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Fritz-René Vanderpyl

  • UN POËTE HOLLANDAIS AU SERVICE DE LA FRANCE

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    FRITZ VANDERPYL

    PENDANT LA GRANDE GUERRE

      

     

    Les paragraphes qui suivent proposent un éclairage sur les années de la guerre 1914-1918 vécues par l’écrivain franco-néerlandais Fritz-René Vanderpyl (La Haye, Hollande-Méridionale, 1876 – Lagnes, Vaucluse, 1965), en particulier sur les premiers six mois qui se sont révélés cruciaux pour lui. Son existence de soldat se marie non sans mal à celle de l’écrivain et à celle du « jeune » marié.

    La plupart des citations sont empruntées aux cahiers 8 à 11 de son Journal inédit (les dates ne sont pas toujours mentionnées par l’auteur, aussi renvoyons-nous aux sources sans notes en bas de page). D’autres proviennent de son Mémorial sans dates, ses mémoires tapuscrits, pour une grande partie inédits eux aussi. Quelques coquilles, signes de ponctuation et erreurs flagrantes de français ont été corrigés dans les passages cités.

    Sauf mention contraire, les documents reproduits proviennent des archives Vanderpyl. Je remercie les ayants droit de l’écrivain d’avoir mis à ma disposition les archives de leur grand-oncle par alliance. Malgré plusieurs tentatives de leur part d’obtenir le dossier de Vanderpyl auprès de la Légion étrangère, leur demande n’a pas été honorée.

     

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    Fritz R. Vanderpyl sous l’uniforme de la Légion, caserne de Reuilly, Paris, automne 1914

     

    La déclaration de guerre

    Quand la guerre éclate au milieu de l’été 1914, le poète Fritz Vanderpyl vit depuis une trentaine de mois – et son mariage avec l’Arlésienne Hermine Augé (1872-1966) – au deuxième étage du 13, rue Gay-Lussac, à une demi-encâblure du Jardin du Luxembourg. Sans être très spacieux, l’appartement parisien, que le couple occupera pendant plus d’un demi-siècle, leur permet de recevoir très souvent à leur table, ou à l’heure du thé, connaissances et amis français et étrangers, pour la plupart des poètes, des artistes, des journalistes, des politiciens, des médecins ainsi que des hommes et des femmes du monde, entre autres la baronne Frachon (1881-1983), modèle de Brancusi (1876-1957), et l’aviateur Marcel Brindejonc des Moulinais (1892-1916) qui devait périr en vol pendant le conflit. Le lundi soir, quand il le peut, Fritz tient d’ailleurs salon, une tradition qui remonte au moins à 1905 et qu’il maintiendra, bon an mal an, jusqu’au début des années soixante. Ce logement et leurs occupants ont laissé une trace dans les écrits d’auteurs renommés, en particulier ceux d’Ezra Pound (1885-1972) et de James Joyce (1882-1941), deux des personnalités anglo-saxonnes dont Vanderpyl a été proche. Quant à son camarade André Salmon (1881-1969), il a immortalisé le 43, rue des Écoles et le 12, rue Princesse où le Hollandais a vécu avant son mariage.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieGrâce à son épouse enseignante qui dispose d’un bas de laine, le Haguenois bourru et « vrombissant » jouit alors d’une certaine aisance alors que, depuis son arrivée à Paris, en septembre 1899, il avait surtout connu des années de vache maigre. Après avoir publié en juin 1913, dans sa deuxième langue, Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes – un volume sur l’art salué par Léo Larguier, auteur avec lequel il s’était lié –, il cherche à s’affirmer comme critique d’expression française ; aussi a-t-il lancé, au printemps 1914, chez l’éditeur-galeriste Léon Marseille, 16, rue de Seine, La Revue des Salons censée paraître quatre fois par an. Cependant, la guerre met rapidement fin à cette initiative. Un seul numéro de ce trimestriel consacré aux grandes expositions annuelles parisiennes voit en réalité le jour.

    Parallèlement à cette activité, Fritz continue de faire le cicérone polyglotte à Paris et dans différentes contrées européennes pour des clients étrangers fortunés. Il s’agit pour lui de mettre un peu de beurre dans les épinards et de ne pas laisser Hermine supporter seule les coûts du ménage. Pendant une bonne décennie, ce « métier » – dans lequel il s’est lancé en s’improvisant guide indépendant du Louvre et qui lui inspirera le roman Le Guide égaré (1939) – lui a permis de survivre et surtout de fréquenter des milieux huppés ainsi que des hôtels et des restaurants parmi les plus luxueux de la capitale et de diverses provinces dont la fascinante Touraine. Alors qu’il vient justement de sillonner cette région puis de traverser la France pour gagner la Suisse à bord d’une « brave Delaunay-Belleville (20 chevaux) » louée par des millionnaires de Chicago, il conseille à ces derniers de renoncer à leur projet : visiter l’Allemagne. En effet, la guerre menace. Fritz et le chauffeur français tiennent à faire demi-tour. Tous effectuent « en 24 heures le voyage de Zurich à Paris ». Assistant à la mobilisation helvétique, le poète a tenté de se rassurer quant à sa patrie de cœur : « La France est prête à tout ! Oui ! elle est prête, la bonne, la belle France, la France aimée… nom de Dieu, oui ! elle est prête et chacun est à son poste. »

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLa déclaration de guerre renforce les sentiments antigermaniques du Hollandais en même temps qu’elle le bouleverse. À l’idée que le conflit était imminent, le sensible verlainien n’a-t-il pas pleuré dans sa chambre d’hôtel avant que la petite troupe ne quitte l’établissement zurichois à 4 h 45 du matin, justement le 3 août ? Tout juste rentré de Suisse, Fritz croise dans la rue son ami de longue date Georges Duhamel (1884-1966). L’écrivain-médecin lui demande son avis de « spectateur impartial » sur « la manière germaine ». Vanderpyl lui répond qu’il n’est « pas spectateur impartial », et qu’il croit que, « dans toute l’Histoire du monde soi-disant civilisé, on ne pourra pas lire une page plus désavantageuse pour aucune race que celle qui résumera la conduite de l’Allemagne envers l’Europe de 1904-1914 ». Le poète est d’autant plus désemparé que l’étranger qu’il demeure malgré lui en est réduit à l’inactivité : il déplore son « impuissance momentanée de faire quoi que ce soit pour la France, surtout contre l’Allemagne » et de devoir « supporter d’entendre dire du bien des traîtres italiens », lui qui compte pourtant bien des amis artistes et poètes toscans. Savoir que son compère le plus cher à cette époque, le poète et don Juan Guy-Charles Cros (1879-1956), a rejoint son unité dès les premiers jours du conflit, « sac au dos et pipe au bec », ne fait qu’accentuer sa tristesse.

    Vanderpyl portraituré par Jean Marchand (1915, coll. privée)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieSigne de la détresse qui habite le Batave : il ne se rase plus. « Je me fais arranger la barbe que j’ai laissée pousser depuis le 1er août », confie-t-il à son Journal le 4 septembre. Une barbe à laquelle il ne renoncera plus guère, ainsi qu’en témoignent bien des photos ultérieures et maints portraits de lui brossés par plusieurs dizaines d’artistes auxquels il a été liés : le futur légionnaire Moïse Kisling (1891-1953), Maurice de Vlaminck (1876-1958), l’Ukrainienne Sonia Lewitska (1880-1934), l’époux de cette dernière Jean H. Marchand (1882-1940), André Favory (1889-1937), Charles Blanc (1896-1966), les Provençaux Auguste Chabaud (1882-1955) et Jean-Marie Fage (1922-2024), le naïf Ferdinand Desnos (1901-1958), l’autodidacte Pierre Jouffroy (1912-2000)… Le poème « En posant… », que Fritz dédie à André Derain (1880-1954), évoque une séance dans l’atelier de ce dernier, lors d’un mois de mai encore pacifique, celui de 1914 : « le peintre a les yeux sur la toile : / je le vois mélanger du bleu et du blanc… / … me met-il de célestes voiles ? »

     

    La détresse du spectateur inutile

    Hermine Augé-Vanderpyl, infirmière de la Croix-Rouge

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieRessortissant d’une nation neutre, Vanderpyl est autorisé à poursuivre son existence en France, mais ne peut obtenir le moindre emploi au service de sa patrie d’adoption. Vaine tentative le 7 août quand, avec le jeune poète Albert-Jean (1892-1975), il cherche à se faire inscrire comme garde civique, rue de la Poterie, aux Halles. Le même jour, sans plus de succès, il se rend « au 68, avenue de la République, chez un M. Ricardo qui invite les Hollandais à grouper leurs bonnes volontés en ce temps de miracles ». Échec également lorsqu’il va s’offrir « comme volontaire » auprès d’un autre comité néerlandais… Peu après, la Croix-Rouge – au sein de laquelle son épouse Hermine (photo ci-dessus) s’est portée volontaire pour soigner les blessés – refuse ses services, par le moyen d’un courrier du politicien Jules Auffray (1852-1916), alors que Fritz se proposait de faire office de brancardier-interprète. Sans que cela ne lui serve à quoi que ce soit, il suit « des leçons d’ambulancerie ». Malgré ces déceptions, l’idée de rentrer aux Pays-Bas ne lui paraît pas envisageable : « Retourner en Hollande serait abandonner ma femme et ma France. » Dans son impatience à se rendre utile, le Haguenois note le 8 août : « À partir du 21, on pourra se faire inscrire pour la Légion étrangère. » Une de ses connaissances, l’homme de lettres italien Ricciotto Canudo (1877-1923), fondateur de la gazette cérébrale et sensuelle Montjoie ! et promoteur de l’art cinématographique, avait lancé quelques semaines plus tôt, avec le Suisse Blaise Cendrars (1887-1961), un appel aux allochtones vivant en France afin que ceux-ci prennent les armes pour défendre le pays.

