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Escapades - Page 10

  • Philippe Zilcken sur Paul Verlaine

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    Avant de consacrer plusieurs notices

    à la personne et aux écrits

    du peintre-graveur néerlandais Philippe Zilcken

    (La Haye, 1857 – Villefranche-sur-Mer, 1930),

    voici un texte extrait de son premier volume de souvenirs.

     

     

     

    VERLAINE EN HOLLANDE

     

    Lorsque Verlaine mourut, en 1895 (sic), je consacrai quelques lignes à son séjour chez moi, à La Haye, du 2 au 13 Novembre 1892 (1).

    Ce séjour et le petit livre qui en résulta (Quinze jours en Hollande) (2) donnent une raison d’être à ces lignes qui peuvent avoir, à un moment donné, un intérêt spécial, comme tout détail, si minime soit-il, qui peut contribuer à jeter quelque lumière sur une grande figure disparue.

    La mort de Verlaine fut la suite de plusieurs affections mortelles : d’un diabète compliqué d’un rhumatisme pris durant le siège de Paris, lorsqu’il fit son service de garde national, joints à de « vieux ferments, sans doute Londres, peut-être Paris », ainsi qu’il me l’écrivait en 93, qui contribuèrent à envenimer l’état morbide de sa jambe ankylosée.

    Plus tard on dit aussi qu’il était mort de tuberculose.

    J’ai été frappé de voir qu’il a vécu exactement les deux années qu’il disait vouloir vivre encore lorsqu’il était en Hollande.

    À la suite d’une communication de M. Blok, libraire à La Haye, un petit comité se forma afin d’organiser les conférences du poète, et de le recevoir.

    Personne de nous ne le connaissait personnellement. Je lui écrivis, et il me répondit avec une courtoisie charmante (3). Lorsqu’il fut question de le loger je dis en causant avec Toorop, un des membres du comité, que, si cela lui était indifférent, je serais heureux de voir le grand artiste accepter mon hospitalité, – ce qu’il fit, plus tard, « avec gratitude ».

     

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    Verlaine écrivant,

    dessiné par Jan Veth dans la maison des Zilcken

     

    Ainsi le hasard seul fut cause que Verlaine arriva chez nous par un commencement de Novembre sombre et pluvieux, aux feuilles rouge et or, qui lui plaisait infiniment, d’autant plus que, de chez moi, il avait une vue superbe sur le « vieux parc solitaire et glacé » de la Maison du Bois.

    Des compatriotes habitant Paris m’avaient écrit « prends garde », « pense à ce que tu fais », et mille autres avertissements analogues, basés sur la réputation de bohême incorrigible que s’était faite Verlaine.

    Ma femme avait un caractère simple et droit, très logique et sensé, et ne craignait aucunement de le recevoir dans notre modeste « home » (4).

    Lorsqu’il eut passé seulement une journée chez nous il avait conquis toute la maisonnée, depuis mes parents jusqu’à ma petite fille, alors âgée d’un an et demi, quoiqu’il ait dit quelque part « bien que je sois assez froid d’ordinaire avec les enfants ».

    Il était devenu l’ami de notre petite Renée, (qui lui devra un peu de survie grâce à un sonnet soigneusement ciselé), passant des heures à feuilleter avec elle ses albums japonais, et plus tard il n’oublia jamais dans ses lettres d’envoyer son « meilleur bécot » à sa « filleule littéraire », ainsi qu’il l’appelait souvent. (5)

    Et c’était vraiment touchant de voir la simplicité charmante et la bonhomie adorable avec lesquelles il se laissait vivre, se laissait dorloter, enchanté en somme de se sentir bien libre et d’être bien nourri dans un intérieur paisible, – vie que peut-être il lui aurait fallu, mais qui, par contre, ne l’eût sans doute pas fait vibrer suffisamment, et nous eût privés de ses admirables épanchements passionnés.

     

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    Épreuves d’un ouvrage de Zilcken corrigées par Verlaine

    Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris 

     

    Il passa cette dizaine de jours chez nous toujours également aimable et « gentlemanlike ».

    Sa jambe raide l’empêchait souvent de marcher, de sorte qu’alors il sortait en voiture, pour aller soit à ses conférences, soit dans quelque café où des amis artistes l’attendaient.

    Verlaine s’était vêtu de neuf en quittant Paris, et, le matin, il descendait toujours en veston de grossière étoffe brunâtre, son faux-col absent encore, remplacé par un foulard aux riches couleurs fauves.

    Quand il sortait, invariablement sa canne historique l’accompagnait et l’aidait à marcher péniblement. Je le vois encore se promener ainsi, dans le bois, bras dessus bras dessous avec Toorop, le vigoureux et « superbe Javanais à la barbe épaisse et molle, bleue à force d’être noire », recouvert d’un ample manteau de drap, tous les deux abrités sous un vaste parapluie...

    Au café, il s’amusait à goûter les « amers-schiedam » de Hollande, presque inconnus à Paris. Il en existe de toutes les couleurs, de blonds, couleur topaze, rappelant les Xérès rares, de rougeâtres, de vert-pâle même, qu’il se délectait à déguster, et qui lui plurent si bien que chaque fois que j’allais à Paris je devais lui en apporter à l’état d’extrait fait pour être coupé de schiedam ou d’eau-de-vie.

