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Parmi les nombreux artistes que Fritz Vanderpyl a côtoyé au cours des premières décennies du XXe siècle, il y eut ceux de l’entourage de Guillaume Apollinaire, par exemple Max Jacob. Le 23 décembre 1908, le Hollandais note dans son journal intime : « Chez Apollinaire : Blum [?], Halpert, Salmon, Max Jacob, Cremnitz, Stein et sa sœur, une autre dame, Mme Picasso, Picasso. » La compagnie se retrouvait aussi assez souvent chez le père Azon : « Je retrouvais Derain dans un petit restaurant, en haut de la rue de Ravignan, se souvient Maurice de Vlaminck dans Tournant dangereux. C’était un petit bistrot pour cochers ou maçons qui se trouvait en face de l’atelier où habitaient Picasso et Van Dongen. Venaient prendre leurs repas dans cet endroit beaucoup de camarades connus ou morts à l’heure actuelle : Picasso et Max Jacob qui ne se quittaient pas, Apollinaire et Derain, Braque et Ollin l’acteur, Dupuis, capitaine de frégate ès lettres, Fritz Vanderpyl, André Salmon. Tous étaient pauvres mais pleins d’enthousiasme, de jeunesse. Le patron faisait crédit, jouait ses portions sur l’avenir de ses clients. Pauvre Azon ! Comme il n’avait pas les fonds nécessaires pour attendre bien longtemps, une faillite banale vint fermer son établissement. À deux heures du matin, l’air de la salle était irrespirable. La fumée épaisse des pipes et des cigarettes, l’alcool et le vin blanc, l’énervement général rendaient délirants les esprits surchauffés. C'est dans cette salle que naquit le cubisme. »
Outre les repas et les conversations, on partage des lectures : « 7 août 1914 – Je viens de voir le peintre Halpert chez lui, Bd Saint-Jacques. Il me prête le livre de poèmes bretons de Max Jacob et me montre une carte postale venue de Fontarabie, sur laquelle Delaunay l’engage à passer en Espagne, où l’on peut attendre les événements sans crainte. » (Cf. « Pages du journal inédit de Vanderpyl », présentées par Henri Certigny, Que vlo-ve, janvier-mars 1993). On est alors au tout début de la guerre. À l’instar d’un Blaise Cendrars, Fritz ne va pas tarder à s’engager dans les rangs de la Légion étrangère. Ce que Max Jacob apprend. Dans une lettre du 22 septembre à Daniel-Henry Kahnweiler, il transmet au marchand des nouvelles de leurs amis communs : « Guillaume Apollinaire est (à Orléans) à la Légion Étrangère avec Serge et Galanis. Ils y souffrent de voisinages peu agréables. Vanderpyl y est aussi et, je crois, Canudo. Aucune nouvelle de Salmon ; Mac Orlan blessé au pied est revenu puis reparti. » (Béatrice Mousli, Max Jacob, 2005, p. 154).
Relevons au passage que le premier livre que Kahnweiler publiera une fois le conflit terminé, dans sa nouvelle série aux éditions de la Galerie Simon, sera le recueil Voyages de Fritz rehaussé de dix-huit gravures sur bois de Maurice de Vlaminck. Il s’agit d’ailleurs du premier volume illustré par ce dernier. « L’ingénuité et la violence de Vanderpyl, l’auteur des poèmes, s’accordent à merveille avec le tempérament de Vlaminck », estime Claude Roger-Max (« Vlaminck illustrateur », in Plaisir de bibliophilie, 1927, p. 79).
En quelques occasions, Max et Fritz publient dans la même revue. Leurs noms sont ainsi réunis sur la couverture de Nord-Sud n° 6-7 (août-septembre 1917) à côté de ceux de Soupault, Apollinaire, Reverdy, Breton, etc. Dans le n° 4 d’Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art (juillet 1920 p. 4), Jacob publie un poème en prose intitulé « Jamais plus ! ». À compter de 1924, cette page relèvera des Visions infernales, recueil paru aux éditions Gallimard, que l’auteur lui-même regardait comme un « Cornet à dés chrétien ». Il s’agit d’une « traversée du démoniaque dans une confusion entre rêve, vision et réalité ; une ‘‘ethnographie du démon’’, comme il le précise dans le poème liminaire. L’atmosphère onirique est résolument placée sous le signe du cauchemar qui envahit l’individu laissé sans défense dans la nuit. » (Antonio Rodriguez, in Max Jacob, Œuvres, Quarto, 2012, p. 641)
Le visage du démon (portrait de F. Vanderpyl par Jean Marchand)
Dans la deuxième partie du poème, Fritz René apparaît : un démon ricanant qui lui ressemble invite Max Jacob tourner le dos à Dieu et à ses anges pour sombrer dans la nuit éternelle qui n’offre plus aucun accès ni à la Terre ni au Ciel. Faut-il voir dans ces lignes une provocation à l’égard de l’ancien légionnaire ? une goguenardise ? une forme de représailles ? Il faut dire que Vanderpyl ne prenait pas toujours des gants : « Sa franchise d’accent bien connue, sa verve parfois un peu rude et qui n’hésite pas à bousculer au besoin ses amis eux-mêmes, nous incitent à le suivre. » (R.C., « Chronique. Bibliographie », Art et décoration, janvier 1931, p. VII). La pique se fonde-t-elle sur le « rire, insolemment dionysiaque » de Fritz ? Sur le diable qui s’emparait de lui et « le précipitait dans les abîmes de la fureur », ainsi que l’évoque son ami André Salmon dans Souvenirs sans fin (1903-1940) ?
Ce qui est certain, c’est que la physionomie et la corpulence de Vanderpyl, sa barbe en bataille et sa pipe, ont marqué ses contemporains tout autant que sa faconde, sa jovialité, sa générosité ou encore ses emportements. Certains de ses amis l’affublaient du surnom Ratapouf. Un journaliste de La Petite République voyait en lui « un réjouissant Hollandais-méridional que tout le quartier Latin a connu. Le gros Fritz, comme on l’appelait familièrement, fut célèbre de la Closerie des Lilas aux Deux Magots. Il doit être même naturalisé petit Parisien. Ce qui lui donnerait du poids. » Le célèbre critique Louis Vauxcelles le décrit comme le « meilleur des garçons avec ses airs de sanglier » (« Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5).
Le 7 janvier 1933, un journaliste, descendant en flammes dans L’Œil de Paris le portrait de Fritz peint par Charles Blanc, souligne le contraste entre bonhomie et disgrâce physique chez Vanderpyl, « le plus charmant des hommes, [qui ] n’a rien d’un Apollon. Il est coquettement obèse et son visage est de ceux dont les artistes disent poliment qu’il a du ‘‘caractère’’ ». Un autre commentateur défend le même tableau en recourant à un qualificatif pas forcément très flatteur pour l’intéressé : « Le Vanderpyl de Charles Blanc mérite une mention particulière par sa ressemblance frappante. La lèvre, les yeux, le nez sont ceux d’un bourru, du bourru bienveillant qu’est le poète gastronome. » (H.F., « Une visite au Salon d’Automne. La contribution des artistes algériens », L’Écho d’Alger, 9 novembre 1933, p. 2.) De même, toujours à propos de cette toile, L. Vauxcelles relève les manières rudes de son confrère qu’il connaissait bien : « Son Vanderpyl est beau de vie intérieure et de vérité. Le caractère intime de notre confrère, cette douloureuse tendresse qui se cache sous les éclats de la brusquerie, est ici senti et restitué. » (« Les salons d’automne », Excelsior, 1er novembre 1933, p. 6.)