    En attendant de réaliser ce souhait, Vanderpyl, dépité par la neutralité des Pays-Bas, position qu’il juge certains jours comme criminelle, rédige un article sur « Le silence de la Hollande », mais L’Écho de Paris et d’autres journaux (La Guerre sociale, L’Humanité…) ne sont pas disposés à le publier. Peu après, Le Temps en refusera un autre intitulé « Le cas de la Hollande et ce que l’on peut espérer d’elle ». Le plus souvent, cependant, l’inquiétude qui ronge le poète et prosateur l’empêche de coucher le moindre vers, la moindre ligne sur le papier, si ce n’est des considérations hâtives dans son Journal et dans sa correspondance. Déplorant le fait que des millions d’hommes s’affrontent « sans pitié, sans larmes, sans se rendre compte que le sort élémentaire de l’humanité blanche est en jeu », il redoute que, si « la fin des Huns » survenait, cela pourrait également signifier « la fin de la race franque, des races celtiques, gauloises, bataves et belges ». Cette défense de l’homme blanc – mais plus encore des particularismes régionaux –, peu exceptionnelle à l’époque, ne l’empêche pas d’avoir pour meilleur ami un homme à la peau foncée et de dénoncer la folie de sa patrie d’adoption : « Après avoir fracassé des millions de crânes nègres, le pays de la Paix, le pays de la plus haute culture, le pays dont les habitants tenaient plus que n’importe qui à leur vie et à leur bien-être, la France en un mot, se trouve obligée, pour garder son droit de rester française, à sacrifier les meilleurs de ses fils, l’essence de sa vitalité ; c’est à croire que nous ne vivons que pour tuer et être tués… »

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLe grand ami Guy-Charles Cros (archives Vanderpyl)

     

    Ces angoisses d’Occidental quant au sort des diverses provinces européennes se doublent de craintes plus personnelles : « Quelquefois, la peur m’étreint. » Il se sent d’autant plus mal qu’il n’a d’autre choix que d’être un spectateur inutile et passif du quotidien et des changements en cours : « La rue sans tramway n’est pas bien différente de la rue en temps ordinaire. Beaucoup d’autos passent. Des jeunes gens vont au Luxembourg. Un phonographe joue un air patriotique. De loin, on entend le roulement des tramways pour ‘‘Montrouge’’ qui n’ont pas encore cessé de marcher. » Au proche Luxembourg, Fritz se rend lui aussi régulièrement : il s’y promène avec Prikken, le chien de sa femme, et s’attarde sur une chaise pour lire tantôt du Francis Carco (1886-1958), tantôt du Charles-Henri Hirsch (1870-1948), livres abandonnés par Guy-Charles Cros, lors de son départ au front, dans la chambre de bonne du sixième étage que les Vanderpyl avaient mise à sa disposition. Un jour, dans le célèbre jardin, le Hollandais aperçoit le poète d’origine hongroise Maurice Cremnitz (1875-1935) avec lequel il est en froid : « … nous faisons comme si nous ne nous voyions pas. Et j’aime mieux ça… Malgré la meilleure volonté du monde, je ne puis me confier à la clique Apollinaire-Salmon-Cremnitz, etc. » Heureusement, Fritz se rabibochera avec les auteurs en question : André Salmon redeviendra l’un de ses plus fidèles copains et il se rapprochera de l’auteur d’Alcools au cours des deux dernières années de la vie de ce dernier. Chaque jour ou presque, Marthe Roux (1890-1981), jeune femme justement éprise, plus ou moins à la même époque, de Guillaume Apollinaire (1880-1918), rend visite au Hollandais. Auprès de lui, elle s’épanche sur ses déboires amoureux. Malgré les quatorze ans qui les séparent, un indéfectible attachement les liera longtemps l’un à l’autre. L’aigreur que Fritz éprouve alors à l’égard de son compère en gastronomie Apollinaire provient sans aucun doute, pour une part, des manœuvres de séduction que celui-ci aurait déployées, sans beaucoup de scrupules, vis-à-vis de Marthe.

    Exemplaire de Vanderpyl du Chass’bi de Salmon

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieUne semaine après l’entrée en guerre de la France, Vanderpyl reçoit la visite de la police : une lettre anonyme l’a dénoncé comme espion. Il soupçonne des commères du quartier de l’avoir fait passer, en raison de ses origines septentrionales et de son irréfutable sale caractère, pour un étranger au service de la Prusse. « On sait, consigne-t-il non sans humour dans son Journal, que je fais des randonnées en auto, que je vais souvent en Allemagne (?)… j’y ai été une fois en 1910 et avec ma femme dans les Vosges en 1912. L’agent me demande si j’ai des ennemis. Je lui dis : par dizaines. » Fritz était connu pour maudire la terre entière et se fâcher avec tout le monde, y compris avec ses meilleurs amis. Malgré tout, beaucoup se réconciliaient avec lui. Par bonheur, la police le laissera tranquille. Au cours des mois en question, on a assisté dans la capitale, et sans doute ailleurs, à une espionite aiguë, laquelle a incité un certain nombre d’étrangers à s’enrôler dans les troupes françaises, histoire de n’être plus tenus en suspicion.

    En cette période où le Taube – avion monoplan biplace germanique – survole Paris en larguant quelques bombes peu redoutables, où l’on commence à craindre un siège de la capitale, où le gouvernement interdit la vente de l’absinthe tout en se repliant à Bordeaux, où l’opinion publique est agitée par les scandales Mesureur et Gervais, où Louvain brûle, où Rome attend son nouveau pape, où Londres « boycotte la musique wagnérienne » – « C’est dommage, précise le mélomane Vanderpyl, qu’on préfère Saint-Saëns à Franck, Chopin, Berlioz, Debussy & Vincent d’Indy pour remplacer Wagner » –, le poète tue le temps en lisant nombre d’ouvrages de Balzac et de Stendhal, en faisant, sans guère d’entrain, des réussites Marie-Antoinette ou, le soir venu, des parties de bésigue ou de bridge avec sa femme et quelques amis. Habitué à dresser, dans ses heures perdues, des listes de gens, de choses et d’objets qui lui tiennent à cœur – inventaire des artistes, écrivains et personnalités qu’il a rencontrés depuis son arrivée à Paris ; des grands peintres du passé ; des œuvres d’art qu’il possède ; des vêtements et attributs que tout homme du monde se doit d’avoir dans sa garde-robe… –, le bec-fin qu’il est depuis toujours établit cette fois un catalogue impressionnant des brasseries et restaurants parisiens où, malgré les difficultés d’approvisionnement, il est encore possible de faire un dîner correct. Chaque soir, avant de se coucher, il prend quelques minutes pour indiquer sur une carte du Nord-Est du pays la position des armées belligérantes. Un jour, dans son ire anti-teutonne, il déchire, avec l’aide de son épouse, les photos qu’il possède de ses anciens amis allemands, la plupart évoluant dans la sphère artistico-littéraire : les peintres Richard Bloos (1878-1957) et Rudolf Neugebauer (1892-1961), le critique et marchand d’art Wilhelm Uhde (1874-1947), l’historien d’art Otto Grautoff (1876-1937)… : « Je ne pourrai plus, Hermine non plus, s’emporte-t-il, serrer la main à un de ces êtres qui s’avilit à être massacré ou à massacrer pour le bénéfice hypothétique (ô ! combien) de quelques milliers d’officiers. »

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    carte postale avec dessin de Bloos (signée également par P. Morisse), conservée par les Vanderpyl

     

    La haine de l’impulsif Haguenois ne connaît guère de limites. Sur le papier, n’assiste-t-on pas pour ainsi dire à un appel au pogrom ? « Vidons leurs ateliers et intérieurs, vendons leurs petites ou grandes collections, leurs meubles et brûlons ce qui est invendables. Ils prêchent eux-mêmes l’exemple. Il y a deux établissements entre les boulevards Raspail et de Montparnasse où l’on pourra donner à qui de droit les adresses nécessaires, deux cafés dont l’un a même laissé son nom à une école de peinture munichoise. Il serait bon en même temps de contrôler si, sous la douce étiquette d’artiste, il ne reste pas quelques Boches cachés derrière des chevalets ou des paquets de terre glaise. » Six ans plus tard, un des hommes peut-être visés par ces lignes, Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979), publiera Voyages – premier livre lancé par la nouvelle galerie de ce marchand d’art après un long exil en Suisse où il s’était réfugié pour ne pas avoir à combattre la France sous l’uniforme teuton. Voyages réunit des poèmes français de Vanderpyl ; tirée à 107 exemplaires, cette édition de luxe est rehaussée de 25 gravures sur bois de Maurice de Vlaminck. « C’est Vlaminck qui présente Vanderpyl à Kahnweiler, lit-on dans la plaquette Daniel-Henry Kahnweiler éditeur. 1909-1939. En effet, depuis Berne, ce dernier prépare son retour à Paris et il sollicite tous ‘‘ses’’ peintres pour les futures éditions. Vlaminck sera le premier à renouer commercialement avec Kahnweiler. Pour le peintre, c’est le premier livre qu’il illustre. […] C’est le premier livre à l’adresse de la Galerie Simon, d’un grand format, et pour la première fois l’éditeur choisit de faire illustrer la couverture d’une gravure. D’aucuns prétendent que Kahnweiler aurait stratégiquement édité ce livre, collaboration de deux anciens combattants, pour répondre au nationalisme ambiant, alors qu’il préparait sa rentrée à Paris et multipliait ses interventions pour faire lever les séquestres sur son stock. » Vingt-quatre ans plus tard, les cartes, on va le voir, seront rebattues, pas vraiment en faveur des deux anciens combattants…

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésie              Une page du recueil Voyages illustré par Vlaminck (1920)

     

    L’ajournement et le spectre du divorce

    Le 18 août, Vanderpyl revient sur la possibilité de s’enrôler au service de la France : « Dans trois jours, je saurai si, oui ou non, la République française me prendra comme fantassin ou autre métier guerrier. Ce qui me paraît bizarre, c’est que le fait d’un engagement ne vous fiche pas français directement et immédiatement. Il paraît qu’il faut quand même demander sa naturalisation ? » En fait d’engagement, c’est une désillusion qui l’attend : « Suis allé ce matin aux Invalides et j’ai été ajourné ! […] Ce matin, à poil devant ces majors, j’ai pleuré (3 larmes vite réprimées) d’être refusé. Mais nom de Dieu ! qu’ils le sachent : un Hollandais ne s’enfuit pas… ne s’est jamais enfui. Merde ! […] Je veux défendre mon foyer, ma femme, la patrie que j’ai faite mienne par mon art incontestable. » Un bout de papier collé dans le Journal porte les mentions suivantes, certainement griffonnées par l’un des esculapes militaires : 1 m 65 et 86 kg (ailleurs, on trouve la mention : 1 m 64, ce qui nous fait, en cumulant puis divisant les deux : 1 m 64,5 – soit… la taille du Soldat inconnu). Le poète a eu beau mentir sur son âge : trente-six ans au lieu de trente-huit, il a manifestement été recalé en raison de son joli embonpoint. Un de ses amis, l’écrivain-voyageur britannique Jan Gordon (1882-1944), ne le surnomme-t-il pas à l’époque « Ratapouf » : Ratapouf, globular, somewhat like a Billiken… Il arrive à Ezra Pound de commencer les lettres qu’il lui adresse par « Cher Ami ventru ». Et la plupart des commentateurs ne peuvent évoquer sa personnalité sans souligner son tour de taille.