    À propos de ceci je me souviens de l’avoir trouvé un jour, très souffrant de sa jambe, à l’hôpital Saint-Louis, installé dans le pavillon Gabrielle; (il prétendait, naturellement, que Gabrielle d’Estrées avait habité la chambre même qu’il occupait !) Un Anglais lui avait donné une bouteille de rhum Saint-James qu’il avait cachée sous son oreiller. Après avoir dû m’assurer que personne ne nous observait, il tira triomphalement la bouteille de sa cachette et se mit à goûter les élixirs que je lui avais apportés. 

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    Chez moi, je l’ai dit, Verlaine fut toujours on ne peut plus agréable et charmant. Il se levait tôt, et était même souvent descendu avant son hôtesse. Aussitôt le premier déjeuner fini, il se mettait à l’ouvrage dans mon atelier, préparant ses conférences. Pendant ce temps là des artistes venaient le voir et prenaient des croquis.

    Un jour il montra toute l’exquise délicatesse qui était en lui : prenant ma femme à part, il lui dit : « on a raconté tant de choses sur mon compte que je ne veux pas que vous ignoriez qui vous avez accueilli sous votre toit ».

    Verlaine avait apprécié chez ma femme un grand bon sens, et, malgré une certaine sévérité de jugement, une réelle absence de préjugés, qualités qui lui avaient montré qu’elle était à même de le comprendre, malgré tout.

    Et alors il lui confessa toute sa vie, du moins tout ce qui devait contribuer à la faire admettre.

    Lorsqu’il nous quitta, il laissa un vide qui ne se combla que lentement.

    Il était si sympathique sous tous les rapports que nous lui demandâmes plus tard maintes fois, avec insistance, de revenir encore passer quelques semaines chez nous, d’accepter encore cette « sainte hospitalité d’artiste à poète », ainsi qu’il l’avait nommée ; mais, hélas, cela ne devait plus arriver.

    Il était souvent malade, alité, et chaque fois, dans sa réponse, c’était : « je suis trop fatigué pour songer encore à la Belgique et la Hollande ». (6)

     

    Philippe Zilcken, Souvenirs, Floury, Paris, 1900, p. 63-73.

     

     

    Ph. Zilcken à son bureau

    PortraitZilcken.jpg(1) « Verlaine in Holland », De Amsterdammer Weekblad voor Nederland, 26 janvier 1896, p. 3-4 (l’article est suivi d’un autre non signé intitulé « Zola over Verlaine »), suite et fin de l’article dans l’édition du 2 février 1896 (quand il écrit en néerlandais, Ph. Zilcken fournit un peu plus de détails). Le même hebdomadaire a consacré deux articles à la poésie de Verlaine le 19 janvier 1896, l’un signé Z.Z.Z., rehaussé du portrait par Jan Veth du 3 novembre 1892, l’autre de Cath. Beloo. D’autres devaient suivre, par exemple un de l’écrivain Jacob Israël de Haan à propos des Œuvres posthumes (18 octobre 1903) et plusieurs signés par l’érudit Byvanck.

    (2) Paul Verlaine, Quinze jours en Hollande, lettres à un ami, avec un portrait de l’auteur par Ph. Zilcken, Blok, La Haye, 1893.

    (3) Paul Verlaine, Correspondance et documents inédits relatifs à son livre Quinze jours en Hollande, avec une lettre de StéphaneMallarmé et un portrait de Verlaine écrivant d’après la pointe sèche de Ph. Zilcken sur un croquis de J. Toorop, Blok/Floury, La Haye/Paris, 1897.

    (4) La Hélène-Villa, « home » des Ziclken, était une belle demeure de style anglo-normand toute neuve. Zilcken parle au passé de son épouse puisqu’elle était morte entre-temps.

    (5) Le poème s’intitule À Mlle Renée Zilcken.

    (6) Philippe Zilcken a repris une partie de ces éléments dans son second volume de souvenirs Au jardin du passé (1930).

     


    Une Vie, une œuvre, 15 juillet 1999, France Culture, réalisation Simone Douek

    Avec Jacques Borel, Jacques Drillon, Guy Goffette, André Gendre et Alain Buisine

     

     

  • Hollande de Jean-Claude Pirotte

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    Hommage à Eddy du Perron (1899-1940)

      

      

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    Dans son recueil Hollande (Le Cherche-Midi, coll. Amor Fati, 2007) qui marie poèmes et peintures (de la fin de l’année 2004), le Wallon Jean-Claude Pirotte rend entre autres hommage à l’écrivain néerlandais Eddy du Perron (1899-1940), connu en France pour avoir été l’ami d'André Malraux. La peinture en regard s’intitule eergisteren (avant-hier). Le plaisir que l’on prend à lire Pirotte – écrivain bien plus talentueux qu’il n’ose lui-même le dire – est d’autant plus grand qu’il fait partie des rares auteurs d’expression française, avec Claude-Henri Roquet ou Xavier Hanotte, à pouvoir glisser dans sa prose des mots néerlandais sans les éborgner.

     

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    Dans Une adolescence en Gueldre, le romancier Pirotte évoque une période fondatrice de son existence. Un extrait :


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    C’est le paysage surpris de ma lucarne, dans Bezui- denhout, le premier matin, qui a peut-être décidé pour moi. Et ma première lecture aussi, dans cette chambre mansardée soudain deve- nue mienne, à l’heure où la lumière de sable et de vent s’est révélée à moi, la lu- mière de Gueldre, à l’aube, comme un air de clavecin.

    À cette lumière tremblée, à son poudroiement, à son cristal à la fois vaporeux et précis, à son rythme de danse ancienne et secrète, rien ne pourra jamais m’empêcher d’associer le mouvement inaugural de La chartreuse de Parme.

    « Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchan- dise. »

    Ces trois mots en italique ont soudain mobilisé ma mémoire et mon avenir, je devrais dire la mémoire de mon avenir, car c’est ce matin-là, en lisant et relisant cette phrase d’apparence anodine (mais elle ne l’est pas), que je me suis expliqué avec moi-même et ce que je dois bien appeler, tant pis si je m’exprime pompeusement, la reconnaissance obscure et aveuglante de mon destin.

    Jean-Claude Pirotte, Une adolescence en Gueldre, La Table Ronde, 2005.

     

    Prière aux poètes morts, Jean-Claude Pirotte
     

     

    carte imprimée à l’occasion d’une soirée E. du Perron-André Malraux à Paris, 15/11/2005 (photo coll° K. Snoek)

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    Sur l’amitié Eddy du Perron / André Malraux voir cette  bibliographie en langue française

     

     

    biographie d’Eddy du Perron par Kees Snoek, 2005, 1246 p.

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    le grand roman autobiographique d’Eddy du Perron

    Le Pays d’origine,

    traduction Philippe Noble,

    préface André Malraux,

    Gallimard, 1980

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  • Rêverie dans Amsterdam

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    La carte postale de Francis Carco

     

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    Le premier jour du printemps 1951, Florentin Mouret publie à Avignon les 150 exemplaires hors commerce de l’édition originale de Rêverie dans Amsterdam (avec une carte postale extraite de « La romance de Paris »). Il s’agit du troisième petit volume de la collection « Pour F.M. et ses copains » qui en comptera quatorze (1950-1961). Célèbre chansonnier, l’auteur de cette trentaine de pages, Francis Carco (Nouméa 1886 - Paris 1958), a aussi été un écrivain prolifique qui a connu un succès sans pareil durant l’entre-deux-guerres. Rêverie dans Amsterdam a été écrit à la suite d'un séjour qu'il a effectué dans la capitale néerlandaise au milieu des années 1930 ; la revue Les Marges en a donné le texte le 10 mai 1935. C'est à la même époque que Carco concevra Brumes - qu'il considérait lui-même comme son meilleur roman - , « qui a pour décor le quartier des marins et des prostituées d'Anvers » (1).


    amsterdam,anvers,littérature,poésie,francis carcoLe jour où il monte dans le train qui va le conduire à Amsterdam, il emporte la réédition de 1883 d’un guide voyage pour le moins singulier :
    Le Putanisme d’Amsterdam (1681), « certainement un des plus curieux livres écrits sur les mœurs des prostituées » précise l’éditeur. Mais une fois sur place, au début de la nuit, l’idée d’entrer dans des lieux de réjouissances n’effleure pas cet homme qui a vu de près les bas-fonds de bien des villes ; il préfère arpenter les rues désertes de la ville sous la pluie. « L’eau du port, elle aussi, luisait sous les feux des pylônes, d’une trouble phosphorescence et, par-dessus la ville, au milieu des vapeurs, le ciel apparaissait si rougeoyant qu’on en éprouvait à la fois une crainte et un plaisir. Heureusement, comme dans toute cité moderne, le timbre des tramways prolongeait ses rassurants appels. » Dans son récit un peu décousu, mais écrit dans une prose limpide, Francis Carco opère plusieurs comparaisons entre ce qu’il voit et les souvenirs qu’il garde de la Chine.

    Le Hollandais qui lui sert de guide préfère évoquer les tulipes que les « coupables divertissements » ; cet homme sur lequel on apprend peu de choses l’amène à dire : « Les Hollandais ont ceci d’excellent qu’ils ne vous promettent jamais rien de rare au cours d’une randonnée nocturne. Ils sont trop avisés pour compter sur la chance. Mais quand l’occasion se présente, ils savent mieux que personne en tirer parti. » Vont-ils tous deux tirer parti de cette promenade qui finit, malgré la résolution prise, à l'ombre de l’Oude Kerk ? « La rue tourne autour de l’église et, dans de petites loges qui se succèdent jusqu’à ne plus presque former qu’une succession ininterrompue de maisons de plaisir, des filles guettent les passants de derrière les carreaux. (…) Quelques-unes de “ces dames” vidaient des chopes de bière ou tricotaient, les yeux baissés. On les eût prises, à leur réserve, pour de dignes ménagères attendant, sous la lampe, le moment de gagner leur lit. Sans la musique des bars et sans l’étrange exhibition, derrière les vitrines, de toutes ces créatures qui ne semblaient en rien participer aux complicités du dehors, j’aurais pu me tromper. Jamais encore, nulle part, je n’avais constaté pareille hypocrisie. Et, pensant à l’auteur du petit livre sur Amsterdam, je me disais qu’avec lui, j’aurais eu, à n’en pas douter, la clef de ce mystère. Mais peut-être n’y avait-il pas de mystère. Il suffisait d’entrer dans l’une de ces boutiques pour que la femme, tirant le verrou et laissant retomber le rideau, changeât subitement de visage et se comportât comme partout.

