Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Contes Légendes Traditions - Page 2

  • En Hollande

    Pin it!

     

    Hollande d’antan, par Cyriel Buysse

     

     

    Cyriel Buysse 

    buysse14.jpgUn petit texte anecdotique que le romancier flamand a écrit en français en guise de préface à un album de vingt-cinq lithographies exécutées par l’artiste gantois Armand Heins (1856-1938) d’après des croquis de voyage : En Hollande. Au fil de l’eau et sur les calmes rives..., Gand, N. Heins, 1902, in-folio non paginé. Cet ouvrage étant rare, nous reprenons cette présentation telle qu’elle a été publiée dans les Extraits choisis (1942) de Cyriel Buysse que l’on doit à M.G. van Severen. De son vivant, le graveur et aquarelliste A. Heins était une des figures majeures de la vie culturelle de Gand. Resté célibataire, il a pu consacrer une grande partie de sa vie à son art, évoluant entre autres dans les milieux avant-gardistes. Il s’est montré soucieux de croquer nombre de vestiges du passé et d’éléments du folklore flamand. Certaines de ses œuvres, par exemple des affiches et des couvertures de livres, témoignent de son attrait pour l’Art Nouveau. Dans sa ville natale, une exposition a retracé il y a peu son parcours (Musée d’Archéologie Industrielle et de Textile, du 21/11/2009 au 25/04/2010). On pourra découvrir ses dessins dans l’Inventaire  archéologique de Gand et dans des dizaines de publications (en français et en néerlandais) qui accordent une belle place à la Flandre, à la Hollande ou encore au Nord de la France.

     

    cyriel buysse,armand heins,gravure,hollande,flandre,peintre flamand,vlaamse letterkunde,auteur flamand

    A. Heins, Vue de Hoei, gravure, 1881

     

     

     

    Au fil de l’eau et sur les calmes rives

     

    D’un voyage en bateau, - flâne délicieux d’un artiste en plein air, avec de longs arrêts là où tentait le paysage, tantôt glissant au fil de l’eau en contemplation muette, tantôt à terre sur les rivages verts et calmes, l’œil aux aguets et le crayon agile, - Heins nous a rapporté ses impressions multiples de l’étrange et émouvante Néer- lande.

    Voici d’abord la belle Zélande moyenâgeuse et fantastique : au loin, derrière le fin miroitement de l’eau, une longue ligne basse et plate, d’où vaguement émergent de minces cheminées d’usines, des cônes de moulins, avec les ailes en croix, et le fouillis touffu des vergues et des mâtures. D’un vol oblique les mouettes blanches et grises planent, accompagnant de petits cris aigus les barques inclinées, dont la proue, ainsi qu’un soc de labour, fend d’un sillon de blanche écume l’eau glauque et clapotante. Des steamers lourds paraissent, des dragues et des grues rugissent avec des bruits de chaînes ; puis, tout d’un coup, sans transition, c’est l’existence enclose et calme de quelque ville très ancienne ; un rectiligne « gracht » bordé d’immenses ormes aux frondaisons sombres, et tous les vieux pignons serrés les uns contre les autres comme de curieuses têtes étrangement encapuchonnées qui toutes se penchent un peu vers l’avenue déserte, pour voir si rien ne viendra troubler la morne paix et la quiétude profonde, de leur antique et monotone petite vie.

    On y sent la vie de famille, dans toutes ces curieuses petites maisons serrées, pressées les unes contre les autres. Il doit faire bon y vivre le soir sous la lampe, dans cette atmosphère si typique de « gezelligheid » hollandaise, un mot dont nulle autre langue, ni le « gemüthlich » allemand, ni le « confortable » français ni le « cosy » anglais, ne parvient à donner exactement l’équivalent, avec tout ce qu’il com- porte de charme doux et intimement familial. (1)

    T. Van Rysselberghe, Armand Heins peignant en plein air (détail),

    1881, Musée des Beaux-Arts de Gand

    ArmandHeinsparTheovanR.pngPuis, au sortir de la cité ancienne, c’est aussitôt la large rivière entre ses rives plates, plus élevée parfois que les prairies à perte de vue environnantes, et dont l’isolent de fortes digues. Ce sont les vraies grandes routes de la Hollande, - les chemins qui marchent, comme disait Pascal -, ces rivières majestueusement larges et calmes, domptées par le génie tenace de l’homme, portant et conduisant l’activité prudente et raisonnée de ce peuple, flegmatiquement audacieux et fort. Au delà, à droite, à gauche, jusqu’aux confins de l’horizon où, pareils à des joujoux d’enfants, les ailes des moulins s’agitent, paissent, sur les immenses étendues d’émeraude, les riches troupeaux. On dirait des fleurs innombrables et lentement mouvantes, qui, irradiées parfois en groupe sous le poudroiement flamboyant du soleil, s’animent des couleurs et des formes les plus fantastiques. Et tout au haut, sous la coupole des ciels immenses, on semble voir ces troupeaux reflétés en nuages sur l’azur.

