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Auteurs néerlandais - Page 33

  • Après la cage, la jungle

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    Adriaan van Dis en Afrique du Sud

     

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    DVD, Van Dis in Afrika, 2008

     

    Les Indes néerlandaises, la Hollande et Adriaan lui-même occupent une place prééminente dans l’œuvre de Van Dis. Une autre, loin d’être négligeable, est réservée à l’Afrique (les récits sur  l’Afrique du Sud et le Mozambique : La Terre promise, trad. Georges-Marie Lory & En Afrique, trad. Nadine Sabile, tous deux chez Actes Sud, 1993 ; le court roman Vin de palme, trad. Anne-Marie de Both-Diez, Gallimard, 2000 ; la nouvelle « Casablanca » qui a donné son titre à un recueil de 1987 non traduit…). L’écrivain prépare d’ailleurs un roman dans le prolongement du séjour récent qu’il a effectué en Afrique du Sud, en Namibie et au Mozambique, des pays d’où il a ramené une série de 7 documentaires Van Dis in Afrika (Van Dis en Afrique ; voir la série en ligne : ICI ; langues principales parlées par les intervenants : néerlandais/afrikaans/anglais/allemand).


    extrait du documentaire : entretien en anglais A. van Dis / Jacob Zuma

     

    Publié dans différents quotidiens étrangers, le texte suivant sera lu le 8 décembre 2009 par l’auteur à la Délégation générale Wallonie-Bruxelles dans le cadre de la soirée « Zuid-Afrika aujourd’hui ». Il témoigne d’une certaine désillusion près de vingt ans après la fin de l’apartheid. Malgré tout, Adriaan van Dis, en éternel idéaliste, ne peut s'empêcher de croire en l'homme.

     

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    APRÈS LA CAGE, LA JUNGLE

     

    Faire le voyage en train entre Le Cap et Stellenbosch, c’est partir à l’aventure. Chaque jour ou presque, des bandes de jeunes montent dans les wagons et, entre deux gares, dévalisent les passagers. J’ai pris ce train. J’ai fait exprès de le prendre. Dans une poche, 100 rands en pièces jaunes. Il ne faut jamais décevoir les détrousseurs. Dans l’autre, un billet de première, rien ne m’empêchait de descendre de classe en cours de route. Une femme du service de nettoyage, grosse et lente, finissait de balayer le wagon avant le départ du train. Elle ramena de sous une banquette un bâton qu’elle me tendit. Take care, dit-elle. Un gros bâton qui m’arrivait à la hanche, grossièrement ébranché – hérissé en quelque sorte de piquants. Tenant le bâton comme un sabre, j’attaquai le voyage. Sur le quai, des centaines de personnes passèrent devant ma fenêtre ; aucune ne monta dans ma voiture, ce qui eut le don de me déplaire. Deux gares plus loin, pour être moins vulnérable, je déménageai dans un wagon bondé de seconde. J’étais le seul Blanc. Sans doute le seul du train.

    Des jeunes tatoués montèrent. Types sinistres portant des numéros sur les bras : 26, 28. Enjolivures insinuant qu’ils appartenaient à une bande du Cap, The Numbers, d’anciens détenus dont la presse parle souvent. Porter un tel numéro, c’est afficher sa vocation : le crime – le tatouage équivaut à un serment de fidélité à vie. Ils étaient accompagnés de jolies filles. Ils ont posé un regard méprisant sur mon bâton, mais ce fut tout. Peut-être ces tatouages n’étaient-ils que de l’épate, peut-être la présence des filles amenait-elle ces garçons à se contenir. Au cours de ce trajet d’une heure et demie reliant Le Cap à Stellenbosch, aucun passager n’a été dévalisé.

    AdriaanCasablanca.jpgBonne chose pour mes compagnons de voyage. Dommage pour moi. Un écrivain, ça aime l’imprévu. Toutefois, je peux tirer de ces quelques impressions et de la tension éprouvée des éléments pour nourrir le roman que je prépare et dont l’action se déroule en Afrique du Sud. Je peux aussi puiser l’inspiration dans le souvenir que je garde des voyages que j’ai effectués sur le même trajet lors de mes précédents séjours dans ce pays. Au cours de l’automne 1973, j’étais étudiant à Stellenbosch. Les Noirs et les Blancs voyageaient alors séparément. Les gares étaient beaucoup plus propres qu’aujourd’hui – aucun graffiti –, et bien plus sûres – pour un Blanc. Il arrivait qu’on croise ou dépasse à vitesse réduite un train bondé de Noirs – nos fenêtres frôlant les leurs. On pouvait les regarder, eux pouvaient nous regarder. Je n’oublierai jamais les yeux de ces gens. Dans lesquels je voyais du mépris. De la haine. Mais peut-être n’était-ce que de la jalousie ou de l’admiration. Ou tout simplement le regard vide de gens fatigués. Les yeux, ça trompe.

    Mais aujourd’hui, il faut avoir de la merde dans les yeux pour ne pas voir que la société sud-africaine est extrêmement violente. Quand vous ouvrez le journal le matin, le sang vous gicle à la figure. Le sang d’un collégien qui s’est pris une balle dans la tête pour avoir refusé de donner son téléphone portable. Le sang d’un gamin de trois ans auquel on a coupé les testicules : un médecin-sorcier avait besoin du scrotum pour un rituel censé favoriser un homme d’affaires superstitieux – l’assassinat gage de la réussite d’une transaction financière. Le sang de l’étudiant qui, en plein jour, a succombé dans un parc à neuf coups de couteau – donnés comme ça, pour rien.  Le sang que verse la guerre des taxis. Le sang des milliers de femmes et d’hommes violés. Vous le voyez, il faut un estomac en béton pour lire la presse sud-africaine.

    Overdose de crimes ? Tournons la page et passons aux scandales financiers impliquant les hommes au pouvoir, délectons-nous de leurs mensonges, de leurs tripotages de l’appareil étatique, des pots-de-vin qu’ils versent aux magistrats. Mode d’emploi pour monter en grade, voire pour devenir président (ou l’Italie qui fait des petits).

    Et que penser de ce proviseur qui vend de la drogue à ses élèves ? De l’histoire de cette collégienne qui, après avoir été violée par une bande de jeunes pendant une semaine entière, s’est présentée, dans un état second, au bureau de police, où un agent l’a laissé se reposer en cellule, mais où elle n’a pas dû dormir beaucoup puisque ses gardiens ainsi que des policiers ont passé une partie de la nuit à la sodomiser ?...

    afrique,pays-bas,littérature,film,adriaan van dis,namibie,mozambique,afrique du sudEn Afrique du Sud, ce qui s’est démocratisé au cours des quinze premières années de la fragile démocratie, c’est surtout la peur. Dans les trains, sur les routes, dans le centre des grandes villes… Aujourd’hui, tout le monde a peur – les pauvres comme les riches, quelle que soit la couleur de peau, même si j’ai bien conscience que ce sont d’abord les Blancs qui se plaignent, et les Noirs pauvres des quartiers les plus défavorisés.