    biographie de Carco par J.-J Bedu, éd. du Rocher, 2001

    CouvCarco.jpgOr, je n’éprouvais guère l’envie de tenter l’aventure. Grasses ou maigres, blondes ou brunes, aucune de ces marchandes n’arrivait à me décider. Elles faisaient partie d’un décor au même titre que leurs lumières tamisées de soie rouge, leurs coussins de couleur et la musique violente des bars. Plus je les observais, plus je concluais qu’il fallait accourir de loin vers elles et les voir au travers de sa propre imagination pour les parer de quelque attrait. Le vieux proverbe qui prétend que “l’amour est comme les auberges espagnoles : on y trouve ce qu’on y apporte”, prenait ici sa pleine signification. Près de ces femmes, dans l’étroit univers confortable dont elles étaient la fleur, on devait percevoir la sourde rumeur de fête foraine qui emplissait le quartier. On devait également savourer la tiédeur de leur gîte et, en même temps qu’on entendait la pluie crépiter aux carreaux, songer à la rue froide, glissante, dont les pavés et les trottoirs, les maisons grises, les courants d’air et l’inexprimable atmosphère de solitude n’étaient, à la fois, si lointains et si proches, que les sombres éléments d’un drame auquel, pour un moment et par miracle, on venait d’échapper. »

    Citons encore une strophe du poème « Carte postale » qui ferme cette Rêverie dans Amsterdam :

     

    Rappelle-toi, dans Amsterdam,

    La dernière nuit de l’année,

    Toute la ville illuminée

    Et le long raclement des trams.

     

    (1) Cf. Francis Carco, Romans, édition Jean-Jacques Bedu et Gilles Freyssinet, coll° Bouquins, Robert Laffont, 2004.

     

     

    Qui es-tu Francis Carco ?



     

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  • Instantanés aux Pays-Bas (1906)

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    Le voyage d’Alphonse de Châteaubriant (1877-1951)

    dans la langue néerlandaise

     

     

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    Les Instantanés aux Pays-Bas proposent le compte rendu d’un séjour effectué par Alphonse de Châteaubriant en Hollande du 1er au 28 août 1905, et publié sous le pseudonyme Chateaubriand-Chanzé dans la Revue de Paris du 1er octobre 1906. Il s’agit de l’une des toutes premières publications  de ce descendant d’une branche de la famille néerlandaise Van Bredenbecq (orthographe ultérieure : de Brédenbeck) qui a acquis les droits féodaux de la seigneurie de Châteaubriant en 1690 ; ces pages seront reprises en volume fin décembre 1927. Avant de devenir un romancier très en vogue (Monsieur des Lourdines recevra le Goncourt en 1911, La Brière le Grand Prix du Roman en 1923), avant d’être condamné à mort par contumace en 1945 pour ses activités collaborationnistes, le Breton – qui travaille alors d’arrache-pied pour se faire un nom dans les lettres – est accueilli par la famille Schleef d’Egmond aan Zee, localité de 3000 âmes encore pittoresque avec des mamans aux « mentons roses arrondis sur des rabats de dentelles », des vieilles à « la tête hochante sous la capuche de dentelle » ; on vient d’inaugurer le tramway. La fenêtre de sa chambre sonne sur la mer et les dunes qu’il a appris « à aimer sur les toiles de Ruisdael et de Wynants ». Pas loin de là s’élève « la partie des dunes jadis occupée par les “Kaninefaten” (1) ». On est en présence d’un texte intime, plein de retenue, morcelé comme le titre l’indique, rédigé en réalité après coup, à partir de septembre 1905, face à la mer, dans une mansarde de la maison familiale de Piriac, près de Saint-Nazaire. On peut lire « instantanés » au sens de « description d’un instant précis », antérieur à l’acception photographique, sans oublier que le jeune père de famille se qualifiait lui-même de « chasseur de paysage ». On relève une attention quasi picturale, l’écrivain aimant sans doute les œuvres de Jozef Israëls et celles des frères  Maris. Il allait d’ailleurs souvent à l’époque faire ses gammes au Louvre, assis devant les paysagistes hollandais : « le porte-plume lui-même est dans la main comme un pinceau divisant et mélangeant », écrira-t-il (2).

    chateaubriant,hollande,poésie,kloos,gezellig,egmondAlphonse de Châteaubriant ne nous dit rien du motif de son séjour. Il s’agissait probablement d’un pèlerinage aux sources – en chemin, il ne s’arrêtera que brièvement en Belgique pour visiter Bruges. Dans son texte, il n’évoque guère l’Histoire des Pays-Bas, se contente de parler de quelques voisins et jeunes voisines de ses hôtes, de quelques promenades dans la campagne et dans certaines localités. Son biographe précise que l’enchantement qu’il éprouve devant ces nouveaux paysages le conduit à renoncer à écrire de la poésie : « En Hollande son cœur chavire et n’a plus le goût à rimer. C’est l’éblouissement, une kermesse de joyeuses couleurs, dans le cri des mouettes et le murmure éternel de la “mer vineuse” en tout semblable à celle qu’Ulysse décrivait à Nausicaa près de la plage des Phéaciens. Sous le ciel bas, dans les polders diaprés, les moulins couverts de chaume et les vaches semblaient des jeux d’enfants. Dans les villes closes mais vivant de l’eau, les églises, les musées, les auberges, étaient ses haltes sous la canicule. Lui “l’hyperboréen”, il se rassasiait de nuages gris et tourmentés qu’il avait déjà vus dans une vie antérieure, il reconnaissait les intérieurs et les meubles qui teintaient les fenêtres belles comme des vitraux. »

    Se rendant à Egmond-Binnen, Alphonse de Châteaubriant relève la rupture dans le climat entre la région des dunes et celle des polders. Il brosse un beau tableau de la nature dont les vaches font partie intégrante : « Ici, dans des verdures clôturées par un canal, paissent des vaches blanches, marquées de gris-fer aux mamelles. Ce sont, dans la langue populaire, des vaches “bleues”. Puissamment campées, immobiles, tête lourde, les cuisses bourrelées d’une chair sans poils, que mouille la rosée du matin, elles clignent des yeux aux mouches et mâchent : “La Hollande est à nous ; – semblent-elles ruminer dans les vapeurs de leur bien-être, – et ce sont les bons Hollandais qui ont pris la terre à la mer pour nous donner de l’herbe.” » Au cimetière de cette même localité, où « les ruines de l’abbaye (…) ne subsistent que sous les espèces d’une petite église neuve » (3), M. Schleef lui raconte qu’ « on a déterré récemment un squelette gigantesque, celui d’un des premiers seigneurs d’Egmond ; les os de ses jambes étaient gros comme “des cuisses de vache” ».