    Puis viennent les petits ponts capricieux qui font penser à des potences, arc-boutées sur des petits canaux d’intérieur qui s’enfoncent au loin dans les étendues vertes. De lentes barques y glissent, poussées à la gaffe ; un chariot antique, bizarrement peinturluré, est arrêté devant, et sous la bâche blanche apparaît un couple de paysans qui se rendent à quelque marché ou kermesse : l’homme en noir, ses longs cheveux blonds et bouclés coupés droits sur la nuque, la femme comme une petite idole, tout en or et couleurs éclatantes, les bras nus étranglés par la manche courte et collante, la taille étrangement ramassée et fortes, les hanches démesurées d’ampleur sous le ballonnement extravagant de la crinoline surchargée de jupes. Un morne bourg est là, avec ses maisonnettes et ses moulins, qui fut jadis une florissante ville, témoin encore l’église énorme, beaucoup trop vaste pour la population restreinte, avec sa tour carrée et haute, calée sur des éperons, ainsi qu’une forteresse. On a peine à se figurer que le catholicisme a édifié ce temple-là. Il paraît avoir perdu de sa grâce, de sa sveltesse épanouie. Une foi plus robuste et plus farouche, sans apparat, s’y est installée et semble en avoir modifié l’aspect. Autrefois il charmait ; aujourd’hui il impose. Il est devenu le temple de Luther et de Calvin.

    Couple de Marken en habits traditionnels, vers 1900

    1900Marken.pngPuis ce sont, dispersés au hasard des étapes, quantité de petits coins inattendus et souvent d’une intimité charmante. Voici, à l’ombre des vieux tilleuls, une vieille petite maison comme nous en rencontrons en Flandre : un toit caduc en chaume, de frustes petites fenêtres aux volets branlants et aux minuscules carreaux verdâtres enchâssés de plomb, derrière lesquels on s’attend à voir quelque vieille grand’mère derrière son rouet (2), et tout au long de l’humble façadette crépie au lait de chaux un épa- nouissement d’antiques fleurs que nous ne connaissons plus, et que cultivaient avec amour nos ancêtres. Voici un vieux castel des seigneurs de jadis, ruine encore altière, drapée sur des bastions crénelés d’épais manteaux de lierre ; voici, tout au bout d’une étroite ruelle, que bordent de précaires massifs, un escalier de bois vermoulu. Point n’est besoin de demander où nous sommes et où cet escalier nous mène : les masures sont de pauvres chaumines de pêcheurs, et l’escalier ouvert sur l’espace monte à une digue d’où l’on contemple la mer. Voici Marcken, groupement désolé de cabanes sans ombrage, Marcken sans un arbre et isolée de la vie, Marcken pareille au loin à un radeau flottant et qu’une lame un peu forte semble devoir à jamais engloutir. Voici, spectacle étrange, un grand moulin sur une maison qu’il semble enfoncer en terre ; voici des barques amarrées, toutes pareilles, de même forme et de même couleur, de même vaillance calme sur cet élément qui est le véritable élément du peuple de Néerlande.

    Et de tout cela se dégage le grand charme d’une chose vécue avec intensité et supérieurement rendue par un artiste dont l’œil observateur était constamment en éveil et dont l’âme enthousiaste était profondément émue.

     

    Cyriel Buysse

     

     

    (1) Sur ces termes gezelligheid et gezellig, voir ce qu’en dit Alphonse de Châteaubriant dans son récit Instantanés aux Pays-Bas : « moins une nuance encore intraduite - le confortable dans l’intimité et l’intimité dans le confortable ».

    (2) On songe à la vielle grand-mère au rouet de la nouvelle de Buysse « Greutmoeder Renske », dont la version  française s’intitule « Grand’mère Renske ».

     

     

    cyriel buysse,armand heins,gravure,hollande,flandre,peintre flamand,vlaamse letterkunde,auteur flamand

    A. Heins, Projet de fresques pour la salle des fêtes du Palais du Cinquantenaire

    à Bruxelles,

    crayon, encre de chine et aquarelle. 37 x 105 cm.

