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Escapades - Page 5

  • Sans la traduction, la littérature resterait tribale

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    « À quoi sert la littérature ? »

    Un discours de Hubert Nyssen (2007)

     

     

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    Vidéo de l’intégralité du discours

    ici

     

    Extrait

    « […] Pas un livre qui, d’une certaine façon, ne soit un appel au désir donc à une forme d’insurrection. Espoir et désespoir, élans et chute, proférations et silences sont alors des manières de manifester la reconnaissance du désir comme un premier pas dans la conquête d’une liberté, celle d’être présent dans le grand concert des humains. Les écrivains qui sont honorés ici le savent, et je sais qu’ils le savent parce que je l’ai lu dans leurs livres.

    Or une œuvre de littérature ne va jamais seule comme peuvent aller une sculpture, un dessin ou une sonate qu’il ne faut ni modifier ni travestir quand on change de territoire. La littérature, elle, est irriguée par la langue dont elle se sert. Volens nolens elle est fille de sa langue mère, elle est portée par cette langue qu’en même temps elle déploie et elle porte. Une langue qui la contraint et qu’elle contraint, qui l’entrave et qu’elle débride, qui la défie et qu’elle défie. Une langue si chargée d’histoire, de règles, de traditions et de souvenirs, qu’il n’est pas un livre qui, par les traces et sédiments de cette langue, ne traîne avec lui des réminiscences du passé, des fragments de la mémoire collective et l’un ou l’autre scintillement d’une culture ancienne. Toutes choses dont les nuances échapperaient à notre perception sans le concours essentiel de la traduction. Car si une œuvre littéraire est en soi une traduction de ce qu’elle entend représenter, elle ne peut offrir d’accès aux lecteurs d’une autre langue sans le concours de sa propre traduction. C’est l’une de ces évidences dont Paulhan disait avec humour qu’il est dans leur nature de passer inaperçues : sans la traduction, sans les traducteurs qui sont à leur manière des écrivains, la littérature resterait tribale.

    Voilà peut-être d’abord à quoi elle sert, la littérature. Par l’intelligence et la force de ses représentations, par leur multiplicité, et avec le concours de ses traductions, elle sert à nous éclairer sur le monde en ses multiples états, à nous en révéler les hideurs et les splendeurs, les astres et les désastres, à nous faire comprendre sa logique et ses contradictions, à nous faire sentir sa cruauté et sa tendresse. Elle sert, la littérature, à nous permettre de nommer le monde en sa diversité, et elle nous autorise par la lecture, qui est elle-même une traduction, à l’enrichir de nos propres percepts avant de la transmettre à nos successeurs. »

    Hubert Nyssen

      

    Ce discours a été prononcé en septembre 2007 à l’occasion de la remise du titre

    de docteur honoris causa de l’Université de Liège

    à Nancy Huston, Paul Auster, Alberto Manguel et Bahiyyih Nakhjavani.

     

    Les lettres néerlandaises aux éditions Actes Sud : ici

     

     

    Hubert Nyssen, à livre ouvert (2009)

    documentaire de Sylvie Deleule

     

    Entretien avec H. Nyssen

    3 autres entretiens avec H. Nyssen sur le site de Jacques de Decker

     

     

  • Le Monastère des deux saints Jean

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     Un récit d’Alexis Curvers (1967)

     

     

    Dans le Sinaï, deux voyageurs en quête d’aventures découvrent un mystérieux couvent copte. Le frère Jean leur révèle que ce monastère est le champ où s’affrontent les deux saints Jean, l’Évangéliste et le Baptiste, et leurs adeptes. Une parabole où se mêlent mystique et sensualité.

     

     

    Alexis Curvers, Actes Sud, L'Agneau Mystique, Gand

     

     

    POINT DE VUE DE L’ÉDITEUR

     

    Né à Liège en 1906, Alexis Curvers connut le succès en 1957 avec Tempo di Roma (Laffont, Pavillons). Mais avant d’atteindre à cette notoriété, sanctionnée par le Prix Sainte-Beuve, il avait écrit plusieurs ouvrages, en même temps qu’il animait la littérature du pays liégeois. Le récit que voici, en forme de parabole, révèle donc un autre aspect du talent chez cet écrivain inspiré comme Marguerite Yourcenar par ses études classiques, hanté comme Julien Gracq par le désert et la solitude, fasciné comme Paul Gadenne par la rencontre de la mystique et de la sensualité. Car c’est bien à leur monde qu’il appartient.   (Hubert Nyssen)

     

     

    Écouter le début du récit lu par Hubert Nyssen : ICI

     

     

    UN EXTRAIT – L’Agneau Mystique

     

     

    alexis curvers,actes sud,l'agneau mystique,gandBien qu’il y eût foule à Saint-Bavon, nous passâmes la journée entière dans la chapelle de l’Agneau Mystique. Jean ne prétendit pas en sortir, même durant les offices, quand le polyptique était fermé. Il restait à méditer les volets extérieurs avec autant de ferveur que les éblouissants panneaux intérieurs qu’un sacristain redéployait dans l’intervalle des messes. Et pour cause : à l’extérieur étaient peints les deux saints Jean, côte à côte, non comme des êtres vivants, mais sous l’aspect de deux statues de grandeur naturelle. Jean nous dit que cette pétrification, imitée de la sculpture d’église, n’était qu’un artifice destiné à donner le change sur la véritable pensée du peintre : quoi de plus irréprochable que ces statues d’autel ? L’insolite était qu’elles fussent plantées là, sans raison visible, entre le donateur et la donatrice agenouillés comme en adoration devant elles.

    Jean ne nous dit plus mot de la matinée, attendant patiemment que s’écoulassent les flots successifs des paroissiens alternant avec les touristes. À la fermeture de l’église, nous allâmes déjeuner d’un waterzoei qu’il dégusta de bon appétit. À la réouverture, le sacristain crut avoir la berlue en le reconnaissant à nouveau au pied du retable, dans la chapelle à présent désertée. Au retour seulement, nous l’interrogeâmes.

    – Vous avez des yeux, nous dit-il, l’Occident a des yeux et il ne voit point. Mais vous êtes maintenant assez avertis pour déchiffrer ce polyptyque, d’ailleurs splendide, sans que mes explications vous soient encore utiles.

    alexis curvers,actes sud,l'agneau mystique,gandIl nous résuma cependant, mais d’assez mauvaise grâce, quelques observations qu’il avait cursivement notées. Nous dûmes ainsi convenir que les panneaux intérieurs du retable sont peints tout à la gloire et pour l’apothéose du seul Jean-Baptiste. Il y trône au ciel à côté de Dieu, tandis que sur la terre l’Évangéliste se laisse à peine deviner parmi les Apôtres et les Docteurs qui l’environnent en foule. Contrastant avec cet anonymat, une inscription très claire décore le trône céleste du Baptiste, lequel y est qualifié de « plus grand que l’homme, égal aux anges » et de « lampe du monde » ; la phrase est tirée d’un sermon de saint Pierre Chrysologue, évêque de la cour de Ravenne, catholique mais longtemps ami de l’hérétique Eutychès et lui-même arianisant, comme presque tout le monde l’était plus ou moins consciemment dans ce dernier siècle de l’Empire romain.