    J. van Ruysdael, Vue d'Haarlem

    RuysdaelHaarlem.jpgAlphonse de Châteaubriant s’attarde aussi sur les infimes variations de lumière sur le paysage et la peau du promeneur. Le 8 août, les deux hommes se rendent une première fois à Alkmaaar, puis le 17 à Amsterdam. L’écrivain évoque en particulier la Kalverstraat, artère commerçante, ainsi que le quartier juif. À Haarlem, il contemple la Kermesse de Jan Steen, mais le même soir, la kermesse organisée à Egmond le déçoit.

    Après cinquante pages de descriptions essentiellement rurales, botaniques, atmosphériques, l’écrivain, qui a épousé civilement une protestante en 1903 – le mariage religieux n’étant célébré qu’un an plus tard –, s’intéresse à la religion : « En Hollande, le Jansénisme baptise, sonne, officie et retient les deux tiers de la population catholique. » (p. 59) Il parle de Racine et de jansénisme avec un partisan de Jansénius. Le séjour se termine, le temps se gâte, les villageois restent enfermés chez eux tout en demeurant une part de la nature : « Et les Hollandais jouissent de cet isolement harmonieux sous la triple enveloppe de leur ciel, de leur maison et de leur corps. Car le corps du Hollandais est une maison, qu’il porte avec lui comme le colimaçon. Lui, est à l’intérieur. C’est là qu’il pense, qu’il jouit, qu’il souffre, derrière les vitres de ses yeux de Delft, et les stores baissés de son flegme. La seule vue d’un Hollandais devrait appeler à l’esprit la représentation d’une maison, comme au nom du castor s’associe l’image de ses constructions lacustres. »

    L’attention qu’Alphonse de Châteaubriant accorde à la langue néerlandaise transparaît – même s’il n’énumère en l’occurrence que des termes français – dans la fréquente évocation des plantes qui poussent dans les dunes, dont « la plupart portent des noms populaires charmants : la torche, (…) le millefeuilles, (…) l’astre-de-sable, (…) le bec-de-héron, (…) la queue-de-cheval, la raquette-de-la-mer… ». Le jeune français ne manque pas non plus d’évoquer un des vocables néerlandais les plus caractéristiques : son hôte tente en effet de lui expliquer la singularité de l’insaisissable gezellig, « sans équivalent » dans la langue française : ce serait, « – moins une nuance encore intraduite – le confortable dans l’intimité et l’intimité dans le confortable ». Le terme backvischje l’amuse (bakvis signifie à la fois « petit poisson pour la friture » et « adolescente (qui ricane pour un rien) »). Il grappille aussi les expressions het geheim van de smid (=le secret du forgeron), autrement dit : le secret réservé aux initiés (tournure employé surtout dans des jeux et des chansonnettes), et jongens van Jan de Witt (=des garçons de Jean de Witt), c’est-à-dire des lurons.

    Page de titre avec mention d'un autre éditeur

    TitreChateaubriant.jpgDès les premières pages, Alphonse de Châteaubriant révèle une certaine curiosité pour la langue néerlandaise qu’il ne parle pas (il commet des petites erreurs en retranscrivant certains mots). Le premier matin, il tire en effet de sa poche, nous dit-il, « un recueil de Kloos, le grand poète néerlandais » (4), qu’il ouvre au hasard, lisant et nous donnant à lire le poème « La Mer ». Or, il n’existe pas à notre connaissance de recueil de Kloos en langue française ni d’ailleurs à l’époque dans les langues européennes majeures ; le Breton aurait tout au plus pu lire le poème « Homo sum » traduit par le folkloriste Achille Millien dans son anthologie Poètes Néerlandais datant de 1904 (5). Dédié à Frederik van Eeden, « Van de Zee » (De la mer) a été publié en 1889 dans la revue De Nieuwe Gids (Le Nouveau Guide) avant de trouver sa place – sans titre et sans dédicace – dans le recueil Verzen (Poèmes) de 1894. Il est donc plus que probable que Châteaubriant a eu en main un exemplaire de ces Verzen et qu’il aura essayé, avec l’aide de son hôte, d’en déchiffrer et d’en lire certains passages.

    Se réclamant de Shelley, de Keats ou encore de Wordswoth, Willem Kloos (1859-1938) a été le fondateur et l’une des chevilles ouvrières de la revue De Nieuwe Gids (1885-1894), organe des Tachtigers. Il a aussi traduit quelques œuvres majeures dont, en 1898, Cyrano de Bergerac. Pierre Brachin nous dit de ses poèmes réunis dans Verzen : « On y perçoit le frémissement d’un cœur avide de Beauté, mais rempli aussi du sentiment “moderne” de la solitude. Tantôt Kloos déclare : “Je suis un Dieu au plus profond de mes pensées”, tantôt il souhaite se laisser aller tout entier. Or, soit justement à cause de cet orgueil, soit par timidité ou apathie, ses efforts restent vains, et il se réfugie dans le rêve. En tout cas, certains de ses sonnets chanteront toujours dans la mémoire du Hollandais lettré. » (6) Considéré comme un des plus grands poètes de son temps, son talent s’est, de l’avis de beaucoup, fané très vite (7). Voici, suivie du texte original, la version française du poème « Van de zee » (8) que nous propose l’auteur des Instantanés aux Pays-Bas :

     

    LA MER

    La mer, la mer continue de frapper dans une ondulation sans fin,

    La mer, dans laquelle mon âme se voit reflétée.

