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Dans la ferme familiale de Hollande septentrionale, Helmer relègue son père grabataire à l’étage. Il passe un coup de pinceau dans quelques pièces de la maison, fait de la chambre parentale – sa mère est décédée – sa propre chambre. Ce vieux garçon opère en fait une sorte de coup d’État : à 55 ans, il prend enfin les choses en main.
Ce n’est pas lui, mais son frère jumeau Henk, qui était destiné à être paysan. Celui-ci, le chouchou de leur père, est toutefois décédé à 19 ans dans un accident de voiture alors que Riet, sa future épouse, était au volant. Autrement dit, Helmer, qui souhaitait faire des études de littérature, a mené contre son gré la vie de son frère, à ceci près qu’il n’a pour sa part jamais tenté de séduire la moindre femme et qu’il a toujours dû subir un père autoritaire et buté.
trad. Bertrand Abraham, Gallimard, 2009
LE MOT DE L’ÉDITEUR
Helmer van Wonderen vit depuis trente-cinq ans dans la ferme familiale, malgré lui. C’est Henk, son frère jumeau, qui aurait dû reprendre l’affaire. Mais il a disparu dans un tragique accident, à l’âge de vingt ans. Alors Helmer travaille, accomplissant les mêmes gestes, invariablement, machinalement. Un jour, sans raison apparente, il décide d’installer son vieux père au premier étage, de changer de meubles, de refaire la décoration de la maison. Le besoin de rompre la monotonie de sa vie et l’envie de mettre fin à ce face-à-face presque silencieux avec un homme devenu grabataire le font agir, plein de colère retenue. Les choses s’accélèrent le jour où il reçoit une lettre de Riet lui demandant de l’aide : Riet était la fiancée de son frère. Elle fut aussi à l’origine de son accident mortel...
En se mettant dans les pas d’un paysan du nord de la Hollande qui, à cinquante-cinq ans, comprend qu’il n’est pas trop tard pour combler ce manque qui le ronge, l’écrivain néerlandais évoque avec une grande force le désir humain de maîtriser sa vie et d’accéder à une forme de vérité intérieure. À la fois précise et poétique, l’écriture de Là-haut, tout est calme entraîne le lecteur dans une inoubliable quête de bonheur.
Gerbrand Bakker est né en 1962. Après des études de lettres à Amsterdam, il a exercé différents métiers, puis publié un livre pour adolescents en 2004.Là-haut, tout est calme, son premier roman, a été le phénomène éditorial de l’année 2006 aux Pays-Bas.
POINT DE VUE
Dans ce roman magnifique, Gerbrand Bakker narre une histoire par touches, sans précipitation, dans une langue belle et en apparence simple. L’écriture est en harmonie avec le paysage décrit et le quotidien de la ferme. De cet ensemble mélancolique se dégage une réelle attention pour l’austérité et la rudesse de la vie paysanne d’aujourd’hui. Mais aussi pour la solitude et l’absence d’affection qui mine le personnage. L’auteur n’explique rien, il se contente, au fil des 56 chapitres, de décrire sobrement le peu qui se déroule. Le titre original (Boven is het stil) souligne l’omniprésence du « calme » mais aussi du silence. Quelques motifs permettent d’articuler les évolutions majeures du livre : la corneille mantelée annonciatrice de mort ; la carte du Danemark qu’Helmer accroche dans sa chambre (le Danemark est un pays où de nombreux paysans hollandais s’exilent) ; les paires (les jumeaux, les deux ânes, les deux rameurs, les deux Henk)…
Au-delà de la révolution intérieure que vit plutôt inconsciemment l’anti-héros, la donnée omniprésente est bien le refoulement de l’homosexualité. L’optique narrative, en privilégiant avec talent la retenue, la sobriété, le souci du détail prosaïque, le dialogue abrupt et incisif, met le lecteur en position idéale pour observer de l’intérieur les frustrations du personnage central. Seul bémol : le non-dit relatif à l’homosexualité, ou plutôt le mode transversal sur lequel les choses sont formulées, peut finir par lasser. (D.C.)
« Là-haut, dans ce bout du nord de la Hollande, tout est calme, ou semble l’être. Le Waterland est une terre immobile, hors du temps, ou semble l’être. Un plat pays qui s’accouple avec un ciel bas, sans avenir. Ici, les watergangs s’écoulent lentement, emportant dans leurs eaux troubles souvenirs et regrets. Les brumes sont lourdes, assourdissent les sons. Les animaux de la ferme osent à peine s’agiter. Là-haut, chez les van Wonderen, père et fils, tout est silence. Sourde haine. (…) D’une narration comme en apesanteur, étouffée, sensuelle à en devenir venimeuse, Là-haut, tout est calme raconte une histoire de fin du monde, celle d'une chape de plomb qui s’effrite, laisse déborder un mal de vivre sournois. » (critique de Martine Laval)
Linguiste de formation, Gerbrand Bakker, issu d’une famille de paysans, a publié des dictionnaires étymologiques pour les collégiens. En plus de donner des chroniques à différents magazines, il montre un grand intérêt pour les animaux, le jardinage, la traduction et le patinage de vitesse. Son nouveau roman Juni (Juin) a vu le jour cet été, toujours chez l'éditeur amstellodamois Cossée.
Depuis 1996, les éditions du Seuil ont publié 5 romans de Leon de Winter (Bois-le-Duc, 1954). Si l’activité de scénariste de l’auteur transparaissait sans doute trop dans ses derniers titres, on retrouve dans le plus récent,Het Recht op tergukeer(Le Droit au retour, 2008, traduction prévue en 2010) une réelle intensité et une écriture bien plus dense. À travers l’histoire d’un homme, fils unique d’un prix Nobel et père d’un petit garçon qui a disparu, le romancier évoque l’avenir d’Israël, État réduit plus ou moins au statut d’enceinte militaire autour de Tel-Aviv, alors que nombre de juifs orthodoxes se sont rangés du côté des Palestiniens et que les autres habitants ont choisi d’aller vivre dans d’autres pays.
Ce Bram Mannheim, juif à la dérive, n’est pas sans rappeler Felix, personnage central deLa Faim de Hoffman. Mêlant enquête, enjeux stratégiques, histoire du Moyen-Orient, génétique, règles kabbalistiques, quête métaphysique et conspirations terroristes, le récit, sombre mais non dénué d’humour, nous transporte de l’époque présente à 2025 en posant des questions essentielles sur les idéaux et les illusions de deux ou trois générations d’Israéliens.
