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Escapades - Page 7

  • Le dernier vers du dernier poème

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    À l’article de la Vie

     

     

    La rubrique « Escapades » de ce blogue s’arrête de temps à autre sur des écrivains qui n’ont en principe rien à faire ici : ni Bataves, ni Flamands de Belgique, ni Flamands de France, ni flamingants – rien de tout ça. Cette fois, il va être question – ô sacrilège ! – d’un Wallon. Poète presqu’oublié, auteur de chants oubliés. Un parmi tant d’autres. « Qui se souviendra de lui ? – de toi ou de moi qui se souviendra ? ». Aucune rue, aucune avenue, aucun boulevard ne porte son nom. Tout juste un petit sentier, à Namur, sa ville d’adoption.

    SaintongePortrait.pngCet homme né dans la nuit de Noël 1921 a savouré la nature comme un flot d’ambroisie, cherché son reflet dans la Meuse comme dans le corps de la femme, a fui les mondanités, communié avec le créé. C’est à lui que Gaston Bachelard adressait ces belles phrases : « Vous me rendez tout ce que j’ai aimé. Que n’ai-je connu, quand j’écrivais mes derniers livres, vos poèmes ! Quels arguments ils m’eussent donné ! […] Écrivez bien vite de nouveaux poèmes. La poésie a besoin de vous. »

    Il écrira, ne publiant que par intermittences, s’essaiera au roman avant de disparaître en 1966, la veille de l’Assomption. « Il aimait la Meuse, plus et mieux que tout autre. Mais c’est loin du fleuve wallon que la mort l’a terrassé à quarante-quatre ans, soudainement, brusque- ment, traîtreusement. Il s’était rendu dans une petite ville de la vallée de l’Ourthe. Et c’est là qu’il s’est effondré par un des rares jours ensoleillés de cet été pourri, le dimanche 14 août ! » (Joseph Delmelle). Dès lors, lui aussi peut nous dire : 

     

    Comme j’aimais alors les bois et les prairies,

             Le ciel, tableau changeant,

    Les oiseaux veloutés, les fleurs de pierreries,

             Les rivières d’argent ! 

     

    Mon rêve était partout. Je disais : Je t’adore !

             À l’aubépine en fleurs ;

    Au feuillage : Sens-moi tressaillir. À l’Aurore

             Humide : Vois mes pleurs !

     

    Car l’Amour Heureux, la célébration des « noces de l’homme et de l’univers » par laquelle s’ouvre Toucher Terre, le plaisir que procurent mots exhumés et Visages remémorés, l’effusion poétique, n’empêchent ni les angoisses du Tenter de Vivre, ni la tristesse, ni l’effroi. Ses recueils sont, de fait, « autant de variations mozartiennes sur l’allégresse menacée de ce qui vit », ainsi que le dit l’essayiste Roger Brucher.

    Deblue0.pngIl ne lui aura été donné ni d’écrire des Poèmes de la mort prochaine ni de dicter des sonnets de l’agonie. Il a eu beau prendre « garde de ne pas mourir / en mourant sans cesse », la mort a pris les devants pour le laisser « incorruptible enfin, sans absence et sans poids ». Mais quelques jours avant de quitter le doux « bruit de l’eau qui s’égoutte sur l’eau », d’être arraché au « flot de la dérive humaine », il a griffonné un poème qui devait être le dernier, un vers qu’il ne savait pas être le dernier, dernier poème et dernier vers qui ont merveilleusement devancé la mort :

     

    Règne de la chaleur mauve et jaune, éclat

    Du bonheur dans l’oubli de tout ce qui n’est pas

    Lui-même et dont la force est comme une blessure,

    Et la blessure une très intime capture ;

    Suspens du temps dans l’espace transfiguré.

    Infini descendu dans la fugacité,

    Fusion de l’évidence et du profond mystère,

    Instant de fête au faîte d’or de la lumière,

    Noces de mouvement et d’immobilité

    Dans l’éblouissement de l’éternel été.