F. Vanderpyl, par F. Desnos
En une autre occasion, le même auteur livre l'un des portraits les plus précis de son confrère : « J’aime Vanderpyl parce qu’il est un des très rares artistes de notre corporation encombrée de cuistres ; artiste qui sent et s’exprime avec une libre violence ; personnel en ses opinions, injuste parfois, passionné, sectaire, mais artiste jusqu’aux moelles. Vanderpyl – célèbre par ailleurs en tant que gastronome et critique érudit des choses de gueule ; Vanderpyl avec qui l’on aime faire un bon repas, parce qu’il sait l’arôme des bourgognes et la saveur des daubes, chérit la peinture comme il aime les bons plats : j’entends sensuellement, en gourmet ; et c’est ainsi – non en théoricien – qu’on doit goûter les arts plastiques ; Gasquet aimait la peinture de cette manière, qui est la vraie. Vanderpyl adore les tempéraments généreux, un Segonzac, un Dufresne, un Vlaminck ; il est, ne l’oublions pas, de souche hollandaise ; le truculent, la matière onctueuse, la belle coulée des pâtes, voilà son affaire ; ne lui parlez pas des doctes cubistes hyper-constipés : son rire, insolemment dionysiaque, éclaterait et sa voix rauque (‘‘ma voix de vieille mouette’’ écrit-il en ses délicieuses Gouttes dans l’eau) s’enflerait jusqu’à l’imprécation. Vanderpyl est un être malaisé à pénétrer, pour qui l’aborde ; on ne le comprend – on ne le devine – que si on l’a un peu pratiqué. Vous le jugeriez, à la première rencontre, paysan du Danube, ours mal léché, infumable ; sa tête ronde enfoncée en de costaudes épaules, son allure de vieux marin, ce je ne sais quoi d’abrupt, de rugueux, déconcerte, éloigne le raseur aimable. Mais que de finesse en ce regard triste ! Et quelle tendresse, qu’elle ferveur mêlées, dont il semble avoir honte ! Quel affectueux enthousiasme Vanderpyl dépense lorsqu’il est nécessaire de défendre les artistes qu’il apprécie, le poète Guy Charles Cros, le peintre Jean Marchand – décoré le même jour que lui – le céramiste catalan Durrio, des jeunes, tel Demeurisse… Ah ! le personnage étrange et paradoxal ! Il est lourd d’aspect, tangue en déambulant : or, Vanderpyl est un dandy (monocle, bagues, cravates amusantes) ; il affecte un langage haut en couleurs, dru, cynique, débraillé ; or, il est délicat, voire précieux ; grossier à l’occasion, coléreux en diable – et c’est un tendre… Il sera furieux, notez-le, que j’essaie de montrer au public le vrai Vanderpyl ; il me décochera un petit bleu d’engueulade : ‘‘Pourquoi dis-tu ça ? D’abord ce n’est pas vrai... Et puis, ça ne les regarde pas, etc…’’ » (« Le Carnet des ateliers », Le Carnet de la semaine, 18 septembre 1927, p. 16.)
Louis Vauxcelles, par Pierre Choumoff (INHA)
La présence de Fritz dans le poème en prose de Max Jacob a été relevée par un critique des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques (11 décembre 1926) qui compose avec humour sur le recueil du Haguenois Des gouttes dans l’eau : « Et je sais tous les sons, et j’ignore les mots. Nous voici avertis : ces gouttes dans l’eau sont des notes de musique. Aucune ne se perd, toutes sont pour le moins curieuses, quelques-unes très pures. En marge de ce petit livre, des mots indiquent et expliquent la façon de lire qui lui convient : alerte, digne, avec force, explicatif joyeusement, avec passion, très lentement. Pour l’acteur des soirées poétiques de l’Odéon ou de la Comédie-Française, très bien. Vanderpyl a inventé le poème - coquetail (selon l’orthographe de M. Eugène Marsan.) Quelques mots d’italien, deux ou trois vers en hollandais, deux strophes en anglais, un peu d’allemand, secouez fort et avalez d’un trait. La poésie vous monte à la tête. Ce qu’il faut dire aussi c’est que M. Vanderpyl n’est pas qu’un poète particulièrement original, c’est aussi un gourmet. Il sait cuisiner et le prouve, même, avec des gouttes d’eau. D’ailleurs Max Jacob a écrit que Vanderpyl, qui se révolte contre tant de choses, ressemblait au diable et c’est tout dire. »
D. Cunin
JAMAIS PLUS !
Tu as vécu en face de l’Église, dans des salles bien cirées où de chers vieillards t’enseignent la vertu sans lunettes et par l’exemple. Tu as vécu sous l’Arc de Triomphe avec des échelles et des jeunes gens blonds.
Tu as vécu dans les hôtels meublés où les plantes des jardins sont artificielles et où tout sent le moisi même les conversations nocturnes.
Tu as bu des nuits entières dans d’autres hôtels, avec des compagnies et des divans.
Et tu n’as pas songé que ton Père Céleste te regardait, que tes frères célestes qui sont les anges te regardaient.
Maintenant tu crois que la vie terrestre continue parce qu’un démon qui ressemble au poète Fritz Vanderpyl t’invite, t’a invité : il ouvre une soupente pour toi en ricanant et là, tu es dans une nuit sans lucarne et sans espoir. Serait-ce… ? Horreur ! quoi mon Dieu, mes larmes ne vous toucheront-elles pas ?
Il est trop tard ! ma tête heurtera le toit et le mur et cela sera la nuit toujours. La terre, la chère terre, le soleil, le cher soleil, jamais plus !
Max Jacob
Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art,
Au cours des années vingt du siècle passé, l’écrivain Eddy du Perron a été à maintes reprises portraituré, en particulier par l’Espagnol Pedro / Pere Creixams (1893-1965) (1) et le Hollandais Carel Willink (1900-1983) (2), mais aussi par le Grec Constantin Florias (1897-1969), le Suisse Oscar Duboux (1899-1950) (3), le Flamand Valentijn van Uytvanck (1896-1950), le Français Pascal Pia (1903-1979), l’Écossais d’origine juive russe Saul/Paul Yaffie/Jeffay (1898-1957), ainsi que par l’une de ses passions, la Belge Clairette Petrucci (1899-1994), jeune femme très courtisée qui l’a initié, si ce n’est aux plaisirs de la chair aristocrate, à certains auteurs français tout en lui permettant de rencontrer des représentants du monde littéraire et artistique du Paris et de la Bruxelles de l’époque (4). Dans un premier temps, Du Perron a d’ailleurs estimé que cette ravissante marquise était plus douée que son ami Creixams, lequel, sans être encore célèbre, pouvait toutefois déjà se prévaloir d’une certaine renommée.
La rencontre avec Pedro Creixams (photo) à la mi-mars 1922 du côté de Montmartre – et le même jour, semble-t-il, celle avec Pascal Pia – ne doit cependant rien à cette muse qu’il a lui-même, à quelques reprises, croquée sans guère chercher à la flatter (5). Pour ce qui est du registre du dessin ou de la peinture, relevons d’autre part que, comme beaucoup d’hommes de lettres, le futur auteur du Pays d’origine a fait l’objet de quelques caricatures. Enfin, lui qui, dans ses livres, s’est très souvent portraituré en s’attachant – une fois les pseudonymes abandonnés – à se masquer le moins possible, n’a pas manqué, à l’occasion, de crayonner sa bobine tantôt fine, tantôt poupine.
Une petite page d’histoire littéraire entre France et Hollande porte sur l’un des portraits les plus amusants de l’auteur en herbe, celui réalisé par personne de moins que Max Jacob. Cette esquisse fait en effet l’objet d’un passage du roman Een voorbereiding qu’Eddy publie en 1927 ; dans ces pages inspirées de la réalité, le poète apparaît sous les traits de Clovis Nicodème (6) et le jeune Du Perron sous ceux de Kristiaan Watteyn. La rencontre a lieu place du Tertre, durant la première moitié du mois d’avril 1922, dans l’établissement À la Mère Catherine, « maison fondée en 1793, le restaurant dont la carte présente un sans-culotte qui tient en l’air, telle une lanterne, la tête de Lemoine, l’aubergiste, surnommé ‘‘père la Bille’’ ». Une conversation portant sur la poésie contemporaine se déroule entre les protagonistes attablés dont fait partie Jeffery Dowd, alter ego de Saul/Paul Yaffie/Jeffay, ainsi sans doute que le double de Gen Paul. Le propos se porte à un moment donné sur les vers de Pierre Bicoq (alias Jean Cocteau) : comme Kristiaan se réclame, non sans facétie semble-t-il, de ce poète, Nicodème avance que celui-ci lui doit pour ainsi dire tout comme un fils doit plus ou moins tout à son père. Et de poursuivre :
Eddy et Paul Jeffay
« Pourquoi ? Vous écrivez des vers à la Bicoq ?