    Le Dieu qui règne au sommet du tableau est-il Dieu le Père ou Dieu le Fils ? La question na jamais été tranchée. D’après notre ami, ce ne serait ni l’un ni l’autre, parce que c’est l’un et l’autre : le Dieu unique sans distinction de Personnes. La personne du Fils n’est que figurée par l’Agneau élevé sur un autel à l’arrière-plan du paysage terrestre. Autour de l’autel, des anges ailés forment un cercle d’adorateurs. Mais au premier plan se dresse triomphalement une fontaine à l’eau jaillissante, et c’est vers elle que se tournent les visages, que se porte l’attention et que se dirigent les pas des innombrables personnages de toutes sortes dont les quatre coins du tableau sont peuplés : pas un d’entre eux n’a seulement un regard pour l’Agneau. Il résultait de là qu’il n’a pas fallu moins qu’un prodigieux trompe-l’œil pour suggérer le nom d’Adoration de l’Agneau, communément donné à cette composition qui s’appellerait plus justement l’Adoration de l’eau. Le centre géométrique en est d’ailleurs le sommet de la fontaine. Tout converge vers ce point où resplendit la statuette dorée d’un ange, en lieu et place de la croix qu’on y attendrait.

    réédition Espace Nord (2008)

    alexis curvers,actes sud,l'agneau mystique,gandBien plus, la croix du Christ ne se rencontre nulle part dans tout l’ensemble du polyptyque. Le peintre y a pourtant semé nombre de croix, mais toutes petites, grecques ou pattées, et ne servant que d’accessoires et d’ornements ; plusieurs sont en forme de tau, symbole imparfait, décapité de la branche supérieure par où descend la grâce du ciel. Même la croix figurant parmi les instruments de la Passion portés par les anges qui entourent l’Agneau, même cette croix du Calvaire est douteuse : on ne sait si l’écriteau qui la surmonte au ras de la transversale est ainsi placé pour cacher la branche supérieure de la verticale, ou pour en masquer l’absence. De telles ambiguïtés sont-elles sans intention ?

     

    Tempo di Roma et Le Monastère des deux saints Jean

     d'Alexis Curvers, présentés par Christian Libens

     

     

  • Nos Amours – La Femme Fresque

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    les cœurs bâtards font les sentiments mixtes

     

    Camille Lemonnier, Nos Flamands (1869)

     

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    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peinture« Je sais d’avance comment ce livre sera reçu. Peu de gens le liront parce que peu de gens lisent ici. Parmi ceux qui le liront, les uns hausseront les épaules comme devant une chose insensée ; les autres l’accueilleront d’un sourire comme le rêve d’un poète. Quelques-uns, sentant le vrai, le liront de cœur. Vraisemblablement il mourra dans le silence, à peine né. Si j’y flattais la vanité du pays, peut-être serais-je lu. Je préfère ôter les masques : la vérité me vaut plus que le succès. Tel qu’il est, ce livre est le bilan de la Belgique en 1868. On me dira que j’ai faussé les couleurs : j’ai pour excuse mes colères et mes amours. Qui aime hait : les cœurs bâtards font les sentiments mixtes. Quoique celui-là soit volontiers raillé qui parle de patrie en ce siècle, j’ai dit souvent ce nom, afin qu’on sache qu’il est des gens capables de ce ridicule. Enfin, j’ai souffleté ce qu’il y a de haïssable et de bas dans la jeunesse qui dort, la bourgeoisie qui ronfle, les lettres qui languissent et les arts qui pataugent. Je souhaite avoir menti. Qu’on me le prouve et je brûlerai mon livre. » C’est sur ces phrases que se referme Nos Flamands, ouvrage du jeune Camille Lemonnier (1844-1913). Avec son aisance stylistique et sa phrase coruscantée (1) qui ne sont pas sans rappeler celles d’un Barbey d’Aurevilly – auquel il dédia d’ailleurs son somptueux roman Un mâle (1881) (2) – le Bruxellois de double ascendance (flamande et wallonne) a entrepris d’arracher ses contemporains à leur apathie, leur atonie, leur abâtardissement : bien plus qu’un stupide XIXe siècle avant la lettre, ses pages sur les beaux-arts, les mœurs, la littérature et la critique sont une charge contre une décadence généralisée : « Cherchez donc dans ce peuple de boutiquiers et d’avocats vendus, par toutes les fibres de leur âme et toutes les gouttes de leur sang, à l’ambition des places et des richesses, cherchez donc les consciences inébranlables, les passions fortes, les sentiments puissants, l’amour qui n’a qu’une foi, la volonté qui n’a qu’une loi, l’honneur qui n’a qu’une parole. Race gangrenée, l’or, comme un poison maudit, a coulé en vous, et vous a remplie, de la tête aux pieds, de ses pourritures. Votre dieu, c’est votre or ; or, votre conscience ; or, votre honneur. Lâchement adulateurs des titres et de la fortune, vous ne révérez que l’éclat où vos passions gueuses vous font aspirer, camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureet, pour y parvenir, insoucieux de la dignité que vous écartez du pied comme un obstacle et un péril, il n’est de bassesse avec laquelle vous ne pactisiez. » (« Les Modèles de Rubens », p. 3) Ou encore : « Je vous le dis, en vérité, vous n’êtes pas les fils des vieux Flamands, vous n’êtes plus les modèles qui inspiraient Rubens, vous n’êtes plus les lions que van Artevelde menait aux combats ! » (« Lions. – Bichons », p. 5).

    Le futur grand romancier, qui apparaît déjà « plus flamand que les Flamands dans leur langue », appelle à « construire l’identité de l’art en Belgique sur le stéréotype d’une Flandre vue à travers les modèles de Rubens, ces ‘‘colosses sublimes’’ aux musculatures puissantes et au miroir de la peinture de Jordaens et de Steen » ; c’est que le critique d’art en lui a pris conscience « de l’opportunité qu’offrait la mise en parallèle de l’esthétique naturaliste et de la tradition picturale. Cette peinture appliquée à la repré- sentation minutieuse du réel, Lemonnier l’utilise[ra] à la fois pour légitimer l’accueil du naturalisme français en Belgique et comme levier pour s’affranchir du poids de l’académisme qui continue de régner à travers la peinture historique et religieuse » (3).

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureIntitulée « Les Morts et les Vivants », la première partie de ce volume d’une rare violence entraîne d’emblée le lecteur dans la fange et le vice : la peinture de l’ignominie régnante, de la dégénérescence qui n’épargne aucun aspect de l’existence passe par une évocation de « nos amours » – autrement dit notre prostitution et celle des mots –, gouffres de la débauche où sombrent hommes et femmes, poètes et peintres. « Nos Amours » et « La Femme Fresque », chapitres 3 et 4 du premier volet de Nos Flamands reproduits ci-dessous, issus d’une veine bien différente de celle qui présidera à l’écriture du volumineux La Belgique (Hachette, 1888), annoncent par certains aspects métaphoriques et esthétiques, portés par une grande luxuriance lexicale, Un mâle, roman qui cherche à nous faire prendre conscience de « l’entreprise de ‘‘contre-nature’’ à quoi nous soumet, au fil de ses inventions, la civilisation du déracinement » (4), autobiographie rêvée qui associe à plusieurs reprises sensualité et putréfaction, désir et pestilence des fumiers. Annoncent aussi les fresques sociales où les personnages, marécages purulents, « se puent ».