    Pourquoi insister autant sur cette peur et sur cette violence ? Pour choquer ? Je pourrais tout aussi bien souligner certaines évolutions positives. Si j’en fais part, c’est parce qu’une pointe de racisme perce dans ces histoires – qui perce aussi en moi. Ne nous attendions-nous pas, sans nous l’avouer, à ce que le passage de l’apartheid à la liberté se fasse dans le sang et le malheur ? Or, le constat s’impose : ça va mal !

    Les choses n’allaient-elles pas mieux avant ? Une question pas du tout politiquement correcte, mais que l’on ose poser aujourd’hui à voix haute. On l’entend dans toutes les bouches – en Hollande et parmi les Blancs d’Afrique du Sud. Sous peu, si ça continue, le populaire politiquement incorrect sera redevenu politiquement correct.

    Aucun homme sensé ne souhaite revenir à l’époque des lois raciales et de la majorité muette. On constate que la population noire a beaucoup plus qu’avant accès aux richesses matérielles – même si le taux de chômage dépasse 30%.

    A. van Dis, 2003

    AdriaanLisant2003.pngL’égalité des droits a été acquise au prix de bien des souffrances. Mais  était-ce pour mettre au pouvoir des hommes corrompus ? Pour discriminer les minorités ? Voilà les questions que se posent à présent avec amertume Blancs, Noirs et Métis. Si la première génération des dirigeants noirs était cultivée, de plus en plus de personnes sans formation émergent aujourd’hui tant la demande de cadres a explosé. Au point qu’un tiers des membres élus des conseils municipaux savent à peine lire et écrire.

    Le pays traverse une période de transition – passage d’une société oppressive à une société libre au sein de laquelle on cherche à tâtons et avec rudesse ce qui convient. Après la cage, la jungle. L’Afrique du Sud s’engage dans une période pleine de périls. De nouveaux chefs populistes se sont levés qui, comme ailleurs, exploitent la peur que beaucoup ressentent face aux changements rapides du monde, et qui font jouer la fibre conformiste ou fondamentaliste. Entre-temps, les problèmes sociaux prennent des proportions gigantesques. Personne ne peut prédire ce que sera demain. Il est tout à fait possible que les choses aillent de mal en pis.

    Le noyau pourri, c’est surtout dans la politique sud-africaine qu’on le trouve, dans le mouvement de libération qui éprouve bien des difficultés à devenir un parti de gouvernement. On ne compte plus, au sein de l’ANC, les exemples de népotisme et de corruption. Cela aussi fait partie de la phase de transition.

    Mais même si l’état des routes se dégrade parce que l’adjoint au maire chargé de leur entretien met l’argent dans ses poches, même si on nomme aux postes ministériels des gens bêtes comme leurs pieds, même si les politiciens corrompus se maintiennent les uns les autres la tête hors de l’eau… le citoyen sud-africain a tout de même la possibilité de choisir d’améliorer les choses. Le peuple est libre. Libre d’accepter la décadence. Libre de la combattre.

    afrique,pays-bas,littérature,film,adriaan van dis,namibie,mozambique,afrique du sudUne fois de plus, en Afrique du Sud, des gens s’opposent au parti au pouvoir. Ainsi, des écrivains et des intellectuels de premier plan, qui ont élevé la voix par le passé, se font de nouveau entendre. Les critiques les plus sévères proviennent des penseurs, des syndicats et des mouvements noirs, par exemple le Treatment Action Campaign. Le fait que, dans le pays même, les mass-media évoquent en détail ces abus constitue un signe encourageant. Si jamais le gouvernement interdit un jour la diffusion des mauvaises nouvelles, il nous reviendra à nous de lutter contre cette censure.

    Qu’importe la distance ! En la matière, on ne saurait en appeler à une distanciation cynique – tellement à la mode en Occident –, ce qui compte, c’est notre aide et notre vigilance. Notre implication ! Une attitude de privilégiés ? Raison de plus.  Aujourd’hui que l’Afrique du Sud fait vraiment partie de l’Afrique, nous ne pouvons l’abandonner à son sort – ne serait-ce que parce que la part d’Afrique dans nos propres sociétés est très importante.

    Avec la globalisation, le monde est devenu plus petit ; parallèlement les interdépendances n’ont jamais été aussi grandes. Le Nord et le Sud se rencontrent toujours plus autour des tables de négociation. L’Afrique du Sud est un laboratoire où l’on assiste à maints processus qui sont aussi en cours en Europe. Les métropoles européennes changent de couleur sous nos yeux. Des cultures différentes de la nôtre se manifestent. D’autres idées sur le droit, la religion et le beau. Des débats passionnants nous attendent. Ce n’est pas le moment de détourner la tête. Nous vivons des moments intenses. Il est certes possible de se réfugier dans la résignation, l’indifférence, le désespoir, mais en ce qui me concerne, le seul choix, c’est l’engagement.

     

    Adriaan van Dis

     

    (traduit du néerlandais par Daniel Cunin)

     

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    Adriaan van Dis, Leeftocht, Augustus, 2007

    40 années de vie et de voyages

    recueil de récits et de chroniques

    dont une douzaine portent sur l'Afrique

     

    voir aussi sur ce blog dans la catégorie Auteurs néerlandais :

    « Adriaan van Dis : fichues promenades »

     

    Adriaan van Dis parle en français de l'Afrique

     

  • Un collectionneur des œuvres de W.F. Hermans

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    Collectionneur des livres de l’auteur Willem Frederik Hermans depuis les années 1970, je suis ravi de voir paraître de nouvelles traductions de ses œuvres. Avec un peu d’espoir, quelques détails concernant cet auteur intéresseront les lecteurs de ce blog.

     

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    Kussen door een rag van woorden,

    poèmes, 1944.

    1er livre de W.F. Hermans,

    publié à compte d’auteur, 30 exemplaires.


    W.F. Hermans (1921-1995) fait partie de ce qu’on continue d’appeler en Hollande les « Trois Grands » avec Harry Mulisch et Gerard Reve. Grand romancier, il était aussi un excellent polémiste redouté au point que beaucoup de ses collègues ainsi que le gratin politique vérifiaient en premier lieu l’index des personnes citées dans ses pamphlets afin de s’assurer qu’ils… n’y figuraient pas. Aujourd’hui, quinze ans après la mort de Hermans, les mêmes regrettent désormais de ne pas s’y trouver mentionnés. Farouchement individualiste et frondeur, Hermans a écrit un jour l’une des phrases le caractérisant le mieux : « S’il y avait un Au-delà, je ne saurais pas qui j’aurais envie d’y rencontrer… » Il avait le secret des aphorismes aiguisés. En voici deux pris au hasard :

    « La caractéristique de tout sacrifice, c’est qu’il part en fumée. »

    « Je crois que c’est par inattention que les gens sont optimistes. »

    Parmi ses romans les plus connus figure La Chambre noire de Damoclès (1958), que Daniel Cunin a traduit pour Gallimard en 2006. Et en 2009, chez le même éditeur et par le même traducteur, est enfin sorti ce que je considère à titre personnel comme son meilleur roman : Ne plus jamais dormir (1966). Outre nombre de nouvelles, les autres romans potentiellement intéressants pour le public francophone s’intitulent Les Larmes des acacias (1949), Entre professeurs (1975) et Au Pair (1989). En ce qui concerne ces trois derniers romans, des traductions existent en anglais et allemand, mais les francophones devront s’armer de patience (jusqu’à quand ?).