    Paul Aeschimann, par Alizé

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieDeux hommes de lettres dont Fritz est alors assez proche, les Suisses Fernand Roches (1882-19??) – directeur de la revue L’Art décoratif qui lui écrivait encore le 17 juillet 1914 pour lui demander un article sur le peintre Georges Michel (1763-1843) –, et Paul Aeschimann (1886-1952), sont réformés eux aussi, le dernier en raison de sa mauvaise vue. Avec celui-ci, Vanderpyl rédige d’ailleurs une lettre bientôt envoyée à L’Homme libre, le journal de Georges Clémenceau (1841-1929), organe qui ne prend pas même la peine d’en accuser réception : « Monsieur, Nous revenons des Invalides. On nous a ajournés. Cent, deux cents sont partis tête basse. Les médecins-majors faisant leur devoir écartent sans pitié les trop vieux, les myopes, les anémiques, etc. Nous nous inclinons. Pourtant, tous ces renvoyés ont plus que jamais le désir de servir la France. N’ont-ils pas droit à la préférence, lorsqu’un jour, on aura besoin d’hommes dans les services auxiliaires quels qu’ils soient ? »

    Ajourné, Fritz se fait traiter d’étranger « qui ferait mieux de rentrer dans son pays » par la concierge de son immeuble, 13, rue Gay-Lussac, ainsi que par la mère et le gamin de la pipelette. Au désespoir, il plante le drapeau tricolore sur son balcon qui donne sur le Luxembourg et supplie Dieu de sauver la France. Lui qui aspire tant à servir ces couleurs ne peut tolérer ceux qui, parmi ses connaissances et amis, essayent d’échapper à tout enrôlement. Sans distinction d’âge ni de nationalité, il énumère, parmi d’autres, en les condamnant, Robert Delaunay (1885-1941), parti en Espagne, l’Américain Samuel Halpert (1884-1930) et Karl Edvard Diriks (1855-1930), le Norvégien auquel il a pourtant dédié le poème « Banlieue parisienne » de son recueil Les Saisons d’un poète (1911) ; à ces peintres viennent s’ajouter les auteurs Charles Morice (1860-1919), Charles Régismanset (1873-1945), Albert-Jean et Vincent Muselli (1879-1956) ; mais aussi l’éditeur Georges Crès (1875-1935) ou encore André Rouveyre (1879-1962) et Louis Dumur (1863-1933), collaborateurs des éditions du Mercure de France… Plus loin, le diariste nuance tout de même un peu son attaque : « il ne faut pas juger sans savoir ». En ce qui concerne Delaunay, il ne semble guère s’être trompé puisque ce dernier, déserteur privilégié, a fini, en faisant jouer des appuis, par échapper à tout enrôlement et donc à la boucherie.

    Autoportrait de Samuel Halpert

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieAu cours de ces journées, Vanderpyl croise Vincent Muselli et Albert-Jean qui, « réformés par protection font les beaux sur le boulevard, l’un tout seul, l’autre avec son chiennet jaune et sa p’tite maîtresse. Leur poësie est de même farine ». Par la parole et par la plume, Fritz ne manquera pas non plus de reprocher ce qu’il considère comme de la couardise à maints plasticiens dont il a été très proche avant le conflit mondial, en particulier Pablo Picasso (1881-1973), lui aussi dédicataire d’un poème des Saisons d’un poète, et Van Dongen (1877-1968). Ainsi, le 5 octobre 1914 rapporte-t-il ce bref échange qui vient de se dérouler dans la rue alors que lui-même porte enfin l’uniforme :

    J’ai rencontré le peintre d’obscénités Van Dongen… il donnait le bras à un modèle très maquillé. Il avait l’air de se ficher, le pauvre garçon, de moi.

    – Tu ne te fais pas soldat ?

    – Pour quoi faire ? me demande-t-il.

    – Pour se battre, pour se rendre utile, pour ne pas rester chez soi où l’on ne peut rien produire, tout de même…

    – Je n’ai jamais autant travaillé…

    Je m’éloigne vivement de peur de le gifler… ça ne lui portera pas bonheur, allez.

    Que le lecteur se rassure : il existe de belles photos des deux Hollandais de naissance partageant plus de quarante ans plus tard un bon repas à l’occasion d’une exposition parisienne de Kees (ci-dessous) et une autre les montrant côte à côte, en 1962, dans l’atelier du peintre devant son célèbre portrait de Brigitte Bardot. Quant à Muselli et Albert-Jean, ils n’auront pu parader bien longtemps dans le Quartier Latin : avant même la mi-septembre, « on rappelle enfin des réformés des dernières années : Albert-Jean, Delaunay, Muselli, Robaglia and so on and so on ».

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    Kees van Dongen et Fritz Vanderpyl, 23 septembre 1956 (photo : Euro Civis)

     

    En certaines occasions, alors que Vanderpyl est lui-même toujours ajourné, les militaires qui apparaissent près du Luxembourg ne font qu’accentuer un peu plus son désarroi : « Un bataillon de fantassins passe sur le boulevard Saint-Michel ; leurs fusils sont fleuris, leurs couleurs flottent comme mon drapeau sur le balcon du coin, ils chantent la Marseillaise. Ils passent… Je reste… » D’autres jours, cela lui redonne un peu le moral. Ainsi, un soir, lui et Hermine descendent dans la rue pour voir jusqu’à minuit « défiler 4 régiments entiers de zouaves… et des tirailleurs sénégalais, des turcos, puis de l’artillerie coloniale, allant de Montrouge vers le Nord… […] On donne des cigares, des cigarettes aux Noirs… puis très fatigués quelques-uns au repos pendant 5 minutes demandent à boire. On leur offre de la bière, du vin… La plupart préfèrent l’eau. Ma femme et moi, avec l’aide du bistrot qui est entre la gare de Sceaux et la rue Royer-Collard, versons du vin avec de l’eau. ‘‘Merci cousine, merci ma belle… Tu auras la tête à Guillaume…’’ Ils embrassent les jolies filles qui leur portent des raisins, des fleurs, un biscuit. C’est surtout les chefs Marocains sur leurs mulets, les Tunisiens qui ont de spirituels petits chevaux blancs, qui sont magnifiques d’ardeur et de pittoresque. Des ânes d’Afrique portent les mitrailleuses. Les officiers sont salués frénétiquement. Les Sénégalais crient : ‘‘Il y a bon… moi bouffé allemand…’’ Et pendant 4 heures le long du boulevard Saint-Michel sous l’œil blanc de la lampe du refuge en face de la rue Gay-Lussac, défilent ces troupes criantes, chantant […] aux petits drapeaux jaunes, rouges, verts venant de Sceaux, d’Antony […], ces troupes qui sont venues avec chevaux, armes et bagages des pays de l’autre côté de la Méditerranée ».

    Même s’il conserve par moments un brin d’humour ou de dérision : « Le 5 o’clock-Taube n’est pas passé cet après-midi : il est vrai qu’il y avait des gendarmes-aviateurs français dans le ciel », le poète broie du noir. Le refus qu’il a essuyé le mine jusqu’à la moelle : « Mais (et j’ai honte à le reconnaître), ce que je suis las ! Ma graisse, ma pensée, ma vie-même, me gênent. Être mort, sous la chaux enterré, sur un champ de bataille, me paraît un sort enviable. » Ou encore : « Et personne ne perd courage excepté moi qui aimerait être mort pour ne pas voir la destruction de Paris, la mère du monde moderne, pour ne pas voir, ne fût-ce qu’un jour, l’abaissement de la Gaule. […] Mouillet Roux, oiseau de malheur, mari d’une Boche, vient me dire que si Paris était détruit, Berlin le serait aussi. Comme si l’un compensait l’autre !!! »

    Exemplaire de Vanderpyl du Sang des autres de René Arcos

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieDurant les dix premiers jours de septembre 1914, Vanderpyl est au fond du trou. Hermine ne supporte plus le pessimisme de son mari. Ne tolère plus non plus qu’il critique les Méridionaux, lesquels, selon lui, par leur manière d’être et leur esprit, desservent la patrie quand ils ne sont pas « une peste pour la France ». Or, Hermine a des origines dans le Sud-Ouest (Tarn), à quoi s’ajoute le fait qu’une bonne partie de sa famille est établie à Arles et dans le Vaucluse ! Comme d’autres, elle en arrive à considérer Fritz, sous son propre toit, comme un paria. « Depuis le commencement de la guerre, je suis traité en étranger chez moi. Édouard Salafa vient me dire chez moi : les Hollandais se sont conduits comme des félons. Je lui demande ce qu’il pense des Méridionaux. Alors Hermine m’injurie… C’est presque une bataille… […] j’aime la France à en crever ! […] Je suis Français pour toujours quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense ». Il se dit prêt à donner sa peau pour sa patrie d’adoption si les privilégiés, « les bourgeois et leurs fils, du gouvernement et des ministères, donnent aussi la leur ! » À la décharge d’Hermine, il convient de dire qu’elle a été déstabilisée par le fait qu’il lui a fallu, en tant qu’épouse d’un allochtone, se faire inscrire dès le début des hostilités comme étrangère à la mairie du XIIIe arrondissement – celle où elle et lui se sont mariés en janvier 1912. Les tensions dans le couple sont telles que la quadragénaire annonce qu’elle entend divorcer. Les scènes de ménage se succèdent. Madame a qualifié Monsieur de « souteneur (ou à peu près) devant témoins (entre autres son cousin Édouard), m’a dit devant les mêmes que tout ce qui est à nous est à elle, que je n’ai rien à foutre en France… Cela a été trop dur et je l’ai bousculée, puis elle m’a mis ses griffes dans les joues. Et dire qu’on prétend que c’est moi le fou ! Je lui dis de coucher seule et je m’en vais depuis hier manger dehors ». Par moments, leurs voisins ont dû se boucher les oreilles, d’autant plus que le Haguenois avait, selon le poète René Arcos (1881-1959), camarade de l’époque de l’impécuniosité, une « voix aiguë » de « la portée d’un lebel ».