     

     

  • Contes de filles en fleurs

    Pin it!

     

    Un recueil de contes de Marita de Sterck

     

     

    stoutemeisjesMarita.jpg

     

    Anthropologue et romancière, l’Anversoise Marita de Sterck parcourt depuis quelques dizaines d’années le monde et les livres à la recherche de contes qui évoquent l’entrée des jeunes filles dans l’âge nubile. Les éditions Manteau viennent d’en réunir 60 en provenance des cinq continents : Stoute meisjes overal. Volksverhalen over liefde en lef (Filles intrépides du monde entier. Contes sur l’amour et l’audace).

    Ce volume de près de 300 pages au graphisme soigné, destiné à un public d’adolescents, s’ouvre par une préface exposant les thèmes majeurs abordés : l’amour, l’érotisme, la transformation du corps, les rites de passage, les menstrues, le choix du partenaire, la création de l’homme et de la femme... La qualité littéraire des textes est mise en avant et il est vrai que le passage de l’oral à l’écrit qui a constitué une bonne partie du travail est remarquable. Après les cinq parties du livre : Afrique, Amérique, Asie, Europe et Océanie, l’auteur a ajouté des précisions sur les choix qu’elle a opérés, sur sa démarche ainsi que sur l’origine de chaque texte. Ceux-ci proviennent pour une part d’ouvrages publiés en différentes langues (Gérard Meyer, Veronika Görög-Karady, Suzanne Lallemand, E. Jacottet…), mais ils sont proposés dans des versions parfois enrichies, le reste étant le fruit des recherches menées par Marita de Sterck elle-même (auprès de Touaregs, d’habitants du Congo, de Trinité-et-Tobago, de l’Amazonie, d’Inde, de Roumanie, du Portugal, de Polynésie, des déserts australiens... et aussi de villages de Belgique). Le livre se termine par une bibliographie et un index thématique.

    Naviguant entre le rêve et le cauchemar, ces contes nous permettent de revisiter ceux qui nous sont familiers (Grimm, Perrault, etc.), mais en les peuplant d’organes sexuels placés aux endroits les plus insolites, d’animaux qu’on ne s’attend pas forcément à croiser – beaucoup de serpents certes, mais aussi des tapirs, des dauphins, des araignées… – et en y glissant des scènes graveleuses, crues, voire cannibalesques. Le chaperon rouge a seize ans, le loup ne parvient pas à manger la grand-mère en une fois ; or voilà que la jeune fille commence à avoir faim... Quelques titres suffiront à donner une idée du dépaysement qui attend le lecteur et les lectrices intrépides : « La fille qui rejeta tous les garçons pour épouser un lion », « Au temps où les pénis poussaient encore sur les arbres », « Comment le vagin a fini par trouver sa place », « Le coyote qui épousa sa propre fille », « Le dauphin rose qui suivit la fille qui perdait son sang », « Serpent le jour, homme la nuit », « La princesse qui épousa un cochon »… Une suite de voyages et un régal de lecture !

    Daniel C.

    bloeiMarita.jpg

     

     

     Il existe une édition pour les adultes : Bloei. Zestig volksverha- len uit de hele wereld die van meisjes vrouwen maken. (En fleurs. Soixante contes du monde entier qui font des filles des femmes). Elle présente en réalité exactement le même contenu que celle proposée aux plus jeunes.

     

     

     

  • Le Hollandais membru

    Pin it!

     

    CHARLES PERRAULT

    & L'HUMANISTE BATAVE

     

     

    PerraulPortrait.pngDans Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences (1688), Charles Perrault met en scène quelques personnages – le Président, le Chevalier, l’Abbé –  qui disputent des mérites respectifs des auteurs antiques et des auteurs chrétiens. Cette querelle, qui remonte aux débuts de l’ère chrétienne, pose la question de l’héritage païen ; elle permet aussi au père du Chaperon rouge de s’opposer à Racine ou encore à Boileau. Dans le troisième dialogue, nos protagonistes abordent, non sans touches burlesques, les « Arts purement spirituels, comme l’Éloquence et le Poésie ».