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    Misdaad stelt de wet, De Motor, 1945-1946,

    roman policier de W.F. Hermans,

    publié sous le pseudonyme Fjodor Klondyke.

    Il devait en écrire trois autres dans la même collection : De leproos van Molokaï, Misdaad aan de Noordpool & De demon van ivoor, avant de publier sous son nom une première œuvre en prose : Conserve (1947).

     

    Point commun entre les différents romans de Hermans : les antihéros ou ce qu’on appellerait aujourd’hui des losers. Thème de prédilection : les gens sont nés pour tromper les autres, ils sont peu fiables et ont pour principale occupation de mettre des bâtons dans les roues des autres. A priori, tout cela semble bien sombre, mais quand c’est fait avec de l’humour grinçant et – surtout – quand l’histoire est brillamment construite, ça marche… Saupoudrés de phrases mythiques, ses livres continuent aujourd’hui d’être inscrits au programme des lycées aux Pays-Bas.

    Ses relations avec les éditeurs néerlandais ont toujours été houleuses, ses rapports avec les traducteurs et les éditeurs étrangers ont souvent été catastrophiques. En 1962, les éditions du Seuil sortent une première traduction de son roman La Chambre noire de Damoclès, qui contient quelques erreurs dont une particulièrement grossière. Rebelote pour la traduction en anglais du même roman la même année : The Darkroom of Damocles. Autre traduction, autres erreurs. W.F. Hermans décide aussitôt d’interdire toute traduction future en français et en anglais. Ces deux traductions se vendent d’ailleurs très mal à l’époque, et font aujourd’hui le bonheur des collectionneurs - dont l’auteur de ces lignes. Ce n’est qu’après sa mort en 1995 que le nombre de traductions « a repris l’ascenseur ».

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    Beyond Sleep, Uncorrected Proof, traduction américaine de

    Ne plus jamais dormir (Ina Rilke), épreuves avant impression finale,

    Overlook, 2007.

     

    Hermans quitta la Hollande dans les années 1970 pour s’installer à Paris. Il enseignait auparavant la géophysique à l’Université de Groningue, mais on lui a reproché de consacrer plus de temps à ses écrits qu’à ses étudiants. N’oublions pas qu’on se situe ici dans une époque post-soixante-huitarde où les manifestations estudiantines étaient fréquentes, aux Pays-Bas comme à Paris. Mélangez cet esprit contestataire avec l’esprit frondeur de Hermans et le mélange devient explosif.

    Évidemment, à Groningue aussi, ses contacts avec ses collègues étaient rugueux – au point de provoquer des débats parlementaires ! Le ministre de la Culture et de l’enseignement [le lecteur notera en passant la position délicate dudit Ministre dont le postérieur s’est trouvé inconfortablement coincé entre deux fauteuils en cuir] a dû sortir de sa réserve pour s’occuper de cette question. Du pain bénit pour le polémiste Hermans qui en a profité pour claquer la porte de l’Université et celle de la Hollande par la même occasion. Réglant ses comptes avec le milieu universitaire, il écrit Entre professeurs, hilarant roman à multiples clés dans lequel il évoque avec brio le milieu petit bourgeois hollandais d’un professeur d’ « université de campagne ».

    Espérons que les deux romans La Chambre noire de Damoclès et Ne plus jamais dormir trouveront leur public francophone et que Gallimard n’en restera pas à ces deux traductions.

    Joost Glerum

     

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    La Chambre noire de Damoclès, Paris, Le Seuil, 1962.

    Première traduction française (Maurice Beerblock) de

    De donkere kamer van Damokles (1958).

     

    photos © Joost Glerum

     

  • Ne plus jamais dormir

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    UN ROMAN CULTE AUX PAYS-BAS

     

    Willem Frederik Hermans est un maître de la composition : si l’univers est à ses yeux le règne du chaos, ses romans sont eux aux antipodes de la confusion. Chaque mot, chaque détail, chaque scène, chaque dialogue tient une place dans la structure ou la teneur narrative de l’ensemble. La plume de l’écrivain décédé en 1995 ne laisse rien au hasard. Ceci est peut-être plus vrai encore de Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir) que des autres œuvres. Roman culte aux Pays-Bas – au même titre que De avonden (Les soirs) de Gerard Reve ou encore Van Oude mensen, de dingen die voorbijgaan (Vieilles gens et choses qui passent) de Louis Couperus –, Ne plus jamais dormir a par exemple fait l’objet d’un documentaire : Max Pam et Jan Bosdriesz ont refait le trajet effectué par le personnage central (et avant lui par l'écrivain lui-même), ont retrouvé quelques Norvégiens qui jouent un rôle dans l’histoire, entre autres l’adolescente qui prend le bus avec Alfred à la fin du livre. Roman paru en 1966 aux Pays-Bas, Ne plus jamais dormir est désormais disponible en édition française (Gallimard, trad. D. Cunin).

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    LE MOT DE L’ÉDITEUR

    Ne plus jamais dormir se présente comme le carnet de bord d’Alfred Issendorf, jeune géologue néerlandais parti en Norvège afin de confirmer une hypothèse scientifique concernant l’impact de météorites dans la région du Finnmark. Mais dès son arrivée à Oslo, il se heurte à l’accueil pour le moins moqueur d’un professeur qui était censé l’aider, et à la disparition des photos aériennes pourtant indispensables à son travail. La communication avec les trois géologues norvégiens qui l’accompagnent s’avère difficile, et Issendorf se sent vite marginalisé, voire persécuté. L’aventure dans le Grand Nord se complique de jour en jour : il n’arrive pas à dormir, souffre des moustiques, tombe dans les rivières. Bref, il se sent condamné à une longue errance, seul en butte à une nature hostile, et de plus en plus perdu. Ecartelé entre ses convictions scientifiques et ses sentiments, malmené dans sa tentative de comprendre et de maîtriser un monde chaotique, Issendorf est un antihéros tragique particulièrement émouvant, une figure inoubliable qui justifie à elle seule la découverte de l’œuvre de Hermans en langue française et de sa place dans la littérature européenne.



    un extrait (en anglais) du documentaire filmé en Norvège

     

    POINT DE VUE

    Tout juste arrivé en Norvège, Alfred, un Néerlandais qui prépare une thèse de géologie sous la direction du professeur amstellodamois Sibbelee, rend visite au célèbre professeur Nummedal pour obtenir des photos aériennes de la région où il va effectuer une expédition : le Finnmark. Nummedal, vieux, quasi aveugle, ne semble guère à l’écoute du jeune homme. Après avoir critiqué son confrère Sibbelee, il propose à Alfred de faire une promenade dans Oslo. Le début d’une non-aventure entre moustiques (beaucoup), météorites (bien peu) et soleil de minuit (peut-être).