Œuvres de Leon de Winter en français (Le Seuil)
La Faim de Hoffman, trad. Philippe Noble avec la collaboration de Daniel Cunin, 1996 (Point Seuil, 2006).
Kaplan, trad. Danielle Losman, 1998.
Sionocco, trad. Philippe Noble, 2003 (Point Seuil, 2004).
« Conçu le matin de Pâques 1957 et né à Doetichem le 23 janvier 1958 comme descendant fortuit d’une vieille lignée pour ainsi dire éteinte. Père distrait, mère folle. » C’est en ces termes que Pieter Frans Thomése se présentesur son siteavant de préciser : « Le nom Thomèse vient de France ; il appartenait entre autres à l’orfèvre Maître Albert de Thomése, protestant qui, après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, dû fuir ; ayant trouvé refuge à La Haye, il devint, grâce à ses œuvres de facture classique, un fournisseur attitré de la Cour. »
Thomése est l’auteur d’une dizaine de livres (romans, nouvelles, « autobiographies »…). Un de ses romans est basé sur l’histoire d’Etta Palm, baronne d’Aelders. Son dernier titre :J. Kessels : The novel(Contact, 2009), moitiéroad novel, moitié romanpulphilarant.
L’Enfant ombre, trad. Ph. Noble, Actes Sud, 2004
En près de cinquante passages, de 3 à 4 lignes pour les plus courts et de plus de deux pages pour les plus longs, le romancier P.F. Thomése tente de combler par l’écriture – tentative qu’il sait vouée à l’échec – la béance laissée par la mort de sa petite fille âgée de quelques semaines.
Pour une part, ces évocations fragmentaires restituent un peu des circonstances qui ont précédé le décès de l’enfant (naissance, hospitalisation…) et des scènes qui l’ont suivi (la chambre vide de l’enfant, les vêtements et autres objets inutiles…). Mais ni la chronologie ni les données factuelles ne sont le souci réel de l’auteur : on n’apprend que bien peu de choses sur le déroulement des événements. D’ailleurs, le prénom de l’enfant est l’une des rares données concrètes dont nous disposions. Ce qui importe bien plus ici, c’est ce qui reste à un père écrivain à qui il ne semble finalement rien rester, pas même la foi en l’œuvre d’art ; encore subjugué par la naissance de sa fille – une « révélation » – qui l’a en réalité fait naître lui, il doit encaisser sa disparition. Non pas imaginer l’impossible, mais le vivre, l’endurer. Endurer la mort de celle qui venait à peine de le faire naître, de celle qui lui a donné un nouveau regard sur la vie. Vivre la mort qui échappe à tout, y compris aux mots, car, à la différence du reste, la mort échappe à la répétition.
Dans une langue soignée, belle, épurée par endroits, Thomése brosse un tableau aussi complet que possible des sentiments qui l’habitent, de ceux aussi qui l’ont habité dès la naissance de Lisa. Bonheur radicalement nouveau, incompréhension, refus de voir la fatalité en face, désespérance… Son monde intérieur parle, nous parle d’autant plus que c’est là que l’enfant devait « vivre » tant qu’elle n’était pas en âge de comprendre : le papa s’était en effet préparé à tout observer, à tout écouter pour le bébé qu’elle était de manière à pouvoir lui raconter tout cela un jour. Lui qui s’apprêtait sans doute à écrire pour sa fille tout ce qu’elle vivait sans en être encore consciente, à écrire pour elle tout ce qu’elle permettait de vivre à ses parents transfigurés, le voilà condamné à écrire pour que la petite défunte lui échappe un tout petit peu moins vite, alors qu’elle s’est déjà échappée, alors que dans sa douleur, il en arrive à douter qu’elle a jamais été. Elle, celle qui n’aura été qu’une ombre.
L’évocation profite parfois d’une citation pour approfondir un thème (sens d’une vie aussi brève, naissance/mort, le silence, les parents/le reste du monde…). Thomése convie ainsi en passant la mythologie ou encore plusieurs artistes, écrivains ou musiciens qui ont retenu comme motif ou thème la mort d’un fils ou d’une fille. Et qui à l’instar d’un Flaubert, d’un Goethe n’ont pas toujours su être authentiques. Un « nous » s’immisce parfois dans le texte qui restitue de manière émouvante ce qui lie le couple. Thomése explore aussi la façon dont il vit cette expérience du deuil en revenant sur le décès de son père, décès qu’il avait vécu de manière radicalement différente.
Ce livre sur la mort est d’autant plus poignant qu’il laisse voir combien la naissance d’un enfant fonde le père et la mère. Même si l’on sent ce père à vif, même si la blessure est béante, même si chaque mot ensevelit un peu plus le petit cadavre, on découvre un texte très mesuré.
Tout en travaillant à ce livre, P.F. Thomése a écouté J.S. Bach (Das wohltemperierte Klavier), Bill Evans (Waltz for Debby), Paul Bley (Open, to love), Federico Mompou (Musica callada), Charlie Parker (With Strings).