    Une bonne connaissance du grec et du latin leur semble à tous trois indispensable pour réfléchir sur ces sujets. Ils poussent leur raisonnement plus loin, abordant au passage le problème de la traduction : « Est-ce connaître les Auteurs que de ne les connaître par des traductions ? chaque langue n’a-t-elle pas ses grâces et ses élégances particulières qui ne peuvent passer dans une autre, surtout en Éloquence et en Poésie ? » avance le Président, défenseur des Anciens. Opinion que vient corroborer, mais en partie seulement, le partisan des Modernes, l’Abbé : « J’avoue qu’on a peine à bien juger d’un Poète Grec ou Latin sur une Traduction en Vers Français […], mais quand la Traduction est en Prose, et qu’elle a été faite par un habile homme, je soutiens qu’on y voit aussi bien les sentiments et les pensées de l’Auteur que dans ses propres paroles ». L’Abbé va jusqu’à soutenir qu’il est parfois préférable de lire une excellente traduction que le texte original dont certains points obscurs peuvent nous échapper.

    Les trois hommes en viennent à parler de l’impossibilité de posséder une langue étrangère dans toutes ses finesses. C’est alors qu’il est question d’un Hollandais « persuadé de savoir notre langue alors qu’il n’en a qu’une connaissance livresque* ».

     

     

    charles perrault,hollande,conte,littérature,latin,grec,traduction,français

     

    Le Chevalier

    […] Je lisais dernièrement un Madrigal composé par un Hollandais à la louange de Louis du Gardit Médecin Flamand, qui a fait un Livre pour prouver que l'âme raisonnable ne s’unit point au corps qu’il ne soit organisé. Voici le Madrigal.

     

    Louis du Gardit

    At un bon esprit

    Et raison sortable

    Quand par un soin dru

    Fourre en corps membru

    L’âme raisonnable.

     

    Le Président

    Ce Madrigal est ridicule.

     

    Le Chevalier

    Il l’est assurément. Vous auriez cependant de la peine à convaincre l’Auteur que son Madrigal n’est pas Français.

     

    Le Président

    Vous vous moquez.

     

    Le Chevalier

    Je ne me moque point, il vous soutiendra que at un bon esprit, est aussi bon que a-t-il de l’esprit, a-t-elle du bien, a-t-on dîné, et qu’il n’y a pas moins de raison à mettre un t, entre a et un, qu’entre a et il, et qu’entre a et elle, puisque c’est la même

    cacophonie qu’il faut également éviter, et que comme on conjugue je bats, tu bats, il bat, on peut conjuguer de même, j’ai, tu as, il at. Il ajoutera encore qu’on parle ainsi dans le Lyonnais, dans la basse Bretagne et en plusieurs autres Provinces du Royaume. Il soutiendra ensuite que si l’on dit fort bien un parti sortable pour signifier un parti convenable, on peut dire une raison sortable, pour dire une raison convenable, une raison qui convient au sujet dont il s’agit. À l’égard de soin dru il prétendra que l’Épithète de dru étant une métaphore prise des oiseaux, elle fait un sens figuré plus noble et plus poétique que les Épithètes d’assidu ou d’empressé dont il se serait servi, s’il avait écrit en prose.

     

    Le Président

    Voilà qui va le mieux du monde, mais comment défendrez-vous, fourre en corps membru ?

     

    Le Chevalier

    Je le défendrai fort bien. Il s’agit de dire que l’âme raisonnable non seulement entre dans le corps humain pour s’y unir, mais qu’elle s’introduit et s’insinue jusque dans

    les plus petites extrémités de toutes les parties, ce que le mot de fourre exprime parfaitement. Pour corps membru, il y a un peu plus de difficulté à le soutenir, parce que membru ne signifie pas simplement qui a des membres, mais qui a de forts membres, bien gros, et bien nourris ; mais cet Étranger qui sait que vêtu veut dire simplement qui a des vêtements, pelu qui a du poil, cornu qui a des cornes, branchu qui a des branches, n’a-t-il pas raison de croire que membru signifie simplement qui a des membres ? Quand on n’est conduit dans l’étude des Langues que par l’Analogie, par la Grammaire, et par les Livres, il est impossible qu’on ne tombe pas en une infinité de fautes semblables et plus grossières.

     

    Le Président

    S’il est vrai, comme vous le prétendez, que ni vous ni moi ne sachions que fort imparfaitement la Langue Grecque et la Langue Latine, nous avons tort de vouloir juger de la différence qu’il peut y avoir entre l’Éloquence des Anciens et celle des Modernes.

     

    L’Abbé

    Cela ne conclut pas, car bien loin que je dise que pour juger de l’Éloquence d’un Auteur il faille parfaitement savoir toutes les délicatesses de la Langue où il a écrit, et bien loin que le raisonnement que nous venons de faire tende à nous interdire la

    connaissance de la question que nous traitons, il va au contraire à y appeler une infinité de gens d’esprit que l’on veut en exclure, parce qu’ils n’entendent pas le Grec et le Latin, ou qu’ils ne les entendent pas parfaitement, ce qui est une injustice, car encore une fois il ne s’agit pas de décider de l’Élégance du style des Auteurs dont ils ne diront rien, mais de leur bon sens et de leur éloquence, dont ils peuvent juger aussi bien et aussi sainement que Turnèbe et Casaubon**.