    Récit d’une expédition scientifique qui se déroule au cours d’un été des années soixante – et qui tourne au fiasco –, Ne plus jamais dormir s’ouvre sur une citation d’Isaac Newton illustrant l’absurdité et le caractère incognoscible du monde. La brève première phrase du roman annonce la malchance que va rencontrer Alfred, le narrateur, mais aussi son incapacité à voir les choses, à cerner les autres : « Le gardien est un handicapé. » Mais qui est au juste le plus grand handicapé de la vie ?

    jaquette du DVD, W.F. Hermans près de Ravnastua, photo T. Fjellang

    CouvDVDWFHermans.jpgLe titre renvoie bien sûr à l’incapacité du narrateur à dormir sous la tente, mais aussi à ces nuits sans obscurité du Grand Nord et au décès d’un des personnages ; quand Alfred le retrouve mort, il se dit : « […] son visage est identique à celui que je lui ai vu quand il dormait : vieux et las, inconcevablement, ridé comme l’écorce d’un chêne. Mais cette fois, il n’est pas en train de dormir. Non, ce n’est pas dormir, ça. C’est ne plus jamais dormir. »

    Cette œuvre explore quelques-uns des thèmes favoris de W.F. Hermans : le malentendu, la paranoïa, l’impossibilité de communiquer avec les autres, de comprendre autrui, le chaos, l’incapacité à se forger une identité par rapport au père et la mère. Ces thèmes sont sous-tendus par le recours à des éléments et données très concrets (photos aériennes, boussole qu’Alfred considère comme un talisman, conditions catastrophiques dans lesquelles se déroule l’expédition…), des allusions à des mythes, les réflexions du personnage principal (on suit souvent ses pensées qui le ramènent à la vie de son père, au caractère de sa mère critique littéraire, à l’incongruité des études qu’il mène, à sa carrière de musicien bien vite avortée, au regard qu’il porte sur les femmes…) ou encore les dialogues parfois burlesques (entre autres sur la théologie et la place des langues « mineures » dans le concert international).

    Comme l’histoire suit un cours essentiellement chronologique, l’absurdité de l’expédition et de la recherche scientifique menée par Alfred ne cesse de monter en puissance. En apparence brillant étudiant, Alfred a été poussé par sa mère à devenir un scientifique à l’instar de son père mort trop tôt. L’expédition lui montre qu’il n’est pas du tout fait pour cela ; il est un être qui erre dans l’existence, dans ses propres projections comme dans l’extrême nord norvégien. Quant à Arne qui, de son côté, a tout fait pour échapper au modèle du père et qui semble plus débrouillard qu’Alfred (ce dernier admire d’ailleurs son ami), il va au devant d’une mort qu’il aurait pu facilement éviter s’il avait accepté l’argent de son père pour mieux s’équiper.



    diverses séquences montrant W.F. Hermans

    (en néerlandais et en afrikaans)

     

    La dimension ludique et sarcastique du roman se trouve renforcée par l’usage que fait Hermans de la langue : Alfred parle anglais avec les Norvégiens qui eux parlent norvégiens entre eux ; Mikkelsen s’exprime dans une langue faite de clichés et dans un anglais rudimentaire ; il y a tout un jeu qui repose sur le nom de certains personnages. De fait, l’humour parcourt tout le roman ; Alfred doit faire face à tellement de contrecoups que la situation finit par devenir tragi-comique. Ne plus jamais dormir est rédigé dans une langue d’une rare simplicité et d’une rare clarté. La maîtrise d’horloger qu’étale l’écrivain fait que la succession de « hasards » reste crédible.

    Géologue de profession, W.F. Hermans a développé dans un roman postérieur (Entre professeurs) son scepticisme vis-à-vis de la recherche scientifique (le succès résulte du hasard et du copinage) tout en déversant sa bile sur le monde universitaire et estudiantin hollandais de l’après mai 68. Il devait d’ailleurs quitter l’université et son pays peu après pour s’établir à Paris.   (D. Cunin)



    W.F. Hermans photographe : quelques-unes de ses photos

     

    Lire : « Hermans sur sols mouvants », Mathieu Lindon, Libération, 29/10/2009

    « La route pour nulle part », Jacques Hermans, La Libre Belgique, 10/05/2010

     

     

     

  • Nouvelle chinoise

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    L'agonie du vieux fou,

    entiché d'écriture

     

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    Lo T'ong, connu pour son Histoire de la troisième dynastie, a laissé par ailleurs maints poèmes ainsi qu'une histoire d'amour. Pour ce qui est des poèmes, lors du grand autodafé qui eut lieu sur l'ordre de l'empereur Yuan, le dernier des Liang, ils ont tous disparu.

    De l'histoire d'amour subsiste un manuscrit conservé à la grande bibliothèque du couvent de Kalgan. Mais il est illisible, les pages en sont recroquevillées, leurs bords calcinés, l'encre est diluée et effacée, comme si le manuscrit avait été à la fois brûlé et recouvert d'eau.

    Il est en outre à moitié déchiré en son milieu.

    Lo T'ong avait pour habitude de travailler durant les premières heures de la nuit ; le jour, pour subvenir à ses besoins, il était changeur. Le soir, il se lavait les mains, souillées par les pièces de cuivre, et se mettait à écrire.

    Quand il eut, au bout de vingt ans, terminé son ouvrage historique et reçu quelques taëls, il crut pouvoir jouir pleinement du repos qu'offrent le soir et la nuit ; vieux et décrépit, il pensait avoir suffisamment d'argent pour s'offrir deux coupes de vin chaque soir avant le coucher. Mais il dormait mal et, le matin, était beaucoup plus fatigué que lorsqu'il consacrait la moitié de la nuit à son travail.

    Ainsi, il se réinstalla un soir à la petite table près de la fenêtre, trempa son pinceau dans l'encre et commença à tracer des caractères.

    Et, comme si cela allait de soi, il se mit à décrire les aventures d'un couple d'amants qui vivaient de l'autre côté du grand fleuve. Tout se déroulait, au début, dans la légèreté et la gaieté, Lo T'ong pouvant parcourir avec eux les doux et sombres sentiers des forêts, cueillir des fleurs lors de la fête de la floraison, allumer des feux d'artifice au Nouvel An, ou encore assister à leurs secrètes rencontres, la nuit.