     

     

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       manuscrit du dernier poème, Le Thyrse, juillet-août 1967 

     

       

    « À travers les heurts de la vie, la poésie de Jacques-André Saintonge conserva une ferveur dionysiaque. Résolument classique, mais ondulante, répétitive, obstinée comme un fleuve, elle semble porter les rythmes et les courbes de la Meuse dans son écriture. Avec ce que Françoise Gonsalez-Rousseaux appelle le “mot-germe”, Saintonge bâtit des célébrations lyriques qui prennent le lecteur dans ses filets sonores. Songe-t-on à Péguy, à Verhaeren ? Le poète vous détrompe. Il creuse moins son sujet qu’il ne l’appelle à la surface du dire. Il évoque et invoque. Il fait voir ce qu’il crée. La femme n’existe, semble-t-il, que par rapport à lui. Sa démarche exploratoire est cent fois reprise. Il ne craint pas les détails les plus précis. Mais comme tout cela est exorcisé de la pesanteur ! Dans son érotique, court un sang qui la transfigure. C’est Félicien Rops, avec la joie en plus, et l’équivoque en moins. Tout est pur aux purs dans la sauvagerie raisonnée du poète. »

    Luc Norin, La Libre Belgique, 22 janvier 1987

       

     

    La photo de Jacques-André de Saintonge figure sur la couverture de la revue de littérature et d’art Le Thyrse, juillet-août 1967.

    La couverture reproduite est celle du livre de proses et de poèmes de François Debluë De la mort prochaine, Trocy-en-Multien, Éditions de la revue Conférence, 2010, œuvre dont sont tirés deux brefs passages.

     

     

  • Hommage à Verhaeren

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    Francis Vielé-Griffin

    sur « le Grand Flamand »

     

     

    Mais je suis né, là-bas, dans les brumes de Flandre,

    En un petit village où des murs goudronnés

    Abritent des marins pauvres mais obstinés,

    Sous des cieux d’ouragan, de fumée et de cendre. 

     

    Émile Verhaeren, « Épilogue », Toute la Flandre

     

     

    Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont,

    S’ils entendent toujours un cri profond

    Au carrefour des doutes !

    Mon corps est lourd, mon corps est las,

    Je veux rester, je ne peux pas ;

    L’âpre univers est un tissu de routes

    Tramé de vent et de lumière ;

    Mieux vaut partir, sans aboutir,

    Que de s’asseoir, même vainqueur, le soir,

    Devant son œuvre coutumière,

    Avec, en son cœur morne, une vie

    Qui cesse de bondir au-delà de la vie.

     

    Émile Verhaeren, « Au bord du quai », Les Visages de la vie

     (recueil dédié à Vielé-Griffin)

     

     

    Quelles heures, d’entre les mortes, furent nôtres ?

     

    F. Vielé-Griffin, « Ronde des cloches du Nord », Joies

     

     

     

    Vielé-Griffin par T. van Rysselberghe (détail)

    VieléGriffinTheo.pngPoète de nationalité américaine, poète surtout du vers libre, Francis Vielé-Griffin (1864-1937) a compté plusieurs amis flamands dont le peintre gantois Théo Van Rysselberghe - qui, heureusement, ne suivra pas l’exemple de lauteur de La Partenza, lequel a détruit un jour toutes ses toiles ! - et Émile Verhaeren. À l’occasion du dixième anniversaire de la disparition de ce dernier, plusieurs écrivains et personnalités se retrouvent à Bruxelles (28 novembre 1926) pour célébrer la mémoire de l’auteur des Flamandes, une manifestation agrémentée de pièces musicales de César Franck. La revue Le Thyrse a consacré son numéro du 5 décembre 1926 à cet évènement en imprimant les trois allocutions (du poète belge d’expression française Albert Mockel, de l’essayiste flamand August Vermeylen et de F. Vielé-Griffin), un poème en prose du Wallon Louis Piérard, grand connaisseur de la Hollande, ainsi qu’un texte du peintre et auteur français Paul-Napoléon Roinard, qui, en son absence, fut lu lors du banquet offert à Vielé-Griffin après la séance commémorative.