    Et la mer est comme mon âme en son être et en ses apparences,

    Elle est le Beau vivant et ne se connaît pas elle-même.

     

    Elle se lave elle-même dans une éternelle purification ;

    Elle se tourne elle-même et revient là d’où elle s’est enfuie ;

    Elle s’exprime elle-même par mille sortes de signes,

    Et compose une chanson éternellement gaie, éternellement plaintive.

     

    O mer, si j’étais comme toi dans toute ton ignorance,

    Alors je serais complètement heureux,

     

    Alors je ne désirerais plus ce que les hommes envient :

    La joie et la souffrance.

     

    Alors, mon âme serait une mer, et sa tranquillité,

    Puisque mon âme est plus grande que la mer, serait plus grande encore.

     

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    portrait de W. Kloos par W. Witsen (www.dbnl.org)

     

    De Zee, de Zee klotst voort in eindelooze deining,

    De Zee, waarin mijn Ziel zich-zelf weerspiegeld ziet;

    De Zee is als mijn Ziel in wezen en verschijning,

    Zij is een levend Schoon en kent zich-zelve niet.

     

    Zij wischt zich-zelven af in eeuwige verreining,

    En wendt zich altijd òm en keert weer waar zij vliedt,

    Zij drukt zich-zelven uit in duizenderlei lijning

    En zingt een eeuwig-blij en eeuwig-klagend lied.

     

    O, Zee was Ik als Gij in àl uw onbewustheid,

    Dan zou ik eerst gehéél en gróót gelukkig zijn;

     

    Dan had ik eerst geen lust naar menschlijke belustheid

    Op menschelijke vreugd en menschelijke pijn;

     

    Dan wás mijn Ziel een Zee, en hare zelfgerustheid,

    Zou, wijl Zij grooter is dan Gij, nóg grooter zijn.

     

     

    (1) Les Cananefates, tribu germanique qui vivait vers le début de l’ère chrétienne sur le territoire actuel de la Hollande.

    (2) Cette citation comme quelques autres et comme certains éléments biographiques sont empruntés à Louis-Alphonse Maugendre, Alphonse de Châteaubriant (1877-1951), A. Bonne, 1977.

    (3) C’est à propos de ce même lieu que l’érudit autodidacte néerlandais J.A. Alberdingk Thijm (1820-1889), père d’un autre Tachtiger, l’écrivain Lodewijk van Deyssel (1864-1952), écrivait : « La célèbre abbaye d’Egmont, tombée en ruines (avec tout ce qu’elle renfermait encore dans son sein), est devenue l’achoppement du laboureur, le jouet de l’enfance, la pâture de la bête de somme, l’objet de la négligence des archéologues. » (« L’art et l’archéologie en Hollande », Annales archéologiques, T. 14, 1854, p. 48.)

    (4) Sur Willem Kloos, voir sur ce même blog la page qui lui est consacrée dans la Catégorie « Poètes & Poèmes ».

    (5) Il existait aussi à l’époque une anthologie allemande de 1901 et une anglaise de 1902 comprenant quelques poèmes de Willem Kloos.

    (6) Pierre Brachin, La Littérature néerlandaise, Armand Colin, 1962, p. 114.
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    (7) C’est l’avis de P. Brachin, mais aussi celui de H. Messet, « La littérature néerlandaise », Mercure de France, 15 novembre 1905, p. 222 (voir note 4), ou encore celui de J.-L. Walch qui, à l’occasion de la parution d’un troisième volume de Verzen (1913) écrit dans sa chronique « Lettres néerlandaises » du Mercure de France (1er juin 1914) qu’ « on ne peut envisager cette œuvre sans se rappeler des émotions passées. Le premier recueil de la série a fait époque dans notre littérature. C’était chez nous la révélation, en poésie, du mouvement littéraire de 1880. Ce mouvement aujourd’hui a fait son temps ; de nouvelles écoles en sont issues ou ont réagi contre leur devancière. Willem Kloos malheureusement n’a, depuis l’époque de ses débuts, pas évolué et, ce qui pire est, sa verve est entièrement morte. »

    (8) Henry Fagne en propose une autre, sous le titre « De la mer », dans son Anthologie de la poésie néerlandaise de 1850 à 1945, Éditions universitaires, 1975, p. 99.