    Passer de la sorte le reste de sa vieillesse à goûter des jouissances qu'il n'avait pu pour sa part partager, lui convenait. Malgré lui, de la tristesse se glissa dans son histoire ; au vin de la joie des amants vint se mêler l'absinthe des douleurs et des déceptions, à la pureté de leur amour, la fausseté des rapports familiaux.

    CouvLenteEiland.jpgLo T'ong fit son possible pour tout ramener dans les voies de la vraie joie. Il renonça à boire du vin et se procura l'encre la plus noble et le meilleur papier. Rien n'y faisait. Il augmenta la dose de vin et, à quelques reprises, s'endormit ravi, persuadé d'avoir donné une tournure favorable aux aventures de ses amants. Mais lorsque le soir venu, il parcourait ce qu'il avait écrit la veille, il relevait qu'un nouvel événement apparemment réjouissant avait, à son insu, posé le germe de développements néfastes. Il ne pouvait s'imaginer être l'auteur de ces lignes ; ne voulait-il pas uniquement le bonheur du couple ? Quelqu'un ne volait-il pas le manuscrit dans le courant de la nuit pour le modifier imperceptiblement à chaque fois, alors qu'il dormait ?

    Devenu plus sombre encore, il glissait à chaque fois son manuscrit sous son oreiller, après en avoir fait une copie qu'il dissimulait derrière la double paroi de bambou pour les comparer le matin venu : non, ils ne se différenciaient en rien, et pourtant l'histoire prenait un tour toujours plus triste, à tel point que les amants en venaient à penser au suicide. Lui les mettait en garde par le moyen de paraboles frappantes, mais le désir d'une mort libératrice ne cessait de croître en eux. Il leur dépeignit l'effroi qui domine l'existence des ombres de ceux qui abrègent délibérément leur existence ; pourtant leurs pensées s'arrêtaient toujours plus aux parages de la mort, et ils s'entretenaient des différents modes d'en finir : feuille d'or, poison, cordon de soie. La jeune fille surtout, tourmentée par sa mère et ses frères, ne cessait d'y songer ; un jour, elle acheta un cordon de soie, mais Lo T'ong, dont la tête inclinait déjà vers le traversin, fit en sorte, dans une dernière ligne écrite d'une main tremblante, que le cordon se trouvât volé juste avant la nuit par un serviteur qui en avait lui aussi quelque utilité.

    Arrivé à ce point, Lo T'ong ne put aller plus loin, la dernière source de joie était tarie : il les fit sombrer tous deux dans un profond sommeil provoqué par une maladie fulgurante, et se mit à errer à son tour la nuit, craignant, s'il demeurait chez lui, de se lever dans son sommeil et de mettre en scène leur suicide.

    Un soir, il fut dans l'incapacité de sortir ; sa jambe droite l'affligeait depuis longtemps, il souffrait du mal de la vieillesse, anémie subite. Le temps, de surcroît, était sombre, le vent faisait rage, la pluie tombait, le fleuve se précipitait en poussant devant lui de grosses vagues. La maison, qui se dressait à proximité de la berge, était ébranlée sur ses bases. Lo T'ong faisait les cent pas dans sa chambre fermée de toutes parts, mais marquait à chaque fois un arrêt en passant près de la table jouxtant la fenêtre.

    Soudain, il s'assit, décidé à laisser fuir le couple vers le pays qui s'étend derrière les montagnes, au couchant, et à leur faire entamer là une vie nouvelle et paisible. Mais il écrivit : « ... dans la nuit livrée à la tempête, ils furent poussés tous deux à quitter leur demeure respective et se rencontrèrent sur les bords du fleuve impétueux. Le vent emportait leurs baisers ; le battement de l'eau couvrait leurs paroles. Le courant entraînait le sable de la rive ; bien qu'ils restassent au même endroit, le niveau de l'eau bouillonnante s'approchait d'eux... »

    Une brusque bourrasque enfonça la fenêtre et il les vit sur la berge opposée, là-bas, de l'autre côté du courant ; des éclairs ne cessaient d'aller de lui à eux et de eux à lui.

    CouvDeGids2008Slauerhoff.jpgEt sa main se mouvait toujours. Il voulut se lever, leur crier quelque chose, mais sa main se trouva plaquée sur le papier. Il saisit le manuscrit et voulut le jeter dans les hautes flammes de l'âtre ; le feu s'étouffa comme si Lo T'ong avait déversé des cuves d'eau dessus, alors que le manuscrit reprenait sa place sur la table. À ce moment-là, il sentit sa présence : un démon aux douze bras le tenait par le cou, forçait ses jambes à se plier et sa main droite à écrire. Les autres tentacules s'étaient enroulées autour de ses reins et de son cerveau pour en extraire cette phrase : « Et alors, ils se noyèrent ! »

    Mais il avait encore la main gauche libre, et n'avait-il pas toutes ses dents, à quatre-vingt ans passés ?

    Il saisit le manuscrit de sa main qui n'écrivait pas, planta les dents au bord et tira...

    La vague qui, sur l'autre berge, menaçait le couple désespéré, se rabattit vers le côté-ci, pénétra dans la maison de Lo T'ong et envahit la chambre, écumante et roulante. Quand elle se retira, le vieil homme gisait sans vie sous sa table, et le manuscrit, rejeté dans un coin de la pièce...

    Les amants, de l'autre côté, renoncèrent au dernier moment à leur dessein criminel ; frôlant la folie de l'autodestruction, la femme avait senti qu'elle portait un enfant, le jeune homme, qu'un noble esprit voulait donner sa vie pour leur salut.

    Ils partirent pour le pays qui s'étend derrière les collines, au couchant ; le jeune homme occupa plus tard de hautes fonctions ; ils furent heureux avec leur descendance.

     

    J.J. Slauerhoff (1898-1936)

     

    © traduction du néerlandais : Daniel Cunin

     

    Titre original

    « De doodstrijd van de dwaze oude,

    in 't schrijven verliefde »,

    Het lente-eiland en andere verhalen (1933).

     

     

    illustrations

    Robert H. Van Gulik, Erotic Colour Prints of the Ming Period, 1951

    J. Slauerhoff, Het Lente-eiland, photographies de Marco van Duyvendijk, conception graphique Rick Vermeulen, édition bilingue néerlandais/chinois de la nouvelle « Het lente-eiland », trad. Cheng Shaogang, 2009, ISBN: 978-90-813385-1-6

    De Gids, n° 362, avril 2008 consacré à Jan Slauerhoff

     

    Voir aussi sur ce blog

    « Slauerhoff & Macao -

    Un poème français de J.J. Slauerhoff »

     

    Merci à B.A. & à M.L.