Le Chapeau chinois–schellenboomen néerlandais : nom d'un instrument formé d’un pavillon de cuivre, garni de clochettes et de grelots, que l’on brandit en tête de certaines fanfares –, tel est le titre d’un recueil de nouvelles, première œuvre traduite en français (1) de Theun de Vries (1907-2005). Autodidacte, ce Frison a acquis au cours de sa longue existence une vaste culture historique. Tout en voyageant beaucoup, il a mené de front, à certaines époques, des activités journalistiques, politiques (il a été député) et littéraires. « À maints égards, cet écrivain dont l’exceptionnelle longévité n’a d’égale qu’une production très abondante, constitue un cas à part dans le paysage littéraire néerlandais : communiste sincère pendant des décennies, avant de prendre petit à petit ses distances vis-à-vis du modèle soviétique, jusqu’à traduire en néerlandais Soljenitsyne dans les années 196o, Theun de Vries est aussi resté une figure de romancier relativement isolée car il se sentit peu concerné par la modernité littéraire et se tint résolument à l’écart des modes. On a pu voir en lui l’un des derniers représentants du cloisonnement idéologique qui prévalait dans la société néerlandaise, de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1950. Cela ne l’empêcha nullement d’élaborer une œuvre personnelle et diversifiée […] avec une prédilection pour le roman et la nouvelle. Dans cedomaine, sa production pléthorique ne peut être comparée qu’à celle de son ami Simon Vestdijk (1898-1971) […]. De Vries partage avec Vestdijk la passion du roman historique, qu’il décline sous plusieurs formules :cycles (notammentLa Dynastie des Wiarda, consacré à sa Frise natale), biographies romancées et récits ayant plus oumoins recours à la fiction (sur Rembrandt, Van Gogh, Molière, Spinoza, Marx) et bien entendu romans engagés, traitant de figureshéroïques (Hannie Schaft dansLa Fille aux cheveux roux, porté à l’écran en 1981) ou de hauts faits de la Résistance néerlandaise (la grève de février 1941, dans la trilogieFebruari), de même que d’événements révolutionnaires du passé (la révolte des gueux contre l’Espagne au XVIesiècle, la révolution de 1848, la Commune de Paris). » (2) À propos de révolution, il convient en outre de mentionnerLa Liberté se pare de rouge(1945), roman marxiste décrivant une Guadeloupe se libérant du joug de l’oppresseur – une réponse àL’Île au rhumde Simon Vestdijk (Phébus, 1991). Quant aux romans historiques portant sur de grands artistes, très documentés et symptomatiques d’une réflexion permanente sur l’essence de l’art, on relève encoreMoergrobben(1964), inspiré de Jérôme Bosch,De vrouweneter(Le Mangeur de femmes, 1976), œuvre écrite dans des cafés parisiens, consacrée à Maupassant et Marie Bashkirtseff, ou encoreHet motet voor de Kardinaal(Le Motet pour le Cardinal, 1960) qui nous entraîne dans l’entourage de Josquin des Prés. La musique occupe également un place centrale dansFugue du temps(deux romans d’une fresque inachevée de la société hollandaise du XXesiècle dans laquelle un compositeur sert de fil rouge) etDe dood kwam met muziek(La Mort est venue en musique, 1979), court roman dont la technique du close-up s’inspire de laSonate d’automnede Bergman.
Le Chapeau chinois, trad. Christian Marcipont,Martagon, 2009
Si la vision épique que Theuns de Vries déploie souvent se retrouve dans quelques pages duChapeau Chinois, on est surtout frappé par la qualité stylistique de l’ensemble : « Il est indéniable que la phrase de Theun de Vries, par sa grande musicalité, tantôt discrète, tantôt solennelle, donne àentendre. Son écriture, à cent lieues des expérimentations formelles des jeunes générations, atteint à une extraordinaire beautéplastique, jamais recherchée pour elle-même, mais toujours au service du récit, voire y tenant sa partie à l’égal des personnages. Sans contredit, ses qualités stylistiques ont contribué à faire de Theun de Vries un classique, avec tout ce que cette notion implique, de la part du lecteur, de fervente dévotion ou de distance révérencieuse.Le Chapeau chinoisne parle que de musique et – était-il meilleure façon de le faire ? – en parle musicalement. » (3) Dans cettesuiteromanesque– au sens lavarendien du terme –, on est invité, parfois à la manière d’un détective, à entrer brièvement dans les univers de Robert Cambert, du violoniste Johann Georg Pisendel et de Vivaldi, de Chaliapine, de l’impératrice Marie-Thérèse et de Mozart, d’un jeune virtuose chinois à l’époque de la révolution culturelle. « Signor Rossini ou l’adieu à Pesaro » se compose de deux longues lettres de Rosini ; « La bataille de Waterloo », sans doute le texte le moins abouti, revient sur le sentiment de culpabilité vis-à-vis des juifs déportés ; enfin, « Les Trente-cinq noms », nouvelle qui occupe près de la moitié du recueil, prend son envol à Sisteron pour mettre en scène de façon burlesque les déboires d’un contemporain de Berlioz, apparemment promis à un bel avenir.
Se réclamant de Balzac, Theun de Vries nous a laissé des dizaines de gros volumes ; dans le dernier tiers de sa vie, il s’est toujours plus senti attiré par l’écriture de textes plus courts. Il n’a d’ailleurs pas hésité à retrancher des passages de certaines de ses œuvres lors de leur réédition. Comme l’écrit son traducteur, il est encore trop tôt pour dire ce que la postérité retiendra de cette production monumentale. Lui-même, qui a par ailleurs laissé une œuvre poétique en frison et nombre de traductions, ne se faisait d’ailleurs guère d’illusion en soulignant qu’on ne lit plus de Tolstoï que deux ou trois de ses œuvres.
(1) L’écrivain a été traduit en de nombreuses langues, notamment celles des anciens pays du Bloc de l’Est, ce qui s’explique sans doute en partie par l’engagement communiste officiel de l’écrivain de 1936 à 1971. Dans les années cinquante, en particulier suite aux événements hongrois, ses prises de position en faveur de l’URSS lui ont valu d’être renvoyé du PEN club et de la Société des Gens de lettres de son pays. Il finira par reconnaître publiquement ses erreurs.
(2) Dorian Cumps, «Le Chapeau chinois: Contes musicaux hoffmanniens de Theun de Vries »,Septentrion, 2009, p. 74-76. Le livre de Theun de Vries sur la Commune s’intituleLouise Michel, engel in het harnas(Louise Michel, ange armé pour la lutte, 1984) ; il réunit deux pièces radiophoniques ainsi qu’un essai.