- Je ne sais pas si je le fais bien, je ne m’y suis mis que depuis quelques jours. Dans un premier temps, j’écris des vers fluides et réguliers ; ensuite, j’entreprends de trancher. Je leur coupe bras et jambes, dans la plupart des cas aussi une partie du tronc sans oublier à chaque fois la tête. J’ai l’impression qu’ils commencent à montrer des similitudes avec ceux de Bicoq.
- Composer des vers réguliers, répond Clovis Nicodème avec bonhommie, ça n’a rien d’original.
- Je ne peux m’empêcher de penser, rétorque Kristiaan de façon pédante, que la véritable originalité transparaît sous chaque forme quelle qu’elle soit. L’originalité d’une énième nouvelle forme me paraît une maigre nouveauté qui bien vite s’essouffle. »
Les yeux de M. Nicodème sont remplis d’un éclat de chaleureuse moquerie. La tablée entière prête attention à Kristiaan. Docile, celui-ci reprend : « Bien entendu, vous me trouvez d’une stupidité consommée. C’est que je n’ose pas fabuler ; je vous confesse tout.
- Non, non, proteste son interlocuteur d’un clappement des lèvres, je ne vous trouve pas du tout stupide. Je vous trouve… charmant. »
Au dos du menu, Clovis Nicodème se met à crayonner le portrait de Kristiaan. Il lève la tête en le scrutant à chaque fois, entre ses lunettes et un sourcil en crochet, d’une pupille bleue.
« Les yeux d’un ange, murmure-t-il pour lui-même. Les yeux purs d’un ange. La bouche… la bouche d’une danseuse. »
Le portrait passe de main en main. Nicomède a prêté à Kristiaan une trombine ronde de gamin, ponctuée, en guise de quinquets, de deux raisins secs où se lit de la curiosité. On trouve le portrait très réussi. Clovis Nicodème se lève et, d’un large geste en direction de Kristiaan, lance : « Baudelaire enfant ! »
Puis il prend congé. Tous de rire. Dowd est même pris d’un hoquet de contentement. Le trait d’esprit de M. Nicodème a déçu Kristiaan. Hugo n’a-t-il pas dit de Rimbaud : « Shakespeare enfant ! » ? Il se demande si le grand homme s’est payé sa tête ou s’il lui a fait la cour.
Eddy face à Du Perron (portrait double, trucage, 1918)
Max Jacob, Eddy va partager sa compagnie à d’autres reprises. Ainsi du 20 juin de la même année – à l’époque où ce dernier travaille à son Manuscrit trouvé dans une poche – avant de passer un moment à s’entretenir avec Blaise Cendrars : « Je travaille toujours à ma tentative d’être moderne. Ça ne doit pas durer plus que 15 jours, je serais complètement fou. Travaillant comme je le fais, avec un je m’enfichisme complet pour le résultat et en m’amusant malgré l’effort que ça me coûte malgré tout, ça va ! J’ai revu hier soir Max Jacob, après lui Blaise Cendrars, qui m’a raconté de très amusantes histoires concernant son ami Chagall. C’est curieux, en les voyant plus, c’est Cendrars que je préfère de beaucoup à l’autre. Il est énergique, causeur amusant sans faire trop d'esprit, et simple. » (7). Au cours des années qui suivent, le Hollandais et l’auteur du Cornet à dés échangeront quelques lettres (8), le Français n’étant sans doute pas insensible au charme du jeune homme au teint et aux traits exotiques. Dans Een voorbereiding, Du Perron propose d’ailleurs quelques développements sur l’homosexualité qui font manifestement allusion au futur oblat.
Eddy, par Clairette Petrucci (1922)
Même si Eddy n’est pas forcément convaincu par le portrait esquissé par Max Jacob, il va en tirer parti en quelque sorte, tant comme séducteur que comme auteur. Multipliant les avances auprès de Clairette (photo ci-dessous), il le lui montre et se propose peu après de lui en adresser une reproduction : « comme vous semblez préférer les bonnes têtes d’enfant, ou les têtes de bons enfants, que sais-je ? (‘‘que scais-je ?’’ comme écrivait M. de Montaigne, que vous devez bien aimer) – j’ai fait photographier le dessin de Max Jacob, que vous trouvez ‘‘charmant’’ et vous enverrai une épreuve, si vous voulez. Mais comme moi je préfère les belles têtes anglaises, selon votre maman, voulez-vous faire photographier le dessin que moi j’ai fait de vous ? Sans amour-propre : c’est ce que je préfère de tout ce que j’ai fait de vous, avec kodak ou crayon » (9). Quelques jours plus tard, il tient sa promesse, non sans brosser, par écrit, un portrait assez savoureux du libertaire Henri Chassin (1887-1964), dont il vient de faire la connaissance à Montmartre, alors qu’il était en compagnie du peintre Marcel Leprin (1891-1933) : « […] Henri Chassin, secrétaire de la fédération (?) des écrivains, directeur de… ?, trésorier de… ?, chansonnier, dessinateur, anarchiste ; presque-guillotiné, auteur de 6 revues, Poète. […] Il parlait, parlait, je n’ai jamais rencontré un parleur si infatigable ! […] j’étais complètement abruti ! Je n’ai plus compris, en les quittant, que la littérature française possédait un Mallarmé, un Verlaine, un n’importe qui – il n’y avait plus qu’un géant qui avait pris toute la place : Henri Chassin ! Nom d’un nom ! Causeur amusant, très riche en mots, vulgaire et spirituel à la fois – ‘‘un des rares écrivains en France, un des rares ! qui travaillent beaucoup et qui travaillent… en pensant!’’ – il m’a réduit à un parfait silence. Il disait des énormités sur Maurice Rostand, sur Wilde et sur Kipling, sans que je répliquasse par un mot. […] Leprin, avec un bête sourire, disait, me désignant : ‘‘Faites son portait, Max Jacob a dit qu’il ressemble à Baudelaire enfant’’ (!) – ‘‘Mais non, dit-il, c’est moi qui ressemble plutôt à Baudelaire ?’’ Je faisais semblant de le croire. […] Il trouvait Jean Cocteau un fou, et Blaise Cendrars un sot. Je l’ai cru. […] Je vous envoie, ci-joint, la photo que j’ai oubliée d’insérer dans ma lettre précédente, – comme une pensionnaire de 16 ans. Vous avez cru peut-être (après ce que j’avais écrit) que je l’ai oubliée délibérément. Eh bien, non ! – c’était la conversation qui rageait derrière moi qui m’a ‘‘dérouté’’. Vous trouverez ici en même temps la copie du dessin de Max Jacob et deux petites photos de moi à l’âge de 9 mois, pour vous prouver que je ressemblais vraiment à Don Garcia de Médicis. Je regrette que les trois dents manquent ! » (10)
Toujours en ce mois de mai 1922, le 25, alors qu’il vient d’élire domicile Chez Bouscarat, 2, place du Tertre, Eddy exprime à cette même Clairette le dédain que lui inspire le poète converti – dont l’œuvre l’occupe malgré tout ; il en vient même à croquer ce dernier dans le courrier qu’il rédige : il s’agit d’une caricature montrant le quasi quinquagénaire les mollets poilus, vêtu de bure et chaussé de sandales.
: « Figurez-vous que Max Jacob vient d’écrire une lettre concernant Montmartre dans un numéro des Images de Paris […] je vous la copie entièrement :
Monastère de Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret)
Cher Monsieur,
Les rares lecteurs qui veulent bien se souvenir de mon nom l’entourent d’une légende montmartroise aussi fausse qu’une légende. Je reconnais avoir des amis à Montmartre mais j’ignore, ai ignoré et ignorerai toujours ‘‘Montmartre’’. J’ai habité vingt ans les environs du Sacré-Cœur, d’abord par hasard puis par fréquentations de la chère basilique élevée au culte du Sacré-Cœur de N.-S., mais je ne suis pas de ce qu’on appelle Montmartre, je n’en aime pas l’esprit je n’en aime pas les mœurs et la plupart de ses habitants me répugnent immensément. Je n’ai aucune qualité pour parler au nom de mes amis, mais je ne trouve pas trace d’esprit montmartrois, Dieu merci, ni dans le caractère, ni dans l’œuvre de Salmon, l’humour de Mac Orlan est plus rabelaisien que montmartrois et les héros de Carco sont de toutes les fortifs et pas spécialement de celles de Saint-Ouen à la Chapelle. Pour le moment je suis de la campagne, je suis des bords de la Loire et j’espère y rester longtemps. Ceci dit, je vous remercie de penser à moi mais je vous assure bien sincèrement que je serais enchanté de ne pas voir mon pauvre nom cité quand il s’agira de Montmartre.