     

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    Le symboliste A. Mockel, à qui l’on doit un Émile Verhaeren, poète de l’énergie, se félicite, en tant que « Wallon jusqu’aux moelles » que Verhaeren soit « Flamand avant tout, Flamand par toutes ses fibres ». Grande figure du renouveau culturel flamand à la charnière des XIXe et XXe siècles, August Vermeylen (photo AMVC, détail), après avoir rappelé l’aversion qu’éprouvait le disparu pour les oraisons funèbres, souligne de son côté que « l’étude la plus pénétrante, la plus “fraternelle” » consacrée au natif de Saint-Amand « est d’un poète flamand, Karel van de Woestyne ». IlVieléVermeylen.png poursuit : « […] certains blâment Verhaeren de n’avoir pas écrit en flamand, d’autres le louent d’avoir écrit en français. Vaine querelle ! Qu’on se dise une fois pour toutes qu’un poète, qui a le respect de son art, ne choisit pas sa langue. C’est bien simple : Verhaeren a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le français, de même que Gezelle a écrit dans la langue qui lui était la plus naturelle, le flamand. Cela ne regarde que l’artiste qui crée son œuvre ». Puis le Bruxellois bilingue suggère qu’on trouve à la fois en Verhaeren deux poètes, nombre de ses pièces parmi celles qu’on cite le moins permettant de le ranger dans la première catégorie : « Je vois deux espèces de poètes, très différentes et qu’on ne peut comparer : ceux qui ne vivent que leur rêve intérieur, en dehors du temps, et dont l’œuvre est transposée dans l’éther spirituel, le plan éternel de l’âme. […] Mais l’ensemble de son œuvre le classe plutôt dans cette autre catégorie, les poètes dont l’esprit est tourné vers le monde de l’action ». Il le considère comme « le type le plus admirable du poète » qui, depuis Walt Whitman, « embrasse le monde, l’absorbe tout entier et le fait vibrer d’une pulsation large et profonde. ». Pour ceux qui ont eu le bonheur de connaître Verhaeren, nous dit-il encore, un seul mot le résume : « ferveur ! » Après avoir rappelé un souvenir (voir ci-dessous), il conclut, toujours devant Albert Ier et la reine Élisabeth, en évoquant la lutte que doit livrer celui qui regarde la vie en face « et qui trouve sa rédemption dans la lutte », autrement dit en comparant le vrai poète à un Christ anarchiste : « […] car il devait aimer la vie avec rage, pour se crucifier sur elle comme il l’a fait là. Et il lui fallait souffrir cette passion et cette agonie pour pouvoir ensuite, brûlé, purifié, renouvelé, s’élever vers un hymne aussi clair que la Multiple Splendeur ».

     

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    Quant à Louis Piérard, il donne une évocation de la tentaculaire Londres où il se trouvait au moment où il apprit, en lisant le journal, la mort tragique de Verhaeren « the well known belgian poet. Tué ! Broyé par un train à Rouen ! » La suite de son texte condense quelques souvenirs du « grand berger de l’horizon, des bois roux, des labours violets, du ciel pâle où tremblotent les premières étoiles ». Paul-Napoléon Roinard nous confie lui aussi, outre l’expression de sa « pieuse admiration », quelques souvenirs de moments partagés avec le grand poète.

    Sous la plume de Francis Vielé-Griffin – qui a dédié à Verhaeren, dont il n’avait sans doute pas « les audaces sublimes » (Thierry Gillybœuf), son En Arcadie (1897)* –, l’hommage prend un peu plus l’aspect d’une analyse de l’art poétique : il y est question de « Pur Poète », « du mystique que ravit la grâce ». Malgré une ligne manquante dans la dernière partie du texte (p. 463-465), nous le reproduisons dans son intégralité.

     

     

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    * Voici le poème « Dédicace » qui ouvre

    En Arcadie (dans le recueil La Clarté de Vie)

     

    Ton art

    Est comme un gonfanon, beau chevalier

    Debout dans l’étrier,

    Et face au jour émerveillé ;

    Et l’ombre de ta grande lance noire

    Ondule derrière toi sur l’ornière crayeuse ;

    Il monte comme un rêve d’encensoir

    Des foins que nous fanons parmi les peupliers,

    Chantant la vie joyeuse

    Et son espoir.

     

    Mais tu sais bien notre âme et tu l’as dite

    En un grand cri de pitié farouche :

    Appuyés sur la fourche en l’ombre qui médite

    Nous avons écouté nos rêves de ta bouche :

    Ta voix dure est si tendre

    Que les faneurs groupés dans l’ombre pour l’entendre

    Vont murmurant déjà des hymnes désapprises

    Et jonchent ton chemin des fleurs de nos prairies

    Et s’émerveillent et disent :

    « C’est notre saint Martin qui chevauche et qui prie ! »

    Car ta bonté est douce et claire comme la brise.