(3) Christian Marcipont, p. 6 de la préface duChapeau Chinois.
le roman sur les années haguenoises de Vincent van Gogh
Au cours du XIXe siècle, parmi les Français qui vivent en Hollande et écrivent sur ce pays, se trouvent quelques pasteurs tels Albert Réville et Louis Bresson. Français originaire de Tonneins (Lot-et-Garonne), celui-ci a rédigé en 1865 une thèse sur le révolutionnaire guillotiné Rabaut-Saint-Etienne. On sait qu’il a été, de 1881 à 1909, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam – où Réville l’avait précédé –, institution à laquelle il a consacré une notice à l’occasion de son troisième centenaire (1890). À côté de son travail de prédication, Louis Bresson a contribué à mieux faire connaître la Hollande et la littérature hollandaise en France grâce à divers articles publiés, pour une bonne part, dans le Journal des Débats (dont il a sans doute rédigé la chronique « Lettre de Hollande », portant souvent sur la politique et des sujets d’actualité, pendant un certain nombre d’années). En 1897, la Revue encyclopédique donne son étude intitulée « Le Mouvement littéraire en Hollande. Des origines à 1815 », texte repris dans La Hollande géographie, ethnologie, politique et administrative, religieuse, économique, littéraire, artistique, scientifique, historique, coloniale, etc. (Librairie Larousse, 1900), volume qui propose d’autres contributions de sa main : « La religion : L’évolution religieuse. Statistique religieuse », « La science », « La politique contemporaine » et « Relations intellectuelles de la Hollande et de la France ». On relève encore de cet érudit des études intitulées : « Amsterdam ancien et moderne » (1895) et « L’agitation économique et politique aux Pays-Bas en 1903 » (1903).
C’est à Louis Bresson que l’on doit également la traduction de deux romans de Louis Couperus, Majesté et Paix Universelle. Le romancier l’avait lui-même annoncé à son éditeur amstellodamois, L.J. Veen : « Une traduction de Majesteit, par Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam paraîtra dans la Revue Hebdomadaire puis en volume chez Plon. M. Maurice Spronck – du Journal des Débats – m’en a parlé l’été dernier, à La Haye. La traduction paraîtra au cours de l’été. Plon offre 1500 francs, à partager entre le traducteur et moi-même. Autrement dit 750 francs. Pour la forme, j’ai dit que je ne pouvais pas décider avant de vous avoir écrit. Mais nous allons accepter, n’est-ce pas : nous ne pouvons guère faire autrement et c’est plutôt pas mal. » (Lettre à son éditeur, n° 155, début janvier 1897). On peut imaginer que l’appartenance de Couperus à l’église wallonne – il a épousé sa cousine Elisabeth Baud à l’église wallonne de La Haye – a été un facteur prépondérant dans la décision du pasteur de traduire ces ouvrages. Bresson était par ailleurs lié à l’avocat et homme politique protestant Maurice Spronck qui devait rédiger une longue préface à Majesté.
Louis Bresson a fini ses jours à Rotterdam. Le Journal des Débats du 7 mai 1918 annonce : « Nous avons le très profond regret d’apprendre la mort de notre collaborateur depuis de longues années, M. Louis Bresson, pasteur de l’église wallonne de Rotterdam, décédé en cette ville le 9 avril, à l’âge de 74 ans. Les obsèques ont eu lieu à Crooswijk. »
Parmi les articles de Louis Bresson paru dans le Journal des Débats, deux portent sur l’écrivain Multatuli (1820-1887) et ses deux épouses. Il est assez amusant de voir que le pasteur ne peut s’empêcher de parler de l’auteur du Max Havelaar alors même que la personne de cet artiste lui inspire essentiellement du mépris. Ces deux textes sont un écho des querelles auxquelles on assistait aux Pays-Bas, par éditions interposées, entre partisans de Multatuli et les détracteurs de son œuvre. Les critiques formulées sur la personnalité même de l’auteur constituent en quelque sorte le pendant de l’utilisation faite de ses écrits dans une visée politique par les tenants du socialisme ou du pacifisme.
Si le nom de Multatuli n’est pas inconnu en France, en Hollande il est populaire. Acclamé par les uns, détesté par les autres, il reste inséparable dans son pays de la question coloniale. Le retentissement de sonMax Havelaarfut immense. Les faits qu’il dénonçait, dans l’administration des Indes néerlandaises prirent les proportions d’un scandale. L’écrivain eut le sort de beaucoup de prophètes : il eut a souffrir de son rôle, et, par malheur, ne se souvint pas toujours qu’il faut être dix fois juste pour se dresser en vengeur de l’iniquité.
Mme Douwes Dekker, née Hamminck Schepel, la seconde femme de Multatuli, a entrepris de publier, en l’éclairant de notes, la correspondance du célèbre auteur hollandais(1). Si cette publication, conçue dans une intention pieuse, répondra bien au but qu’on s’est proposé, si elle servira la mémoire de Multatuli, c’est une question ; il est plutôt permis de croire qu’elle justifiera les préventions, les colères et les haines qui se sont attachées jusqu’à son dernier jour à l’écrivain malheureux, inquiet et agité desIdéeset del’École des Princes(2). Mais nous y gagnerons un portrait de Multatuli qui, pour n’être pas flatté, n’en sera que plus précieux et dont personne ne saurait contester la ressemblance.
Ce qui frappe tout d’abord dans cette correspondance, c’est la confiance absolue, naïve de Multatuli en lui-même, en son « génie ». S’il ne s’applique pas expressément ce mot qui revient souvent sous sa plume, on sent néanmoins, quand il l’emploie, qu’il pense tout d’abord à lui-même. Il s’en remplit la bouche, sa poitrine se gonfle : c’est lui, l’homme de génie. Il n’a pas besoin d’apprendre, il sait, il devine ce qu’il ne sait pas. Ministre, il le serait, et gouverneur général des Indes, cela va sans dire ; mais général aussi. « J’ai beaucoup de respect pour les Prussiens, écrit-il en 1866, mais je dois dire que les Autrichiens n’auraient pas perdu la partie, si j’avais été ministre de la guerre depuis quelques années. » Garibaldi, qui est aussi un homme de génie, aurait pris la Vénétie si le gouvernement italien ne lui avait adjoint le général Pallavicini. Multatuli a pressenti son plan de campagne : « Pour Garibaldi, écrit-il, la prise de Venise aurait été tout simplement le problème (si c’en est un) de la distance entre deux points. – Mais c’est la ligne droite ! aurait-il dit. Moi ici, Venise là-bas ; allons-y.– Et de vaincre ou de mourir. » Ce n’est pas plus difficile que ça. Le général Boum avait de ces conceptions.