     

     

    charles perrault,hollande,conte,littérature,latin,grec,traduction,françaisCe conte de Perrault n’a cessé de se réécrire depuis puisqu’il existe toujours des auteurs d’expression néerlandaise qui tentent d'écrire en langue française, voire de traduire leurs œuvres dans la langue de Perrault. 

    * Charles Perrault, Contes, textes établis et présentés par Marc Sorian, Paris, GF-Flammarion, n° 666, 1991, p. 19. Nous reprenons à cette édition le titre « Le Hollandais membru ». La brève citation sur le Hollandais est empruntée à son introduction (p. 19).

    ** Adrien Turnèbe (1512-1565) et Isaac Casaubon (1559-1614)  étaient de grands latinistes et hellénistes.

     

     

  • La Saint-Nicolas

    Pin it!

     

     

    UNE TRADITION QUI PERDURE

     

     

    Pour évoquer une fête toujours célébrée avec ferveur en Hollande, voici un petit texte relatant la Saint-Nicolas 1914, alors que dans une grande partie du pays, les gens avaient accueilli de nombreux réfugiés belges. Maintes pages de la littérature néerlandaise - des poèmes de M. Nijhoff, une nouvelle de Vonne van der Meer... - traitent de manière plus ou moins drôle ou attendrie, moqueuse ou burlesque, légère ou profonde cet événement singulier qui donne lieu en général à des retrouvailles familiales chaque 5 décembre au soir. C’est d’ailleurs un auteur de livres pour enfants, l’instituteur Jan Schenkman (1806 -1863), qui est sans doute, grâce à son album St. Nikolaas en zijn knecht (Saint Nicolas et son serviteur, 1850), à l’origine de l’apparition de cette fête. Les paragraphes qui suivent sont empruntés au chapitre XIII des Lettres de la Hollande neutre* d’Adrienne Lautère (1920, p. 145-149).

    littérature,tradition,fête,saint nicolas,hollande; adrienne heineken

    Illustration de l’édition originale de St. Nikolaas en zijn knecht (DBNL)

     

    Odeur de cire à cacheter, paquets-surprise qu’on prépare dans le plus grand mystère, petite gymnastique cérébrale qui consiste à faire des épigrammes sur les faiblesses des parents et amis, rimes qu’on cherche jour et nuit, qu’on échange, enfantillages amusants, comme ils me rendent au passé !...

    Pendant toute cette période, je l’entends agiter ses grelots à la fois joyeux et mélancoliques…

    Les Belges de la Villa Elisabeth furent conviés par Jenny à venir célébrer à la maison la fête de la Saint-Nicolas, et nous eûmes une matinée musicale et littéraire, où plusieurs de nos hôtes figurèrent au programme.

    Jo nous révéla son talent de prestidigitateur. Louise vint chanter des airs hollandais et belges, et je récitai à cette occasion le sonnet, qu’une de mes amies avait composé sur son arrivée en Hollande pendant la guerre, et qui fut bissé à cause du dernier vers :

     

    La paisible contrée

     

    Sur le pont glacial, debout, depuis une heure,

    Je scrute longuement l’horizon et la mer ;

    Ainsi voguaient jadis les Tromp et les Ruyter,

    Au sortir du combat, vers la douce demeure.

     

    Pendant longtemps, un vol de mouettes nous suivit,

    Augure de tempête après les heures calmes ;

    Je maudis en mon cœur ces blancs oiseaux, sans palme,

    Moi qui viens de là-bas, où la guerre sévit !...

     

    Voici que se dessine, au bout de ma jumelle,

    La côte, où trois moulins, paisibles sentinelles,

    Surveillent gravement des dunes et des champs ;

     

    Flessingue, petit port, rose dans le couchant,

    Et, juste au bord du ciel, sur la terre uniforme,

    Un soleil, jaune et rond, comme un fromage énorme !

     

    Finalement, pendant que tous chantaient la Brabançonne, on vit paraître dans le jardin Chris, déguisé en saint Nicolas. Revêtu d’un beau manteau écarlate, coiffé d’une mitre en carton doré, monté sur un grand cheval blanc, qu’un jeune Belge, transfiguré en nègre, conduisait par la bride ; il était magnifique et méconnaissable derrière sa longue barbe blanche qui ondulait.