Croyez-moi sympathiquement à vous, Max Jacob
» Il me semble qu’après ce reniement de la vie vulgaire, digne de saint Matorel lui-même, Creixams pourra faire le portrait primitif du nouveau frère de ce monastère de Saint-Benoît sur-Loire, avec un sourire bénin, et absolument rien qui rappelle le nom biblique qui – une fois ! – était bien le sien… Demain, nous irons (Creixams et moi) au Louvre. Quand le saint de Cosimo Tura ne pourra pas lui suggérer l’idée, peut-être qu’un dessin de moi dans ce genre-ci le pourra ! J’aimerais bien savoir combien de bénédictions Max a gagné avec la lettre que vous venez de lire… Vous avez raison : au fond c’est un triste type de fumiste ! J’ai beaucoup lu de lui les derniers jours. D’abord beaucoup de poésies dans Le Laboratoire central, puis des poèmes en prose, dans Le Cornet à Dés, enfin Cinématoma et sa dernière œuvre Art poétique. Je pourrais vous écrire tout un volume plein de mes impressions et idées là-dessus et aussi concernant les œuvres d’autres génies modernes. Mais j’en ai ‘‘marre’’ ! – comme du trio Maurice Yvain-Willemetz-Mistinguett. Dès que je serai à Montmartre, je recommencerai sérieusement à travailler et ne m’occuperai plus de tous ces gens comme je l’ai fait ; je les considérerai comme passe-temps et c’est tout. »
Malgré ce peu de considération pour la personne de Max Jacob, Eddy ne publie pas moins le portrait croqué en 1922 dans Filter, une plaquette de 1925 contenant 49 quatrains d’un autre alter ego de Du Perron, à savoir Duco Perkens (photo ci-dessous). À l’un de ses correspondants qu’il n’a jamais rencontré, l’auteur Roel Houwink, le jeune homme écrit le 6 août de la même année (lettre ci-contre) qu’il ne « ressemble en rien au gribouillage de Max Jacob ; d’ailleurs, cette non ressemblance à elle seule peut à mon sens inciter un auteur (un de mon genre surtout !) à coller pareil portrait dans un écrit ».
Peu de temps avant de mourir d’une angine de poitrine quatre jours après le début de l’invasion de la Hollande par l’armée nazie en mai 1940, Eddy du Perron revient, dans un texte consacré au talent de dessinateur de divers écrivains (11), sur le croyant Max Jacob en même temps qu’il s’attarde sur Jean Cocteau (12), l’un des auteurs de prédilection de Clairette, mais personnage que lui-même n’admire pourtant guère si l’on se fie au portrait qu’il en a fait en langue française douze an plus tôt, lequel ne manque ni de nerf ni de piquant : « M. Cocteau est très intelligent, on l’a dit assez souvent ; en tout cas, il donne souvent à s’y tromper l’illusion de l’intelligence. C’est pour cela sans doute qu’il s’est débarrassé assez jeune de son maître M. Rostand père, pour se laisser en attendant influencer plutôt par M. Gide, qu’il a trouvé (toujours à temps et de façon à se persuader qu’il était lui aussi une espèce de précurseur) Apollinaire, le cubisme, Picasso, les ballets russes, Éric Satie, Sophocle, Roméo et Juliette, etc. Depuis quelque temps, fort sans doute de la réputation acquise, il s’est permis de revenir à sa nature et de s’adonner aux calembours ; il en a même fait un recueil de poésies, qui se vend sous le titre d’Opéra. Mais c’est loin d’être tout, car M. Cocteau, chez qui tout est poésie, sait au besoin créer des poètes. Il faut lire sa préface à J’adore pour apprendre comment il a créé M. Jean Desbordes (13) sans presqu’y songer. Déjà quand il a publié son Jean l’Oiseleur, on pouvait se douter que M. Cocteau possédait ce don en y lisant : J’ai voulu faire du blanc plus blanc que neige et j’ai senti combien mes appareils étaient encrassés de nicotine. Alors j’ai formé Radiguet pour réussir à travers lui ce à quoi je ne pouvais plus prétendre. J’ai obtenu Le Bal du Comte d’Orgel… Radiguet étant mort, M. Cocteau, à travers lui, n’a plus rien obtenu ; il en a été fort inconsolable, comme tout le monde sait, mais à présent, il a pris sa revanche : il a obtenu le J’adore du petit M. Desbordes. Le petit M. Desbordes, s’est montré un disciple bien dévoué ; il a consacré dans son premier ouvrage quatre panégyriques aux ouvrages de M. Cocteau et déclaré ne pas connaître de meilleure poésie qu’Opéra. Pour le reste il a soigneusement travaillé d’après la recette connue : de l’eau de rose, très rose pâle, une étoile en papier d’argent au fond, deux gouttes de sperme. Mais c’est un sperme d’écolier et même de bon élève qui reste sans conséquence, n’en déplaise la main du maître. Ce maître qui est – n’est-ce pas ? – M. Cocteau, se révèle définitivement dans cette dernière création : afficheur, cabotin, peu scrupuleux et même plutôt sagouin. Pour tout dire : un maître auquel il convient de ne plus toucher. »
Max Jacob dessinateur
Mais revenons à l’étude rédigée en néerlandais ayant trait aux hommes de lettres qui aiment se livrer au dessin – pareille réflexion intéresse d’autant plus Du Perron qu’il a lui-même commis, en plus de portraits de proches, des dessins pour le moins érotiques (voir Un chiffre ci-dessous) –, laquelle, lorsqu’elle s’arrête sur des écrivains français du XXe siècle, ne pouvait pas ne pas évoquer Malraux : « Parmi les écrivains français encore vivants, il est à vrai dire difficile de ne pas compter dorénavant Cocteau – dont les illustrations de sa propre œuvre (par exemple celles des Enfants terribles) sont bien entendu ‘‘littéraires’’ par excellence – parmi les ‘‘véritables’’ dessinateurs. Ses réalisations en la matière témoignent d’une extrême habileté ; il ne fait aucun doute qu’il peut se reposer sur une pratique consommée. Ce qui reste donc de littéraire en lui sur ce terrain, c’est bien son ‘‘imagination d’auteur’’ ; cela dit, il y a des dessinateurs et des peintres qui, sans être des écrivains, ne lui sont en rien inférieurs dans ce domaine (et je ne pense pas même en la matière aux surréalistes pour qui l’imagination en question est devenue affaire de spécialistes). Prédécesseur de Cocteau comme ‘‘poète moderne’’, Max Jacob a toujours été un dessinateur très estimé ; bien que beaucoup moins adroit que ce dernier, il a fait des dessins, des gouaches et même, me semble-t-il, des peintures à l’huile très recherchées par les amateurs. Si on les place tous deux l’un à côté de l’autre, on relève que l’élément le plus caractéristique de Cocteau demeure le fait que ses dessins paraissent être écrits, tandis que Max Jacob laisse une certaine impression de ‘‘bâclé’’.