Journal des Débats, début de l'article de Maurice Muret du 27/03/1927
Bien entendu, tout est permis au génie. Il est au-dessus des devoirs et des soucis vulgaires. Le travail pour le pain quotidien n’est pas fait pour lui. Un journal a l’impertinence de lui demander des nouvelles, comme correspondant, quand il lui communique ses idées. Voyez-vous, s’écrie-t-il, ce que seront des lettres aussi intéressantes que ceci : « La moisson promet beaucoup… M. X… ambassadeur de … est arrivé à Francfort… Le choléra reprend. » Malheureusement, ses grandes idées ne sont pas productives. Multatuli a des dettes, et beaucoup. Ses créanciers veulent être payés : Multatuli s’indigne que, dans un monde où il y a tant de millionnaires, le génie puisse connaître les soucis d’argent. Il en veut à ses amis, à tout le monde : « Un millionnaire flamand, commenec plus ultradu sacrifice, ne lui a-t-il pas offert deux cents francs pour faire une conférence à Gand ? » Quant à sa famille, à sa femme, à ses enfants, ils restent à la charge des autres, et, quand la malheureuse qui porte son nom, la pauvre « Tine » a enfin trouvé une place en Italie où elle aura le moyen de gagner sa vie et celle de ses enfants, Multatuli s’irrite : « Tine en condition ! » Quelle pitié et quelle honte pour ses admirateurs et pour la Hollande ! Et au moment même où il lançait contre tous ses foudroyantes malédictions, il recevait à Coblentz la visite de Mlle Hamminck Schepel, qui lui apportait de l’argent, – (elle nous le raconte elle-même avec une candeur qui s’ignore), – partageait sa chambre et sa pauvreté, mais s’estimait heureuse quand il lui disait : « Personne ne peut maintenant me séparer de toi. » On comprend qu’une telle existence ait embarrassé les plus chaleureux amis de Multatuli et que, tout en demandant de l’argent pour la famille de l’écrivain, ils avertissent les donateurs que les sommes souscrites seraient remises, non à Multatuli, mais à sa femme.
Or, voilà ce qui l’exaspéra. Ce souci des convenances, ce respect du foyer sont à ses yeux le comble de l’hypocrisie, hypocrisie hollandaise et hypocrisie protestante s’ajoutant l’une à l’autre. Et il faut voir jusqu’où les rancunes personnelles emportent ce libre penseur : « Il faut répandre, écrit-il à un Belge, autant que possible, votre sentiment sur la différence entre anticatholiques et protestants… Oui, non seulement je crois que les protestants sont au-dessous des anticatholiques, mais réellement au-dessous des catholiques. Le catholicisme est une erreur, le protestantisme est une peste. Je l’ai vu cent fois. Ne laissez jamais s’établir en Belgique l’idée que le libéralisme soit un avec le protestantisme. Nous devons lutter pour la vérité, pour nous et pour nos enfants, soit ! Il n’y a pas à choisir, par conséquent, entre deux et deux font cinq et deux et deux font trois. Mais, si le choix entre des mensonges était possible, j’aimerais cent fois mieux voir mon petit garçon servir la messe en enfant de chœur que protestant. Voyez-vous, le protestantisme n’est pas une affaire de dogme. Être protestant proprement, c’est respecter les convenances qui rapportent, les valeurs sûres, la sagesse banale. L’unité du protestantisme dans la diversité des croyances, c’est l’intérêt. »
Il faut croire cependant qu’il était resté quelque chose à Multatuli de ses croyances premières, car il montre un furieux appétit de la fortune. Sans doute, il passe par des situations désespérées ; on souffre à lire tous ces appels à la charité, tous ces cris : « Je ne mange rien de chaud depuis huit jours ; demain, je n’aurai rien à manger » ; on souffre plus encore de voir cette pauvre femme à Bruxelles, dans un garni, sans argent et sans pain, à qui sa fillette demande : « Tu n’oublies pas que c’est demain mon anniversaire et que tu m’as promis une surprise ! » Mais peut-être on souffre davantage encore de voir cet homme qui s’épuise en sarcasmes contre tout, contre tous et qui ne sait pas une fois se demander si, dans sa chute, il n’y aurait pas un peu de sa faute. Qu’on lui donne la richesse, – on la lui doit pour son génie et pour le bien de l’humanité.
Et comme ses désirs ne sont pas satisfaits, il a des combinaisons financières à la Balzac. Son nom est un capital : un journal dont il sera le directeur aura au moins mille abonnés pour commencer ; à 30 florins, c’est 30000 florins par an, et c’est un bénéfice de… On voit d’ici la suite. Puis il abandonne le journal ; il fait tirer son portrait à 10000 exemplaires, et il annonce qu’il va le vendre avec un autographe 10 et 15 florins. C’est donc 100000 à 150000 florins d’assurés. « C’est cher, dit-il à la fin de sa circulaire ; croyez-vous qu’il ne m’en ait pas coûté davantage de l’écrire ? » Peut-être ; mais le fait est que cet argument ne parut pas décisif, puisqu’à Amsterdam il se trouva seulement trois souscripteurs. À un autre moyen maintenant : il fera sauter la Banque de Hombourg ; il a découvert une recette infaillible, et, quand celle qui devait être la seconde femme de Multatuli arrive à Coblentz la bourse garnie, il la persuade, part pour Hombourg, gagne d’abord et puis perd, perd encore et revient sans un sou.
C’est alors, sans doute, qu’il a trouvé que le pire effet de la souffrance n’était pas le sarcasme, mais la défiance de soi-même. Il écrit un peu plus tard, à propos de sonÉcole des princes: « Mon drame reste toujours inachevé. Cela ne vaut rien et ne vaudra jamais rien. Quoique j’aie emprunté une sorte d’intrigue à une nouvelle de Michel Masson (3), que j’ai lue dans ma jeunesse, je ne puis y répandre de l’intérêt. Les vers, à mon sens, je les fais facilement ; et bien ; mais la pièce elle-même, je ne peux pas la faire. Au troisième acte, toute mon intrigue est finie, chacun sait tout, personne n’attend le dénouement. Le parterre se lèvera en disant : « – Ce soir, on sera à la maison de bonne heure. » – « Mais faites donc votre pièce en trois actes », direz-vous. Je ne le puis pas : je suis et me déclare incapable. »(4)
Mais ces accès de découragement et de modestie sont très passagers il redevient vite lui-même, le génie, le génie du sarcasme,impatient de la destinée, impatient de la pauvreté, impatient du travail pénible et du devoir ingrat, également acerbe pour ses amis et ses ennemis. On a dit, dans sa famille même, que c’était un malade, un névrosé : la correspondance ne démentira pas cette opinion. Et, cependant, ce malade a exercé et exerce encore une grande influence ; il a fait école de mécontents et de révoltés (5). Peut-être ses lettres, si on les lisait avec attention, seraient-elles le meilleur antidote de ses idées et se défierait-on davantage du penseur, quand on pénétrerait mieux dans la connaissance intime de l’homme.