     

    (1) « On peut affirmer que Lemonnier exploita toutes les particularités grammaticales et syntaxiques du style coruscant : la fréquente substitution de l’article indéfini à l’article défini, l’adjectif substantivé et l’adjectivation du participe présent, l’emploi transitif de verbes intransitifs, l’adjonction de la forme pronominale à des verbes qui ne sont pas pronominaux dans l’usage courant, la faveur accordée aux constructions nominales et, par voie de conséquence, aux prépositions avec et dans, l’antéposition inhabituelle de l’épithète (et parfois de l’adverbe), la dislocation de la phrase par divers types de disjonction. » Paul Delsemme, « Le style coruscant, mouture belge de l’écriture artiste des Goncourt », bon-à-tirer, n° 11, 15/11/2004.

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peinture(2) à J. Barbey d’Aurevilly, Je dédie cette étude, avec l’admiration et le respect profonds que tout homme de lettres, qui a gardé la religion de la probité littéraire, doit aux vétérans glorieux, ses prédécesseurs dans la carrière difficile où quelques-uns ont été des Esprits, où très peu, comme le Maître dont je place ici le nom et de qui je révère l’art hautain, mélange d’Idéal et de Réel, ont su être à la fois des Esprits et des Caractères.    

    (3) Paul Gorceix, La Belgique fin de siècle. Romans – Nouvelles – Théâtre, Bruxelles, Éditions Complexe, 1997, p. 20.

    (4) Marcel Moreau, « Préface », Un mâle, Labor, 1998, p. 10.

     

     

    Nos Amours

      

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureElles sont belles vraiment, nos amours, et je vais vous les dire. Elles ont aux lèvres l’odeur du tabac, au cœur une pièce de cent sous, aux mains des ongles crochus et sales, aux pieds des durillons pour avoir trop battu les trottoirs, au ventre enfin des boyaux inassouvis qu’il faut sans cesse gorger de beefstakes sai- gnants pêle-mêle avec des puddings anglais. Elles sont ridées, crevassées, édentées, ébréchées, comme de vieilles ruines peintes à neuf, qui auraient par dessus un badigeon chatoyant, et dont, par dessous, le plâtre s’en irait en écailles. Ah! oui, nos amours, parlons-en. Elles sont moisies et chassieuses, avec des trous aux joues, des gouffres aux épaules et des abîmes aux omoplates. Elles sentent le troupier ; elles odorent la caserne; l’ail se mêle entre leurs dents aux piquantes haleines des pickles en fermentation. Ce sont les égouts publics, les dévidoirs humains, les puits des lascivetés fangeuses. Le portefaix officie après le troupier, le troupier après le moine, le moine après le gandin, le gandin après le père de famille. Ce sont les cavernes de la fraternité humaine et l’on y est à l’aise, sans dispute et sans colère, si l’on veut attendre son tour. Elles courent les rues, nos amours, au crépuscule, à l’heure où les chauves-souris sortent des trous de mur, quand un homme gris, voyant un jupon, est capable de le prendre pour une femme. Elles jurent mieux que des charretiers, boivent une ration de cognac d’un trait, culottent une pipe en une heure, se soûlent à dîner et vomissent, après, le tout. Nos amours sont cartées ; nos amours sont sous le patronage de la police ; nos amours sont patentées ; nos amours tiennent boutique. Elles sont sur la place publique, entre un marchand d’orviétan et un montreur de marionnettes.

    Paris nous a donné la lorette.

    La lorette ! Marquée jadis, au pilori public, d'une souillure grossière, la fille de joie a changé de nom. Heureux siècle, tellement fait au vice qu’il redoute même de s’en pouvoir désaccoutumer un jour ! C’est ainsi que, craignant l’instinctive répulsion de la dignité humaine pour l’infamie et la honte, il les a décorées de masques qui en dérobent la vileté. Nos pères, plus honnêtes, n’entendaient pas finesse sur ce chapitre, et, plus vifs, jetaient aux Rosalindes d’aventures un nom qui rimait avec catin. Chastes oreilles, la rime nous a blessés, et sans écarter l’objet, nous avons écarté le nom. En retour, féconds en détours et roués dans l’art de parler avec élégance des choses sales, nous avons forgé des équivalents. Oui, l’alcôve béante a, pour la créature qu’elle montre nue, un dictionnaire qui a ses Larousse et ses Bescherelle. Que dis-je ? Les libres amours bouffis des poètes, enchaînés aujourd’hui dans un coin des rideaux, crèvent à la louange d’Aspasie dégénérée en trotte-pavé leurs joues hérissées de favoris à l’anglaise !

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureLorette hier, puis cocotte, puis cascadeuse, que sais-je encore ? Ainsi de nom en nom, comme une boue de philtre en philtre, on l’a fait passer, croyant la dégager de la crotte qui la souille. Mais la crotte du triste métier reste collée au talon de celles qui le font, et quelque nom qu’on leur donne, la souillure est la même, si l’épithète a changé.

    Et qui ne sait que le métier même a ses distinctions variant de la cave au grenier, de la mansarde à l’appartement et du carrefour au boulevard ? L’une sert dans les fleurs et les parfums le ragoût que l’autre offre sans piments. Celle-ci porte à la carte les surprises d’une pudeur que celle-là, plus crue, met à l’aise dès le premier instant. Ce ramassis de bohèmes en jupes fait, dans la grande bohème de la société actuelle, une sorte de société à part, qui a ses hauts et ses bas. Or toute cette tribu gueuse et splendide, qui cache la pourriture sous le velours, repose sur ceci : la fille de joie, type éternel de la vanité spéculant sur la luxure ou de la misère trafiquant de la nature.

    La plus triste victime des civilisations raffinées fut toujours la femme ; c’est la femme qui porte le poids de la nôtre. Écrasée sous les roues du char splendide qui passe emporté dans les éclairs et le tourbillon, elle gît par terre, vaincue par le travail, l’insuffisance du salaire, l’impuissance de vivre et sa propre infirmité. Si elle se relève, elle se relève souillée : son éclat est dans son abjection. Et qu’est-ce autre chose, pour les femmes que vous voulez émanciper dans l’irresponsabilité des hommes, au lieu de les garder femmes dans la diminution du labeur et l’accroissement du bien-être, qu’est-ce autre chose, cette abdication de la pudeur, de la retenue, de la contrainte où se reconnaît la courtisane, que l’initiation instinctive et brutale à l’indépendance virile ? Vous rêvez l’émancipation de la femme, c’est bien, mais avant tout, abolissez la faim.