    CouvLenteEiland.jpg

     

  • Nous n’irons plus au bois (1)

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    Hélène Swarth (1859-1941)

    et la critique française

     

    Toi qui, d’un air distrait, fumant tes cigarettes,

    Feuilletteras ces vers, échos des chants du cœur,

    Couché dans ton fauteuil, je te vois qui t’apprêtes

    À rejeter mon livre avec un ris moqueur. (1)

     

    CouvBrouwersSwarth.jpgÀ la fin du XIXe siècle, un seul poète néerlandais jouit d’une certaine renommée en France. Il s’agit d’une femme, Hélène Swarth qui dit d’elle-même qu’elle est « une femme, et non pas un bas-bleu » et dont un critique parisien dira qu’elle semble ignorer « les voluptés intellectuelles de la déliquescence ». Dans les pages qu’il consacre à la littérature hollandaise de son temps, Teodor de Wyzewa écrit : « De tous les auteurs hollandais contemporains, les plus connus, les plus admirés sont en effet des poètes et ce sont en effet les plus remarquables. Ce sont aussi, malheureusement, les plus difficiles à faire connaître en dehors de leur pays. Ni M. Gorter, ni M. Kloos, ni M. Fritz (sic) van Eeden, ne peuvent espérer de voir jamais leurs poèmes appréciés chez nous. Mais je voudrais tout au moins dire quelques mots d’une jeune femme qui les dépasse encore en renommée, et qui est assurément, à l’heure présente, la figure la plus curieuse de toute la littérature hollandaise. Elle s’appelait, jusqu’au printemps passé, Mlle Hélène Swarth, et c’est sous ce nom qu’elle a publié ses premiers recueils. Elle porte aujourd’hui un autre nom, ayant épousé M. Lapidoth, un critique d’art connu surtout pour ses études sur les peintres et graveurs français. Mais depuis de longues années déjà elle a senti, et traduit dans ses vers, la tragique puissance de l’amour. Toute son œuvre n’est, à dire vrai, qu’un chant d’amour, mais un chant magnifique, éclatant de passion, avec une incomparable richesse d’harmonies et de nuances. D’instinct et sans trace d’effort, Mme Swarth-Lapidoth est parvenue à un très haut degré de maîtrise poétique. Ses sonnets ont une pureté de lignes, une noblesse d’allures, une aisance et une élégance que leur envieraient les plus impeccables de nos parnassiens. Et sous cette forme toute classique, on sent battre un cœur de femme frémissant de passion. Mais on dirait que la passion, dès qu’elle pénètre dans ce cœur, y revêt aussitôt un somptueux appareil d’images poétiques et la plupart des sonnets de Mme Lapidoth ne sont ainsi que le développement suivi d’un symbole, exprimant un ordre déterminé de sentiments ou d’idées. » (2) Les affinités qui rapprochent Theodor de Wyzewa de l’époux d’Hélène Swarth, l’écrivain et critique d’art Frits Lapidoth (1861-1932) établi à Paris dans les années 1884-1894, peut expliquer en partie un tel enthousiasme qui lui fait « prendre un pipeau pour de grandes orgues », ainsi que le formule Paul Delsemme dans son étude Teodor de Wyzewa et le Cosmopolitisme littéraire en France à l’époque du symbolisme (I, p. 290). Il faut dire, à la décharge du polyglotte, que Hélène Swarth jouissait alors d’une popularité considérable en Belgique et aux Pays-Bas.

    Cet enthousiasme, Maxime Gaucher, le professeur de rhétorique de Marcel Proust au lycée Condorcet, ne le partage guère. Dans une « Causerie littéraire » de la Revue politique et littéraire (1880, n° 27, p. 689-690), il estime que les Fleurs du rêve sont « des fleurs un peu pâle » même si elles « ne sont pas tout à fait sans parfum ». Selon lui, Hélène Swarth a « des rêves d’ambition pour cette vie, dont le fardeau lui semblerait plus léger si le vent du succès enflait ses voiles. Je crois très volontiers à la réalité des souffrances de Mlle Swarth. Par malheur, nous l’avons bien souvent entendue, cette chanson des espérances brisées, des illusions perdues, du désabusement de toutes choses. Combien déjà ont pleuré sur les marguerites effeuillées et les lauriers coupés. Nous n’irons plus au bois. Il faudrait, pour rajeunir ce thème, un air plus nouveau et une voix plus vibrante, bien que la musique de Mlle Swarth ne soit pas banale ni sa voix sans notes agréables ». À propos du même recueil, La Gazette des femmes. Revue du progrès des femmes dans les beaux-arts et la littérature (10 juillet 1879, p. 2) croit discerner sous la plume de la débutante « qui entre en lice toute émue, un peu timorée […] l’aurore d’un jeune talent, pieux et tendre comme tous les rêveurs ». De même, un autre critique trouve beaucoup de qualités à ce premier recueil :

    CritiqueSwarth1880.png

    Le Livre, revue du monde littéraire, 1880, p. 61.

     

    Le poète Charles Fuster, qui aime les « exquises mièvreries », a pour sa part trouvé en Hélène Swarth une âme sœur : « Il nous tardait d’en venir aux Printanières, de Mlle Hélène Swarth. Nous y avons trouvé, de la première page à la dernière, une exquise perfection dans la forme jointe à une charmante douceur dans la pensée. Comme l’indique suffisamment son titre, ce joli volume est né dans la saison des roses... et de la pluie, dans cette saison qu’on finira par nous rendre odieuse, à force de l’aduler ; c’est dire qu’il y a là force rayons de soleil, force oiseaux et force amours. […] Et ce sont des extases divines, de douces rêveries, des chansons à la fois joyeuses et mélancoliques. » Et de s’exclamer, après avoir reproduit « une exquise piécette » intitulée « Les fraises » : « Ami lecteur, voilà de quoi vous réjouir un peu pendant vos longues veillées d’hiver, quand la bûche flambe dans l’âtre et que la neige blanchit les arbre. » (La Ballade, organe de décentralisation littéraire, 1883, n° 1, p. 13). Toujours à propos des Printanières, le jeune Philippe Zilcken (c’est sans doute lui qui se cache sous les initiales P. Z.) s’exprime quant à lui avec une réserve polie :

    ZilckenSurSwarth.png

    Le Livre, revue du monde littéraire, 1883, p. 503-504.