L. B.
les Lettres d'amour, livre inclassable,
mi-fictif mi-autobiographique
(1) En dix volumes aux éditions W. Versluys, 1890-1896 (Brieven van Multatuli. Bydragen tot de kennis van zyn leven. Gerangschikt en toegelicht door Mevr. Douwes Dekker, Geb. Hamminck Schepel, Amsterdam, W. Versluys, 1890-1896). Cette entreprise éditoriale – menée ciseaux à la main – a vu le jour pour répondre à l’article de Theodoor Swart Abrahamsz : « Eduard Douwes Dekker (Multatuli). Eene ziektegeschiedenis » (Multatuli. L’évolution d’une maladie). Reposant sur les connaissances de l’époque relatives à la psychiatrie et au système nerveux, cette étude, parue dans De Gids en 1888, se proposait de souligner le déséquilibre de la personnalité du célèbre écrivain.
(2) Après son roman Max Havelaar (1860), Multatuli a composé de nombreuses œuvres qu’il réunissait lui-même en volumes sous le titre Ideeën (Idées), « un véritable vide-poche » : il s’agit de recueils hétéroclites où se succèdent des centaines de textes allant d’une simple ligne à plusieurs centaines de pages : aphorismes, critiques de la société, considérations philosophiques, récits, contes, paraboles, le roman inachevé Woutertje Pieterse ou encore le drame sur le despotisme éclairé Vorstenschool (L’École des princes, 1872). À l’époque, c’est-à-dire peu après la mort de l’écrivain qui n’avait plus guère écrit dans les dernières années de sa vie, ses œuvres complètes se composaient de 10 volumes. Aujourd’hui, on dispose d’une édition revue et augmentée comprenant 25 volumes dont les dix-sept derniers rassemblent la correspondance de l’écrivain et divers documents de sa main ou ayant trait à lui.
(3) L’écrivain français populaire Auguste Michel Benoît Gaudichot-Masson, dit Michel Masson (1800-1883).
(4) Multatuli éprouva un peu de mal à finir la pièce après avoir écrit trois des cinq actes. Il lui arriva de lire dans des salles belges et hollandaises un passage de son drame inachevé. Selon Pierre Brachin, « l’intrigue de l’École des princes est dépourvue de vraisemblance, et les caractères de profondeur » (La Littérature néerlandaise, 1962, p. 100).
(5) Voir sur ce blog l’influence de Multatuli sur Alexandre Cohen ainsi que la page « Anatole France à propos de Multatuli ».
Feuilleton duJournal des Débats
du 30 novembre 1898
MULTATULI d’après les lettres de sa femme
Tine, première épouse de Multatuli
Dans son premier livre qui lui valut tout d’un coup la célébrité en Hollande, au milieu des figures sinistres, hypocrites, des fantoches qui, à son dire, administrent les Indes néerlandaises et les exploitent, des dévotes qui, dans la métropole, vivent des exactions coloniales et les défendent au nom de la religion, Multatuli a placé deux personnages qui vous sortent de ce vilain monde et vous envoient comme un souffle d’idéal ; lui, d’abord, Multatuli, le vengeur de l’iniquité, le héraut de la justice, le défenseur des opprimés ; la victime des oppresseurs, incarnée dansMax Havelaar; puis, sa femme, la douce, l’angélique Tine dont il ne se lasse pas de faire l’éloge. « Sans être jolie, écrit-il, Mme Havelaar avait dans son regard et dans son langage un charme invincible. À l’aisance de ses manières, on voyait qu’elle avait fréquenté le monde et qu’elle appartenait aux classes supérieures de la société. Elle n’avait pas cette raideur et ce manque de grâce qui caractérisent la bourgeoisie, cette bourgeoisie qui, gênant les autres, se met elle-même à la gêne, sous prétexte de distinction ; enfin, elle se moquait absolument du qu’en dira-t-on, se souciant fort peu des apparences dont tant d’autres femmes se rendent les esclaves. Aussi sa mise était-elle exemplaire. Une robe de mousseline blanche, à cordelière bleue, – genre peignoir en Europe, – formait son costume de voyage. Autour de son cou, elle portait une étroite ganse de soie à laquelle étaient attachés deux petits médaillons, cachés sous les plis de son corsage dans ses cheveux à la chinoise s’entremêlait une légère guirlande de jasmin… Voilà pour la toilette. Je la disais pas jolie et pourtant je ne voudrais pas que vous la crussiez laide. J’espère même que vous la trouverez belle, quand j’aurai l’occasion de vous la montrer éclatant d’indignation parce qu’on a méconnu “le génie de son Max”, ou rayonnant de joie à l’inspiration d’une pensée tendant au bien-être de son enfant. Combien de fois déjà a-t-on répété que le visage est le miroir de l’âme ! Eh bien, elle avait l’âme belle. Aveugle qui n’aurait pas trouvé beaux les traits ou se reflétait son âme ! »
Mimi, la seconde épouse
La publication des lettres de Multatuli, entreprise par sa seconde femme, n’a point diminué, – au contraire, – celle que Max Havelaar plaçait si haut. Et l’on comprend qu’il se soit rencontré un homme comme M. Julius Pée pour rechercher la correspondance de la pauvre Tine et montrer par des pièces authentiques ce que fut la première femme du grand écrivain. Un heureux hasard lui a fait rencontrer une élève de Mme Douwes-Dekker-van-Wynbergen (Multatuli), Mlle Stéphanie Elzerodt, devenue plus tard Mme Omboué, et celle-ci a mis à sa disposition les lettres qui lui furent adressées durant son séjour en Italie par la femme de Multatuli(1). Ces lettres sont écrites en français, une langue qui n’était pas très familière à l’écrivain ; mais elle tenait tellement à ne pas rompre ses relations avec cette je
une fille, dont elle avait poursuivi l’éducation après la mort de sa mère, qu’elle passe par-dessus les difficultés du dictionnaire et de la grammaire, entremêle quelquefois, quand le sentiment est trop vif ou l’expression trop rétive, sa prose de mots ou de phrases hollandaises ; peu lui importe ! Il faut qu’elle déverse le trop plein de son âme et qu’elle dise à sa manière, qui est souvent grande et éloquente dans son incorrection, ses souffrances ignorées et imméritées.