» Beaucoup moins habile que Cocteau (mais peut-être faudrait-il dire : ayant surtout une pratique moins assidue), Malraux dispose d’une imagination qui n’a rien à envier à celle de son aîné ; l’auteur de La Condition Humaine, qui, jadis, ajoutait d’un trait de plume un chat aux dédicaces qu’il écrivait pour ceux qu’il considérait comme ses vrais amis, s’affirme, dans les nombreux et variés dyables qu’il a griffonnés avec la plus grande aisance, comme l’auteur du Royaume Farfelu et d’Écrit pour une Idole à Trompe, texte jamais publié et que je crois perdu. Voyez reproduits ci-contre à droite : l’un de ses dyables-scie au crayon, quelques autres dans un dessin plus soigné à l’encre ainsi qu’un gribouillage fait en trois secondes, qu’il me donna un jour pour que je puisse reconnaître Valery Larbaud, avec lequel j’avais rendez-vous dans un café, mais que je n’avais encore jamais vu. (Pour le prestige de Larbaud, qu’il me soit permis de préciser que ce gribouillage s’est révélé un moyen de reconnaître ce dernier beaucoup moins infaillible que ce que Malraux avait imaginé.) »
Pour en revenir à l’écriture, il fait peu de doute qu’Eddy du Perron appréciait plus la prose de Max Jacob que sa poésie, du moins c’est ce qui transparaît de sa correspondance avec Clairette Petrucci, ainsi dans une lettre du 10 décembre 1922 : « J’ai terminé aussi la lecture d’un petit volume de maximes d’art de Max Jacob ; où il n’est pas fumiste du tout ; il faut lire cela ; ça vaut Cocteau ; je le garde ici pour vous. » Au point de vue de la justesse narrative, il place Le Terrain Bouchaballe bien au-dessus de Chaminadour (14). Dans une autre page, il considère la poésie de Jacob comme étant « plus raffinée » que celle de Benjamin Péret sans être cependant moins « burlesque » (15). Quoi qu’il en soit, rien n’a dissuadé Eddy, dans les années vingt, de chercher à railler la « poésie moderne » de son temps – il était peu sensible à cette veine de même qu’il montrait une réelle réticence devant la peinture abstraite – à travers les pastiches réunis dans Manuscrit trouvé dans une poche(1923) – la toute première œuvre qu’il a publiée, la seule d’ailleurs en langue française. Le 25 mai 1922, il confirme à Clairette qu’il travaille sur ce projet : « […] J’ai écrit un long poème dédié à Walt Whitman, le vrai créateur du genre, puis une poésie à Jean Cocteau, une à Blaise Cendrars, une à Max Jacob ; j’en écrirai tout à l’heure une à Pascal Pia (photo ci-contre à côté de Du Perron, 1925). Vous ne le connaissez pas par hasard ? Il paraît que c’est un des plus grands entre les ‘‘modernes’’, une espèce d’Arthur Rimbaud, il a 19 ans et doit être extrêmement sensible. Je tâcherai de mieux le connaître ». Pia allait devenir l’un de ses plus proches amis. Pour compléter ce petit portrait de Max Jacob signé Du Perron, citons quelques-unes des lignes qui, dans les pages duManuscrit, ont trait au Français, lesquelles entrent en écho avec le passage du roman cité plus haut :
j’ai lu de lui tout ce que j’ai pu trouver cinématoma le roi de béotie le phanérogame le cornet à dés le laboratoire central la défense de tartufe et quelques lettres c’est que je le connais qu’il a des yeux impayables et un pli sur le nez
j’ai étudié pour comprendre ces yeux impayables et ce pli sur le nez le personnage de septime fébur dans le roman sans histoire et grosse de détails la négresse du sacré-cœur où les vérités ne sont considérées des vérités qu’après qu’on les ait roulées du sacré-cœur à la seine et on s'arrête au bord l’eau ayant la qualité de nettoyer
je ne les y ai pas retrouvés
j’ai vu assez souvent max jacob chez la mère catherine sans savoir que c'était max jacob puis tout d'un coup j'ai su par charley et j’étais très honteux de ne connaître de toute son œuvre que le titre d’un roman je lui demandais ce qu’il faudrait lire il me conseillait cinématoma
Max Jacob, par Modigliani (1916)
j’aime mieux la défense de tartufe
j’aime mieux le max jacob présent et prêchant de la défense que le max jacob ventriloque de cinématoma mais la chanson de bon mirlifa m’a ravi
j’ai tâché de faire une pareille chose j’ai eu ce culot mais il y a la rime c’est très difficile pour un étranger mais je suis sûr que max jacob sera complaisant car il n’est pas comme déclare monsieur neuhuys le père de la jeune poésie j’ai horreur des omissions qui témoignent d’un manque de respect max jacob est le saint père de la jeune poésie
il est le complaisant saint père qui a la bonté sous son gilet et le je m’enfichisme derrière son pince-nez il se fichera de moi avec la plus douce complaisance je lui offre mes vers quand même je les dois à deux parties deux minuscules parties de son multiforme lui car m’a expliqué monsieur neuhuys son œuvre est un indicateur inépuisable de genres inusités
j’ai fait de mon mieux pour comprendre et plus souvent je n’ai pas compris mais souvent j’ai ri et c’est pas peu je ne trouve jamais le chemin dans les indicateurs et monsieur neuhuys me permet de l’appeler un auteur difficile ceci à lui
[…]
le cornet à dés le laboratoire central m’ont appris l’imprévu l’imprévu c’est une vieille femme coupée en quatre après un duo d’amour mais max jacob doit préférer l’imprévu d’un baiser d’enfant après un autodafé
il doit détester les imprévus prévus l’imprévu prévu c’est l’imprévu expliqué une chose expliquée après est expliquée d’avance seul les imprévus qu'on n’explique jamais restent imprévus
à max jacob encore cette tentative d’imprévu
à la lumière de vers luisants ou d'étoiles tombantes ou de
gouttes brûlantes de suif de chandelles
sur du bitume et des pierres […]
Daniel Cunin
En citant les passages écrits en français par Eddy du Perron, nous avons corrigé quelques coquilles, sans pour le reste toucher à la syntaxe ni au lexique.
(1) Quatre dessins et une toile ainsi que des dessins reproduits dans la courte œuvre en prose Claudia de 1925.
(2) Cet artiste jouit toujours d’une grande réputation de nos jours dans son pays. Il a illustré plusieurs livres de son ami Du Perron.
(3) Ce grand ami de Du Perron, bien que peu doué pour les arts plastiques, a illustré la nouvelle Het roerend bezit, éditée en 1924 par Jozef Peeters et Michel Seuphor.
(4) À propos des portraits faits de Du Perron, voir : Kees Snoek, « E. du Perron door vrienden geportretteerd », Jaarboek Letterkundig Museum, n° 8, Letterkundig Museum, La Haye, 1999, p. 35-57. Quant à ses années parisiennes et à quelques influences ou lectures françaises (Barrès, Cocteau, Larbaud, Claude Farrère, Raymond Radiguet), voir, du même auteur, deux articles publiés dans la revue Septentrion : « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française » et « La promesse parisienne : Eddy du Perron fait son entrée dans la vie des artistes européens ». En néerlandais, un livre de Manu van der Aa fournit nombre de précisions sur les premières années d’Eddy du Perron en Europe et sur ses rapports avec l’avant-garde : E. du Perron en de avant-garde. Kroniek van een heilzame ziekte, Bas Lubberhuizen, Amsterdam, « De Nieuwe Engelbewaarder, n° 5 », 1994.
(5) Sur cette femme « artiste peintre » qui ne fera cependant pas véritablement carrière, on lira le chapitre 14 de la biographie que Kees Snoek a consacré à Eddy du Perron : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005, p. 253-264. Et on lira les lettres en français que lui a adressées l’écrivain.
(6) Le choix du prénom renvoie sans aucun doute au roi des Francs dont Max Jacob suivra l’exemple en se convertissant au catholicisme – Picasso étant son parrain –, et le patronyme à l’un des premiers disciples de Jésus. Manu van der Aa ajoute (op. cit., p. 27) que le fait que Nicodème soit considéré comme un saint et comme un écrivain (on lui attribue la paternité des Actes de Pilate ou Évangile de Nicodème) vient renforcer cette thèse, le poète tentant dès cette époque de se sanctifier en se retirant par périodes à Saint-Benoît-sur-Loire.