    D. Cunin

     

    Il existe une « adaptation » en néerlandais, signée Jaak Boonen, du roman La Brière parue sous le titre Het veenland, Luyckx-Pax, Bruxelles/La Haye, 1943 (voir photo)

     

     

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  • Le bonheur selon Luc Dietrich

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    « Il est ennuyeux de mentir,

    mais la poésie y gagne. » (1)

     

     

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    F. Richaud, Luc Dietrich, Grasset, 2011

     

     

    Luc Dietrich est né en 1913 à Dijon. Orphelin de père à l'âge de six ans, il mène une vie itinérante avec sa mère qui, minée par la drogue, disparaît à son tour en 1931. Le jeune homme s'engage alors dans une vie désarticulée, basculant d'amour en amour, passant sans transition ni scrupules de la pauvreté la plus sordide à la richesse frelatée des milieux de la drogue et de la prostitution. En 1930, il publie sous le nom de Luc Ergidé un premier recueil de poèmes Huttes à la lisière. Mais c'est Lanza del Vasto, rencontré en 1932, qui lui révèle ses talents d'écrivain et le pousse dans la voie de la « connaissance ». Ils écrivent ensemble le Livre des rêves, proposé en 1934 à Grasset qui le refuse. Fortifié par cette expérience, Luc Dietrich commence la rédaction de son premier roman La Leçon de vie qu'il présente avec l'approbation de Lanza del Vasto à Denoël. Le livre sera publié en 1935 sous le titre Le Bonheur des tristes, mais amputé des quatre derniers chapitres. Parallèlement à l'écriture, Dietrich s'intéresse à la photographie et présente sa première exposition à Paris en 1937. Il meurt en 1944, laissant une œuvre brève, lumineuse et fulgurante comme son existence tiraillée entre détresse de désir.

     

    Hollande des heures entre l’eau, la terre et le ciel, le ciel de la mer et l'haleine de la terre, lavé de vent et de pluie.

    Bourrasque

     

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    poème autographe (fac-similé)

     

    Hollande

    Des arbres plantureux distribués comme des meules ont des feuillages de pluie par la campagne plate. Vers le soir, des nuages bas perdent d'opulentes lumières au milieu des blés laiteux où surgit un cargo peint de neuf. Et par toute l'étendue de longs bras d’eau couleur d'acier portent les péniches chargées de charbon, de ballots de laine, de poutres musquées, de cuves et de grains. Une herbe détaillée comme un bouleau d'hiver pleure son ombre sur un chemin de sable.

    Amsterdam - août 1935

     

    La hollande, tout s’y découpe, s’y compose lumineusement. La lumière y est parfaite. Ça ne ressemble à rien d'autre ailleurs, toute cette eau. Vous êtes dans un grand champ, et soudain, au bord du champ, il y a un grand navire qui glisse.

    Luc Dietrich

     



     

     

     

    De Songeson au Pain de terre

    ou six mois de la vie du jeune Luc Dietrich

     

    Le vendredi 17 mai 1929, Raoul Dietrich, dit Jacques, arrive au petit village de Songeson dans le Jura. Monté dans le train de 8h05 à la Gare de Lyon, il franchit le seuil du domicile de ses nouveaux patrons en début de soirée puis goûte du lit rude qui sera le sien durant six mois. « Mon Dieu protégez-moi », écrit-il sur l’Agenda 1929, petit journal de ses « souffrances », avant que de fermer les yeux. Raoul vient de fêter son seizième anniversaire dans la solitude du pensionnat de Vendôme, le 17 mars, dimanche de la Passion. Autour du dix-sept de chaque mois, Jacques va faire le bilan de sa carcasse pour dresser « cette courbe » : 17 mai 63 kg ; 17 juin 61 kg 500 ; 17 juillet 58 kg ; 17 août 61 kg ; 17 septembre 58 kg. Une pesée, tout compris : « gros brodequins, chaussettes, culotte, bretelle, chemise fine, chemise de coton, gilet, veste ». Le dimanche 17 novembre, il remontera dans le train.

    luc dietrich,hollande,littératureEntre ce 17 mai et ce 17 novembre, le valet de ferme Jacques perd son peu de graisse et plonge de toute sa hauteur dans la dure réalité du quotidien paysan, pugnace. Avec les jours, toutefois, la main se fait au bâton comme à la croupe fumante parée de bouse, au bois de la scie comme à la poignée du passe-partout, au manche sec du râteau et de la faux comme à celui plus court mais plus musclé du croc à fumier et du croc à pommes de terre ou à mottes, aux dents de la herse comme aux ruant brancards, aux bras rigides de la brouette ; les doigts gourds prennent la mesure des pis poilus, désapprennent la crainte des naseaux baveux, serrent leurs engelures sur l’anse glacée du seau, manient la batte à beurre, se referment sur la morsure de la mauvaise herbe et sur la rugosité de la gerbe. En arpentant les raidillons et la terre fraîchement retournée, les pieds se rebellent dans les sabots – ces « cercueils trop courts » – qui, d’usure, prennent l’eau, autant que les brodequins neufs. « Mes pieds me font tellement souffrir. On dirait que je suis chaussé de chaussettes garnies de clous » : d’un samedi de printemps à la première neige, les talons se déchirent. Bon gré mal gré, le nez s’ouvre dès l’aube aux relents de purin et, au cœur de la semaine, aux effluves qu’exhale le tonneau des cabinets dont le contenu regagne l’air libre ; les narines et la gorge absorbent – à quoi bon rechigner – la poussière que soulève le vannage. Seul, le cœur, sous la maigreur, sous les craquements des jointures, ne se fait à rien.

    luc dietrich,hollande,littératureLes journées de pluie amènent un peu de repos, assez pour copier quelque poésie et les apprendre ou lire des chapitres de Jules Verne. Mais elles traversent aussi le vêtement maculé, saucent et trempent l’épouvantail jusqu’aux os. Par tous les temps, il faut pacager. Charmante est là qui vient de mettre bas et Papillon peut-être aussi qui, un soir venu, au lieu de rentrer à l’étable pour la traite, prendra le layon de la littérature. Sous le ciel clément, le commis – pour sa part « vache à lait » de Robert, le patron –  goûte l’herbe, s’allonge de tout son long derrière des halliers ou en surplomb du village. À plat ventre, il dévore Faust, Le discours de la Méthode, des lettres de Joseph de Maistre, du Musset ou encore le Voyage autour de ma chambre. Jacques se repaît mais est encore à des lieues de penser que « Rares sont les livres qu’on peut poser sur l’herbe et qui résistent à la comparaison avec les brins tout droits, le filigrane des graminées, le silence que traverse un murmure de feuilles. » (2) Où, plutôt, le pense-t-il déjà mais ne le sait. Pour l’instant, il sue le labeur et porte sa croix.