    ***

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureAh ! filles malheureuses ! Pauvres âmes égarées dans la débauche et séduites au premier jour de liberté ! À l’âge où le cœur s’ouvre, où la brise qui vient de l’infini y secoue les rosées divines de l’amour et fait éclore les fleurs chastes des rêveries, à l’âge où tout est mystère encore, comme au matin d’un jour d’été, où rien ne se voit qu’une clarté bleue emplie de vapeurs et de brumes transparentes, où rien ne s’entend que le chant vague et les longs murmures de la nature qui s’éveille, où pourtant déjà, dans les horizons voilés de l’avenir, parmi le tendre éblouissement des songes, quelques formes d’hommes, d’amour, de désir, passent, se dessinent, s’ébauchent, à cet âge une enfant est déjà flétrie ; son cœur a été mordu de la dent empoisonnée ; ce beau corps, aux jeunes formes délicates et pures, a senti des étreintes immondes ; le regard lascif d’un procureur a suivi les ondulations de ces lignes superbes ; une bouche hurlante et ivre s’est collée à ces seins faits pour le timide baiser d’un adolescent ; tout ce corps, soudainement mis à nu dans un boudoir public, en quelque corps-de-garde de l’amour patenté, tout ce corps n’a plus rien de secret : ses frémissements sont connus ; ses beautés font la fable de la ville ; on vante ses appâts ; il n'est personne qui n’en puisse juger. Oh ! malheureuses ! malheureuses ! Cette fleur bénie que l’amant cueille au jour des noces fortunées, cette pudeur rougissante qu’il réveille à chaque baiser, ces extases suprêmes, ces délires inouïs, ces paroles éternelles que l’homme bégaie en ses voluptés, qu’il ne se lasse de dire, qui sont si bêtes et pourtant font l’adoration du monde, ces soupirs qui doivent monter aux astres, tant ils sont purs et harmonieux, ah! cette nuit d’ignorance et de candeur où la main de l’homme, palpitante et folle, arrache les voiles et découvre le divin mystère à la femme qui ne s’en doutait pas, tout cela, vous ne l’avez jamais connu. Un soir, vous aviez faim ; il faisait froid; vous avez vendu vos jeunes corps, ne sachant ce que vous faisiez ; vous avez vendu vos pudeurs, vos caresses, vos baisers, ne sachant ce que vous perdiez. Au bout de la nuit, vous aviez votre pain ; mais, dès lors aussi, vous aviez l’irréparable honte. Je ne suis pas de ceux qui jettent la pierre à la femme qui tombe et qui couvrent de la boue du chemin le front que la misère y précipite. Je ne suis pas de ceux qui, marchandant la pitié aux infortunés qui n’ont qu’elle pour les secourir, se bouchent les oreilles aux gémissements que le vent de la nuit emporte par dessus les villes. Du fond du cœur je plains les pauvres enfants que la faim pousse au crime, et je pleure pour tant d’âmes, mortes à la pudeur, mortes à l’amour, mortes à la vie. Mais aussi je m’indigne qu’il en puisse être ainsi, et devant cette civilisation qui permet de telles hontes et les couvre en quelque sorte de son patronage, je sens la colère me monter aux entrailles. Si la jeune fille, tremblante en sa mansarde, a faim, quand le soir tombe, que le vent secoue sa fenêtre, que les fantômes sinistres rôdent dans la nuit, à qui la faute ? Si la vierge de quinze ans, restée pure sous ses haillons, voit paraître à son chevet le démon malin, et s’il lui vient parler de toilettes, d’intrigues, de pompes et de plaisirs, à qui la faute ? Si l’enfant sort de chez elle au crépuscule, par un temps de pluie, de marasme et de boue, honteuse, désespérée, rouge de pudeur, n’osant lever les yeux, priant tout bas, l’âme navrée et des pleurs sur les joues, à qui la faute ? Si enfin, tout à l’heure, vous voyez un homme aborder cette enfant qui pleure, se rire d’elle, lui prendre le menton, lui conter des propos obscènes, puis, lui ayant parlé plus bas, l’entraîner à sa suite comme une brebis qu’on mène égorger, et par quelque ruelle où le vent s’engouffre, disparaître avec elle, et frapper au volet d’une maison lépreuse, dites : à qui la faute ?

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureCertes la faim est éternelle : de tout temps il y eut des affamés. Homère mendiait son pain. Athènes avait ses pauvres, Sparte avait les siens. Mais du siècle est sortie une autre faim, plus horrible que l’écharnée antique, surtout plus infâme, car elle ne s’attaque plus aux entrailles seule- ment, mais à la conscience. Je veux dire la faim des filles, cette faim gueuse et chienne qui se compose de nécessité et de superflu, de tortures de corps et de tourments de cœur, de grincements de dents vides et de jalousies farouches. Monstre hideux, enfoui sous les dentelles et masqué de falbalas, elle entre à son heure dans le logis des ouvrières. Des joyaux et des parures sont entre ses mains, elle les fait briller à leurs yeux, elle leur chuchote à l’oreille des conseils d’orgueil et de vanité, elle leur dit : « Tu es belle, vois ton corps ; tu es pauvre, vois ton corps ; tu ne sais comment te tirer de ta misère, vois ton corps. » Elle marche dans une flamme : l’éblouissement des rêves menteurs l’enveloppe tout entière. Nulle ne voit, sous la capuche qui recouvre sa face, son hideux rictus de squelette à travers ses grandes mâchoires béantes. La fange qu’elle traîne à ses pieds disparaît sous les velours qui tombent de ses épaules. Gomme une entremetteuse, elle cache sa vieillesse sordide et puante sous la somptueuse richesse du monde qu’elle promet à ses victimes ; ambrée, musquée, pleine du parfum des boudoirs, elle apparaît dans les misères des mansardes comme une fée consolante. Elle est douce, séduisante, conseillère aimable. Qui se défierait d’elle ? Si bien vêtue ! Si odorante ! Et ces joyaux ! Ces cassettes ! Ces perles ! Les adorations de la vie ! À quoi servirait-il d’être jeune et belle, s’il fallait laisser mourir tout cela dans l’ombre ? Alors, elle approche d’un pas, l’infâme prostituée, elle tend la main. La pauvre fille a faim, elle entend crier ses entrailles ; toute cette clarté la frappe aux yeux ; ces parfums séduisent ses sens. Elle résiste encore. Mais passer dans les rues, emportée au galop des chevaux, avec des fleurs aux pieds et aux mains ! Être la reine des amours des hommes ! Les bals ! les théâtres ! – Et quand le monstre s’en va, on voit dans ses mains une âme de fille, une conscience à jamais perdue !

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureAh ! nous ne sommes plus Flamands. Voyez donc, dans ces annales qui sont derrière vous, toutes rayonnantes des gloires du travail et du commerce, voyez donc si le blême visage de la faim vous apparaît ; si vous le voyez rôder comme de nos jours, parmi les marchés, les foires et les places publiques ; s’il se montre aux carreaux de plomb de la pauvre travailleuse qui file et chante en regardant dans la rue ; si, le soir, en retournant chez lui, l’ouvrier des corporations, le membre des confréries, l’associé des serments, demande à la mère qui se jette à ses pieds où est sa fille et devine aux larmes de l’épouse le déshonneur de l’enfant ?... Eh non ! dans ce mouvement prodigieux du commerce, parmi ces échanges énormes qui se faisaient d’un monde à l’autre, à travers le fracas de tous ces navires dégorgeant incessamment les trésors de Ceylan et de Java, dans cette atmosphère de travail où ne s’entendaient que les marteaux sur les enclumes, le fer battu dans les chantiers, les grincements des poulies au haut des navires, les rumeurs des ports, les bruits du rouet et les chansons des tisserands, la faim ne se montrait pas ; les salaires étaient en proportion du travail ; il n’y avait pas d’indigents ; tous les bras étaient en œuvre ; les villes bruissaient, chantaient, grondaient, à travers les fumées des fabriques, joyeusement, dans la sérénité de la conscience et l’honnêteté du travail. Le soir, bercées de légendes, de ballades et de chansons, lasses et contentes, elles s’endormaient dans le repos et la solitude. Ô bel âge de grâce et de simplicité ! Alors, le jeune homme et la jeune fille se cherchaient comme aujourd’hui ; mais ils se cherchaient pour l’amour, saintement, et quand ils se rencontraient, ils avaient les belles ivresses matinales des vrais amoureux. La mémoire des parents suivait dans l’ombre le couple qui marchait enlacé, et les épousailles étaient le chapitre suprême, et vraiment le premier, de ces romans naïfs que nouaient entre eux les beaux enfants flamands. On ne voyait pas rôder dans les carrefours des filles de quinze ans, effrontées et lascives, appelant du doigt les passants et se vendant pour des colifichets. Cette gloire était pour notre siècle : il nous manquait cette grandeur, la prostitution de la femme.