    Hermine Augé-Vanderpyl, par Jean H. Marchand (1915, coll. Camau)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieSous l’esthète et l’érudit Vanderpyl, presque toujours tiré à quatre épingles, se tapit un homme enclin à la colère ; pour un rien, il s’emporte verbalement et se montre même à l’occasion violent. Ce qu’il avoue d’ailleurs sans détour dans son Journal – que ses visiteurs ont tout loisir de feuilleter à leur gré ! –, par exemple lorsqu’il a levé la main ou le poing, avant son mariage, sur ses concubines ou encore quand il a cassé une carafe sur la tête de son ami Guy-Charles Cros. On se souvient aussi que son impétuosité a pu faire les choux gras des journalistes, en particulier en janvier 1913, à l’occasion d’un banquet littéraire. Ce qu’il reconnaît dans Mémorial sans dates, ses mémoires en grande partie inédits : « Mes accès de violence d’il y a un quart de siècle, ou plus, éclataient presqu’invariablement à table, comme à ce déjeuner Verlaine où je jetai à la tête d’un orateur mon verre de médiocre bourgogne. L’inoffensif amateur de littérature qui avait pris la parole, emporté par son éloquence, déclara au beau milieu de son discours (c’était un des frères Natanson qui fondèrent la Revue blanche) que nous appartenions tous à la même race. Il parlait de la race humaine et je l’aurais ainsi entendu si, depuis mon entrée dans la salle du banquet, je n’avais été agacé – l’absinthe aidant – par la vue de tout ce beau monde venu pour fêter cet homme si doué et si faible, faible jusques aux extrêmes conséquences de son état d’être d’exception, que fut l’auteur de Sagesse… Et qui, sans doute, s’il avait pu quitter pour quelques instants son éternité de poète, aurait ri ou proféré des injures de voir célébrer, par cette tranquille bourgeoisie lettrée, son génie d’ange tendre et maudit. J’ai appris trop tard ‘‘qu’on n’assiste pas à de pareilles réjouissances’’ ; on ne sait pas tout à 35 ans. » Pour éviter de porter son agressivité sur ses proches, il arrive même à Vanderpyl de se frapper la tête contre les murs quand il ne se matraque pas le crâne à coups de barre de fer ! Cet homme jovial, généreux, cultivé qui a impressionné bien des gens par sa faconde, qui a séduit bien des femmes par son exceptionnelle érudition et ses bons mots d’esprit, se transforme trop souvent en Hyde. Un Hyde qui a une ahurissante faculté de se fâcher avec tout le monde et une faculté tout aussi déconcertante de se raccommoder avec les victimes de ses invectives et de ses méchancetés. Dans son Journal comme dans la vie courante, il raille et insulte pour ainsi dire tous les habitants de la planète. Pourtant, certaines de ses qualités expliquent que bien des gens lui ont tout de même gardé leur estime.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieVanderpyl et Alexandre Natanson bien surpris de se retrouver ensemble (fin 1915)

     

    En ce début de septembre 1914, l’auteur ne voit plus d’issue. En dernier recours, il tente de se justifier : « Hermine vit une vie totalement séparée de la mienne et je me prépare à son départ psychique. Pas de vains mots ; une femme qui reproche à son propre mari le fait qu’il est étranger, qu’il n’a rien à faire en France, qu’il vit de l’argent d’une Française, etc. etc… une telle femme, on la quitte. On fait taire son cœur et on se rend compte que de rester avec une pareille personne serait s’abaisser à l’extrême. Cette femme, parce qu’elle avait un pauvre petit héritage d’une tante, n’a jamais pu s’imaginer que je l’avais épousée sans intérêt. Si ma pauvre mère mourrait – et j’espère bien que je vivrai moins longtemps que tous ceux qui pensent à me léguer quelque chose –, je dis si ma pauvre mère était morte, elle n’aurait pas pu me jeter à la tête ces ignominies ! En outre, depuis que je suis marié, à part que j’ai pas mal rapporté, je me suis toujours appliqué à gagner de l’argent ou à préparer la manière d’en gagner. Que diable ! je ne suis qu’un auteur de trente-huit ans !!! » Cinquante ans plus tard, Hermine et Fritz vivaient toujours ensemble dans ce même appartement (photo ci-dessous, années cinquante), sans plus guère de soucis pécuniaires. Ceci même si les tensions resurgissaient par moments… 

     

    La Légion étrangère

    Or, contre toute attente, les choses vont s’apaiser en l’espace de quelques jours. Le 10 septembre, Vanderpyl note : « Madame Hermine, enfin, ce soir, décide de faire la paix… N’en parlons plus. Je l’aime et ça fait le compte. » Et le grand soulagement survient le surlendemain : « Ce matin, j’ai lu dans L’Écho de Paris qu’on priait tous les ajournés étrangers et autres à repasser la visite. Sans en parler à ma femme, et au lieu d’aller à mon cours d’ambulancerie, je suis allé aux Invalides. Je suis pris et de droit devient français… Une nouvelle vie courte ou longue, j’aime mieux qu’elle soit longue, commence donc pour moi… » Autorisé à s’engager, mais bien entendu pas encore naturalisé, Fritz rédige sans tarder son testament – ceci dans son Journal, dont il défend en la circonstance la publication. « Drôle de vie ! et j’ai la trouille ! Parfaitement », conclut-il.

    Vanderpyl légionnaire, annonce la presse

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieSur-le-champ, il se fait légionnaire. Que serait-il devenu dans un pays où aucune force combattante ne recrutait les étrangers ? Dans sa rubrique « La Boîte aux Lettres » – laquelle donne des nouvelles des journalistes et des écrivains en temps de guerre –, le quotidien L’Intransigeant annonce à ses lecteurs le 22 septembre : « Le poète Fritz-R. Vanderpyl est soldat depuis huit jours au 1er régiment étranger. Et soldat exemplaire. » Le Haguenois se demande comment Fernand Divoire (1883-1951), collaborateur de ce quotidien, a été mis au courant ; ce dernier lui adresse d’ailleurs un petit mot pour lui souhaiter le meilleur : « Bonne chance, oude Fritz, et reviens-nous intact. » Dans son premier numéro, Le Bulletin des Écrivains – mensuel créé par ce même Divoire et quelques autres journalistes pour servir la mémoire des hommes de lettres morts et pour établir un lien entre les auteurs combattants – fera lui aussi part à ses lecteurs – écrivains au front, leurs amis et leur famille – de la nouvelle situation du Hollandais dont le nom figure en assez bonne compagnie : « Sont engagés volontaires dans les régiments étrangers : Canudo, Guillaume Apollinaire, Sylvain Bonmariage, Fritz-R. Vanderpyl, Maurice Kaplan, Blaise Cendrars, Waldemar-Georges. » Dans une lettre envoyée depuis le front le 30 septembre à Hermine, Guy-Charles Cros partage le soulagement de son ami : « Bravo pour Fritz dont les désirs sont ainsi exaucés ! » Dans sa correspondance, Max Jacob (1876-1944) mentionne lui aussi cet engagement : « J’ai eu des nouvelles d’Avignon par Galanis qui y était. Notre Picasso habite 14, rue saint-Bernard et fait, dit-on, les plus belles choses qu’il ait jamais faites. Guillaume Apollinaire est (à Orléans) à la Légion étrangère avec Serge et Galanis. Ils y souffrent de voisinages peu agréables. Vanderpyl y est aussi et, je crois, Canudo. Aucune nouvelle de Salmon ; Mac Orlan blessé au pied est revenu puis reparti […]. Galanis, retour d’Avignon, engagé à Orléans dans la Légion Étrangère, voisinant avec Guillaume, Serge, Vanderpyl en Canudo dans une racaille écœurante. »

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    Passé d’abord par la caserne des Tourelles (Compagnie du 1er Régiment Légion étrangère, Paris) pour les premières formalités, Vanderpyl est affecté dès le 23 septembre – ainsi qu’en atteste une autorisation de sortie signée par le lieutenant commandant de la compagnie en question (ci-dessous, signature illisible) – à celle de Reuilly, dans le XIIe arrondissement de Paris. Le 27 mars 1915, le diariste se souvient d’une excursion de l’une à l’autre, ceci alors qu’il visite une petite église, rue de Bagnolet, qu’il a vue « pour la première fois le soir entre 6 et 7 heures, vers le milieu de septembre 1914, quand on nous faisait partir de Reuilly pour les Tourelles (sic). Je parlerai probablement un jour de cette tragique balade entre Serpieri et Hayes, portant des paquets d’effets militaires, chacun selon sa bonne volonté. Je n’en pouvais déjà plus, en haut de la rue de Charonne quand, tout à coup, de loin, j’aperçois cette église villageoise ».

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    Autorisation de sortie, 23 septembre 1914, caserne des Tourelles

     

    Peu après la guerre, dans le périodique belge Pourquoi pas ?, il évoquera ce premier uniforme : « Quand les nègres auront leur Guillaume le Conquérant et que Paris sera tout à fait comme Chicago (heureuse époque !), je ne pourrai encore oublier mon premier vêtement militaire d’engagé volontaire de 1914. C’était bien la peine que ma grand-mère d’Amsterdam m’achetât, à mes vingt ans, un remplaçant pour que je me voie, à quarante, dans un accoutrement dont tel troufion de Caf’ Conc’ aurait été jaloux : un pantalon de sergent de ville, un vieux képi rouge, une veste d’artilleur et un trac… mais un trac atroce. » À Reuilly, le simple troupier occupe – grâce à ses kilos et au fait qu’il parle plusieurs langues – les fonctions de chef de l’enrôlement des volontaires étrangers. Séjournant vingt ans plus tard aux Pays-Bas, le journaliste André Delhay (1889-1962) se souvient de lui, avant, pendant et après le conflit : « Vous le rappelez-vous, jadis, polyglotte en redingote et chapeau de forme, guidant, le jour, des gens de tous pays et le soir, entre deux discours, à la Closerie des Lilas puis à l’Habitué, rue de Buci, brodant des refrains mélodieux et surprenants : ‘‘Il pleut, c’est à pleurer… et il y a des poètes qui n’ont pas de parapluie.” Le revoyez-vous, ensuite, barbichu, en capote de soldat de la Grande Guerre ; puis, en veston noir et pantalon à petits carreaux, aidant, dans la presse, les peintres d’avant-garde et régentant la table française. Quelle géniale figure, gourmande, grognonne, tendre et exaltée !... C’était le fils d’un restaurateur de La Haye… » Une page volante des « archives Vanderpyl » porte ces lignes : « Afin de se rendre indispensable dans les bureaux, il raconte à son commandant qu’il savait dix langues. On l’avait mis dans une pièce aux murs couleur anthracite où il devait tenir à jour un registre mentionnant leur nationalité, des Japonais, Croates, Polonais, Suisses, Italiens, Portugais, Américains du Sud et du Nord qui venaient s’engager. » Autrement dit, dans un bureau éloigné tout au plus de deux kilomètres de son domicile, le soldat exemplaire accueille et inscrit les hommes qui se présentent, ce dont il doit rendre compte quotidiennement au commandant. Dans un premier temps, il ressent, dans ce lieu où s’avancent des ressortissants d’une cinquantaine de pays différents, nous dit-il, une forme de bien-être comme au sein d’une rédaction « de petits journaux dans les environs des grands boulevards ». En quelque sorte, un prisonnier heureux de se rendre enfin utile.