Je ne sais ce qu’auront pensé de cette publication les admirateurs quand même de Multatuli, mais je ne crois pas qu’on puisse imaginer un réquisitoire plus écrasant que le témoignage au jour le jour d’une amie fidèle, d’une amante et d’une épouse passionnée. Aux premières lettres, Tine est à Bruxelles alors que son mari, impuissant à suffire aux besoins de sa famille, l’a éloignée de lui ; la pauvre femme est là, sans ressources, avec ses deux enfants(2); pas d’argent, pas de feu, quelquefois pas de pain. Elle ne se plaint pas pourtant. Multatuli vient la voir parfois et Multatuli est un charmeur. Il sait la prendre par ses côtés faibles ; il a senti l’attachement de sa femme pour son ancienne élève et, à une lettre prête à partir pour l’Italie, il s’empresse d’ajouter un post-scriptum d’une familiarité enjouée, qui peut être lu à Bruxelles et où revient, sous prétexte de compliments à autrui, son éternelle apologie : « Vous suivez votre cœur, écrit-il à la jeune fille dont sa femme a formé le caractère autant que l’intelligence, plutôt que les principes et les idées systématiquement élaborés ; moi aussi. Je n’ai pour tout Code que le cœur qui me trompe quelquefois, oui, mais pas autant que les raisonnements de ceux qui croient penser. Puis le cœur a une manière de guérir les blessures qu’il fait. Il y a… des erreurs qui valent mieux que des qualités. »
les enfants de Tine et Multatuli
Et elle en est persuadée, la pauvre femme. Qu’il parte, qu’il reste, qu’il revienne, qu’il l’abandonne, c’est toujours « son génie ». Son élève lui annonce-t-elle qu’elle rentre à Bruxelles ? Quel bonheur ! Dekker (Multatuli) y sera aussi. « Dekker restera avec nous. Il est occupé de continuer desIdeen. J’avais mis cesIdeensur ta petite table dans ta chambre à coucher. » Est-il absent ? « Mon mari a du courage. Il me dit d’être tranquille et moi, je fais ce qu’il y a de plus difficile : attendre. » S’il lui envoie un peu d’argent, si elle peut payer des dettes criardes, s’il lui a écrit, comme il peut écrire, alors c’est de l’enthousiasme, c’est du délire : « Aujourd’hui, j’ai payé des notes qui me pesaient beaucoup. Je suis nerveuse, mais à présent de bonheur et de joie. Dekker m’écrit des lettres pleines d’amour ; il croit être sûr de triompher. Il est si heureux ! Son esprit s’est épanoui comme une fleur. Oh ! tu le verras, il est un génie. Vraiment, il est adorable. Je suis juste, quand je lui pardonnetout,tout. » Et ce tout, cependant, n’est pas peu de chose. Cette femme qui a connu, non pas seulement l’aisance, mais la richesse, est descendue peu à peu à la misère navrante, dégradante : « Toute la journée a été très pénible pour moi. J’ai eu des visites qui me faisaient mal. Oh ! la misère ! C’est affreux, et que faire ? On ne peut pas être bon sans argent. » Et un autre jour : « Comme tu sais, je loge à présent au second ; Mme Willems devient plus exigeante, de sorte que j’ai besoin de tout mon courage pour descendre ou pour monter. Oh ! quelle vie ! et comme on peut supporter beaucoup ! On ne meurt pas vite de chagrin, ma chère enfant. »
Ce n’est pas, en effet, du dénuement matériel qu’elle souffre : elle a besoin d’aimer autant que de se sentir aimée.
les Essais millionesques
« Comme j’aimerais être auprès de toi, écrit elle à Mlle Elzerodt, surtout si tu dois passer la mer. Pourquoi ne puis-je pas te soulager ? Quel bonheur ce serait pour moi de faire reposer ta charmante tête contre mon cœur ; je suis sûre que cela te ferait du bien. Quand mes enfants sont malades, ils aiment tant d’être dans mes bras ; alors ils sont tranquilles, et toi, dans mon cœur, tu as la même place qu’eux. » Et c’est à cette âme d’une sensibilité exquise que Multatuli ne craint pas d’imposer les humiliations les plus rudes, les contacts les plus pénibles ! Il lui envoie Franciska, il lui envoie Mim
i, cette Mimi qui partagera sa vie et sa chambre à Cologne, – cette amie du cœur, destinée à devenir la seconde Mme Douwes-Dekker, quand la première aura disparu(3). Et on comprend qu’à certains jours, après tant d’épreuves, le courage défaille. « Quand le repos nous viendra-t-il ? J’envie les morts. Quel doux repos ! » C’est dans ce moment qu’elle voudrait bien pouvoir quitter Bruxelles : « Si l’éducation d’Edouard (son fils) ne demandait pas de rester en Europe, je partirais pour les Indes. Là, je saurais bien me donner une existence convenable.(4)»
De la voir ainsi malheureuse, désespérée, son ancienne élève songe enfin à l’attirer en Italie. Ce n’est pas sans difficulté, sans tiraillements, que le départ eut lieu. Multatuli s’indigne à la pensée que sa femme, ses enfants voyageront en troisième ; qu’elle donnera des leçons dans un pensionnat. Elle est heureuse ; le travail n’est jamais humiliant et la pensée qu’elle pourvoira à l’entretien de ses enfants la met hors d’elle-même. À Milan, bientôt, elle est appréciée, estimée, honorée ; les enfants grandissent, se fortifient, reçoivent une bonne éducation. Hélas ! cette accalmie ne durera pas longtemps.
