En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
Ainsi que se pourrit, là-bas, cette eau mauvaise...
C’est l’impuissant ennui de mon regard lassé.
La fièvre me surprend en traîtresse ennemie...
Avec terreur je vois cette face blêmie,
Qui fut mienne pourtant dans les jours du passé.
Nul cher baiser ne vient surprendre enfin mes lèvres
Et je n’espère plus secours ni réconfort.
Cette tristesse est plus terrible que la mort...
Que je hais cette eau trouble où s’embusquent les fièvres !
(Haillons, 1910, Paris, Sansot)
Issue d’un milieu aisé et disposant très jeune d’une fortune confortable, la Britannique Pauline Tarn (1877-1909), connue sous le nom de plume de Renée Vivien, a laissé une œuvre entièrement écrite en français. Une fois majeure, elle a pu réaliser son aspiration : s’établir à Paris où elle a bientôt fait paraître ses premiers recueils de vers. Au court de sa brève existence, elle maria son amour des lettres à une passion pour la musique et les arts. Parmi les femmes qui ont le plus compté dans la vie de cette traductrice des poésies de Sapho, il y a Hélène de Rothschild – épouse du baron belge Étienne van Zuylen van Nijevelt van de Haar – avec laquelle elle a d’ailleurs écrit quelques ouvrages. Contre son gré, Renée Vivien s’est rendue à quelques reprises aux Pays-Bas pour retrouver son amie. Profonde solitude et affliction exsudent du Paysage hollandais. Au contact de ses amantes, Renée Vivien aura traversé bien des affres : « Tes mains ont saccagé mes trésors les plus rares, / Et mon cœur est captif entre tes mains barbares. » Minée par l’alcool, les drogues, l’anorexie, elle va cesser de fuir par les voyages. Tout comme Oscar Wilde, elle se convertit au catholicisme peu avant sa mort.
La lumière de Delft est sur nous comme un linge dernier
Aragon, Le Voyage de Hollande
Poèmes d’Aragon*
Hollande et poésie : L’Invitation au voyage vient tout de suite à l’esprit. Mais ce pays, ses villes, ses paysages ou encore ses peintres – voire ses écrivains – ont inspiré bien d’autres poètes que Baudelaire au cours des derniers siècles. Dans un billet précédent, nous avons mentionné « Hollande » (1) du voyageur Xavier Marmier, vingt alexandrins plutôt mièvres répartis en cinq strophes. Plus mièvre encore le poème carte postale portant le même titre de l’écrivain belge Marcel Loumaye (1889-1956) : « Hollande, avec ses grands moulins au bord de l’eau / Ses petites maisons et ses sombres bateaux ! » (Le Thyrse, avril 1909, p. 230). Un autre écrivain tombé dans l’oubli, Émille Dodillon (2), a pour sa part ramené d’un séjour aux Pays-Bas des vers composés dans une veine parnassienne. On pourrait énumérer des noms plus connus, poser nos lèvres sur celles de Rosemonde. Satisfaisons-nous pour cette fois d’un recueil de Louis Aragon, qui demeure dans l’ombre alors qu’ « il existe pourtant peu d’exemple » dans son œuvre « d’une aussi parfaite maîtrise de la langue et de la prosodie » (3). Le Voyage de Hollande a paru le 12 février 1964 chez Seghers, vingt-quatre ans exactement après que cet éditeur eut publié un premier texte de l’écrivain communiste. Cette édition de luxe tirée à 2025 exemplaires est ornée d’un dessin de Jongkind. À ce jour, ce recueil a été réédité à trois reprises (1965, 1981, 2005), mais à chaque fois dans une version augmentée (les « Autres Poèmes » dont le cycle « La messe d’Elsa ») qui dénature un peu, ou du moins modifie, sa portée initiale. Le Voyage de Hollande proprement dit s’ouvre sur un quatrain : « Il est interdit de blasphémer » puis se décompose en six parties : « Le départ », « L’août soixante-trois », « L’été pourri », « Le labyrinthe bleu et blanc », « Eierland » et « Chants perdus ». À l’exception des deux qui constituent ce dernier volet, les poèmes ont été semble-t-il été écrits au cours des semaines qu’ont passées Aragon et Elsa Triolet aux Pays-Bas du 29 juillet au 26 août 1963, alors qu’Aragon qui, à son habitude, avait emporté du travail, aurait dû se consacrer à préparer la nouvelle édition de son Histoire de l’URSS. On découvre dans ces pages beaucoup d’octosyllabes, mais aussi des vers beaucoup plus longs. Certains laissent trans- paraître le souvenir de séjours antérieurs : près de quarante ans plus tôt, le poète s’était en effet rendu en Hollande avec sa maîtresse Nancy Cunard. Le Roman inachevé (1956), son « autobiographie » en vers, comprend d’ailleurs un poème amstellodamois : « Les martins-pêcheurs au ciel jaune et rose » :
Les martins-pêcheurs au ciel jaune et rose
Cousent le printemps au-dessus des toits
Où leur vol léger en passant se pose
Aux créneaux neigés que les vents nettoient
La Tour des Harengs de l’hiver se lave
Maisons à l’envers leur front mauve est pris
Dans les lourdes eaux d’un rêve batave
Que les bateaux gris lentement charrient
Les bateliers blonds au bleu de leur pipe
Ont les yeux noyés par l’Indonésie
Tandis que les marchandes de tulipes
Pour les étrangers déjà s’égosient
Ce calme c’est le calme du commerce
Ce silence est fait de soie et d’étain
Les grands bassins de mât en mât y bercent
Le soir safran qui sur les quais déteint
Le jour déclinant les digues cyclables
Dans un Ruisdael sombre aux rouges falots
Portent de la ville au loin par les sables
Le pédalement de mille vélos
Mais dans l’échoppe est assise une dame
Comme un bijou qui dort en son écrin
Car c’est ici le ghetto d’Amsterdam
Où des bras blancs entourent les marins
On dit amour pour nommer cette chose
Qui peut durer juste le temps qu’il faut
Petit palais de la métempsychose
Pour avoir l’œil rond comme l’ont là-haut
Les martins-pêcheurs au ciel jaune et rose
Le Voyage de Hollande
Compositeur : Edouard Senny, sur des textes de Louis Aragon
Baryton : André Vandebosch - Piano : Colette Orloff
L’amour ou du moins la question de l’amour se glisse une fois de plus dans le poème. L’impossibilité de l’exprimer (de le vivre ?), mariée à une anxiété pour ainsi dire innée, constitue d’ailleurs le thème essentieldu Voyage de Hollande qui est tout autre chose qu’un voyage en Hollande. Il est vain de voyager annonce d’entrée une épigraphe de Maurice Scève. « L’été pourri » nous en dit sans doute plus sur le couple Louis-Elsa que sur le temps : en 1963, c’est l’hiver qui a été calamiteux, l’un des plus froids de l’histoire des Pays-Bas ; et si en été les températures étaient relativement fraîches, les deux écrivains n’ont pas dû voir, en un mois, beaucoup de pluie. C’est la grenouille batave qui le dit. Un été pourri sans pluie ? « Le Roi-Pluie » qui fait des siennes sur les toits d'Amsterdam est sorti de l’imagination du sexagénaire qui porte « une pierre au cou ». « Wassenaar » est à la fois une réécriture de l’Invitation au Voyage et, d’un bout à l’autre, un poème d’amour. Poème d’amour aussi « À quoi rêverais-tu si l’on », écrit le 14 août près d’Utrecht, à Hoge Vuursche. Peignant un décor typiquement batave, « Intérieurs » bascule à mi-parcours dans l’introspection et dans la vénération de l’aimée. Pareillement d’« Eierland », dont on jurerait la première strophe, tout entière dédiée à la nature de l’île de Texel, sortie du clavier d’un poète néerlandais.