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    Caserne Reuilly

     

    Les médecins-majors ne recalant dorénavant aucun volontaire – pas même un Suisse tuberculeux –, le travail ne manque pas. Dans la caserne où prennent place les activités de quatre compagnies, Fritz retrouve son « ami le poète Aeschimann ». Il a pour collègue un certain Lévy : « C’est un embusqué type, recommandé par la Haute Finance… mais comme je viens de le dire, ce sera pour après la guerre, si je vis encore, d’en parler. Entre-temps, je ferai de mon mieux pour me brouiller avec lui. » Ce passage est à mettre en regard d’une phrase que Vanderpyl a consignée le 7 août 1914 : « Je crois que jusqu’à nouvel ordre, je ne sens plus l’antisémitisme. » En d’autres mots, il se propose de laisser au repos, en ces temps de guerre, sa virulente fibre antijuive. Ce qui ne va pas de soi. Alors que Clémenceau entend dénicher les embusqués, poursuit le légionnaire, le petit Lévy, qui appartient à l’écurie du Tigre, ne dort jamais à la caserne, ne fout rien, il est « arrogant comme seulement un petit Juif rouquin, riche et sûr de son affaire, peut l’être ». Cet antisémitisme, en même temps que la parution en 1942 de la brochure L’Art sans patrie, un mensonge : le pinceau d’Israël, que sa collaboration aux quotidiens Paris-Soir et Paris-Midi pendant l’Occupation ainsi que le placement, à la même époque, de quelques chroniques picturales dans le Pariser Zeitung, vaudront au critique de figurer, dès septembre 1944, à côté de son ami Maurice de Vlaminck et de quelques autres auteurs plus ou moins proches – Jean Ajalbert (1863-1947), Fernand Divoire, Henri Béraud (1885-1958), André Germain (1881-1971), Edmond Jaloux (1878-1949), Camille Mauclair (1872-1945), Charles Maurras (1868-1952), André Salmon –, sur la liste des hommes de lettres indésirables dressée par le Comité national des écrivains. Ce discrédit entraînera pour ainsi dire la fin de la carrière de Fritz – à près de soixante-dix ans – comme commentateur d’art et analyste gastronomique. D’autre part, il hâtera sans aucun doute l’oubli dans lequel ce « réjouissant Hollandais-méridional que tout le Quartier Latin a connu » est tombé.

    Arthur Knaap

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieParmi les volontaires que le 2e classe Vanderpyl enregistre au sein de son unité – rebaptisée, fin octobre 1914, 3e Régiment de marche de Paris du 1er Étranger, lequel comprenait outre des volontaires de divers pays, des pompiers et des gendarmes français – figurent un certain nombre de ses compatriotes. Ainsi, le 31 octobre, il inscrit le Néerlandais d’origine indonésienne, Arthur Knaap (1893-1938) : « Le capitaine Fernagu dit au sergent du poste : ‘‘Vous connaissez la consigne… faut pas laisser entrer des femmes ! Il y a bien assez de cons ici…’’ Élégance d’expression toute française. Arthur Knaap, le fils du Javanais Knaap, journaliste, vient s’engager… il est aussi beau (ou presque) que sa délicieuse sœur. Qu’il sera affreux sous l’uniforme ! » Arthur Knaap a laissé de nombreuses lettres qu’il adressait à son amoureuse ; en 2014, un livre (Patria) ainsi qu’un film intitulé No Man’s Land. Au cœur des combats de la Première Guerre mondiale a été tiré de ses écrits.

    Autre nouveau légionnaire, celui-ci à compter du 29 octobre : « un journaliste hollandais nommé Monnier ». Le 27 novembre, ce Monnier laisse un mot d’adieu à Vanderpyl car son régiment (3e régiment du 1er Étranger) part le lendemain à l’aube. Malgré ses réticences à côtoyer des Hollandais au sein de la caserne, Vanderpyl passe tout de même un peu de temps avec quelques-uns d’entre eux : ainsi, un certain Suermondt et Ebed van der Vlugt (1886-1957), le retrouvent le 28 novembre 1914 avec quelques compères pour boire un verre dans son bureau non chauffé. Le même jour, Fritz précise dans son Journal : « Il y a au régiment un nombre assez élevé de Néerlandais : des employés, des interprètes, des hommes de peine, des journalistes, des négociants, des jeunes gens riches comme ce Van der Vlugt, etc. Mais Van der Vlugt a fait énormément d’études… il s’y connaît sérieusement en photographie, paraît-il. Je n’en sais rien. Mais il dit des choses très sensées sur les préliminaires d’une paix prochaine. On laisserait faire les socialistes allemands qui arrangeraient un gouvernement républicain en Prusse. Les autres États se détacheraient des Hohenzollern… Enfin, c’est trop long à expliquer… on verra bien ! »

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    12 légionnaires du régiment de Vanderpyl : Moïse Kisling (croix à gauche) et E. van der Vlugt (croix à droite). Le barbu pourrait-il être Vanderpyl ? (source : https://nllegioen.eu)

     

    Comme beaucoup de ses contemporains, Fritz imagine que le conflit ne va pas s’éterniser. À d’autres moments, toutefois, il redoute « que cette plus affreuse de toutes les guerres » traîne « infiniment ». Il lui arrive d’ailleurs de parier un dîner ou un déjeuner avec d’autres soldats sur la durée de la guerre. Ainsi le 13 décembre : « M. Vanderpyl paiera un modeste repas d’au moins 100 sous si les Boches ne sont pas chassés de France avant la fin du mois de mars 1915. » À la veille de Noël, il évoque avec admiration le lieutenant Pierre de Lupel (1880-1929) qui est en convalescence à la Légion ; cet officier français est justement un ami « de Van der Vlugt, le rentier-philosophe », ainsi que de l’auteur belge Sylvain Bonmariage (1887-1966). Ce dernier, « bien élevé, mais d’une bêtise rarissime » se montre gentil avec Fritz : il « est d’une supérieure politesse avec moâ ! » ; le Hollandais connaissait le Belge avant qu’ils ne se retrouvent sous le même uniforme ; il le considérait d’ailleurs déjà comme un « grand crétin ». Malgré cela, il colle dans son Journal trois « sonnets pour les morts » que le Belge a composés et lui a recopiés, ceci non sans préciser que le quatrième vers du premier poème est de sa main.

    On évalue le nombre de Néerlandais ayant signé un contrat à la Légion étrangère « pour la durée de la guerre » entre 215 et 1400, la Légion elle-même avançant le chiffre de 222. Dans Au service de la France. Les Volontaires étrangers de 1914, M.-C. Poinsot parle de plus de trois cents Hollandais regroupés le 26 août 1914 derrière le patriote Ricordo. Beaucoup de ces hommes vivaient à Paris avant le déclanchement des hostilités. Une part assez importante de ces volontaires aurait rejoint les forces régulières de l’armée. La Légion étant uniquement composée d’unités d’infanterie, il a paru en effet utile d’en répartir, en fonction de leurs capacités, dans l’armée de Terre et l’armée de l’Air au même titre que les citoyens français. Quelques Néerlandais ont ainsi piloté des avions de guerre. Il convient de noter qu’au total, quelques milliers de Néerlandais ont combattu sous d’autres couleurs, leur pays étant resté neutre (Belgique, Australie, États-Unis, Allemagne…). Rien qu’en 1914, environ 44 000 étrangers représentant 51 nationalités se sont présentés pour s’engager dans la Légion. Dont plusieurs centaines sont donc passés devant la barbe de Vanderpyl.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésiePermission dont a bénéficié Fritz à la veille de son départ de la caserne des Tourelles

      

    Distractions et désillusions du légionnaire

    À la caserne, Vanderpyl côtoie d’autres connaissances, par exemple le Vallorbier Fernand Roches, le jeune Aguet – l’artiste et futur acteur William Aguet (1892-1965) ? –, neveu du député Gaston Thomson (1848-1932), ainsi que le peintre Moïse Kisling qui devait être blessé dans l’attaque au cours de laquelle Cendrars perdit un bras. Mais le plus souvent, leur compagnie lui est un motif d’irritation. N’écrit-il pas, le 11 novembre : « Il paraît qu’on va faire venir ici un bataillon du Régiment étranger d’Orléans. Pourvu qu’à côté de Roches et d’Aguet, de Bonmariage & de Kisling, l’infâme Apollinaire ne s’aboule pas ! » Ah ! pourquoi l’infâme Apollinaire redeviendra-t-il fréquentable moins de deux ans plus tard ? De toute façon, bien peu de soldats trouvent grâce aux yeux de Fritz. Parfois, il tolère la présence d’un certain Vincent Diamante – né en 1885 à Constantinople, naturalisé français le 31 décembre 1924 – qui fait rire la compagnie. À Reuilly, Paul Aeschimann semble être l’un des rares qu’il apprécie. Même si celui-ci lui communique à l’occasion des nouvelles peu fiables et peu faites pour lui remonter le moral. Ainsi, le 19 octobre : « Aeschimann, soldat de 1re classe de la 8e, me dit aujourd’hui qu’il paraît que le médecin-major Georges Duhamel a été tué par l’ennemi !! Pauvre, brave Duhamel. Albane doit être folle de chagrin. » Vanderpyl a été un proche de l’Abbaye de Créteil, cette communauté artistique utopiste des années 1906-1907 qui réunissait, à côté de Duhamel, le poète et futur galeriste Charles Vildrac (1882-1971), le flamboyant et fantasque auteur Alexandre Mercereau (1884-1945) ou encore le peintre Albert Gleizes (1881-1953), autant d’artistes qui ont joué un rôle important dans la vie du Hollandais et qui ont d’ailleurs imprimé et édité Les Saisons douloureuses, son premier recueil de vers français (couverture ci-dessous). Il a passé maints moments en compagnie de l’actrice Blanche Albane (1886-1975) et de son mari Georges Duhamel, surtout au cours des premières années de leur union. Il était d’ailleurs présent à la mémorable fête donnée à l’Abbaye de Créteil le 21 juillet 1907 au cours de laquelle les deux jeunes gens se sont rencontrés. Le 29 octobre 1914, Vanderpyl apprend par l’un de ses voisins d’immeuble que le futur académicien est en réalité toujours en vie. Après la Grande Guerre, les liens entre les deux hommes se distendront. Ils finiront même par s’ignorer totalement. Voire, qui sait, par se détester.