(7) Lettre à Clairette Petrucci du 21 juin 1922. Du Perron a donné une recension de l’ouvrage de Cendras Rhum. L’Aventure de Jean Galmot (« De verborgen avonturier. Blaise Cendras. L’aventure de Jean Galmot,OC, vol., 6, p. 45-47 ; première publication dans la revue Critisch Bulletin), couchée sur le papier le 8 mai 1931 à Gistoux, son ami Menno ter Braak n’étant pas en mesure de l’écrire lui-même. Tout comme le style de Max Jacob, celui de Blaise Cendras fait l’objet d’un pastiche dans Manuscrit trouvé dans une poche (1923), le premier livre d’Eddy du Perron. Sa correspondance et d’autres écrits apportent différents éclairages sur la perception qu’il a pu avoir, au fil des années, de l’œuvre du Franco-Suisse.
(8) On le sait puisque, dans une lettre en date du 5 avril 1925 adressée à Julia Duboux (photo), une autre de ses muses, Eddy écrit : « Un monsieur m’a déclaré qu’‘‘ici, en Belgique’’, la politesse importe beaucoup et un autre monsieur – monsieur Max Jacob – en m’écrivant me conseille de prier Dieu : parce que ‘‘cela porte bonheur’’. C’est beaucoup, quand à force de lire, de sortir peu, de faire tout de même l’amour, on s’est déjà approximativement suicidé. En ce moment je me sens très loin de vous. Je puis donc sérieusement vous écrire. J’ai quelques choses à vous dire. Que je ne vous ai jamais menti lorsque je vous disais des ‘‘Je vous aime’’. Que pourtant, et vous l’avez senti mieux que moi, il y a eu éloignement entre nous. Je considère cela comme très salutaire, et comme très normal, pour le moins. Dieu (pour faire plaisir à M. Jacob ?) nous empêche de nous lier romantiquement. Pour se marier il faut, pour le moins, ne pas être malade. Cela porte malheur à la progéniture. » À ce jour, on n’a pas retrouvé trace des lettres du Hollandais au Français. Du Perron a brûlé la plupart de ses papiers avant sa mort, par crainte qu'ils ne soient saisis par les nazis.
(9) Lettre à Clairette Petrucci du 2 mai 1922.
(10) Lettre à Clairette du 8 mai 1922.
(11) « Bij een handvol auteurstekeningen », OC, vol. 7, p. 352-358.
J. Cocteau, par J.-É. Blanche (1913)
(12) Sur Jean Cocteau, l’homme et certaines de ses œuvres (Le Mystère de Jean l’Oiseleur), Du Perron a consacré quelques développements. Ce nom revient souvent sous la plume de l’essayiste et épistolier hollandais. Sa notice de 1928 a été refusée par la revue Variétés. Le Bruxellois Franz Hellens, animateur de la revue Le Disque vert, a probablement retouché une première mouture de ce texte : « Quant à la note sur Desbordes-Cocteau, j’aimerais qu’on te l’envoie à toi pour que tu puisses corriger encore quelques fautes, mettre quelques virgules, etc. Je pense aussi, en réfléchissant, qu’il vaut mieux ne laisser que sperme et supprimer jeanfoutresque. Il y a déjà la main du maître ! Mettons que M. Cocteau ‘‘se révèle définitivement : afficheur, cabotin, peu délicat (ou peu scrupuleux) et même assez sagouin’’. Ça a l’air moins en fureur, et plus nonchalamment dit. Tu ne trouves pas ? Et ensuite, pour la fin, au lieu de ‘‘en d’autres mots, etc.’’ on mettra : ‘‘Pour tout dire : un maître (ou : encore un maître) auquel il convient de ne plus toucher’’. Ce : ‘‘auquel il’’, n’est-ce pas un peu choquant ? Si oui, change cela. » (Lettre d’Eddy du Perron à Franz Hellens du 1er septembre 1928). Dans « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Kees Snoek consacre une section à Jean Cocteau.
(13) Né dans le massif des Vosges, l’écrivain Jean Desbordes (1906-1944) a été l’amant et le secrétaire de Cocteau, lequel l’a portraituré à plusieurs reprises. Il lui a aussi donné un rôle dans son film Le Sang d’un poète de 1930. L’éphèbe a ensuite changé de vie, publiant d’autres titres et se mariant en 1937. Résistant, il meurt à Paris sous les tortures de la Gestapo.
(14) Voir la recension d’Eddy du Perron : « Marcel Jouhandeau : Chaminadour I, II », OC, vol. 6, p. 187.
Une histoire comme Barnabooth m’impressionne. Ce n’est plus de la littérature seule, il y a un homme là qui vous parle. J’aurais vu Valéry Larbaud dix fois et il m’aimerait beaucoup que je n’aurais pas tiré autant de lui que me donne son livre qui me coûte quelques francs. Des livres comme Barnabooth remplacent les amis. Mais on en trouve si peu.
Eddy du Perron, lettre à Clairette Petrucci, 9 juin 1923
Retour sur une rencontre
Dans le monde francophone, on connaît Charles Edgar du Perron, dit Eddy du Perron (1899-1940), essentiellement en raison de son amitié avec André Malraux – n’est-il pas le dédicataire de La Condition humaine ? –, laquelle fait l’objet de denses et magnifiques pages dans le roman Le Pays d’origine (préface A. Malraux, traduction Philippe Noble). Cependant, le Néerlandais né dans ce qu’on appelait encore l’Insulinde, goûtait d’autres écrivains français, à commencer par Stendhal, son grand modèle et inspirateur, mais aussi, parmi ses contemporains, le subtil prosateur Paul Morand (1888-1976), le facétieux Paul Léautaud (1872-1956) et plus encore le raffiné Valery Larbaud (1881-1957) – une prédilection qu’il partageait avec un autre de ses amis, son compatriote Jan Greshoff. De l’auteur de A. O. Barnabooth, ouvrage qu’il a découvert en 1923 et qui devint son livre de chevet, il a d’ailleurs traduit quelques œuvres. C’est de sa fascination pour V. Larbaud – auquel il a emprunté le concept de « jeune européen », autrement dit un « jeune homme cosmopolite et subversif qui exige sa liberté intellectuelle et refuse en conséquence toute forme de conformisme dont il pourrait être dupe » – que rend compte le texte qui suit (que nous avons traduit et annoté). Il provient d’un livre posthume, In deze grootse tijd (En cette époque grandiose, 1946), repris dans les Verzameld werk (Œuvres complètes, vol. 5, 1956, p. 220-223).
Le jeune E. du Perron
Cette fascination ne veut pas dire que Du Perron admirait l’ensemble de l’œuvre de son confrère français. Il ne l’a pas moins défendu auprès de ses amis néerlandais, dans sa correspondance, ses conversations, mais aussi dans l’article « Valery Larbaud : Aux couleurs de Rome », qui est bien plus qu’un compte rendu de l’ouvrage en question. Si la rencontre entre les deux hommes a un peu tardé à se produire, c’est que le Hollandais ne vivait plus à Paris mais en Wallonie avant son déménagement à Meudon-Bellevue au début de l’automne 1932 ; de son côté, Valery Larbaud ne se trouvait pas en permanence dans la capitale française, loin s’en faut. C’est grâce à leur éditeur commun, A.A.M. Stols, que le contact a pu être établi.
Dans son Journal (édition de Paule Moron, Gallimard, 2009, p. 1154-1155), Larbaud nous dit qu’avant son rendez-vous au petit établissement L’Helvétia, il est passé au Quai d’Orsay pour y voir Saint-John Perse, après quoi il a déjeuné seul et s’est rendu à la bibliothèque Sainte-Geneviève ; « à 5½ au salon de thé où est venu E. du Perron. Causé 1½ environ : Java où il est né, diverses aventures ; Dekker (Multatuli), [Coupercus] (sic), etc. Il vient d’achever la trad. hollandaise d’un roman de Malraux, et part demain pour Grenoble. Même lui est préoccupé de politique, et voit des gens qui en parlent sans cesse ; m’a paru scandalisé quand je lui ai dit, avec simplicité et sincérité, que s’il y avait des troubles, j’irais attendre hors de France qu’ils soient passés. Cela me semble la seule conduite raisonnable, et que ceux qui, n’ayant pas d’opinions déterminées et capables d’une réalisation pratique prochaine (= au fond, des intérêts plus ou moins ‘‘supérieurs’’), s’ils se mêlent de politique ou bien songent à pêcher en eau trouble ou bien sont dupes (types de ceux qui ont cru à la ‘‘dernière guerre’’ en 1914, et maintenant croient à la dernière révolution, – ou bagarre.) » Le Journal nous apprend encore que Du Perron a rendu visite à Larbaud le 14 mars 1935. Il est amusant de relever à quel point la teneur du compte rendu de l’un diffère de celle de l’autre. De son côté, dans un texte de 1940 consacré à quelques écrivains dessinateurs, le Hollandais nous fait part qu’il a gagné L’Helvétia équipé d’un gribouillage fait en trois secondes par André Malraux, censé reproduire la personne de Larbaud afin qu’il puisse le reconnaître.