     

    centenaire de la mort de Camille Lemonnier

     

     

    La Femme Fresque

     

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureQuand j’ai commencé ce livre, j’ai vu qu’il y avait des passages dangereux : une pudeur de femme et d’enfant me disait de m’arrêter au bord. Maintenant que j’y suis, ma conscience d’homme me dit de marcher au travers. Il n’y a pas de dangers pour le courage, il n’y a pas de lieux malhonnêtes pour l’honnêteté du cœur. S’il me faut rencontrer sur ma route des lupanars, j’y entrerai, je prendrai, dans ma colère, les pâles fantômes qu’y jette le vice, je les arracherai aux flambeaux des nuits lascives, et je les conduirai à ta lumière, ô pur soleil, afin que les masques tombent des joues et que leur ignominie, tout à coup découverte, attire sur eux l’opprobre des hommes. Et vous qui me lisez, s’il en est parmi vous qui me blâment de toucher à ces fanges, j’ai ma fierté pour moi qui me garde pur jusque parmi elles. 

    Je le vois, s’il faut vous parler du vice, il faut en parler librement : vous êtes trop aveuglés pour que les couleurs voilées se comprennent à vos yeux. Eh bien ! je le veux. Entrons dans un de ces boudoirs infâmes où tout se vend, jusqu’à l’air qu’on y respire, et dont l’abjection, écrite sur les murs, sur les meubles, depuis le seuil jusqu’à la couche, se sent aux parfums rances que les sueurs et les baumes y laissent flotter. Voyons dans leur nudité les prêtresses des cultes obscènes, alors que, sans voiles, sans fards et sans atours, cette chair, qu’elles font mentir et qui sert à tromper les hommes, s’apprête à recevoir de leurs mains les vernis, les polissures et les crépis qu’on met aux vieux murs. Les voilà, ces épaules salies encore de bave furieuse, mordues par des baisers d’inconnu dans les rages du plaisir. Les camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peinturevoilà, ces joues rougies de marques libertines ou toutes pâlies des insomnies d’une nuit vendue. Le voilà, tout ce corps pollué, l’objet de vos adorations, où vos lèvres ont bu l’amour. Dérision ! Il n’est rien de ces flancs, il n’est rien de ces gorges, il n’est rien de ces épaules qui n’ait reçu la caresse et le baiser. Vous qui ne voudriez pas vous couvrir du vêtement d’un autre homme, vous dormez dans les bras où il a dormi ; vous qui ne boiriez pas au verre de l’étranger, vous vous collez à des joues auxquelles il s’est pendu ; vous qui redoutez partout la gale, la vermine et la peste, vous ne craignez pas de les trouver dans le lit sordide où quelqu’un les a peut-être laissées. Ces hôtelleries banales, où la luxure cherche un gîte et des bras pour la recevoir, regardez-les dans l’horreur du matin, loin du mystère des nuits. Ô fresques ! ô peintures ! Enduits écaillés ! Ruines branlantes ! Corps vermoulus ! La gorge pend ; le ventre ballonne ; la joue tombe. Cette chair luisante aux pourpres de pèche, je la vois blême et blafarde, avec des mosaïques verdâtres sous les yeux, et gonflée de bouffissures malsaines. L’œil qui, hier, avivé de cobalt, brillait sous un cil oriental, terne maintenant comme un globe dépoli, roule dans une paupière flasque, rougie sur les bords et crottée d’humeurs séchées. La joue, fripée en plis menus, m’apparaît crevassée comme la pomme qui se garde au grenier. Ô merveille ! illusion ! C’est là que ta bouche enivrée cherchait la veille l’enchantement et le plaisir ! En vérité, quand tu ne fermes pas la porte à cette bête qui est en toi, ô homme, elle t’emporte bien loin, puisque tu oses nommer une femme ce cadavre d’autant plus dégoûtant que les vers du tombeau ne s’y sont point encore mis. 

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureUne femme ! Elle ne l’est plus, elle ne l’a jamais été. Ne donne pas à la brute façonnée aux apparences de la femme le nom que portent ta mère et ta sœur. Homme ivre, sais-tu qu’en prostituant le mot béni qui embaume la lèvre de l’époux dans les nuits des fiançailles, tu prostitues le jour qui te fit homme et vivant ? Une femme ! Alors même qu’elle en aurait tout, elle n’en aurait ni le cœur ni les entrailles, où vivent la mère et l’amante ! Un bloc vil plutôt, moulé en contours féminins par une illusion fatale, hier peut-être doué des splendeurs radieuses où la nature mit son plus divin trésor, aujourd’hui marqué des empreintes obscènes que le vice laisse à la beauté flétrie. 