     

    Francis Vielé-Griffin

     

     

    VieléGriffinVerhaerenparTHéo.png

    Émile Verhaeren écrivant (détail), 1915

    par Théo van Rysselberghe 

     

     

     

  • Premières pages d’André Baillon

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    Complainte du Fol

     

    Baillon3.pngL’Anversois André Baillon (1875-1932) a commencé sa carrière littéraire dans la revue belge Le Thyrse fondée le 1er mai 1899 (il n’avait jusque-là publié qu’un article sur F. Coppée dans La Libre Critique). Sa première prose, « La Complainte du Fol », a paru dans le n° 16 (15 décembre 1899). Il a à l’époque rompu avec sa maîtresse Rosine, après une relation plus que tumultueuse, une première tentative de suicide, la dilapidation de la fortune dont, orphelin, il avait hérité… et vit à Bruxelles. Un autre texte, publié six mois plus tard (1er juillet 1900), porte un titre quasiment identique « Complainte du Fol ». Ce sont ces deux petites proses que nous reproduisons. En tout, Baillon a publié de son vivant dans la revue bruxelloise – il appartenait dès le début au comité de rédaction, sa signature figure parmi quelques autres sur le tout premier contrat avec l’imprimeur – 25 contributions ; quelques autres paraîtront par la suite comme « Pouleke. Conte de fée », l’histoire, en période de guerre et de privations, de trois chats – Pouleke, Râw et Mina –, de leurs propriétaires et d’une drôle de fée. L’auteur a vécu un certain temps, « en sabots », dans la Campine avec son épouse Marie. Il passera les douze dernières années de sa vie en France où il tentera de vivre de sa plume.

    Gigolo1.jpgIl existe plusieurs biographies sur ce Flamand d’expression française, celle de son compatriote et traducteur Frans Denissen, faisant autorité : André Baillon. Le Gigolo d’Irma IdéalBruxelles, Labor, 2001 
(traduction du néerlandais par Charles Franken, édition originale : De Gigolo van Irma Ideaal. André Baillon, of een geschreven leven, Amsterdam, Prometheus, 1998).

     

     

     

    La Complainte du Fol

     

    Que ma main doucement enclose la tienne, mignonne ; que tes paupières mettent un voile de nuit rose entre le monde et tes yeux, afin que nul reflet n’en distraie, ni ternisse l’azur qui me regarde. Lors, par mes paroles, j’évoquerai pour eux une vision de rêve, le paradis lointain d’extase et d’amour où par couple les âmes se frôlent et se connaissent. Ferme les yeux, veux-tu ? Vois, en toi, ces fleurs mystérieuses, ces fleurs mobiles et grouillantes qui sortent de nous, qui deviennent nous-même et, mêlées, unissent nos substances. Respire-les, si grisantes qu’elles tueraient si la mort se pouvait encore en cette terre de bonheur, où je te convie, la terre du Silence et de l’Oubli.

    Tac… tac… tac… c’est le faucheur qui frappe sa faux, le faucheur qui fauche les fleurs et les moissons, la récolte d’Amour.

    *

    **

    Baillon5.pngViens, mignonne. Trop j’ai souffert du regard des hommes, comme des mains sur Celles que j’aimais avant toi. Je hais les yeux, les yeux qui fouillent, les yeux qui souillent, les yeux qui volent. Tout regard sur ta Beauté m’enlève une parcelle de toi : bientôt tu ne seras plus que l’ombre de toi-même, épar- pillée aux mille prunelles qui te brûlent, te fondent à leur flamme cupide. Viens là-bas, nous y serons si près de tous, si près que le bruit de leurs pas rythmera notre joie, et si loin cependant, si loin que nul ne tentera l’aventure de t’y chercher. Seuls ! Et mes baisers sur toi couleront comme une onde et nos chairs se confondront comme la pulpe molle de fruits trop mûrs.

    Tac… tac… tac… c’est le faucheur qui frappe sa faux, le faucheur qui fauche les fleurs et les moissons, la récolte d’Amour.