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    Premier recueil en français de Vanderpyl, 1907

     

    Avec un antiquaire répondant au patronyme de Blaise ou avec Attilio Serpieri (1867-1924), un pianiste et compositeur sicilien, eux aussi légionnaires, Fritz prend la liberté d’aller déjeuner dans le quartier de la caserne, parfois chez un Italien, le plus souvent chez Gustave Thullier, restaurateur établi depuis un demi-siècle au 243 du faubourg Saint-Antoine, dont la femme concocte une cuisine bourgeoise excellente. À l’épouse de M. Blaise, le critique envoie un exemplaire de ses Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes. Il offre ce même essai sur l’art à un capitaine, petit-neveu du peintre Thomas Couture (1815-1879), seul officier avec lequel il semble avoir eu quelques atomes crochus et qui va le dispenser de se faire vacciner contre la typhoïde. Une piqûre qu’il redoute bien plus que d’être envoyé au front, ainsi que le révèle cette note du 15 novembre : « On va nous vacciner aujourd’hui avec du sérum anti-typhoïde ou quelque chose dans ce genre. Je déclarerai que je suis syphilitique et bilieux pour ne pas avoir mon sang pourri par une dose de saloperie dont personne encore aujourd’hui ne connaît l’efficacité ni les conséquences ! » On comprend de quel côté Vanderpyl aurait penché en pleine pandémie de Covid-19…

    Après des premières semaines au cours desquelles l’enthousiasme prédominait, Vanderpyl commence à sérieusement s’ennuyer entre ses quatre murs de Reuilly. Au point d’en arriver à écrire, la veille de Noël, qu’« on s’emmerde à mort dans cette caserne ». Il faut dire qu’au fil du temps, les engagés se font de plus en plus rares. L’un d’eux parvient tout de même à l’amuser :

    Un des derniers engagés qui s’amène avec son p’tit ballot et une cigarette derrière l’oreille.

    – Nom… prénom… adresse… et que faîtes-vous dans le civil ?

    – ?

    – Quelle profession ?

    – Démolisseur.

    – Démolisseur !! Ah… bien… voilà comme il nous en faudrait beaucoup : des démolisseurs colosses.

    La lettre aux épingles de sûreté

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieEn l’absence de nouveaux volontaires, le soldat exemplaire « reste des journées entières sans presque rien faire ». Il relit le roman picaresque Gil Blas de Le Sage (1668-1747). Ce n’est pas la requête tardive de son chef de bureau – écrire une chanson en vue de la mettre en musique – qui va le galvaniser. Dans son bureau « froid, noir et puant » où il a recueilli un chien qui errait dans la cour, il n’a plus pour tâche que de recopier des lettres ennuyeuses afin de demander, par exemple, des gamelles ou d’autres ustensiles à l’Intendance. « Voilà le commandant-major qui m’appelle. Des lettres à copier qui parlent de moulins à café… Hier, c’étaient des items parlant de 9 000 épingles de sûreté !!!! […] Heureusement que j’ai une excellente gomme à encre, car j’ai tellement peur de me tromper que chaque fois, en copiant une lettre, je fais des fautes. » Face à l’ennui, il regrette de ne pas être au front. Toutefois, le sort que connaissent ses camarades éteint bien vite en lui la moindre velléité : « Ceux qui en reviennent déjà, écrit-il le 7 décembre, ceux de notre régiment que de trop longues marches forcées ont rendu inaptes à faire campagne, tremblent quand ils parlent de leur aventure. Ils manquaient de tout, les voitures étaient restées en panne, dès le premier jour. Les rhumatisants, les plus ou moins faibles, n’en pouvaient plus le lendemain. Mais je crois que c’est surtout la frousse qui les a rendus malades. » Dans son oisiveté, Vanderpyl se demande quel auteur se lèvera pour écrire, un jour, sur la guerre « les pages que la postérité exigera de nous autres, impuissants écrivains ? »

    À la maussaderie s’ajoute le fait, ainsi qu’on l’a vu, que l’entente de Fritz avec les autres gratte-papier était loin d’être parfaite. À propos d’Aguet et de Fernand Roches – lequel a crayonné une ou deux caricatures de lui –, il précise, le 3 novembre : « J’ai commis une lourde gaffe en proposant Roches comme secrétaire. Il prétend du reste aujourd’hui que je n’y suis pour rien… […] En résumé, je suis toute la journée avec deux blagueurs arrogants, disant du mal de la Légion, ayant de petits secrets entre eux, me trouvant grossier, sans finesse, pas homme du monde pour un sou et surtout coléreux… le fond de leur pensée est que je les méprise… et c’est cela qui les fâche car ils le sentent bien. »  Le temps est révolu où il considérait la caserne comme une prison plutôt agréable : il a dorénavant l’impression d’être dans une école, entouré « de méchants camarades » et « de professeurs injustes », ce qui est bien pire. Quand un capitaine, voyant le chien couché à ses pieds, lui demande sèchement : « Qu’est-ce que c’est que ce cabot-là ? », Vanderpyl répond : « Mon seul ami ici, mon capitaine… » L’officier de s’en aller en haussant les épaules.

    Vanderpyl caricaturé par l’éditeur F. Roches (fin 1914)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésiePar ailleurs, ne touchant pratiquement pas d’argent, Fritz doit puiser dans ses rares économies pour se nourrir. Sa lassitude se trouve accentuée par le fait que l’ambiance générale se dégrade à Reuilly, alors même que les soldats héritent, à l’instar des pompiers, de deux grenades sur leur capote : « Dans notre Régiment, tout ne va pas très bien. Le colonel a dit à Serpieri : ‘‘Vous volez cette capote que vous portez…’’ parce qu’il n’est pas capable de partir sur le front. C’est réellement scandaleux, aussi scandaleux que ces caporaux-pompiers qui disaient à leurs hommes : ‘‘Vous n’êtes venus ici que pour bouffer !’’ En effet, Roches, Aeschimann, Friedman, Bonmariage, Hayes, Aguet, Vanderpyl, Serpieri, Koff et mille autres, ayant ou de fortes situations financières ou des métiers rapportant largement, ou des économies largement suffisantes pour passer ces temps horribles, sont venus pour manger !! Or, on s’étonne que tant d’hommes demandent leur réforme. C’est tout de même extrêmement simple : aux Invalides, on prend tout le monde… des tuberculeux, des syphilitiques, des poitrinaires, des obèses, des myopes, des cardiaques, des asthmatiques, etc., etc., en leur promettant telle place de brancardier, d’interprète, de secrétaire, de tailleur, de cordonnier, que sais-je encore. Une fois arrivés au Régiment, on les force à faire des exercices dont ils sont absolument incapables ! mais absolument… et tombant malades tout de suite à cause (surtout pour les pauvres) d’un manque de couverture, des courants d’air, des marches et mouvements corporels forcés, de la mauvaise ou trop lourde nourriture, de l’énervement que produit sur moi comme sur d’autres la peur chronique de chefs gueulards. Ils ne sont plus bons à rien ces ajournés du 21 août, après 8 jours de caserne. Si leur présence pouvait servir à quelque chose, ce serait très bien… une vie en vaut une autre ! » (Journal, 4 novembre 1914) Autre considération dans la même veine, en date du 3 janvier 1915 : « Comme ils s’y prennent mal les officiers pour rendre des hommes mariés d’entre trente-cinq et quarante-cinq ans bons soldats. Tout dans le service militaire, au moins à Reuilly, est fait pour embêter, choquer et même insulter le soldat de bonne volonté. » On saisit mieux l’exaspération de beaucoup d’engagés. On prend aussi la mesure de ce qui sépare le légionnaire englué dans la paperasse parisienne du trouffion qui patauge dans les tranchées… quand il n’est pas déjà mort.