    SaintNicolasCheminée.gifLa terreur que j’éprouvais, petite fille, pendant les visites annuelles du bon saint Nicolas, faillit me ressaisir. J’eus même, comme autrefois, un petit battement de cœur ! Ce qui m’impressionnait et me confondait jadis, c’étaient les habitudes du saint homme, peu conformes à son grand âge. Il se promène à cheval, sur les toits des maisons, et la cheminée est sa voie de prédilection, par où il envoie les cadeaux aux enfants. C’est aussi par la cheminée qu’il écoute pour savoir s’ils sont sages.

    On m’avait dit qu’il venait d’Espagne, ce qui me le faisait plus ou moins confondre avec le duc d’Albe, dont la réputation terrible nuisait dans mon esprit à celle de saint Nicolas.

    Une seule chose me rassurait : je trouvais toujours dans ses yeux ou sa voix une vague ressemblance avec ceux de mon père ou d’un de mes oncles.

    Et jamais je n’oublierai mon étonnement lorsque j’appris, ce que tout enfant hollandais finit par savoir, que saint Nicolas n’existe plus, qu’il a été ressuscité par les grandes personnes pour faire peur aux enfants. Et ce qui me surprenait bien plus encore, c’était que les grandes personnes pussent s’amuser à de pareils enfantillages !...

     


    Nicolas sur son cheval blanc

    et les Zwarte Pieten sur leurs Vespa blanches (Amsterdam, 1952)

     

     

    * On doit les Lettres de la Hollande neutre (1920) à une femme de lettres née à Amsterdam de père hollandais et de mère française. Adrienne Gilliane Heineken (1886-vers 1964), mariée à un Français,  a publié en français sous son nom de jeune fille, mais aussi sous ceux d’Adrienne Lautère et d’Adrienne de Lautrec, quelques romans (Le Bon exemple, 1913 ; Le Corrupteur, 1925 ; L’Enfant prodige, 1928 ; Six et quart, 1929 ; Simone Ablond, 1931 ; Madame d’Aulnoy et sa mère, 1946), des recueils de poésie (Amours de rampe, 1909 ; La Révolte, 1912 ; Amour et sagesse, 1920), des critiques et des essais (« Quatre peintres hollandais : Josef Israëls, Jacob Maris, Mesdag, Mauve », L’Art et les Artistes, XI, 1910, p. 253-262 ; « L’influence de la littérature contemporaine en Hollande », 1920 ; « L’Âme latine de M. Louis Couperus, romancier hollandais », 1923 ; « Henri Borel et le Génie de la Chine », 1923 ; Un gentilhomme français au temps des Précieuses : Monsieur de Sévigné, 1943…) ainsi qu’un peu de théâtre (La vieille grand’mère et la petite-fille, 1905 ; Le Bon vieux temps, 1950). Bloquée dans son pays natal suite à la déclaration de la guerre tandis que son mari est parti au front, elle relate, dans ses Lettres de la Hollande neutre, la première année du conflit ainsi qu’elle a pu la vivre dans les environs d’Amsterdam. Faisant partie de ces intellectuels et artistes qui ont choisi dès le début de défendre la France, Adrienne Lautère nous restitue le climat de l’époque où, dans les milieux bataves les plus cossus, partisans du Kaiser, francophiles et neutres disputaillaient. La Parisienne qu’elle est devenue par son mariage et par goût donne à lire quelques pages assez étonnantes : sur un ton acerbe, elle n’hésite pas à critiquer des proches (un beau-frère membre de la Tweede Kamer) ou des notables alors même que ces personnes étaient susceptibles de lire sa prose. Éloignée de son mari, elle évoque par ailleurs sa difficulté à vivre sans l’affection d’un homme ; la veine sensuelle de sa poésie retiendra d’ailleurs l’attention de plus d’un critique. Les Lettres de la Hollande neutre se referment sur le retour de l’auteur dans son pays natal début 1919 en compagnie de son mari.

    littérature,tradition,fête,saint nicolas,hollande; adrienne heineken

     

     

  • Patinage en Hollande

    Pin it!