    *

    **

    Viens, mignonne. Tu trembles et sur ton front filtre une rosée froide, les perles de l’Effroi. Cependant là-bas, l’amour sera si doux et, pour le départ, coquette, je te fleurirai de larges coquelicots tout rouges, comme la couleur de ton sang. Toi-même, tu seras toute blanche, comme une fiancée, ma fiancée. Toute blanche, oui, avec des coquelicots et des rubis sur ta blancheur. Tu as peur ? Tu cries. Folle !

    Tac… tac… tac… c’est la Mort qui fait saigner, la Mort qui fauche les filles et les fleurs, la récolte d’Amour !

     

    (Le Thyrse, 1899, p. 124)

     

      

     

    Baillon1.png

     

    Complainte du Fol

     

    Cette nuit, je fis le rêve, mignonne, de n’être plus jaloux. Je t’avais voulue la plus belle. Celle de mes baisers et de mes songes, si belle que tes amants, ne comprenant plus leur amour, fuyaient comme des monstres devant une déesse.

    Le ciel était noir, comme le velours d’un masque d’où les étoiles nous regardaient. Oiseau craintif, tôt envolé, le sommeil s’était caché dans le nid d’azur de tes paupières. Elles frissonnaient, comme sous la vie d’une aile qui remue. Si lentement que tu ne cessas ton rêve, je les soulevai. Un peu de lumière filtra, grandissante, un peu de lumière, morceau d’étoiles, tes yeux d’amour. Ces yeux, je les fis sauter comme de petits brillants et, dans la double alvéole ainsi creusée en ta face, je sertis deux regards de là-haut. Lors, tes yeux lancés dans le ciel y tournèrent et brillèrent ; ils furent des étoiles et des étoiles furent tes yeux.

     

    Baillon6.pngContinuant la toilette jolie, à gestes mignards, je dévêtis ton corps. Tu fus, dans la nuit, toute blanche et plus tentante que le péché. Tu sentais la caresse de mes regards et la douceur de mes lèvres, courant en flamme sur le chemin de ta nudité. Ton désir hissait, aux lobes de tes seins, deux sourires de chair, et tes bras brûlaient autour de moi, solliciteurs de plus profonds baisers. D’une morsure à tes seins, si lente et si douce qu’elle te parût le prélude d’une volupté, j’en fis tomber les cimes fleuries, qui s’accrochèrent, toutes rouges, aux épines d’un églantier. Lors, je cueillis deux églantines closes et les posai pour toujours sur les meurtrissures des lobes, humides comme des fruits qui pleurent une sève rouge.

     

    D’autres avaient dit que tes mains étaient graciles et blanches comme de blanches et graciles fleurs, que tes doigts étaient des pétales de lys et tes bras des tigelles où germent les caressantes perversités… Je coupai tes mains, je cueillis des lys : et tes mains s’épanouirent aux tiges des lys, en même temps que des lys s’ouvrirent à la courbe de tes bras.

    T’ayant créée telle, tu fus mon œuvre, toute mienne. Trop belle, les amants te fuyaient, comme des monstres devant le Mystère. Moi, je te voyais et je t’aimais partout, dédoublée, dualité d’amour : tes yeux et ta chair dans la nature, des étoiles et des fleurs sous mes baisers.

    Mignonne, je voudrais recommencer le Rêve.

     

    (Le Thyrse, 1900, p. 45-46)

     

    André Baillon

     

     

    Lecture d'extraits du Perce-oreille du Luxembourg (1928)

     

    Le Perce-oreille du Luxembourg est l’autobiographie d’un jeune homme qu’on vient d’enfermer dans un asile. Comment démêler l’entrelacs des angoisses, des scrupules, des vertiges qui l’ont mené où il se trouve ? Est-il sans signification qu’un des symptômes de son mal consiste à s’enfoncer volontairement le doigt dans l’œil, au risque de se blesser ? Émotions adolescentes, études avortées, premières amours, amitiés ambivalentes, tout semble peu à peu s’organiser pour rendre inévitable le naufrage, en dépit de la lucidité et de l’ironie dont il peut faire preuve.