    Guy-Charles Cros, prisonnier de guerre : document du ministère de la Guerre 

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésiePeu après, le moral de Vanderpyl va en prendre un coup quand on l’informe que son cher Guy-Charles Cros est détenu à Gardelegen (Saxe), capturé par l’ennemi. Le fils de Charles, célèbre inventeur et auteur du tout aussi célèbre poème humoristique « Le hareng saur », passera le reste du conflit réduit à ce statut de prisonnier de guerre. Ses compagnons d’infortune le surnomment bientôt « la mitrailleuse à cause de sa volubilité de langage ». Fritz lui dédiera « Tercets pour le Nouvel An. À Guy-Charles Cros, prisonnier en Prusse », poème publié dans la livraison du Mercure de France du 1er février 1916. Dans ces vers, l’auteur retient une rime en jouant sur son propre patronyme : « strophes de concile » / « couplets de Vanderpyl ». À une date bien postérieure, le peintre Auguste Chabaud, devenu l’un de ses grands amis, choisira, pour un huitain, une rime un rien plus riche : « Vanderpyl » / « sex-appeal ». Sans doute Fritz est-il également marqué par la mort sur le champ de bataille, en décembre 1914, de Jacques Nayral (1876-1914), écrivain vosgien et beau-frère de Gleizes, auquel il avait dédié « Ballade estivale » du recueil Les Saisons d’un poète, poème dont l’ultime vers était d’une certaine façon prémonitoire : tel tombe un guerrier sans secours. Le désole aussi, certains jours, le traitement « dégueulasse » que réservent des journaux à la Légion étrangère, par exemple Le Matin à l’occasion de la fin « héroïque de Szuyski, ingénieur, rendant son drapeau perforé de 34 balles ». Władysław Szuyski (1865-1914) était le porte-étendard du 2e Régiment de marche du 1er Étranger.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieGuy-Charles Cros (croix) au milieu de ses camarades dans leur camp de prisonniers

     

    Malgré tout, en plus de se taper la cloche à la maison Thullier, Fritz jouissait pour compenser le morne quotidien de certaines libertés. « Le soir, à 5 heures, racontera-t-il en 1919 dans l’hebdomadaire belge Pourquoi pas ?, on avait quartier libre et je prenais le tramway pour aller dîner chez moi. » Il poursuit en narrant une anecdote : « Alors, un jour, il arriva que le receveur du véhicule public, me montrant un gros homme en bourgeron bleu, me dit : ‘‘Pas la peine de sortir ton portemonnaie, mon gros… ce monsieur a payé ton billet que voici.’’ Gêné, stupide, j’essayai de voir la figure de ce philanthrope inconnu : c’était mon crémier. Mais aussi, la guerre avait si bien transformé en R.A.T. obèse et sans charmes le monsieur confortable que j’étais, que ma pauvre aïeule elle-même ne m’aurait pas reconnu. » Cet uniforme peu seyant, le légionnaire le quitte enfin le 13 décembre, certes seulement pour quelques heures : « Hier, me suis mis en civil, bien en civil… pour voir dans une glace si je vivais encore. » Il obtient quelques brèves permissions, par exemple, on l’a vu, le 22 septembre, une autre à la Toussaint pour se rendre au cimetière, une à la Noël et de nouveau 24 heures à l’occasion du Nouvel An. Mais cela ne peut suffire à l’enjouer : « Je me sens prêt à mourir plutôt que de persister en cette vie d’anxiété et de stupide, inutile esclavage », écrit-il à la toute fin de l’année. Et au début de 1915, alors qu’il a échappé, semaine après semaine, à la vaccination contre la fièvre typhoïde qu’il redoutait tant, son corps le lâche. Il tombe malade. Le 9 janvier, à l’hôpital militaire Béguin, le voilà réformé. Épuisé, il reste couché chez lui, souffrant de différents maux, surtout gastriques. « Dix jours de cure : faim, coliques effrayantes, mal partout, faiblesse extrême. » Il a tout de même assez de forces pour lire : « Que ne lit-on pas quand on est malade : du Bloy, du Wilde, du Vanderpyl même et du Cros, du Péguy, du Fournier », plusieurs ouvrages de Huysmans aussi. C’est alors qu’une bonne nouvelle arrive…

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLaisser-passer pour aller déjeuner, sans doute chez Thullier

     

    Après la réforme, la naturalisation et quelques publications

    Vanderpyl tourne le dos à la Légion (dessin F. Roches)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLe 20 janvier 1915, Fritz note dans son Journal : « Ma femme, revenant il y a 3 jours du ministère de la Justice, m’annonce que ma naturalisation signée est envoyée à la place et de là à Reuilly. » Le décret porte la date du 25 janvier. Sa naturalisation a été semble-t-il facilitée par le fait qu’il connaissait Albert Tirman (1868-1932), maître des requêtes au Conseil d’État – et frère de l’artiste peintre Henriette Tirman (1875-1952), une amie des Vanderpyl –, auquel il a rendu visite ou s’est adressé à quelques reprises en novembre. Pour tout légionnaire, la procédure en question était de toute façon accélérée. Ses « camarades » Fernand Roches et Sylvain Bonmariage avaient ainsi été naturalisés avant lui : le premier dès le 2 décembre 1914, le second le dernier jour de la même année. Devenir citoyen de sa terre d’adoption ne faisait plus aucun doute pour l’écrivain depuis le moment où, au début du conflit, lui et Hermine avaient dû se rendre à la mairie du XIIIe pour se déclarer comme étrangers. Cette dernière ne devait être réintégrée dans sa qualité de Française, qu’elle avait perdue par son mariage, que par un décret du 5 avril 1916. Tous deux étaient alors « peinés de ne pas [s’]être faits naturaliser » plus tôt. Jusque-là, Hermine craignait que son mari ne froissât ses propres parents s’il venait à renoncer à sa nationalité néerlandaise. De son côté, à la fin de son « Essai sur moi-même. II », Fritz a expliqué peu avant la guerre, non sans une once de fatuité, pourquoi il ne songeait pas à devenir un national, bien qu’il se considérât comme un auteur d’expression française : « Je suis bien résolu à ne jamais acheter pour quelques centaines de francs un brevet de naturalisation, bon pour les gens d’affaires qui ont spéculativement besoin d’une seconde nationalité, mais indigne pour le poète ! Je suis obligé de faire mon deuil de tout droit de vote et de ceux qui s’en suivent. J’attendrai patiemment jusqu’à ce que l’Histoire inscrive mon nom dans le grand livre des gloires françaises. » Dans le brouillon d’une lettre du printemps 1938, qu’il rédige en vue de répondre à des propos tenus par le politicien Louis Darquier de Pellepoix (1897-1980), il reprend des termes similaires : « Je me suis engagé en 1914, ayant toujours eu horreur de la naturalisation. Si j’ai obtenu cette dernière – après un séjour ininterrompu de seize ans à Paris – elle a été non payée, mais due à mon engagement. J’aurais d’ailleurs pu faire valoir également les origines françaises de ma mère, qui sont la première raison pour laquelle j’ai échangé en 1899 la Hollande pour la France. » Fritz ne craignait pas d’exagérer la part de sang gaulois qui coulait dans les veines de sa génitrice.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieNaturalisation de Fritz

     

    En s’engageant dans la Légion étrangère, Vanderpyl perdait de facto sa nationalité néerlandaise. Ainsi l’édictait une loi du royaume des Pays-Bas du 12 décembre 1892 (Wet op het Nederlanderschap en het ingezetenschap). Autrement dit, en attendant sa naturalisation, il s’est semble-t-il retrouvé un temps apatride. Après avoir servi dans cette force combattante de l’Armée de terre française, ses compatriotes qui le souhaitaient pouvaient récupérer, en principe sans trop de difficultés, leur passeport batave. Fritz a fait un autre choix : il a privilégié la nationalité française et a vécu en France jusqu’à la fin de ses jours. Il n’a cependant pu invoquer en sa faveur ni de grands services au sein de la Légion, ni une grande expérience de légionnaire. Malgré l’absence de toute action héroïque, son intégration dans cette troupe prestigieuse lui aura permis de sauver son mariage et d’acquérir le document tant convoité. Sans compter qu’elle lui a donné l’occasion de nous transmettre un petit témoignage sur les tourments d’un simple soldat et le quotidien à la caserne de Reuilly. La dernière fois qu’il s’y rend, quelqu’un prend une photo (voir ci-dessous). On le voit en civil, à gauche, en compagnie de quelques légionnaires « dans la cour de la caserne : Hopper, cycliste du commandant, Bonmariage de Cercy avec son ami le gendarme belge, et moi, très élégant, très banquier ».

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    Fritz et des légionnaires, caserne Reuilly, début 1915

     

    Une nouvelle période s’ouvre pour Vanderpyl dans l’attente d’être de nouveau déclaré apte au service, mais cette fois dans les forces régulières en tant que citoyen français. Pendant ce temps – tout comme Marthe Roux qui se rendra souvent au chevet d’Apollinaire –, son épouse assume les fonctions d’infirmière au sein de la Croix-Rouge. Elle y est même chef d’un service. Là, elle est bien sûr confrontée aux atrocités de la guerre : « L’homme aux 200 trous de l’hôpital d’Hermine est mort hier », note l’écrivain dans son Journal le vendredi saint 1915. Lui-même, une fois rétabli, reprend ses habitudes, dînant souvent dehors ou chez des amis, recevant aussi à sa table Brancusi, le peintre André Dunoyer de Segonzac (1884-1974) ou encore l’aviateur Braindejonc et sa maîtresse, la romancière et illustratrice Jeanne Cals (1883-1976)… Bien vite, il se remet à visiter des expositions. Par exemple, dès le 25 janvier 1915, le galeriste Léon Marseille l’emmène en voiture au Petit Palais pour contempler œuvres et objets d’art qui vont représenter la France à une grande manifestation à San Francisco. Fritz s’est proposé pour accompagner en Californie Albert Tirman, lequel est chargé de cette mission culturelle. Mais bien que le naturalisé ait fourni à ce dernier quelques introductions auprès de personnalités de la ville des bords du Pacifique, le haut fonctionnaire refuse d’emmener le réformé rondelet dans ses bagages. Comme à son habitude, Vanderpyl s’occupe par ailleurs en dévorant des livres – il s’enivre de Balzac – et en noircissant des pages. Son roman Marsden Stanton à Paris avance. En août 1915, il annonce : « J’ai fini Marsden Stanton. Ma femme le copie sur la machine à écrire de Mme Ciolkowska qui vient d’accoucher chez les nonnes de N.-D. du Bon-Secours ! (qui me soignèrent en 1899 quand, épuisé, etc)… ». Peu après son arrivée à Paris en septembre 1899, le Haguenois avait vécu en clochard à Paris ; dans un état pitoyable et à bout de forces, il avait été recueilli par ces religieuses auprès desquelles il avait pu se retaper.