Si « Meinert Hobbema » échappe à l’obsession du fou d’Elsa – certes le poème se termine par : « Pour aimer d’amour » –, c’est sans doute parce que le poète y reprend la description du tableau Le Moulin à eau , qui figure dans les Entretiens sur le musée de Dresde (1957), ouvrage écrit avec Cocteau. Pour le reste, quand il s’écarte de sa thématique de prédilection, Aragon émet des critiques sur les Hollandais en général : « Et nous parmi ces êtres de laitage / Le genou gras la rousseur des oignons / À tous les pas à qui nous nous cognons » (dans « Reconnais-tu la vieille mélodie », poème ayant pour cadre Rotterdam) (4) ou sur les capitalistes qui vivent dans les « Petits palais de la banlieue ». Même dans les endroits les plus isolés d’ « Amsterdam », l’amoureux ne trouve ni calme ni paix – « Ainsi la ville avec ses toits / Ses yeux-fenêtres d’elle-même / Comme défaite pour qu’on l’aime / Tragiquement parle de toi » –, mais le reflet d’un suicide. Citons le poème (sans titre) le plus emblématique du recueil :
Nous appellerons Hollande
Ce pays de contrebande
Entre la pluie et le vent
Comme un moment de césure
Dans la voix et la mesure
Entre l’après et l’avant
Ce royaume de semblances
Qui fait égale balance
Entre la terre et les eaux
Entre le mourir et l’être
Qui bat comme à la fenêtre
Un volet troué d’oiseaux
Voici l’heure et le voyage
Où le jour n’est que langage
Comme sont dés hasardeux
Et le point qu’on y amène
Toujours sonne être l’amen
De cette vie à nous deux
Où toute chose suppose
Obscurément faire pause
Avant cette nuit de nous
Une halte du calvaire
Cette indulgence à genoux
Aux condamnés à genoux
Ô merveille d’amertume
Et se perd et se parfume
La vie où elle est brisée
Comme l’une l’autre tremblent
Au miracle d’être ensemble
Les lèvres sur le baiser
Le grand reproche que l’on peut faire à Aragon – qui est dans la droite ligne de Hugo dont il partage les qualités et les défauts – tient à la teneur de bien des poèmes : elle est sensiblement inférieure à la virtuosité de l’écriture. Une espèce de naïveté - de juvénilité ? - omniprésente finit par lasser le lecteur. Aragon égrène un peu trop ses vers de vieil amoureux anxieux comme une bondieusarde son chapelet. Mais relire quelques pages de ce Voyage émerveille.
Daniel C.
* Une partie des éléments de ce billet est empruntée à Michel Besnier, « Postface » au Voyage de Hollande, Paris, Seghers, 2005 ainsi qu’au tome 2 des Œuvres poétiques complètes, publié en Pléiade sous la direction d’Olivier Barbarant (2007).
(1) Poème qu’on peut lire par exemple dans les Proses et Vers (1836-1886), Paris, A. Lahure, 1890, p. 245-246. Contentons-nous d’en citer la première strophe.
Dans les près de Hollande, au haut de la charmille,
J’ai souvent remarqué, le long de mon sentier,
Le chêne où la cigogne, hôte de la famille,
Construit son nid de chaume à côté du fermier.
(2) On doit à cet auteur une version (la première ?) de Fais dodo Colas mon petit frère intitulée Enfantine (publiée dans le recueil Les Écolières, 1874).
(3) Michel Besnier, « Postface », op. cit. Cet auteur ajoute : « S’il existait des écoles de poésie, Le Voyage de Hollande permettrait de montrer, surtout de faire entendre, toutes les ressources de la poésie écrite en langue française. Quelle étonnante variété de vers, de rythmes, de rimes ! C’est qu’Aragon a lu et assimilé dans son oreille interne tous les poètes, de ceux du Moyen Âge jusqu’à ses contem- porains. » (p. 156).
(4) Les mêmes clichés sont présents dans la correspondance d’Elsa de l’époque.
les deux mots en gras dans les poèmes
figurent en italiques dans les versions originales.
Le romancier Jean de La Va- rende a effectué plusieurs sé- jours aux Pays-Bas. L’article reproduit ci-dessous (publié dans Deshima, n° 2, 2008, p. 267-278) part sur les traces de l’écrivain. Il s’agit d’une première étape qu’il conviendrait de compléter par un survol du roman « hollandais »de l’auteur normand : La Valse triste de Sibelius, ainsi que par une évocation de la place qu’il accorde dans son œuvre à l’histoire maritime (Tromp et Ruyter) et du séjour qu’il a effectué en Hollande en avril 1940.