Quant à l’importance de Larbaud pour Du Perron et l’influence qu’il a eu sur son œuvre, on lira : Kees Snoek, « Sous l’œil des écrivains : le jeune Du Perron et la littérature française », Septentrion, 1999, n° 4, p. 34-37. Et à propos de leur rencontre : Radboud Kuypers, « Na zóóveel vriendschap ! Over de ontmoeting tussen Du Perron en Larbaud », Bzzlletin, 1994, n° 213, p. 44-50, ainsi que : J.H.W. Veenstra (traduit par Willy Devos), « Valery Larbaud et Eddy du Perron », Septentrion, 1978, nº 3, p. 52-58 (un article qui proposait déjà une traduction d’une bonne partie de l’évocation de l’heure et demie que les deux écrivains ont passé ensemble ; voir aussi la présentation et la traduction de Serge Guy-Luc [pseudonyme de Dolf Verspoor] dans Confluences, n° 37-38, décembre 1944-janvier 1945 : Edmond [sic] du Perron, « Notes sur Valery Larbaud », p. 257-262). Autres contributions en néerlandais : Jaap Goedegebuure, « Valery Larbaud en E. du Perron », in Valery Larbaud, Fermina Marquez, Amsterdam, Athenaeum-Polak & Van Gennep, 1978, p. 235‑239 ; Jaap Goedegebuure, « Valery Larbaud en zijn masker », Tirade, mai 1977, p. 290-299 ; J.H.W. Veenstra, « Valery Larbaud, Du Perrons verre vader », Het Oog in ’t Zeil, n° 6, août 1984, p.5‑8 ; Radboud Kuypers, « Du Perron en Larbaud. Een leerschool voor de amateur », Voortgang. Jaarboek voor de Neerlandistiek, 1993 et 1994, p. 155-177. Et, bien entendu, les pages consacrées à Valery Larbaud dans la monumentale biographie signée Kees Snoek : E. du Perron. Het leven van een smalle mens, Amsterdam, Nijgh & Van Ditmar, 2005. Du même auteur, en français : À la recherche d’un destin. L’écrivain néerlandais Eddy Du Perron et la littérature française, publié par Présence d’André Malraux. Cahiers de l’association Amitiés Internationales André Malraux, n° 15, 2018. À propos de l’homme de lettres et homme de réseaux Jan Greshoff, on lira la très belle et récente biographie que l’on doit à Annemiek Recourt, Moralist van de ontrouw. Jan Greshoff (1888-1971), Van Oorschot, Amsterdam, 2018.
publication récente sur Du Perron : Eddy du Perron: leven volgens de eigen aard
recueil d'articles épars sélectionnés par Kees Snoek (IGV, Amsterdam, 2020)
Ma rencontre avec Valery Larbaud
(mercredi 2 mai 1934)
Si je fais abstraction de Léautaud (1), Valery Larbaud est le seul écrivain vivant dont j’ai un jour éprouvé le besoin de faire la connaissance. Adresser une lettre à des célébrités, cela n’a jamais été mon fort. Une fois cependant, dans un hôtel de Dijon, en 1924, je crois, j’ai écrit une lettre à Larbaud après avoir relu Barnabooth, une « lettre dans la nuit » que j’ai déchirée dès l’apparition du nouveau matin.
Ma première rencontre avec Larbaud se déroula en 1922, à Montmartre. Dans ce quartier, j’avais un libraire attitré, un homme chauve à l’épaisse moustache rousse qui s’emportait pour un rien ; on imputait ces éruptions au fait qu’il se savait cocu. Un jour, je vis sur l’une de ses tables une réédition de Barnabooth à la manchette(2) rose : Un jeune milliardaire sud-américain promène à travers l’Europe sa mélancolie (quelque chose dans cette veine), agrémentée du portrait hachuré d’un homme coiffé d’un panama. Je me suis méfié de ce livre, pensant avoir affaire à un Prince Cucuault. J’ai demandé au libraire ce que c’était. Jetant un regard de mépris sur l’ouvrage, il fulmina : « J’en sais rien ! C’ pas vous, ça ? » Il entendait par là que le portrait me ressemblait, ce que d’autres corroborèrent par la suite.
Environ un an plus tard, j’ai acheté le livre à Florence, en guise de lecture « locale ». J.D. (3) l’a lu pour moi pendant que je passais mes journées à Quinto ; un soir, alors que je lui demandais ce qu’il en pensait, il m’a répondu : « Je ne dis rien, à toi de le découvrir par toi-même. » Quand j’en ai entamé la lecture, il a suffi de quelques pages pour que je fusse conquis. Je poussai des cris de joie, auxquels J.D. rétorqua d’une voix posée et sensée : « Je m’en doutais : bien entendu, tu te reconnais en lui, et tu penses que ce livre a été écrit spécialement pour toi. » Au cours des journées suivantes, en Italie, combien de portraits ne me suis-je pas fait tirer, coiffé d’un panama !
J’ai écrit une lettre à Larbaud, l’ai déchirée, mais escomptais bien le croiser un jour. La vie nous devait, tant à lui qu’à moi, une rencontre mémorable, estimais-je, une rencontre hors de la littérature, dans des circonstances exceptionnelles. J’éprouvai de la jalousie en parcourant un article de Montherlant, dans lequel ce dernier révélait, placidement, en passant : …un écrivain que j’aime et vénère, M. Valery Larbaud…
En 1925, je séjournais à Venise avec mon père et ma mère. Mon exemplaire de Barnabooth, je l’avais fait relier en quatre cahiers sous papier italien ; j’en lisais à chaque occasion un passage à mes parents, eux qui ne goûtaient cette œuvre que très modérément. À l’instar de presque toutes leurs connaissances, ils voyaient dans le protagoniste une espèce de fou dès lors qu’il laissait ses valises toute neuves dériver sur l’Arno. Pour les punir, je refusai de les accompagner sur le Lido ; je restai en compagnie de Barnabooth sur la terrasse du Florian (où j’avais bu une absinthe exécrable avec mon père dans laquelle il avait fini par reconnaître un breuvage d’avant-guerre). Un soir, dans la salle à manger de notre hôtel, une nouvelle rencontre vint me récompenser : une table voisine était occupée par un homme de petite taille, replet, au visage affable et au crâne dégarni, et, en face de lui, par une rousse imposante à la peau blanche et aux lèvres charnues, la femme dont Barnabooth aurait apprécié l’appétit pour la viande rouge, une Florrie Bailey. Cependant, la rousse était indéniablement une Française : elle réservait à ce monsieur une histoire interminable à propos d’une valise égarée ou d’une somme qu’elle se refusait d’acquitter auprès des douanes. « Ah, non ! pourquoi-le-ferais-je ? Je serais folle alors ! ’Pas ?... » sur l’air classique de la Française mécontente, en rien disposée à se laisser embobiner. Il me semblait évident que tout cela se résumerait, pour ce monsieur, à un supplément de denaro à débourser. Il la considérait avec un soupçon d’amusement, d’un air mariant modestie et supériorité, sans objecter quoi que ce fût ; à chaque question, il répondait en esquissant un geste, bras levé une seconde en l’air, doigts fugacement écartés. Son langage des signes ne suscitait qu’un surcroît de questions de la part de la femme. J’étais tellement persuadé d’avoir vu Larbaud à cette table, que je me le suis toujours représenté par la suite sous cette apparence.
E. du Perron et son ami O. Duboux, Montmartre
Plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer toutes sortes de personnes qui le connaissaient et qui en brossaient le portrait. J’ai vu aussi plusieurs photographies de lui, certaines singulières sur lesquelles il portait la moustache.