     

    HIVER EN HOLLANDE

     

    Voici un texte de Philippe Zilcken – publié dans Le Soir en 1891 et repris dans le volume Souvenirs (1900) – sur le bonheur de patiner dans la froidure hollandaise. Ces pages « picturales » sont dédiées à Élisa Destrée ; il s’agit sans doute de la botaniste belge née en 1832, morte en 1910, épouse du professeur de botanique de l’université de Bruxelles Jean-Édouard Bommer : « botaniste savante, musicienne accomplie, enthousiaste de littérature, de poésie, de peinture, riche enfin, entre les plus riches, des seules richesses qui puissent tenter un esprit éclairé, un cœur haut placé », dira d’elle une de ses amies. On sait que Philippe Zilcken se passionnait tout comme elle pour la botanique, certains passages de son texte sont là pour le rappeler. Un texte qui, s’il révèle un enthousiasme pour le patinage semblable à celui qu’a pu exprimer un Lamartine, un Klopstock ou un Maeterlinck, présente une facture proche de celle de courtes proses d’écrivains liés au Nieuwe Gids : en plus d’une approche assez analogue de la nature, on relève, par exemple, une coïncidence étrange entre le début et la fin du morceau de Zilcken et le début et la fin d’« Automne en forêt » de Frans Netscher.

     

    patinage,hollande,littérature,gravure,botanique

    Edouard Garnier, Scène d'hiver en Frise, d'après un tableau de Bischopp

     

     

    EN HIVER

    (PASTELS)

     

    à Mlle Élisa Destrée

     

    Novembre.

    Des brouillards tièdes, monotones, insipides ; les troncs des arbres, noirs, plaqués de mousses vertes, de lichens gris, suintants, visqueux.

    Un relent de feuilles mortes, une odeur vague de champignons et de moisissures.

    Et brusquement, un lendemain clair, lumineux, scintillant. Un vent d’Est piquant, un ciel bleu, un peu dur, mais tranquille et si pur ! Les eaux, à l’infini, couvertes d’une mince croûte de glace, d’une belle glace lisse, déjà dure et égale, pleine de promesses.

    Au bout de quelques jours, les patins apparaissent : les hollandais à monture en bois, au bout longuement courbé et plat, si dangereux dans les rencontres ; les frisons à pointe relevée, terminée par un petit bouton de cuivre ; et tout cela luisant, soigné, aux arêtes vives, repassé à frais, tranchant, mordant profondément la glace, la rayant d’un trait aigu.

    D’abord les patineurs sont rares, et ils ne patinent que sur des glaces sûres, des eaux peu profondes, puis, peu à peu, les canaux étant pris, ils s’élancent entre les bateaux qui demeurent enserrés au milieu des glaçons.

    Alors les communications par eau sont interrompues, et les patins et les traîneaux vont rapides, ailés, de villes en villages, permettant des promenades, des excursions, des voyages d’un charme immense, d’une beauté merveilleuse, incompréhensibles, pour ceux qui ne les ont jamais faits.

    Des promenades, des flâneries intimes, sur des ruisseaux bordés d’arbres, de légers saules aux troncs congestionnés, de fouillis d’herbes blondes, de terre noire, veloutée. De rares martins-pêcheurs rayant l’air d’un éclair bleu-azur ; des merles effrayés au cri brusque, des corneilles au vol inégal, lourd, comme ivres. Un silence au charme inexprimable, un air calme, pur, vivifiant. Le soleil faible, rosissant les rares feuilles des chênes, créant avec les branches couvertes de givre des végétations fantastiques, des madrépores de corail pâle, immobiles contre le ciel bleu tendre, d’un bleu de robe japonaise, passant du bleu vert des faïences égyptiennes à l’or bleuâtre de certaines damasquinures.

    Et la belle glace vierge, transparente, sur laquelle on glisse sans effort, tout entier à ses jouissances, seul avec de rares oiseaux frileux et, sous soi, les poissons qui fuient, luisants, argentés.

    patinage,hollande,littérature,gravure,botanique

    Jongkind, Hiver en Hollande

     

    Des excursions par des villages proprets, par des villes aux toits rouges, sur des canaux sans fin, de belles courses de trois, quatre heures, sans arrêt, toujours en avant, toujours glissant rapide, l’œil absorbant des espaces sans bornes, errant au delà des polders, des prairies immenses, où, de loin en loin, pour point de repère un clocher, un moulin, immobiles. Par l’étendue incomparable, une sensation d’espace, de liberté, de grandeur extrême.

    Aux approches des villes et des villages, des tentes grises montées sur la glace, des drapeaux tricolores, et souvent la jolie note du pavillon royal orange dans le bleuissant du grésil qui couvre de si exquises dentelles d’argent les herbes, les toits, les patineurs mêmes.

    Oh ! la jolie toilette d’une compagne, vêtue de noir, le paletot d’astrakan brodé de touffes épaisses, blanches comme un duvet de cygne, la gaze du chapeau comme une toile d’araignée filée de givre.