Daniel Cunin
ce volume (dont le couverture est en réalité orange et blanche) rassemble les chroniques hollandaises de La Varende publiées dans Les Nouvelles littéraires du 20 avril au 18 mai 1940 (éditions AntéE, 2004)
Dans sa « Lettre de Hollande » publiée en février 1909 (p. 189-192), le chroniqueur du Thyrse Fernand Vellut évoque l’architecture des Pays-Bas. Comme dans celle qu’il a consacrée à l’écrivain Herman Heyermans (1864-1924) deux mois plus tôt (déc. 1908, p. 125-126), il émet bien des critiques sur les artistes néerlandais (cette fois sur les bâtisseurs et non plus sur les dramaturges et les comédiens) tout en leur reconnaissant certaines qualités qui peuvent être goûtées par les seuls autochtones ou par l’étranger qui a une connaissance approfondie de la culture batave : « Il faut visiter le pays à fond, et surtout connaître les besoins matériels et moraux du paysan néerlandais, pour apprécier la valeur d’un art [l’architecture rurale] aussi complet et aussi équilibré. Il y a là un démenti à ceux qui prétendent ennemis (en architecture) le Beau et l’Utile. » Puis il en vient à s’intéresser aux architectes modernes dont certains font preuve d’« une savoureuse originalité », en particulier Hendrik Petrus Berlage (1856-1934) :
Jan Toorop, Het Verleden (Le Passé), Bourse de Berlage
« Le plus saillant de ces novateurs, M. Berlage, est l’auteur de la Bourse d’Amsterdam, monument sobre, en matériaux du pays, avec l’aspect sérieux qui convient aux affaires. – (Pourquoi toujours ces temples grecs pour le Veau d’or ?) - La tour-horloge, massive, est surmontée d’un campanile ne manquant pas de grâce, et la décoration discrète obtient tous les effets voulus. Le sol marécageux de la ville a causé, il est vrai, quelques déboires aux bâtisseurs, la Bourse s’est lézardée à la joie du “bourgeois” hostile aux innovations. Il n’en reste pas moins établi que l’école hollandaise nouvelle a prouvé là sa vitalité et donné l’espoir d’une renaissance. »
aperçu de l’extérieur de l’édifice (vidéo en anglais sauce batave)
Après ce rappel au sujet de cette œuvre d’art total terminée en 1903 - Berlage a reçu l’aide de plusieurs artistes dont le poète Albert Verwey, les peintres Jan Toorop, Richard Roland Holst et Antoon Derkinderen ainsi que les sculpteurs Lambertus Zijl et Joseph Mendes da Costa -, F. Vellut termine sa chronique, non sans une note d’humour, en abordant un projet que H.P. Berlage ne réalisera jamais :
« Le nom de M. Berlage s’attache à une tentative curieuse que je ne puis taire. Un enthousiaste de musique, M. Hutschenmuyter*, a conçu le projet d’élever un local destiné exclusivement à l’audition des symphonies de Beethoven et dont M. Berlage a établi les plans. Le temple à la gloire du génial musicien se dresserait loin de toute agglomération, en pleine nature, dans les dunes voisines de Haarlem, et la salle de concerts - le sanctuaire - serait disposée de façon à ce que l’auditeur, par dessus l’orchestre invisible, aperçoive, par de larges baies ouvertes devant lui, l’immensité de la mer. Négligeons les détails : cette maison de Beethoven comprendrait une bibliothèque, une chambre pour quatuors, etc. Il s’agit de placer le fidèle de ce culte dans une disposition d’esprit et de sentiment que ne peut éveiller la salle de concert profane.
Coupole de la Maison Beethoven, intérieur, 1908 (source : ici)
« Et c’est en ceci que ce beau rêve me paraît pécher. Jusqu’où ira ce souci du milieu, du décor ? Ne devra-t-on point tenir compte, par exemple, des conditions atmosphériques et se garder de jouer la symphonie pastorale un jour de tempête et “l’Héroïque” par un de ces après-midi de printemps où la mer du Nord sait se faire souriante et charmeuse comme la Méditerranée la plus amène ?
« Quoi qu’il en soit, il est toujours beau, parmi les laideurs quotidiennes, de voir des hommes épris d’idéal tendre à réaliser la perfection qui les hantes et il ne faut jamais laisser passer leur effort sans le saluer d’un applaudissement, ni sans l’encourager d’un souhait… » Au final, un bel hommage à une époque où beaucoup s’opposaient aux idées de l’architecte amstellodamois, idées qu’il a d’ailleurs formulées dans nombre d’essais.
* Il s’agit en réalité du corniste Willem Hutschenruyter (1863-1950).
Les deux couvertures
Sergio Polano & Vincent Van Rossem, Hendrik Petrus Berlage. Complete Works, Phaidon Press, 2002.