     

     

  • Une page de Paul Gadenne, Amsterdam 1950

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    Enquête René Char

     

     

    GadennePortrait.png

    photo de couverture de la revue nord', n° 43, avril 2004

     

     

     

    Nommé conservateur à Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras – où il fait peindre ou tapisser ses appartements tout en noir –, Georges Bataille s’entretient régulièrement avec son ami René Char. C’est à la suite de propos qu’ils échangent que ce dernier va poser, en mai 1950, dans la revue Empédocle, la question pour le moins ouverte : « Y a-t-il des incompatibilités ? » en demandant à des écrivains d’y répondre. Cette « Enquête René Char » amène Paul Gadenne à écrire, fin juin 1950, alors qu’il séjourne en Hollande, les lignes qui suivent.

     

    Gadenne9.jpgVotre questionnaire me parvient à Amsterdam où je suis en passant, et j’y réponds entre deux averses et deux tables. Je suis venu dans ce pays non en touriste, mais pour vérifier quelques-uns des événements, quelques-unes des structures de ma vie intérieure. – J’ose me servir de cette expression abhorrée : il y a des terreurs que je ne veux pas subir. [Ce qui me met dans une position spéciale, un peu spécieuse, qui échappe à la compétence de l’entourage le mieux disposé, et même m’instruit assez sur moi-même, et sur autrui : il serait peut-être prétentieux de souhaiter autre chose.

    C’est déjà répondre à la question, et je voudrais que l’on sente toute la modestie, toute la nostalgie même que je me permets d’introduire dans cette enquête.]*

    Gadenne19.jpgC’est déjà répondre à la question. Je suis un voyageur dont le type ne se rencontre plus. Aussi les réponses qui parviennent à mes propres questions, sur le terrain modeste de la vie quotidienne, témoignent-elles d’un décalage, et sont-elles faites d’éléments que mon attention n’enregistre pas. Cela revient à se savoir assez seul, ce qui est notre condition même, et le prix de notre authenticité. Déjà c’est un fait, en mainte occasion il y a des incompatibilités entre le monde des hommes et moi.  Et je veux bien accepter pour moitié la responsabilité de ces incompatibilités, c’est moi qui les crée autant que le monde : elles sont la preuve de mon existence. J’existe par ce conflit toujours ouvert et que je ne veux pas laisser éteindre, même s’il me tue. La force brutale n’a aucune chance de m’impressionner, elle peut me supprimer tout au plus. « Except my life », comme dit si bien lord Hamlet. Et peut-être qu’Ariel ne pourrait subsister sans Caliban. Mais il est vrai aussi qu’il ne peut que le combattre – à moins qu’il ne puisse l’éclairer. Tel est le mystère.

     

    Amsterdam 30 juin 1950

     

    *Le passage entre crochets correspond à une deuxième version.

    (source : La Rue Profonde. Carnets Paul Gadenne, n° 1, p. 102-103)

     

     

    paul gadenne,flandre,amsterdam,littérature,didier sarrouDans l’article « Paul Gadenne et les Flandres » (Deshima, n° 4, 2010, p. 253-264), Didier Sarrou s’interroge sur la place qu’accorde Gadenne à sa région natale dans ses écrits. Les « Carnets Paul Gadenne »  – que l’on doit au même Didier Sarrou – , en particulier le n° 4,  offrent quelques passages sur la Flandre française (Armentières, Cassel…). Une petite sélection :

     

     […] il [un de ses cousins qu’il retrouve à Armentières, médecin qu’il apprécie beaucoup] me révèle le profit qu’il y a pour moi à me replonger un instant dans l’atmosphère d’une vie saine, à remonter vers mes sources, à voir ce qu’une intelligence un peu élevée a su tirer de son propre milieu, sans se « déraciner », mais au contraire en puisant à un haut degré les puissances de son espèce, de sa race. Ce qui manque aux autres, ce n’est point l’intelligence, c’est la clarté, c’est le sens et la puissance d’organisation.

    Gadenne41_0001.jpg[…] Madeleine [nièce de Gadenne], huit ans, toujours câline, vient s’appuyer contre moi, ou s’assied sur mes genoux en me regardant, la tête un peu renversée. Je sens contre ma main qui la retient sa hanche menue sous sa robe, et je plonge dans ses yeux qui rêvent. La vue de cette petite fille me fait redescendre des hautes régions où je planais et me ramène aux douces réalités de la vie. Vivre ainsi, avec une petite fille sur les genoux.

