façon exacte et sèche, détaillée mais rapide, ils sont terriblement réels et pourtant à la limite du vraisemblable. Cette esthétique m’a captivé ; un roman épris du réel et en même temps fasciné par l’improbable et l’étrange. Cela résulte-t-il de l’essence de la guerre qui nécessairement est riche en inattendu, en exorbitant, ou est-ce le signe de l’intention esthétique désirant sortir de l’ordinaire et toucher, pour reprendre le mot cher aux surréalistes, le merveilleux (“le réel merveilleux”, comme aurait dit Alejo Carpentier) ? »
Le roman De donkere kamer van Damokles (La Chambre noire de Damoclès) a été publié en 1958 aux Pays-Bas. Son auteur, Willem Frederik Hermans (Amsterdam, 1921-Utrecht, 1995), est, avec Louis Couperus et Gerard Reve, l’un des auteurs néerlandais majeurs du XXe siècle. Il a laissé un peu moins d’une centaine d’œuvres : romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre, un scénario, des écrits polémiques en nombre ainsi que quelques recueils de poésie sans oublier des chroniques parisiennes pleines de verve et souvent caustiques. W.F. Hermans s’est en effet établi à Paris en 1973 où il a vécu avec son épouse jusqu’en 1991, mettant du même coup fin à une carrière universitaire de géophysicien. Il souhaitait à la fois s’éloigner de la Hollande et baigner dans une culture française qu’il appréciait. En plus d’être un grand admirateur de Louis-Ferdinand Céline, Hermans a apprécié l’œuvre poétique d’Oscar Vladislav de Lubicz Milosz : il a traduit certains de ses poèmes et lui a consacré un essai. Il a aussi traduit, de sa propre initiative, Le Martyre de l’obèse de Henri Béraud, prix Goncourt 1922, traduction suivie d’une postface assez savoureuse.
La Chambre noire de Damoclès est le livre qui a révélé W.F. Hermans à un large public néerlandophone. Dans un style non dénué d’ironie, il narre l’histoire d’Henri Osewoudt, jeune homme peu gâté par l’existence ni par la nature : mère folle, père tué par cette dernière, physique extrêmement ingrat, petite taille, pieds difformes, absence apparente de virilité… Après avoir épousé sa cousine germaine et renoncé à ses études pour reprendre le minuscule bureau de tabac de son père défunt, Henri, obsédé par sa petite taille et sa figure imberbe, frustré par la laideur de sa femme, mène une existence rasante et barbifiante. Tout change durant l’occupation des Pays-Bas. Il rencontre alors un certain Dorbeck qui va l’entraîner à tuer des collaborateurs ou encore à aider une résistante étonnamment naïve tout juste arrivée de Londres.
Dans le regard souvent cynique qu’il pose sur l’existence, dans son évocation d’un monde qui n’est souvent que chaos, W.F. Hermans nous propose, à travers ce roman, une belle démystification. Il sape toute lecture monolithique ou manichéenne de l’Histoire : l’antihéros, le minable Osewousdt, a suivi les consignes de son héros ; il croit s’être conduit en résistant. Mais ne servait-il pas plutôt la collaboration ? Le tour de force du romancier, c’est de nous faire douter nous aussi à mesure que le récit se développe : alors qu’on est persuadé à certains moments que le pâle buraliste tue pour le compte de la Résistance, à d’autres, on se demande s’il n’est pas le jouet d’une machination, s’il n’a pas joué, à son insu, le jeu des Allemands. Par moments, on pourrait même en arriver à douter de l’existence de Dorbeck, personnage qui apparaît souvent dans l’ombre, à contre-jour, ou encore dans une lumière éblouissante. Le désir mimétique et le thème du double sont omniprésents dans ce roman plein de miroirs et de polaroïds. Passionné par la photo, le romancier offre aussi dans cette histoire une place de choix à un Leica.
W.F. Hermans, jaquette d’un volume de sa correspondance
La Chambre noire de Damoclès a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Fons Rademakers : Als twee druppels water (Comme deux gouttes d’eau), réalisateur à qui on doit en outre une adaptation du roman Max Havelaar de Multatuli et de celui de Harry Mulisch, De aanslag (L’Attentat), distinguée par un Oscar. Als twee druppels water – nominé pour la Palme d’Or à Cannes en 1963 et diffusé en France sous le titre saugrenu : Inconnu aux services secrets –, avait été salué par une presse hollandaise enthousiaste. Enthousiasme pas entièrement partagé par W .F. Hermans lui-même : « Je n’ai jamais avalisé le script de Fons Rademakers. On s’est engueulé comme des chiffonniers, mais je dois reconnaître que le film est moins pire que je ne le craignais. D’un autre côté : il est loin de l’adaptation que j’avais en tête. (…) Je ne crois pas que le spectateur moyen verra dans ce film un navet. » Il convient de préciser que le romancier avait écrit un premier scénario refusé par Rademakers. Les deux hommes s’étaient tout de même mis d’accord pour supprimer des pans entiers de l’histoire, pour faire arriver Dorbeck en parachute et non par la route, ou encore pour terminer le film sur une scène qui n’existe pas dans le roman. Il ne faut donc pas voir dans ce film un rendu fidèle du roman, mais, comme Hermans l’affirme lui-même « une variation sur le thème du livre ».