    Et les paysans aux pittoresques costumes, eux si patauds sur terre, se tenant par les mains, le bras gauche replié sur le dos, trois, cinq, six, en file, s’avançant sveltes, bien équilibrés, avec un mouvement d’ensemble harmonieux, cadencé, plein de joliesse.

    Les femmes fraîches, gaies, rieuses, aux joues rougies par le froid, avec leurs bonnets de dentelle, leurs coiffures d’or luisantes sous le soleil, le clair, joyeux, soleil.

    patinage,hollande,littérature,gravure,botanique

    Ph. Zilcken, Moulin en hiver, détail

     

    Un jour, la neige tombe, fine, légère, couvrant tout de son crêpe, de sa ouate molle. Dans les prairies, – où dépassent çà et là du blanc infini de la plaine, les têtes rouges des ronces gelées, les ondoyants roseaux blonds, raidis, – la note grise de rares moutons et la note noire des corbeaux, nombreux, en vol serré, planant au-dessus des fumiers en fermentation.

    Alors arrivent des balayeurs ; en moins d’un jour la glace a reparu partout, et les promenades, les courses folles recommencent de ville en ville, de village à village.

    Tous les quarts de lieue de hauts abris en nattes de roseaux se dressent, protégeant contre le vent faible mais continu, les patineurs en nage pour lesquels un homme chauffe sur un feu doux de tourbes, au fin filet de fumée bleuâtre, du lait légèrement anisé que l’on boit assis sur des planches grossières, sur des chaises boiteuses, en se reposant trois minutes.

    Puis les rivières, le Rhin, la Meuse, les lacs au Nord de Leyde, vastes étendues, lugubres en été, sinistres presque, avec leurs eaux noires, toujours agitées et profondes.

    Là, sur ces espaces plus vastes, les traîneaux attelés de beaux chevaux frisons, noirs, à la longue queue flottante, aux lignes courbes et pleines du cheval du seizième siècle, glissent au milieu de la foule animée des patineurs, les grelots tintants, les panaches joyeux flottants et ondoyants, les fers mordant la glace avec un bruit sec, un crépitement bref. Les animaux suants fument, enveloppés de vapeurs, fantastiques.

    Puis toujours par des canaux bordés de jolis villages, à l’aspect gai, aisé, heureux, longeant des moulins aux ailes raides, dégarnies, on arrive à des endroits où l’eau s’élargit, n’est plus contenue par des bords réguliers. Des touffes de pâles roseaux emmêlés, blond-filasse, surgissent nombreuses, s’étendant plus librement.

    Des brumes légères ont caché le soleil qui dore par moments d’or rose le gris des nuages rampant lentement sur la neige. Les espaces s’élargissent, les bords s’éloignent, reconnaissables encore à une bande blonde, s’atténuant dans la brume.

    Tout à coup l’isolement d’une blanche solitude, blanche à l’infini, d’un blanc immaculé, rompu seulement par des glaçons transparents dressés au bord de trous hachés dans la glace, béants, sombres.

    Tout autour, des nuances insaisissables, des blancs d’argent rayés de salissures jaunâtres, accentuées par une coque de bateau abandonné, noire, recouverte d’une cape de neige à demi collée sur ses flancs.

    Le ciel se confondant avec les vastes étendues solitaires, gris, rosé, bleuissant parfois, prenant des reflets verdâtres, faux. Pas un oiseau, pas un bruit, pas un mouvement.

    On avance, glissant avec une apparence spectrale, fantomatique, au milieu du silence sourd.

    De temps à autre une tache grisâtre s’accentue dans la brume, un patineur grandissant vite, surgissant des horizons mystérieux, invisibles, rayant rapidement le vide, évanoui presque au même instant.

    Des heures se passent dans ces espaces où s’écoute, plein de charme, un silence de rêve.

    Le jour baisse, les brumes s’épaississent, deviennent opaques, lourdes, massives, inquiétantes. De faibles lueurs d’or pâle, orangées, indiquant des lumières qui s’allument, piquent le gris sombre de passagères étoiles vagues. La nuit vient bientôt, couvrant de son voile la terre qui s’endort dans le noir où se perdent les blancheurs de la neige.

    Et la ville reparaît, sale et boueuse, bruyamment éclairée.

     

    Ph. Zilcken

     

     

    Une note humoristique pour finir

    patinage,hollande,littérature,gravure,botanique

    ill. « Dégel », Le Journal amusant, 1929

     

     

    ...et le patinage expliqué aux Français avec l'accent batave