    Elles sont peinturlurées des pieds à la tête, comme des boutiques de droguistes, de placards multicolores ; elles se font des yeux avec du cobalt et des lèvres avec du carmin. Les sillons qu’elles ont au front sont mastiqués de crèmes épaisses ; elles se tracent des sourcils avec des bouchons brûlés à la chandelle ; leurs cils sont noircis au cirage ; les pinceaux dont elles noircissent leurs bottines sont en même temps les outils de ce coloriage ; leurs tempes sont striées de veinules bleuâtres, pointillées en pattes de mouche ou roulées en entrelacs. Pour le nez, elles l’allongent, le redressent et le raccourcissent à volonté avec des pâtes et des cires qu’elles enduisent par dessus d’huiles rosées ; les narines sont faites d’un trait de carmin appliqué au rebord du bourrelet qui les compose, et d’un trait de cobalt pour marquer le creux qui en dessine le contour près des joues ; les joues sont à la vérité d’une difficulté extrême ; mais elles y réussissent avec un art parfait. Ce sont plusieurs couches posées l’une sur l’autre à la façon des empâtements par lesquels le peintre fixe ses tons. Quand elles sont à peu près sûres que la première sueur ne les fera point mollir et ruisseler le long du menton, elles y jettent la couleur définitive, qui est rose ou pourpre, avec mille dégradations savantes qui les accordent aux tatouages des tempes et aux marqueteries du nez. Pour les cheveux, elles n’en ont point, généralement, ou peu. Plantées à de rares endroits, les maigres touffes sous lesquelles blanchit leur crâne ont l’air d’un échevèlement d’orties sur un sable stérile. Mais, avec l’argent d’une nuit, elles réparent ces outrages du plaisir ou ces oublis de la nature. Cette camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peinturetête quasi-pelée, où s’emmêlait une filasse maladive, se parera de l’opulence que lui vendra le coiffeur. Les lobes dégarnis du front, demi-voilés sous les bandeaux d’une fille morte à l’hôpital, s’encadreront de courbes dentelées ; la raie qui serpentait dans les espaces dénudés de l’occiput se couvrira sur ses bords de masses crêpées ; le long des joues, flottantes en anneaux, des anglaises feront vaciller des ombres vaporeuses. Accroché à la nuque, un bourrelet soyeux, qui se masse épaissement, laissera deviner, sous les carreaux de la résille, les trésors que des ciseaux mercenaires taillèrent la veille sur le cou d’une enfant des campagnes. Et j’en parle au mieux ; car les mailles du filet, recroisées sur le chignon, n’enferment pas toujours, en leur éclat d’emprunt, des splendeurs aussi réelles. Une maigre natte de cheveux ramassés de l’occiput recouvre parfois des mystères plus grossiers. C’est ainsi que ces touffes abondantes dont la masse flatte l’œil, ne lui laissent le plus souvent, quand on les décroche, que le spectacle d’un emmêlement de bourres et d’étoupes cimentées par des chiffons et des crins. Tout son corps est ainsi fait ; comme ses cheveux, son corps est d’emprunt. Sa beauté, composée à petits coups de pinceau par une main savante qui la distribue également partout, sommeille dans les pots et les fioles du lavabo. L’éclat de ses joues, cherché de ton en ton par le vermillon et le fard, le poli de sa peau fixé par le moyen d’huiles et de graisses, les formes de son corps amplifiées ou modérées par l’artifice d’une couturière au secret, il n’est rien qui soit à elle, rien où la rouerie malicieuse n’ait porté une main complice. Les roses et les lis, chez elle, hâtivement épanouis, ne connaissent ni les heures ni les saisons. Toujours éclos, toujours ouverts, embaumés des senteurs du patchouli et du riz, sa main les prend sur le godet où elle les broie, puis les sème en bouquets harmonisés sur ses chloroses épuisées. En vérité, ce sont des fresques riantes, aux tons frais et pimpants, et je songe, en les voyant, à cette parure du bon Adriaan Brauwer, galonnée d’or avec reflets de satin, que sa brosse enjouée peignit, un jour qu’il manquait d’habit, sur un morceau de toile écrue. Toiles écrues aussi, crevassées en maintes places, dont les veines saillantes et bouffies simulent assez les cordes d’un tissu éraillé, ces peintures vivantes, à l’image de l’habit d’Adriaan, se parent de tons ardents qui s’effacent au débotté. Hélas ! quand vous croyez les tenir en vos bras, ces ombres coloriées que la lumière fait briller d’un éclat illusoire comme les figures des lanternes chinoises, la couleur fuit, l’ombre reste, toute cette magie savante des tons de la pêche et de la framboise ne laisse à vos mains et à vos joues que la poussière écaillée des pinceaux qui l’ont faite.

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureQue voulez-vous, du reste, qu’il leur demeure de leur corps, alors qu’elles le vendent chaque jour au hasard du chemin ? Leur chair, emportée par les baisers, s’en va aux mains des hôtes qu’elles reçoivent dans leur lit, comme dans les cloîtres la pierre aux genoux des moines en prière. Ne voyez-vous pas que cette gorge, mordue, mangée, lascivement rognée, n’est plus qu’une outre vidée, dont les lèvres, à force d’y boire, ont usé jusqu’aux contours ? Leurs bras sont restés au cou des amants comme leur bouche, leur ventre et leurs joues.

    Je vous le dis : vous êtes volés. Vous oubliez pour de plates courtisanes le foyer, l’étude, la famille, la dignité ; vous demandez à ces alcôves gueuses, où la luxure vous conduit en chancelant, des voluptés, des licences, l’éclair d’une nuit ; les sens fiévreux veulent de la chair, des caresses, des étreintes ; mais, à la pâle clarté d’un bougeoir expirant, est-ce de la chair, sont-ce des formes, est-ce une femme qui se montre à vos yeux ? Le squelette, sous la peau délabrée, montre ses os et ses trous. Allez donc plutôt demander des plaisirs aux cadavres des cimetières ! 

    camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peintureÀ les voir passer, il est vrai, l’imagination s’allume. Sous la soie arrondie, le corsage montre des saillies hardies. C’est corsé, c’est étoupé, c’est ouaté, c’est calfeutré, c’est rembourré, c’est entripaillé. Malheureusement, sous ces belles soies gonflées voluptu- eusement sur des contours antiques, il n’y a de dressé que le bazin du corset tendu à grand écart de buse, et, pour le reste, quand il n’y a rien, cela se remplit avec des bottelées de loques et de chiffons. Le dos n’est souvent qu’un leurre en réalité ; mais, à le voir en rue se dodeliner dans l’embonpoint d’un corsage qui craque, on salue l’habileté de la tailleuse qui a su combler de tels gouffres. Que la taille soit maigre à passer dans un anneau, il n’y paraît guère, et une demi-douzaine de jupons, entassés sur les hanches, viennent à point donner aux reins une cambrure qui en fait valoir le néant ; dessus, on passe une ceinture serrée à la manière des sangles de chevaux, laquelle a l’air d’écraser le ventre, et se donne des mines de craquer sur des chairs étranglées. En somme, de ventre, il y en a autant que sur la main. Le ventre est fait avec la jupe. La jupe ôtée – le ventre devient un ballon dégonflé, à peaux flasques et sillonnées. Si le genou est cagneux, le jupon qui bride à la jambe ne le laisse point voir, et si le mollet fait défaut, la bottine qui grimpe jusqu’au genou le remplace par des rondeurs cavalières, découpées dans du chevreau. Pour le pied, quoiqu’il soit généralement lourd, pour avoir longtemps habité le sabot de la percheronne, on le perche sur de mignonnes semelles arrondies en arc au creux du pied et flanquées de talons taillés en socles de statue. La cambrure est superbe : la cheville ressort en relief exquis ; c’est un chef-d’œuvre de cordonnier. Mais dessous, le durillon fleurit, prospère, gonfle et durcit, la peau pèle, se crevasse et s’écaille, et quand on ôte le soulier, il apparaît un gros et large pied, comme un limaçon qui s’émerveille de bayer au grand jour. Ah ! le joli déshabillé de squelettes que toutes ces momies, fardées d’onguents et corsées de bandelettes, font le soir en se mettant au lit ! On ôte d’abord les cheveux : la tête apparaît pointée de promontoires dégarnis et plaquée de blancheurs chauves, comme il se voit aux chiens rogneux. Puis on s’éponge la face ; on efface ses yeux, on gratte ses joues, on pèle son nez, on dégomme ses sourcils ; on gratte la fresque et le crépi se montre dessous, écaillé, fruste et piqué du temps. C’est, après cela, la gorge que l’on tire du corset et dans laquelle on se mouchera avant de se camille lemonnier,flamands,belgique,littérature,peinturecoucher ; puis c’est le ventre qui tombe à terre à grand bouil- lonnement de jupes ; et fina- lement quand il n’y a plus que le corset, on va d’abord voir si la porte est bien fermée, et l’on fait sauter l’agrafe. Alors il reste un être en chemise qui n’est pas un garçon, qui n’est pas une fille. Je me trompe ; il reste une chemise. Rien de plus. La femme est absente. C’est une coquille où le mollusque a fondu.

     

  • Le Hollandais de Vialatte

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    Pratique alpestre aux Pays-Bas

     

     

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    Biographie de Vialatte par Ferny Besson, Lattès, éd. 1999

     

    La Hollande a Carmiggelt, la France Vialatte. Vialatte a son Hollandais, Carmiggelt son Jean et son Eugène.

    Publiée dans le journal La Montagne le 28 septembre 1965, la « Chronique du monsieur hollandais » a été reprise dans Pas de H pour Natalie, l’un des treize volumes que lon doit à Ferny Besson puis dans Les Chroniques de la Montagne (Bouquins, Robert Laffont). Comme la plupart de ses sœurs, elle se termine en queue de poisson : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ».