    […] Quand les gens se mettent en colère, ils aggravent leur patois, pour donner plus d’énergie à leurs paroles. Ou quand ils racontent une histoire qui exige de la vivacité, et en général dans toutes les occasions où ils sont passionnés. Le patois dispose de tours plus vifs, plus pittoresques que le français et ces histoires perdraient beaucoup à être racontées en bon langage.

    […] Visite à Eugénie (d’Armentières). Son mari, qui apparaît juste au moment du Dubonnet me dit : « Vous savez, il vaut mieux aimer les livres que les femmes. Quand un livre vous embête, on le met de côté. Mais les femmes !... »

     

     

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    Un extrait de la nouvelle Baleine lu par Marie

     

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  • La pétulante Flamande

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    La maîtresse flamande de Frédéric Mistral

     

     

    « L’action de la poésie est extraordinaire sur les jeunes filles !

    Et si on ne se gardait pas, quel roman ! » F. M.

     

     

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    Dans un billet consacré à Vondel, nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer Frédéric Mistral. Passons de l’homme public, invité à représenter la France aux Pays-Bas à l’occasion du troisième centenaire de la naissance du grand écrivain du Siècle d’or, à l’homme privé. C’est un ouvrage magnifique qui nous en offre l’occasion : Frédéric Mistral. Illustre et méconnu, de Gérard Baudin, félibre mainteneur depuis 2006, collectionneur de tout ce qui touche à cette figure provençale majeure et fondateur du Conservatoire documentaire et culturel Frédéric Mistral. Publié cette année aux HC éditions, ce livre - dont la couverture reproduit un portrait réalisé par Nadar - propose un retour sur la vie du poète de Maillane à travers des centaines de documents iconographiques (en noir et blanc et en couleur). Le texte savoureux et fourmillant de détails s’arrête assez longuement sur les amours mistraliennes, un chapitre pas toujours exploré par les biographes du Don Juan Mistral. Gérard Baudin passe en revue les femmes qui ont occupé une place dans le cœur ou dans l’esprit du père du Tresor dóu Felibrige, nous donnant à lire des extraits de sa correspondance : « Ma belle amie répondit à mes lettres volcaniques par une très gentille proposition de mariage. » Ou, à propos d’une fille de boucher qu’on lui propose d’épouser : « […] la profession du beau-père nous fournira le motif d’armes superbes à savoir : un sanglier de gueules ravageant l’or MadameLoynes.pngd’un champ de blé… et puis quelque panégyriste pourra me comparer un jour au troubadour Bertrand de Marseille, qui aima et chanta Porcelette des Porcelets. » Mais point de mariage encore : « […] au diable les chastes épouses qui châtrent l’imagination de leurs maris poètes, vive les belles maîtresses… » Au sujet d’une jeune femme qui a la moitié de son âge et qui l’invite à la rejoindre alors qu’ils ne se sont jamais vus : « Je pars pour Uriage, moins pour prendre les eaux que pour me faire prendre… c’est toute une histoire… » En 1894, à propos d’une autre : « L’action de la poésie est extraordinaire sur les jeunes filles ! Et si on ne se gardait pas, quel roman ! »

    Jeanne Detourbey (détail, 1862), dont Mistral fut amoureux

    Parmi ces femmes qui ont séduit le séducteur, il y eut une servante de son père, qui lui a donné un fils – enfant que Frédéric ne reconnaîtra pas et dont l’une des arrière-petites-filles est la comédienne Andréa Ferréol –, Louise Colet et une certaine Marie Meersmans (Bruxelles, 1820 - Paris, 1903), dite Estelle de Moolle, dite la grande Thérèse, dite comtesse de Sainte Marcelle, « Flamande au teint de lait », fille naturelle et courtisane qui a tenu un salon littéraire à Paris, connue aussi pour avoir été la maîtresse de Gambetta et celle de Mistral. Comme dans nombre de cas, c’est la femme qui a fait le premier pas en adressant une lettre au poète. Ils se rencontrent à Lyon, se reverront à Paris, même après qu’il eut épousé la jeune Bourguignonne Marie Rivière (« La fillette n’est pas précisément jolie, mais elle est éminemment gracieuse, distinguée et intelligente, une vraie nòvio de poète… », écrit-il à propos de sa future). La seule fois où Marie Meersmans fera le voyage dans son entier de Paris à Maillane, ce sera dans son cercueil : elle a demandé à être inhumée dans le cimetière du village de Mistral, son ami auquel elle a légué sa fortune et ses papiers. Elle repose à quelques mètres du tombeau du prix Nobel.