    Quand, le dimanche, Robert – ce « pédant en sabots » – où la rosse de marâtre – cette vieille crasseuse qui, entre deux gorgées de vinasse, déverse ses grossièretés sur le commis (« t’es aussi bête que t’es grand »), lui arrache des larmes et insulte la maman qu’il a mise une fois pour toute sur un piédestal –, quand ces butors ne s’acharnent pas en grotesques roueries pour lui interdire d’emprunter la bicyclette, il file à la messe – mais les volées de la grosse campane n’annoncent-elles pas l’heure de la sortie – ou directement à la cure de Doucier. Le doux curé est son seul ami. Il lui procure quelque lecture, lui remonte le moral, étale la confiture écarlate sur une épaisse tartine beurrée. Raoul lui soumet ses poésies. On parle devant un verre de rouge. Mais déjà les vaches beuglent. Il faut rentrer, soulever sa longue guibole par-dessus le cadre de la petite reine, mouiller sa chemise en moulinant, lâcher le guidon, saisir la trique qui attend debout sur la terre battue du chépu et s’élancer vers le pâturage. « Si je n’avais pas cette religion catholique je songerais à quitter la vie puisque la vie paraît-il n’est qu’une erreur de la nature. »

    luc dietrich,hollande,littératureDrôle de « clampin » vraiment que cet adolescent malingre et pieux qui se dit « trop moche pour aimer », qui a « hâte de crever » et que seules réconfortent en semaine les lettres écrites par la main maternelle. Les autres femmes ? Une plaie plus qu’autre chose. Le visage déjà mangé par la barbe, ne voilà-t-il pas que Jacques se recroqueville dans la coquille de Raoul dès qu’une donzelle des champs approche, la jupe bleue au vent où les dents entr’ouvertes. Qu’une jolie daigne lui faire l’honneur d’une parole ou d’un regard, il se méfie, se détourne – « La Marguerite Tulli me barbe par ses galanteries, pourtant c’est un beau fruit doré » –, se tait ou encore fait « attention à sa langue ». Ne voilà-t-il pas que ce pecnot du dimanche commence à leur parler littérature et philosophie pour, une fois retourné à sa solitude, gribouiller : « Les femmes sont et seront toujours les mêmes que l’on soit à Paris à Vendôme ou à Songeson. Elles ont toujours une langue acérée, un penchant irrésistible vers le commérage, la manie de larder le premier venu–. Et je suis celui-là–. Se vengeant de mon indifférence une bergère a dit à ma patronne que je laissais mes vaches aller où bon leur semblait pendant que je lisais. Le sujet est futile mais faux. » Et quand il apprend que l’une ou l’autre cause de le déculotter, il s’esquive, et versifie sa réserve, dédiant son Yvonne sans doute à la plus mignonne d’entre elles. Poète et séducteur, c’est sûr, sommeillent encore sous les trèfles.

    luc dietrich,hollande,littératureÀ défaut des dimanches ou de courrier, en butte aux sourires railleurs, aux « gracieuses avances » des vierges et aux tonnantes semonces de fermiers balzaciens, Jacques s’en va plonger sa nudité dans un lac des environs. La baignade le lave pour une demi-journée des affronts et l’aide à cracher l’amour-propre ravalé : « Il me fait boulonner le malin et avec un air supérieur et maussade, il me dit : “Cire-moi mes souliers”. Oh ! Oh ! l’orgueilleux Jacques cirant les souliers, eh ! bien oui, Jacques est domestique de ferme, Jacques domestique, son orgueilleuse ambition d’antan, oh ! oui, une fumée !... » Séché au soleil et rhabillé à la hâte, il retourne mordre la poussière et bouffer des briques, mordre et bouffer de ce pain de ménage de couleur grise, qui colle quand il est frais, de ce pain qui « ici joue un grand rôle », qui « est vraiment l’aliment de fond ». Et qu’on « estime d’avantage » quand on a vu les chemins et les transformations qui mènent à lui.

    À la saint Asciscle, le vacher reprend la direction de la ville, de « cette vie enfiévrée et efféminée de Paris ». Avec 275 francs en poche reçus pour prix de ses peines, et un « apprentissage de la vie qui me coûte cher » accompli, Raoul Dietrich, encore « beau d'inexpérience », est en route vers Luc Dietrich. Jacques retrouve le soir même les bras de sa mère aimée par-dessus tout, cette femme en instance de mort qu’il « trouve changée à son avantage ».

    Daniel Cunin

     

    (1) Luc Dietrich, Le Bonheur des Tristes, « Le Pain de terre », XLV.

    (2) Ibid., XIX.

     

     

    Ce texte, basé sur un des carnets dans lesquels Raoul-Jacques,

    futur Luc Dietrich (1913-1944),

    consignait les petits riens du quotidien,

    a été publié dans Luc Dietrich. Cahier douze,

    sous la direction de Frédéric Richaud,

    Cognac, Le Temps qu’il fait, 1998.

     

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