    Vialatte4.pngSi Alexandre Vialatte aimait puiser son inspiration dans le célèbre catalogue Manufrance – voir la vidéo de l’INA –, il faisait aussi, non sans humour, son miel de certains catalogues bataves : « Et c’est pourquoi les plus beaux livres de la saison sont ces catalogues de tulipes qu’on reçoit de Hollande par la poste. Certains sont en ‘‘mélanges superbes’’, d’autres en ‘‘mélanges multicolores’’, d’autres en ‘‘mélanges avantageux’’. On y rencontre la ‘‘veuve joyeuse’’, l’‘‘insurpassable’’ et la ‘‘naine de la nuit’’. Mais que dire de l’anémona blanda, ‘‘tant recherchée à planter dans le jardin de rocaille’’, et du broc ‘‘style vieux hollandais avec un pied en cuivre jaune fait à la main’’ ? De la ‘‘trompette’’, de la ‘‘grande couronne’’, du ‘‘tazetta’’ et du ‘‘poeticus’’, de la ‘‘doronie du Caucase’’ (doronicum orientale), et du ‘‘perroquet gigantesque’’ ? Ce n’est plus de la botanique, mais du poème lyrique, de l’incantation, de la litanie mystique. » (« Tulipes, notaires et même… éléphants », La Montagne, 14 septembre 1969). 

     

     

    Chronique du monsieur hollandais

     

    Vialatte6.pngJ’ai connu à La Haye un monsieur hollandais qui se flattait de parler italien. Aussi, pour apprendre le français, se servait-il d’un petit ouvrage à l’usage de notre sœur latine. Réédité sous la Restauration, cet opuscule devait dater de l’époque de Ravaillac. On y apprenait à compter en pistoles, en livres parisis et en livres tournois. Il était extrêmement bien fait et enseignait le plus gros de tout ce qui est indispensable : « pour se brouiller », « pour se réconcilier », pour acheter, pour conter fleurette, pour faire des lettres commerciales ; ce qui se dit le matin, l’après-midi, à pied, à cheval ; le vocabulaire des voyages, des affaires, de la politique. Que dit-on le matin, par exemple ? On dit : « Champagne, apportez-moi mon pourpoint et mon livre d’heures. Je fis hier soir avec le chevalier un reversi où je perdis vingt pistoles. » Mon Hollandais savait tout ça. Le vocabulaire des insultes était d’une richesse étonnante, car l’italien est vif et pittoresque. Elles étaient traduites en français avec une crudité à faire rougir un singe. Mon Hollandais les apprenait par cœur. La distinction la plus choisie alternait dans ce charmant ouvrage avec la plus basse grossièreté. Mon Hollandais ingurgitait le mélange. Quant aux modèles de lettres commerciales, ce n’étaient qu’épîtres de Milan ou de Florence pour annoncer à des négociants de Clermont-Ferrand que leurs convois de mulets chargés de papier dAmbert sétaient perdus en route dans les neiges éternelles ; la plupart, victimes du verglas, s’étaient rompus les os au col du Saint-Bernard ; ils tombaient dans les précipices ; ils glissaient dans l’abîme ; ils mouraient de rhumatismes ; ce n’était plus du trafic, mais de l’assassinat ; c’était le roman de l’Alpe homicide. Mon Hollandais avalait tout, le papier d’Ambert, les mulets, le précipice. Cent jolies choses. Il digérait ces catastrophes avec une grande placidité en se figurant qu’il savait l’italien et apprenait par son canal tout ce qui se dit quand on vient en France. Le résultat était étonnant : à l’époque du dollar, de l’avion, du mètre cube, et de l’argot de la Série noire, il parlait par livres tournois, par caravanes et charges de mulet dans le jargon des voyous de l’époque Henri II. Avec une grande cérémonie. Et un accent si parfaitement néerlandais qu’on aurait cru à un dialecte arabe parlé par un âne enrhumé. C’était si beau que je lui achetai son petit livre. Mais il y tenait tellement qu’il vint me le réclamer au moment où je quittais La Haye. Je le lui rendis, déjà sur le marchepied du train. Je n’eus même pas la suprême ressource de pouvoir lui écrire de Paris que je le lui renvoyais par une mule qui se serait noyée dans l’Escaut.

    Vialatte7.pngJe ne cesse plus de penser à ce monsieur hollandais. C’est avec lui que je dialogue chaque jour : l’actualité parle comme son petit livre. Avec les romans, les journaux, les traductions et les nouvelles des guerres, c’est un mélange si bur- lesque (et tragique) des tons, des époques, des argots, une telle confusion des genres, des styles, un tel méli-mélo de charabias internationaux, de sauvages et de cosmonautes, d’anthropophages qui prennent l’avion, d’adjurations solennelles de l’O.N.U., d’enfants armés de bâtons pour combattre des tanks, de famines, de squelettes et de désolations, le tout brodé de petites filles chichiteuses qui divorcent d’avec Dédé pour épouser Didi, ou bien réciproquement, et de querelles byzantines sur le sexe des anges, qu’il semble qu’on écoute un fou parler français en hollandais du XIIe siècle avec un accent japonais. En Algérie, on voit des chèvres sur les balcons ; ailleurs la monnaie officielle est le thaler de Marie-Thérèse. Le siècle parle marxiste avec l’accent freudien dans le jargon de prestige inventé pour la publicité de la poubelle à pédale.

    Qui mettra tout ça en français ?

    On se frotte les yeux, on se gratte la tête.

    Et c’est ainsi qu’Allah est grand.*

     

    Alexandre Vialatte

     

     

    Vialatte traducteur, romancier, chroniqueur, naturaliste et moraliste, par Patrick Tudoret

    Patrick Tudoret - Les cinq Vialatte par Alexandre_Vialatte

      

     

    Vialatte3.png* On relèvera que le traducteur de Kafka a évoqué plus ou moins dans les mêmes termes son Hollandais au fil dune autre chronique où il se propose de nous entretenir de la langue… esquimau : « […] Il y a cependant une loi qui veut que les langues refroidissent quand on se rapproche du pôle et se réchauffent quand on se rapproche de l’équateur. L’esquimau est un cas limite. A l’autre bout, il y a l’arabe. C’est en arabe que les injures sont le plus belles. ‘‘Qu’Allah te change en vespasienne !’’ est une imprécation grandiose en même temps qu’un souhait ingénieux qui prouve la poésie des langues orientales. Et l’italien est riche en jurons ouvragés. Tous les besoins peuvent y puiser. J’ai connu à La Haye un monsieur hollandais, ponctuel, brumeux et charmant, un peu humide mais foncièrement grammatical, qui vivait dans l’étrange chimère de savoir parler l’italien. Il l’apprenait sans professeur et était parvenu, de fait, à force de grammaire, de sueurs, de nuits blanches, à s’exprimer dans un idiome guttural que ne comprenait aucune espèce de Hollandais, ce qui prouve bien que c’était une langue étrangère, et qu’un Roumain de force moyenne pouvait en cas de besoin prendre pour du suisse allemand. Les langues du Sud séduisaient ce Nordique par leur charme méridional. C’était physique. Il en était sensuellement amoureux. Les enfants monstrueux de ce penchant sadique faisaient peur à l’homme du commun. À l’aide de dictionnaires, de lettres, de journaux, il créait des langues étrangères. Il avait décidé d’apprendre le français, mais par l’intermédiaire d’une grammaire italienne écrite pour enseigner l’italien aux Français. J’ai compulsé cet ouvrage incroyable, je le lui ai même acheté trois florins pour la curiosité de la chose. Malheureusement il me l’a repris sur le quai de la gare. Il ne pouvait s’en séparer.