     

    L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, 30/11/1934, p. 862Mistral3.png

     

    Un caractère bien trempé que cette Flamande ainsi que le prouvent quelques passages des lettres - semble-t-il retrouvées entre-temps - qu’elle adressait à son « professeur de provençal » : « Ta femme, Marie, elle est laide, je le sais, très bas-bleu, comme tu dois rire d’une femme qui voudrait te captiver avec la poésie… » Et : « Quant aux fillettes dont tu me parles pour me faire jalouse, je t’assure, cela me laisse bien calme : je te sais trop friand de propreté, de frais parfums, d’ongles propres : toi, avec tes belles mains blanches, tu ne toucherais pas avec un vif plaisir les restes des garçons d’écurie qui se lavent toutes les fois qu’ils tombent dans le Rhône. »

    Mistral par F.A. Clémént, 1885, détail

    portraitMistral.pngOutre les pages qui reviennent sur les principaux évènements ayant marqué l’existence de l’illustre et méconnu Provençal (« Mai de soun noum li grihet brun / Canton soulet la survivènço »), le lecteur découvrira dans ce livre un chapitre intitulé « Mistral et les arts ». Il est consacré aux innombrables effigies du poète réalisées par des peintres, des dessinateurs, des sculpteurs, des graveurs, des médaillistes… et des caricaturistes. Un trop bref passage s’intéresse aux quatrains publicitaires qu’il a composés pour vanter les mérites de certains produits et aux réclames qui ont utilisé son nom ou les titres et hé- roïnes de ses œuvres.

    Heureuses amoureuses de l’œuvre mistralienne qui pou- vaient, dans les années qua- rante et cinquante du siècle passé, porter des parfums baptisés Calendal et Îles d’Or, vendus dans des flacons signés Lalique.

     

     

    Le mot de l’éditeur

     

    couvMistral2.pngIl aurait pu devenir notaire, avocat, magistrat, député, ministre peut-être. Mais ne supportant pas de voir sa langue maternelle reléguée au rang de patois, Frédéric Mistral préfère se faire poète. Mieux encore ! Il fait vœu de restaurer son idiome par la poésie, se faisant l’apôtre des pays d’Oc. De tous les grands écrivains et poètes, il est le seul au monde qui, par la poésie chantant sa province et composée dans sa langue régionale répudiée par les écoles de France, ait été couronné du prix Nobel de Littérature. Au fil des ans, si le nom du Mistral survit, le souvenir de son œuvre s’estompe. Les écoles ont depuis longtemps évincé ses écrits. Pour cause : ses poèmes et sa prose, dont toute la sève coule de sa langue maternelle, sont exagérément rangés sur les étagères des langues minoritaires, du folklore. Aussi, chaque citation, chaque article, chaque ouvrage nouveau s’élève en barricade contre l’oubli de sa mémoire, contre l’oubli d’une langue, contre l’oubli tout simplement.

    MistralRhone.pngLors des commémorations du centenaire de la naissance de Frédéric Mistral, en 1930, on pouvait lire dans un grand quotidien : « Il y a trop de Français qui ne savent pas que le nom de Mistral peut être prononcé comme celui d’Homère, comme celui de Virgile, comme celui de Goethe…Tous les Français devraient “connaître Mistral”, qui ne fut pas un poète provençal ; qui est un poète universel, qui est un poète de la grandeur, de la fierté, de la noblesse, de l’émotion la plus haute, de l’expression la plus pure... »

     

     

    Envoulen-nous, Nerto ma bello !

    Tu, sus moun cor que reboumbello,

    Tu, touto miéno dins mi bras,

    Acò’s plus dous que l’ipoucras !  

    (F. Mistral, « La Nonne », Nerto)

      

     

    Exposition Frédéric Mistral - Nïmes, 2009

     

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