L’un des grands mérites de Comme deux gouttes d’eau, c’est d’avoir permis à Willem Frederik Hermans de débuter sa collection de machines à écrire. En effet, alors qu’il travaillait au scénario du film, sur l’île frisonne de Terschelling, sa machine à écrire l’a lâché. Après l’avoir balancée par terre, être sorti pour se noyer dans la mer, l’écrivain s’est ravisé. Il a regagné le continent et, fasciné par la nouvelle machine à écrire qu’il venait d’acquérir, a commencé sa collection. Dans l’interview accordée un an avant sa mort dans laquelle il relate cet épisode, Willem Frederik Hermans s’exprime une dernière fois et sur son propre scénario et sur le roman, non sans une certaine ironie : « Je dois dire que mon bouquin sur Damoclès, je ne l’aime pas, en fait, il me sort par les yeux ; et écrire ce scénario, c’était une besogne horrible. »
Le Seuil avait donné en 1962 une première traduction de
De donkere kamer van Damokles, signée Maurice Beerblock.
Sur La Chambre noire de Damokles et W.F. Hermans, en français :
G.F.H. Raat, « Telle une tumeur au cerveau : l’écriture romanesque selon Willem Frederik Hermans », Septentrion, 2006, n° 1 & « Patrie, quand tu nous tiens : les années parisiennes de Willem Frederik Hermans », Septentrion, 2003, n° 1.
Rokus Hofstede, « Willem Frederik Hermans et la putain de Bruxelles », Septentrion, 2006, n° 1.
Pascal Cornet, « Willem Frederik Hermans : vaincre le chaos sans se faire d’illusions », Septentrion, 1995, n° 3.
Jaap Goedegebuure, « L’œuvre de Willem Frederik Hermans », Septentrion, 1992, n° 3.
Diny Schouten, « W.F. Hermans interdit de parole ? Ou W.F. Hermans et la tolérance de la démocratie », Septentrion, 1987, n° 1.
M. Dupuis, « Aspects de la nouvelle chez W.F. Hermans », Études germaniques 27, oct-déc. 1972.
En complément de la première notice du 8 février, voici d’autres coupures de presse surMajesté. Le préfacier de l’édition française, Maurice Spronck, publie dans leJournal des Débatsdu 5 août 1900 un petit papier faisant suite à la parution de la traduction italienne du roman. L’homme de lettres et avocat se distancie de Couperus : la « neurasthénie sentimentale » n’est plus à la mode et il semble s’en réjouir. On est loin des louanges qu’on peut lire dans sa longue préface : « La lecture deMajesté, commencée sans la moindre prévention particulièrement favorable, me frappa donc d’autant plus que je ne m’attendais pas à une révélation de ce genre. Ce n’était point l’éternel roman, drame ou poème étranger, découvert par un traducteur ou un critique ingénieux, et dont toute la valeur est faite de quelques détails pittoresques, de quelques nouveaux traits de mœurs ou de caractère, qui amusent les blasés de la littérature et qui charment les abstracteurs de quintessence esthétique. C’était un récit très simple, presque sec, sans aucune surcharge descriptive, – sauf peut-être dans les premiers chapitres, – et d’une conception philosophique et morale extraordinairement forte. » Malgré le « peu de succès » qu’on lui prédit en Italie, le livre connaîtra apparemment un certain succès puisque la traduction sera rééditée en 1902.
Majesteitavait fait l’objet de certains commentaires en France plusieurs années avant la sortie de l’édition française chez Plon en 1898. En témoigne un article non signé paru dans ce mêmeJournal des Débats(16 novembre 1894) : il relève l’étrange parenté qui existe entre l’œuvre de Couperus etLes Roisde Jules Lemaître, alors même qu’il ne peut être question d’influence ni de plagiat puisque les romans ont vu le jour plus ou moins simultanément (1893). Le 25 novembre, second papier sur la question : le journaliste anonyme communique la réaction du correspondant de La Haye, qui préfère pour sa part insister sur les différences entre les deux romans. Le correspondant en question se nomme sans doute Louis Bresson, futur traducteur deMajesteiten français : cet érudit, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam, a en effet été pendant un certain nombre d’années le collaborateur duJournal des Débatspour les Pays-Bas.
Jules Lemaître
Toujours à propos duJournal des Débats, notons encore que ce périodique annonçait dès avant le printemps 1894 « une traduction des romans de Louis Couperus, jeune écrivain qui semble “rénover le naturalisme en y ajoutant des éléments empruntés au symbolisme et à l’impressionnisme” » (édition du 21 mars 1894).
Quelques semaines après la parution deMajestéen volume, le journalLa Presse(3 novembre 1898) consacra quelques lignes au roman ; le pigiste n’a probablement pas lu l’histoire d’Othomar, il se contente d’emprunter au préfacier quelques-unes de ses tournures.