    « Comme on le comprend ! L’esprit s’y nourrissait des substances les plus étonnantes : ‘‘Ce qu’il faut dire le matin’’, ‘‘Ce qu’on dit l’après-midi’’, ‘‘Comment se brouiller’’, ‘‘Comment se réconcilier’’, ‘‘Pour insulter quelqu’un’’, ‘‘Pour l’insulter plus fort’’, sans compter trente modèles de lettres commerciales et un répertoire instructif de ‘‘saillies spirituelles’’ et de ‘‘reparties ingénieuses’’ qu’il fallait apprendre par cœur. ‘‘Ce qui se dit le matin’’ me surprit fort. Le matin, on dit en se levant : ‘‘Champagne apportez mon pourpoint, ma perruque et mon livre d’Heures’’, ‘‘Je fis hier soir avec M. le Chevalier un reversis où je perdis cinq pistoles’’. Car cet ouvrage, qui s’avouait de 1810 n’était que la réédition d’un traité plus vieux de deux siècles. On n’y comptait que par livres tournois. Si l’on veut bien tenir compte que j’ignore le flamand, que les cours changeaient tous les jours, que celui de la livre tournois n’est présent qu’à très peu de mémoires (sans parler du besant et du sol parisis), qu’il y avait le marché noir et le marché officiel, et qu’enfin le prix des choses est fait d’impondérables, surtout dans une époque de famine nationale et le départ des troupes allemandes, on se rendra compte de la difficulté de faire l’appoint en pistoles Louis XIII dans le troc d’un hareng frais contre un vieux dictionnaire, surtout quand cette monnaie abstruse sort du gosier d’un Hollandais qui le fait revenir par fractions décimales, fioriturée d’agnels et de florins à la rose, du fond du Moyen Âge français par l’intermédiaire capricieux de la Renaissance italienne. C’est ce qui prouve combien la connaissance des langues complique la conversation.

    Vialatte2.png« Cette grammaire fut une plaie d’Égypte. Que faire, le jour d’Hiroshima, en face d’un Hollandais qui réclame sa perruque et veut absolument jouer au reversis ? Quand aux commerces plus directs, quant aux échanges les plus simples, ses trente modèles de lettres commerciales l’avaient bercé de la superstition que les mulets se cassent toujours la tête dans les gouffres du Saint-Bernard en apportant la marchandise. Ce n’étaient que faillites causées par le verglas ! Pour vendre un couteau de poche, il tenait compte du gouffre et se faisait rembourser la bête. Il ne comptait que par mulets et précipices. On ne pouvait acheter un stylo sans franchir la limite des neiges éternelles. Nos trafics longeaient des abîmes. Nous ne commercions que d’avalanches. Ces précipices ont englouti nos relations. C’était un soir d’été, par une lune magnifique, en face d’un moulin à vent et au bord d’un canal en briques : il voulait me jouer le mulet au reversis.

    « Mais je m’égare en ces montagnes. Je voulais simplement prouver que l’italien est une des langues les plus raffinées dans l’insulte, et je l’appris par la grammaire de cet alpiniste flamand. Ce manuel qui n’était que madrigaux, grand siècle, baisemains et Précieuses Ridicules, en contenait vingt pages si vaillamment traduites que je n’ose les répéter. Si bien que ce bon Néerlandais passait sans sourciller du plus galant usage aux jurons les plus orduriers quand il lui arrivait de confondre les pages, et que jamais chien de traîneau ne fut traité par son charretier si vilainement que les dames que cet amateur de beau langage honorait de sa vocation.

    « Ceci soit dit à la louange de l’esquimau.

    « J’ajouterai, étudiant ici le génie des langues vivantes, qu’on est en train de créer en Allemagne orientale, s’il faut en croire la revue Documents, une langue de morale soviétique dans laquelle on emploie le même mot pour dire antimarxiste et antiscientifique. Cent autres exemples. Mais quelle langue n’est tendancieuse en son essence ? Toutes les discussions viennent de là. Et toutes les guerres. »

     

     

  • Du ravissement au vague à l’âme

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    Un poème de Valery Larbaud

     

     

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    Scheveningue, morte-saison

     

     

    Dans le clair petit bar aux meubles bien cirés,

    Nous avons longuement bu des boissons anglaises ;

    C’était intime et chaud sous les rideaux tirés.

    Dehors le vent de mer faisait trembler les chaises.

     

    On eût dit un fumoir de navire ou de train :

    J’avais le cœur serré comme quand on voyage ;

    J’étais tout attendri, j’étais doux et lointain ;

    J’étais comme un enfant plein d’angoisse et très sage.

     

    Cependant, tout était si calme autour de nous !

    Des gens, près du comptoir, faisaient des confidences.

    Oh, comme on est petit, comme on est à genoux,

    Certains soirs, vous sentant si près, ô flots immenses !

     

     

     

    Larbaud2.pngValery Larbaud (1981-1957) est dans la Pléiade (1957 et 1984), son Journal a été publié voici peu,  il existe un Prix Valery Larbaud et un autre qui « encourage une seconde vocation en littérature ou à défaut une œuvre de maturité d’un auteur répondant à la notion d’amateur telle que l’a définie Valery Larbaud », une Association internationale des Amis du vichyssois cos- mopolite, des Cahiers Valery Larbaud sans compter un Cahier de l’HerneBéatrice Mousli lui a consacré une grande biographie, mais on cherche en vain un site digne de ce nom dédié à l’auteur de Sous l’invocation de saint Jérôme. Grand voyageur avant que la maladie ne le cloue dans un fauteuil, Larbaud a séjourné à plusieurs reprises en Hollande, y écrivant d’ailleurs son fameux poème La Neige (1934). Il a entretenu des contacts avec l’écrivain Eddy du Perron, lequel a traduit en néerlandais Fermina Márquez, Le Pauvre chemisier ou encore le poème Je t’apporte toute mon âme. On peut lire ICI plusieurs lettres que l’auteur du Pays d’origine a adressées à Larbaud. Le traducteur français a aussi noué des liens avec le grand éditeur de Maastricht A.A.M. Stols ; leur correspondance a fait l'objet de deux volumes aux éditions des Cendres (1986). Plusieurs œuvres de Larbaud ont d’ailleurs été publiées aux Pays-Bas – 200Larbaud1.png chambres, 200 salles de bains, Questions militaires, Paris de France, Lettres à André Gide, des Lettres inédites échangées avec Francis Jammes, Portrait d’ Éliane à quatorze ans, Dévotions particulières, Divertissement philologique, Paul Valéry et la Méditerranée

     

     

    « Ainsi notre métier de traducteurs est un commerce intime et constant avec la Vie, une vie que nous ne nous contentons pas d’absorber et d’assimiler comme nous le faisons dans la lecture, mais que nous possédons au point de l’attirer hors d’elle-même pour la revêtir peu à peu, cellule par cellule, d’un nouveau corps qui est l’œuvre de nos mains. »

    Valery Larbaud, Sous l’invocation de saint Jérôme

     

     

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