     

    Une dizaine d’années après Teodor de Wyzewa, H. Messet, dans le Mercure de France du 15 novembre 1905 (p. 210-212), montrera un peu plus de modération que le fondateur de la Revue wagnérienne : il place les vers hollandais de la jeune femme bien au-dessus de ses vers français, ne goûte guère sa prose, relève une influence trop marquée de Musset ainsi qu’ « une inspiration moins spontanée » dans sa production la plus récente. En quelques lignes, ce critique résume assez bien l’essentiel de la teneur des vers de la Néerlandaise : « C’est une âme qui s’abandonne, qui a besoin de s’abandonner. Et éclate son infinie tristesse. Au sein de la nature, quand le printemps est le plus beau, le soleil le plus radieux, elle ne réussit pas à saisir le bonheur. Parfois comme dans Coup d’aile ou Apaisement, elle veut se persuader que la douleur est vaincue, mais elle revient plus poignante. Son âme “a désappris la joie”. […] Elle est surtout la poétesse de l’amour-passion ; toujours son cœur est assoiffé d’amour. » Mais à son tour, il tombe dans l’éloge : « Nous avons de plus grands poètes qu’elle ; nous n’en avons pas de plus vrai, de plus sincère, de plus purement subjectif. Son âme répercute tous les échos de la vie : c’est une corde qui vibre au moindre attouchement, une fleur qui tremble au plus léger souffle. Et qu’elle s’épanche en un sourire, en un sanglot ou en cris d’allégresse, presque toujours la forme est impeccable, le style d’une belle et large simplicité, le rythme des plus mélodieux. » En guise conclusion, H. Messet lance : « Eh bien ! voilà un nom qui n’est pas prêt de périr. »

    En 1910, l’angliciste J. Lhoneux – qui enseignera l’Histoire approfondie de la littérature anglaise à l’université de Gand jusqu’à sa mort en 1924 et à qui l’on doit plusieurs contribution sur les lettres néerlandaises ainsi que quelques traductions (dont des pages d’Ina Boudier-Bakker) –, émet un avis dans l’ensemble positif (Revue germanique, 1910, p. 330-332) même si l’on sent une certaine réserve : « … l’œuvre poétique de Madame Hélène Lapidoth-Swarth – celle dont les premiers recueils furent le bréviaire 
de toute une génération de jeunes femmes et de jeunes filles – évoque l’un des plus grands noms de “la révolution littéraire de 1880”.

    » Mais déjà quand parurent en novembre 1906 les Nouveaux vers, un peu
 de curiosité maligne se mêlait à l’intérêt très vif que l’on ressent toujours 
pour la poésie d’Hélène Swarth. Car, depuis le 27 février 1894, Hélène 
Swarth est devenue Mme Lapidoth-Swarth. Elle a épousé à La Haye le littérateur hollandais Fritz Lapidoth, l’ancien correspondant parisien d’un grand quotidien hollandais. Pourrait-elle dès lors conserver son attitude 
endolorie ? continuer à chanter les mornes lendemains de l’amour brisé de 
ses précédents poèmes ? Allait-elle renaître à la vie et à l’espoir ? Elle 
resta attendrie et douloureuse, et elle accepta en tremblant la promesse
 de sa guérison.

    » Depuis les Printanières et les Fleurs de rêve écrites en français lorsqu’elle n’avait que 19 ans, Hélène Swarth est restée fidèle à elle-même. Elle a 
chanté doucement ses tristesses et ses désillusions. Parfois la splendeur de midi, en été, ou le spectacle du renouveau, en mai, semble lui arracher 
un sourire, mais bien vite elle retourne à ses chères douleurs. Elle est
 celle que l’ange conduisait vers la Terre d’espoir, à la condition qu’elle ne 
se retournerait pas pour voir brûler son beau rêve orgueilleux. Elle n’a 
pas su aller droit devant elle sans détourner la tête : elle a vu les flammes dévorer son passé, et elle est restée sur place, les larmes figées aux yeux et le poing tendu vers Celui qui règne là-haut. Et aujourd’hui, alors que toute la presse hollandaise a salué le cinquantenaire de la reine des poètes de son pays (25 octobre 1909), voici que tranchant très fort d’aspect sur la série déjà longue de ses recueils précédents, paraît un nouveau volume de la jubilaire, un beau petit volume
 in-4° : Rayons blafards. Apporte-t-il une note nouvelle ou continue-t-il le chant connu, mélancolique et doux ? Il va nous livrer son secret, mais on
 peut le saluer, tout de suite, un peu comme un ami retrouvé et dont on 
connaît l’âme harmonieuse et ardente, le chant plaintif et las, l’accent
 pénétrant, la phrase étrangement évocatrice. Et, dès le premier morceau 
lu, on retrouve la note lancinante d’autrefois, mais aussi la mélancolie du premier souvenir :

     

    Vais-je être joyeuse, seulement pour les fleurs,

    Seulement pour les fleurs et le ciel du printemps ?

    Et vais-je oublier quand bourdonnent les abeilles ?

    Vais-je oublier pourquoi je pleure ?

     

    » Regrets de la maison paternelle (La maison jaune), chanson plus douce, plus ténue aussi sur la belle jeunesse passée à pleurer et maintenant 
enfuie à jamais. (Que ferais-je de mon grand désir d’amour ?), conseils de
 bravoure à ceux que l’adversité frappe en plein espoir (Neige de printemps), voilà ses premiers thèmes :

     

    Epanouies trop tôt, tièdes encore de rosée,

    Laissez [violettes] la neige vous baptiser de la purifiante douleur.

    Le soleil reviendra réjouir le monde,

    Tenez larges ouvertes vos corolles enneigées

    Et attendez : la joie du printemps est pour les cœurs hardis

    Qui, privés de soleil, s’ouvrent et fleurissent encore.

     

    » La louange de l’herbe odorante et fleurie, le calme du paysage qui inspire 
comme un respect religieux, la comparaison de toutes sortes d’états d’âme 
fugitifs avec les souffrances des fleurs flétries par l’orage, la nuance
 d’espoir passager qui pousse la recluse à jouir du soleil, puis la ramène
 résignée à sa cellule, le renoncement à sa part de fleurs que lui apportait 
le printemps, c’est toute une gamme de nuances et de sentiments qui lui 
sont propres et qui restent sa note originale.

     

    Midi d’Été

     

    Les fleurs languissent dans le soleil d’été,

    Pas un souffle n’agite le feuillage poudreux,

    Une abeille bourdonne faiblement et vient goûter la douceur

    De la pêche et du melon déjà trop mûrs.

    Combien de temps mon âme s’attardera-t-elle encore dans la vie ?

    Je sens accomplies ma douleur et mon action,

    Je languis comme la rose dans le Midi trop fade.

    Rien ne peut plus me réjouir ni m’attrister,

    …………………………………………..

    Je t’ai prié les mains jointes et en tremblant,

    O vie ! Amour et Gloire, homme et Dieu,

    J’ai tout cherché en toi, – et combien pauvre je suis restée.

     

    » Pourtant, comme déjà dans le recueil précédent, Nouveaux vers, l’idée de 
la Mort joue ici un grand rôle, qu’on cherche à l’oublier, qu’on l’implore ou qu’on la bafoue, et par endroits je note un peu de vie véritable. Il semble, en effet, que la monotonie du thème qui fit le succès et la gloire
 d’Hélène Swarth la condamne trop aux regrets éternels. Elle a peine à y
 échapper ; elle y revient sans cesse, plus encore que dans les premiers 
poèmes. Ce pourrait bien être une faute, ou, tout au moins une exagération, mais rien ne peut traduire pour le lecteur français la douceur, l’harmonie et le charme de ses vers.