Multatuli, qui vient de s’installer à La Haye avec Mimi, veut absolument avoir auprès de lui, dans la même maison, sa femme et ses enfants, et la malheureuse subit la fascination, consent à cette promiscuité. La voici à La Haye ; elle écrit à Mme Omboué, le 20 avril 1869 : « Mimi est en Allemagne ; elle a profité de l’absence de Dekker pour voir sa sœur et elle veut absolument s’installer à Mayence ; c’est contre la volonté de Dekker mais elle est bien résolue à le faire. Je dois dire qu’elle est très gentille pour moi et que tout va à merveille. Pas un mot, pas un signe malveillant. Edouard est très bien avec elle et Nonnie l’aime. Dekker fait tout pour me rendre heureuse, et, si l’argent ne manquait pas, tout serait parfaitement en ordre. » Ainsi elle accepte tout ; cette position subalterne, ce suprême affront de toutes les heures, elle doit les supporter pour ses enfants ; sa lâcheté vis-à-vis de son mari la fait passer par-dessus tout et cependant elle ne peut s’empêcher de dire dans la même lettre : «Entre nous: je n’aurais pas dû quitter Milan.Povera me. » Et elle revient encore sur ses regrets un peu plus tard : pourquoi n’est-elle pas restée en Italie ? Elle n’aime ni les Hollandais, ni la Hollande, ni les habitants, ni le climat ; elle n’ose pas dire encore qu’elle n’aime pas sa maison, mais elle est sur la voie : « J’ai la ferme conviction, écrit-elle le 15 octobre 1869, que j’ai bien fait de venir ; ma tâche n’est pas facile, je te prie de le croire ; mais je sais me maîtriser et en même temps j’exige le respect sans dire une parole. » Il paraît cependant que la situation empire ; car, deux mois après, elle écrit : « Si je pouvais te parler, oh ! ma foi, je serais absolument sincère, je n’aurais pas de secrets pour toi ; mais je ne puis t’écrire deslettres… Je n’aurais jamais dû quitter Milan. Oh ! les remords ! Et note bien, je croyais bien faire ! »
roman sur la vie de Tine
Elle sait maintenant qu’elle a mal fait. Le 28 janvier 1870 : « Je veux retourner à Milan mais il me faut de l’argent pour le voyage de nous trois. Voilà le premier pas qui me coûte. Travailler n’est rien, mais demander de l’argent, cela coûte. » Et encore faut-il que Multatuli ne soupçonne rien : « Invite-nous tous les trois (pour que je puisse montrer ta lettre) et joins-y l’argent du voyage jusqu’à Turin. » Elle a tant peur de lui ou d’elle: « Attends une lettre de moi, ne m’écris pas… Tout, tout de vive voix, je te dirai tout… Aie confiance en moi… Un jour viendra où tout sera aussi clair que le jour. Je ne puis rien confier à la plume. Ménage-toi en m’écrivant, car je ne suis pas sûre que mes lettres ne sont pas interceptées… Ecris-moi, je t’en prie… Tu n’as pas d’idée de mon existence ; ma vie est remplie de tant de difficultés qu’on ne pourrait pas le croire, si on ne les avait sous les yeux… » Et quand elle a reçu l’argent pour le voyage, elle respire : « Merci, merci mille fois » ; et à plusieurs reprises, ses lettres nous la montrent s’isolant dans la maison avec ses enfants pour parler de l’Italie, le paradis perdu, la terre promise. Elle n’a pourtant pas un mot contre Multatuli : « Dekker souffre trop : pauvre homme, il nous aime tant ! » Et ailleurs : « Dekker aime ses enfants a la folie. Pauvre Nou, je ne puis écrire ; il faudrait parler. Aime-moi toujours. » Enfin, ils ont pu s’évader de leur prison, la mère et les deux enfants. Les voici de nouveau en Italie ; l’aisance revient ; avec l’aisance, un peu d’apaisement et de tranquillité. Mais la secousse a été trop forte pour la pauvre Tine ; le corps et l’âme ont été brisés à la fois. De Padoue, elle écrit encore à sa chère Mme Omboué une lettre pleine de mélancolie en pensant à l’avenir de sa fille, à la jeunesse de son fils : « Si tu me trouves plus froide, ma chère enfant, c’est que moi je ne suis plus la même personne d’autrefois. Le malheur a fait des ravages. On n’y peut rien. Quelquefois, j’ai pitié de moi-même. » Même la foi dans celui qui avait été son génie s’était voilée : « Sais-tu, je suis très contente que mon Edouard ne sera jamais un génie. Moi qui ai la plus grande vénération pour les génies, je les plains de tout mon cœur ; ils sont quelquefois plus impuissants que les plus simples des hommes ; il leur faut quelquefois un guide… Je ne les crois pas heureux, ni pour eux-mêmes, ni pour les autres. »(5)
(1) Il s’agit des lettres écrites entre 1863 et 1873 par Tine (Everdina Huberta van Wijnbergen, 1819-1874), première épouse de Multatuli, à Stéphanie Omboni (1837-1917) (et non pas Omboué). Elles évoquent en particulier les années difficiles de Tine à Bruxelles puis à La Haye : Tine. Brieven van Mevrouw E.H. Douwes Dekker-Van Wijnbergen aan Mejuffrouw Stéphanie Etzerodt later Mevrouw Omboni, ’s-Gravenhage, 1895. C’est à Tine que Multatuli dédia son Max Havelaar.
(2) Il s’agit de Pieter Jan Constant Eduard (dit Edu, né à Amsterdam en 1854 et mort à Nice en 1930) et d’Elisabeth Agnes Everdine (dite Nonnie, née aux Indes néerlandaises en 1857 et morte à Capri en 1933). Edu a servi de modèle pour le petit Max du roman Max Havelaar ; les relations entre le père et le fils – lequel exerça entre autres les métiers de journaliste et de professeur de français – sont devenues détestables. De même, Nonnie – qui pour sa part devint dessinatrice – a rompu à un moment donné toute relation avec son père ; après sa conversion au catholicisme en 1877, elle porta un grand intérêt à la mystique, ce dont témoignent ses Lettere di una gentildonna Olandese.
(3) Depuis 1862, Multatuli a une liaison avec Mimi Hamminck Schepel. Il l’épousera en 1875. Franciska était une autre maîtresse de l’écrivain.
(4) Tine a vécu aux Indes néerlandaises. C’est là qu’elle a rencontré le futur Multatuli.
(5) Retournée en Italie en mai 1870, l’épouse de Douwes-Dekker meurt le 13 septembre 1874 à Venise où elle est enterrée. Malgré ce qu’avance Louis Bresson, ses années italiennes ne lui ont pas
forcément apporté l’aisance puisque des hommes de lettres hollandais lui envoyaient régulièrement de l’agent.