Après avoir traduit Le Pauvre Chemisier(4) je suis entré en contact avec lui de la manière la plus ordinaire, c’est-à-dire la littéraire. Il m’a envoyé un petit livre accompagné d’une dédicace, je lui ai rendu la pareille, nous avons échangé quelques lettres (la première que je lui ai adressée, c’était depuis Spa, me semble-t-il, en juillet 1932) (5). En 1934, après un premier rendez-vous manqué, je l’ai enfin rencontré en chair et en os, par un après-midi ensoleillé, à L’Helvétia, rue de Médicis, en face de la grille du Luxembourg. Moi qui m’étais figuré le rencontrer au Doney(6) ! Arrivé à l’heure convenue, je me suis assis à une table de la terrasse, un rien dépité de ne pas être plus ému (tout bien considéré, ce moment survenait onze ans trop tard) ; au bout de dix minutes, j’allai voir à l’intérieur. Dans la salle sombre en tiroir, un petit homme se leva, un peu gêné par la table qu’il occupait. C’était Larbaud sans chapeau, tel que je le connaissais d’après les portraits peints par Sichel (7) et Bécat (8), plus petit que moi-même, plus petit que je ne l’avais imaginé. Il me parla de l’une de ses nouvelles qui allait bientôt paraître dans Le Disque Vert(9), un texte pour lequel il s’était donné beaucoup de peine, notamment pour camper un personnage de la tête aux pieds en peu de mots, à la manière de Salluste. Il estimait être parvenu à restituer une femme en une seule phrase ; mais quel mal cela lui avait coûté ! Le titre était tiré d’un sonnet – un très beau sonnet – de Jorge Manrique (10) : Tan Callando, si silencieuse... J’ai fait : « Comme Calla, hombre, calla! dans Fermina Marquez ? » (11), et bien qu’il fût évident que je ne connaissais pas l’espagnol, il déclama le sonnet dans son intégralité. Il me montra un cahier rempli de citations latines, qu’il avait consignées à la Bibliothèque (12). Je cherchais à chaque fois à aiguiller la conversation sur Barnabooth, lui la ramenait systématiquement sur les poètes du XVIIe siècle, Scève, Brébeuf (qui n’était pas sans lui rappeler Baudelaire) (13).
Dédicace d’E. du Perron à la mère de son amie Clairette
Je lui demandai ce que seraient les Dernières Nouvelles d’Alabona(14), il me répondit à voix basse, comme si lui-même n’était pas sûr de ce à quoi il aboutirait : « Oh ! ça, c’est M. Barnabooth. » Il prononça le nom avec un « t » léger, non avec le « th » anglais. « Y sera-t-il aussi question de sa femme ? – Sa femme ? – Oui, la demoiselle Yarza avec qui il part à la fin de Barnabooth. – Ah ! oui. Non, il n’en dira pas grand-chose. J’ai remarqué que les hommes parlent peu de leur épouse. Je ne saurais d’ailleurs expliquer au juste pourquoi : les étrangers peut-être parce qu’ils connaissent trop bien la leur ; les Français probablement parce qu’ils ont peur que les autres la connaissent mieux qu’eux-mêmes. »
Je lui ai demandé pourquoi la N.R.F. ne donnait pas ses œuvres complètes dans une édition décente (à l’exemple de celles de Proust, de Gide ou de Valéry) : « Oh ! Gaston, répondit-il, en parlant de l’éditeur, c’est un vieil ami. – Est-ce une raison valable ? – Non, mais je pense qu’il attend. – Il attend quoi ? Une nouvelle révolution pour stimuler les ventes ? – Non, je crois qu’il attend tout simplement ‘‘le domaine public’’. » Il formula ce trait d’esprit d’une voix douce, le regard retroussé un peu de côté, comme un garçon qui fait une blague en cherchant à ne pas encourir de réprimande.
Ce qui m’a le plus marqué dans sa personne, ce sont ses yeux, d’un vert profond auquel je ne m’attendais pas du tout ; ils m’ont un peu rappelé ceux d’A. Roland Holst (15). Et pour le reste, la fragilité et la prudence de ses mouvements ; tout le temps que j’ai passé à côté de lui, j’ai eu peur de heurter l’un de ses bras.
traduit du néerlandais par Daniel Cunin
(1) En plus de l’évoquer assez souvent dans ses réflexions et sa correspondance, E. du Perron a consacré un article à Paul Léautaud : « Paul Léautaud. Het alter ego van Maurice Boissard », Den Gulden Winckel, 1929, p. 74-76.
(2) Le terme est employé par Eddy du Perron, entre guillemets. Il s’agit de qu’on appelle plus communément un bandeau (voir illustration).
(3) Jacques Duboux (1899-1950), qui se prénommait en réalité Oscar, artiste bohémien suisse, grand ami d’Eddy du Perron au même titre que, par la suite, l’homme de lettres Pascal Pia (1903-1979).
(4) Conte traduit sous le titre De arme hemdenmaker (1932), publié par les éditions A.A.M. Stols qui faisaient paraître la même année une réédition d’Amants, heureux amants de Larbaud. Stols a envoyé des exemplaires de la traduction à Larbaud, lequel en a retourné un rehaussé d’une dédicace pour le traducteur
(5) La première lettre date du 26 juillet 1932. Elle est effectivement envoyée depuis Spa. Du Perron adresse à son tour un exemplaire dédicacé de sa traduction au Français. Dans les quelques feuillets de sa missive, il est question de la lettre déchirée, d’une rencontre éventuelle… Larbaud lui enverra peu après un exemplaire de son recueil d’essais Technique qui venait de voir le jour chez Gallimard. Voir ici les 12 lettres conservées, envoyées par le Néerlandais au Français.
(6) Célèbre café-restaurant de la Via Vittorio Veneto, à Rome.
(7) Pierre Sichel (1899-1983), peintre et écrivain parisien. On connaît de lui au moins un portrait de Valery Larbaud qui date de 1923.
(8) Pierre-Émile Bécat (1885-1960), peintre (portraits de nombreux écrivains) et illustrateur de livres (en particulier érotiques). On connaît de lui plusieurs portraits de l’écrivain dont un dessin au crayon de 1924. On sait que Larbaud a posé pour lui en 1919 dans le cabinet de travail d’Adrienne Monnier, belle-sœur du peintre, séance à l’occasion de laquelle Sylvia Beach a pris l’écrivain en photo (photo). Le Portrait de Valéry Larbaud assis (1920) est sans doute le fruit (l’un des fruits) de cette séance.
(9) Le Disque Vert (rebaptisé Au disque vert), célèbre revue du Belge Franz Hellens à laquelle ont contribué nombre de grandes plumes.
(10) Jorge Manrique (vers 1440-1479), poète espagnol surtout connu pour Stances sur la mort de son père. C’est en réalité de la première strophe de cette élégie que semble tiré le titre qu’évoque Eddy du Perron : Recuerde el alma dormida, / Avive el seso y despierte / Contemplando / Cómo se pasa la vida, / Cómo se viene la muerte / Tan callando. « Tan callando » a paru dans le volume Aux couleurs de Rome (1938) après une parution dans Au disque vert, 1934, p. 61-75. Eddy du Perron revient brièvement sur « Tan callando » dans son survol de l’œuvre de Larbaud : « Valery Larbaud : Aux couleurs de Rome », in Œuvres complètes, vol. 6, 1958, p. 318-324 (texte initialement publié le 13 octobre 1938 dans la livraison du soir du quotidien Nieuwe Rotterdamsche Courant).
(11) Eddy du Perron a traduit en néerlandais le roman Fermina Marquez. A.M.M. Stols a publié cette transposition en 1935 (réédition ci-dessus).
(12) Larbaud se rendait fréquemment à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
(13) Georges de Brébeuf (1617-1661), poète moins connu que Maurice Scève qui a, pour sa part, vécu au XVIe siècle.
(14) Œuvre restée à l’état de projet, comme bien d’autres de Larbaud.
(15) Adriaan Roland Holst (1888-1976), poète néerlandais très réputé de son vivant. En français : Par-delà les chemins : poèmes, traduction Ans-Henri Deluy, augmentée de quelques traductions par Dolf Verspoor, Paris, Seghers, 1954.