    » Disons aussi ses aveux très tendres à l’ami qui a osé la tirer de son 
désespoir (Mains d’amour), l’angoisse de la mort qu’elle sent comme 
s’approcher :

     

    Ne dors pas si longtemps ! Laisse-moi oublier dans tes bras

    Le triste but dont chaque respiration

    Nous rapproche : je serai alors rudement arrachée

    Des bras de mon aimé. – J’ai lu des récits

    De rencontres éternelles, mais la vérité,

    Seuls les morts la savent, à qui les paroles manquent !

     

    Hélène Swarth, 1879, photo Géruzet frères

    Swarth1879.png» Enfin l’effort – même vain – qu’elle fait pour échapper à ses tristesses (Prison) élargit et élève son inspiration.

    » Le souvenir immédiat de la douleur passée s’est atténué, la tristesse a subsisté et c’est en vain que, reparcourant les Allées de platanes d’autrefois ou se retrouvant devant sa vieille maison, elle tâche de cacher sa peine.

    » Mais des spectres troublent ses rêves : la nuit lui est affreuse, la pensée des morts, de tous les morts dont le souvenir flotte autour de nous, le spectre même de sa blonde jeunesse, le regret éternel de sa vie perdue ; c’est ici la mélancolie “d’automne d’une femme”, moins poignante peut-être, mais persistante encore. Elle se sent lâche devant la nuit, devant la solitude, devant l’énigme de notre fin. Elle ne retrouve des accents attendris et charmés que pour chanter la gloire d’une maternité prochaine.

    » Même alors pourtant, les blessures de la vie ne lui laissent pas entière toute sa joie :

     

    Que lui dirai-je ?

    Et que lui dirai-je quand mon enfant me demandera :

    « Est-ce l’haleine de Dieu qui anime le vent d’été ?

    « Ta mère est aveugle pour l’œil qui voit tout ?

    « Et aussi pour les anges qui se promènent sur l’arc-en-ciel » ?

     

    Lui dirai-je : « Ta mère, mon enfant,

    « Ne sent pas l’haleine de Dieu dans le vent d’été,

    « Ta mère est aveugle pour l’œil qui voit tout

    « Et aussi pour les anges qui se promènent sur l’arc-en-ciel ».

    Oh ! alors, ne baisserai-je pas les yeux

    En soupirant : « Non, laisse-moi à mon repos !

    « Ce que tu vois, je ne le vois plus, j’ai beau regarder,

    « Tes yeux sont pleins encore de l’azur des cieux ».

    …………………………………………………..

    » On le voit, le tout récent volume d’Hélène Swarth est le frère et le digne frère de ses aînés. Il ajoute un fleuron à la couronne de la reine des poètes hollandais. Si la postérité ne retient pas tout l’œuvre d’Hélène Swarth, il est des vers d’elle qu’on n’oubliera jamais. »

    Qu’en est-il au juste ? Si le nom d’Hélène Swarth apparaît encore aujourd’hui périodiquement dans des publications (on reprend aussi quelques-uns de ses poèmes dans des anthologies), c’est en général parce qu’elle intéresse, en tant que femme, les gender studies, ou parce que son nom reste lié à la mouvance des Tachtigers, les poètes des années 1880, des hommes dont certains ont pu la placer assez haut (Willem Kloos qui a écrit qu’elle était « le Cœur chantant de notre littérature », Lodewijk van Deyssel... ou encore plus tard, J.C. Bloem) tandis que d’autres ont décrié sa production faite de « rabâchages ». Signalons que le grand romancier Jeroen Brouwers – auteur de Rouge décanté et de L’Eden englouti (romans traduits par Patrick Grilli pour les éditions Gallimard) – lui a consacré en 1985 une biographie : Hélène Swarth. Son mariage avec Frits Lapidoth 1894-1910 (voir photo ci-dessus) ainsi qu'une étude dans laquelle il s'interroge sur les raisons qui ont fait tomber cette femme célèbre de son vivant dans l'oubli (De schemerlamp van Hélène Swarth. Hoe beroemd zij was en in de schemer verdween, Amsterdam, Joost Nijsen, 1987).

    CouvOctobreSwarth.jpg

    Aux éléments bio-bibliographiques que propose Louis Bresson dans l’étude reproduite dans la seconde partie de ce survol – ce pasteur français qui lisait le néerlandais a sans doute été attendri par la résonance chrétienne des sonnets –, il convient d’ajouter que Hélène Swarth, alors qu’elle n’avait que 14 ans, reçut  une lettre de Victor Hugo à qui elle avait envoyé un de ses poèmes. L’homme dont elle tomba amoureuse fin 1876-début 1877 s’appelait Maurice Warlomont (1860-1889), connu sous le nom de plume de Max Weller. Dans le court roman qu’il publia en 1883, La Vie bête, Hélène apparaît sous les traits de Madeleine Auriol. Les deux jeunes gens sont par ailleurs réunis dans le volume Parnasse de la jeune Belgique (Paris, Léon Vanier, 1887). Au total, Hélène Swarth aura publié en français les œuvres suivantes : Fleurs du rêve qui a paru à Paris, chez Auguste Ghio, en 1879, Les Printanières chez Minkman à Arnhem en 1882 et Premières poésies à Amsterdam en 1902 (choix des deux premiers recueils plus un grand nombre de poèmes inédits sous le titre « Feuilles mortes ») ; enfin, en 1921, la maison d’éditions et d’impression anciennement Ad. Hoste de Gand donna Octobre en fleur, un recueil en quatre parties (Regrets ; Solitude ; Souvenances ; Rêves d’Automne) regroupant plus de 200 poèmes (voir couverture ci-dessus). Sa production en langue néerlandaise est telle qu’on ne peut dénombrer tous les sonnets publiés ni ceux restés inédits. Leur sentimentalité et leur monotonie larmoyante font que bien peu ont supporté l’épreuve du temps – il n’en va pas autrement de sa vingtaine d’œuvres en prose –, même si quelques pièces méritent sans doute de survivre. Peut-être convient-il de chercher la meilleure part de son œuvre dans ses traductions (les ballades roumaines d’Hélène Vacaresco, Les Nuits d’Alfred de Musset en 1912, La Princesse de Clèves en 1915, Hernani en 1918…).

    lire la suite : ici

     

    (1) Première strophe de « Au lecteur », poème qui ouvre le premier recueil de Hélène Swarth, Fleurs du rêve.

    (2) « La littérature hollandaise contemporaine – I. Poètes et critiques », Écrivains étrangers. I, Paris, Perrin, 1896, p. 270-271.