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    Réintégration de Hermine Augé-Vanderpyl dans la nationalité française

     

    Ayant essuyé le refus de différents éditeurs, Fritz se satisfait de voir le périodique le Mercure de France publier Marsden Stanton à Paris en plusieurs livraisons à la fin de l’année 1916. Dans cette œuvre, la Légion étrangère apparaît fugacement. On y découvre, à côté de Stanton, jeune artiste américain qui découvre la capitale, un sculpteur confirmé d’origine québécoise, Alexandre Guiraud qui, bien que francophone et plus âgé que Vanderpyl, n’est pas sans présenter quelques points communs avec lui : il arrive à Paris sans le sou et contre l’avis paternel ; démuni et affamé, il est recueilli dans un hôpital ; il rencontre une parente de sa mère ; il s’essaie au « dessin à la glaise » comme Fritz s’est essayé à crayonner ainsi qu’à « sculpter » des vers ; il s’engage dans la Légion étrangère ; il fréquente le restaurant Thullier… On peut imaginer que l’évocation de cet établissement, de son patron et de sa patronne, restitue ce que Fritz a vécu au faubourg Saint-Antoine à la fin de l’année 1914 avec quelques camarades légionnaires, même si, dans sa fiction, il situe ce lieu à une autre adresse de la capitale. Dans un hommage qu’il rend aux Américains morts pour la France, l’auteur Pierre Mille (1864-1941) établit un parallèle entre le protagoniste du roman de Vanderpyl et le célèbre poète et légionnaire Alan Seeger (1888-1916) : « Sorti de la Harvard University, Alan Seeger était venu, en 1912, terminer ses études à Paris. Sans doute il éprouva chez nous cet enchantement, il subit cette mystérieuse et puissante emprise que caractérise dans un roman en cours dans le Mercure de France, Marsden Stanton à Paris, M. Fritz Vanderpyl. Dès les premiers jours de la guerre, Seeger s’engagea dans la Légion. Seulement, le héros de M. Vanderpyl est un peintre ; et Alan Seeger était poète. Il est tombé en poète… »

    Le long poème Mon chant de guerre (1917)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieParallèlement à l’achèvement de ce roman, Fritz travaille à Mon chant de guerre qui voit le jour en 1917. Illustré par le fidèle Segonzac, le recueil regroupe 18 poèmes français parsemés de vers anglais, italiens, allemands et néerlandais. Ces pages ne contiennent à vrai dire aucun renvoi à la conflagration en cours : « ce Chant de guerre a de particulier qu’il ne parle pas de la guerre », constate à juste titre un critique. Nombre d’images s’attardent sur la beauté de la nature et sur l’amour ; ce que l’ensemble recèle de guerrier, c’est en réalité un appel à s’engager dans une nouvelle ère, à ouvrir un monde où dieux et enfants émergeront revivifiés. En 1918, Vanderpyl va déclamer au moins une fois en public ce poème multilingue. Auparavant, en décembre 1914, il avait composé quatre strophes dans lesquelles le canon tonne bel et bien. Sans doute à l’initiative d’Ezra Pound, avec lequel l’éphémère légionnaire a sympathisé, elles paraissent en février 1916 dans le mensuel londonien The Egoist :

     

    Il pèse sur la vie un poids de fer,

    Il n’y a plus ni jour, ni nuit sur terre ;

    Deux saisons ont passé et c’est l’hiver :

    Mais qui a vu tomber la feuille à terre ?

     

    Qui ose encor penser à sa douleur

    Ou écouter le sombre bruit des heures ?

    Nous avons tous un seul énorme cœur

    Qui bat en vain aux cris de ceux qui meurent.

     

    Les jardins sont déserts ; dans les maisons

    Sanglote un être ancien quand le soir tombe.

    Ces vieux qui s’en reviennent si las, ont

    Depuis l’aube à peine claire, creusé des tombes.

     

    Le canon tonne au loin ; sur l’horizon

    S’évadent des lueurs dans la grisaille

    Et silencieusement nous écoutons

    Le sourd éloignement de la bataille.

     

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    Page de Mon chant de guerre illustrée par Dunoyer de Segonzac

     

    Dans un poème postérieur, « Clair de lune », apparaît une autre évocation du conflit mondial : « Des gars de la guerre / voici les tombeaux ! un carré de chanvre / ou quelques bouleaux. // Et seule la lune / le soir à Verdun / pleurera sa larme / bleutée sur chacun. // Mais dans quelques siècles / l’homme saura-t-il / pourquoi cette terre / est aussi fertile ? »  Dans un autre, intitulé « Rencontre » (publié dans Nord-Sud, août-septembre 1917, p. 13), Fritz met en scène « le soldat Vanderpyl » qu’une fille de Paris prend pour un marin. Quant au « Réveil nègre », il allude probablement aux tirailleurs sénégalais que l’auteur a vu défiler dans son quartier au début de la guerre : « (…) Brandissant leur masse à tête de serpent, / ils passent parmi les ruines / des Blancs. // Lourds comme l’obus / tombent les haros de leurs gosiers / dans les creux cerveaux. (…) »

     

    Tuer le temps en attendant de se faire tuer ?

    Lami Segonzac, sergent

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieAvant la fin du conflit, le poète va également donner quelques pages de critique picturale. À certains moments d’oisiveté, il se livre à l’une de ses occupations : envisager la création d’une revue. Ainsi projette-t-il de regrouper autour de sa personne, dans un périodique qui s’intitulerait La Vieille Revue – titre ô combien alléchant ! – les auteurs Georges Duhamel, Guy-Charles Cros, Paul Fort (1872-1960), mais aussi des plasticiens comme Sonia Lewitska, Othon Friesz (1879-1949), Tobeen (1880-1938) ou encore André Dunoyer de Segonzac… Peu après, autre idée, autre titre, autres collaborateurs en vue : La Chronique française… Et quelques jours plus tard : La Nouvelle chronique française ! En 1919, Vanderpyl se lancera dans un projet moins ambitieux en créant L’Arbitraire, revue qui ne connaîtra que deux numéros en raison d’un manque de fonds. Déjà pendant les hostilités, l’argent venait à manquer même si l’angliciste Hermine, grâce probablement à Albert Tirman, avait trouvé un nouvel emploi : « traductrice du San Francisco Examiner au ministère du Commerce et de l’Industrie ». Par la suite, le diariste écrira qu’en 1916 « ma femme et moi, nous nous trouvions près de la misère ». Certes, de la Hollande neutre parvenaient de temps en temps quelques centaines de francs paternels. Et, de San Francisco, des montants plus substantiels de l’ami Morris Herzstein (1869 ou 1870-1928), médecin réputé auquel Vanderpyl avait servi de guide à plusieurs reprises en Europe.

    Au cours de ces longs mois où des zeppelins survolent Paris, Fritz se demande parfois ce que deviennent les poètes et artistes italiens qu’il a côtoyés avant la guerre : Ardengo Soffici (1879-1964), Giovanni Papini (1881-1956), Leonetto Capiello (1875-1942), Fabius Lorenzi (1880-1964), Umberto Brunelleschi (1879-1949), Lionello Balestrieri (1872-1958), Umberto Boccioni (1882-1916), Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944), Canudo… Lesquels ont été envoyés au front ? Il n’a aucune nouvelles d’eux.

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    Carte en allemand du prisonnier Cros aux Vanderpyl

     

    Il en reçoit tout de même, bien entendu, de quelques copains : le prisonnier Cros auquel on expédie des colis, Aeschimann muté à la Légion à Lyon ou encore Segonzac qui, au sein d’une section de camouflage, fait surtout du jardinage dans un camp d’aviateur. Le mot que lui adresse Albert-Jean au cours de l’été 1915 lui a-t-il tiré un sourire ? « J’espère, mon vieux Vanderpyl, que cette carte te parviendra avant ton départ pour les tranchées. Tu vois que même à Brest, il y a des gars qui font les corvées de vivres. Donne-moi de temps en temps de tes nouvelles : elles ne m’intéressent pas, mais j’aime de recevoir des choses au courrier. Mes hommage à ta femme. À toi, malgré tout, bien cordialement. » Peut-être, histoire de chasser la morosité qui s’empare souvent de lui, s’est-il rendu, au cours des mêmes semaines, à une matinée de bienfaisance pour écouter l’une de ses belles-sœurs, la cantatrice Rose Elsie. Il a, quoi qu’il en soit, gardé une coupure de presse portant sur cette apparition en public de la pulpeuse chanteuse : « Mlle Rose Elsie a l’étoffe d’une grande artiste : sa belle voix de soprano dramatique, qu’elle conduit avec science, fait grande impression sur l’auditoire qui ne lui ménage pas les applaudissements et la rappelle plusieurs fois. » La cantatrice fera ses débuts à l’Opéra-Comique en 1923 avant de chanter plusieurs fois à la radio (TSF) dès l’année suivante !

    Umberto Brunelleschi, l’un des amis italiens, vers 1905

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieComment passer le temps qui n’est pas consacré à l’écriture ? S’attarder, par exemple, dans l’atelier d’un plasticien. Peu de temps après sa naturalisation, Vanderpyl pose pour l’une de ses connaissances, Jean Dehoorn (1884-1937) – artiste et journaliste oublié de nos jours – puis pour son ami Jean H. Marchand, peintre qui s’apprête à exposer à Londres, ainsi que pour l’épouse de ce dernier, Sonia Lewitska, dont il place des œuvres chez des galeristes quand il n’en vend pas à des collectionneurs. En 1918, c’est pour Vlaminck qu’il posera. Début mars 1915, alors qu’Hermine est à son tour portraiturée par Marchand, le poète s’inquiète de savoir s’il va être bientôt rappelé, puis, le 15, il note : « On a retardé l’appel de la classe 1916. » Et le 28 : « On va rappeler tous les réformés. » À la mi-avril, alors qu’il mentionne que les peintres Jean Marchand et Jean Metzinger (1883-1956) sont appelés – il connaît ce dernier depuis une dizaine d’années et l’époque de l’Abbaye de Créteil –, il se fait de la bile au sujet de son propre sort : « On rappelle tous les hommes réformés n° 2 avant le 21/12 sous les drapeaux et tous ceux naturalisés depuis le commencement de la guerre. La loi est donc d’une part pour, d’autre part contre moi. J’ai peur de repartir dans cette levée en masse ; je le confesse humblement, je suis malade de peur. Pourtant, j’espère bien faire mon devoir. »

    Ce n’est pas la dernière fois que Fritz sera tiraillé entre le désir de servir sa nouvelle patrie et la hantise de mourir au combat. Comme nombre d’êtres humains, il est bourré de paradoxes. Mais pour sa part à un degré extrême. Une semaine plus tard, redoutant que la guerre dure encore plusieurs années, il en appelle à Dieu pour ne pas succomber au désespoir : « Il paraît qu’on prend tout le monde comme soldat de l’active : les trop gros, les trop minces, les obèses, les poitrinaires et les tuberculeux, les intellectuels et ceux qui pourraient se rendre utiles dans les usines où l’on fabrique de la mitraille, etc. […] J’aimerais avoir les moyens de me suicider. Et je crois que des milliers d’autres hommes que moi sentent les mêmes choses et… se taisent. » L’inquiétude persiste : « Malaise et tristesse générale. Je ne fous rien… quand vais-je être rappelé ? » Il s’emporte contre les journaux, trouvant scandaleux que la presse glorifie pour ainsi dire un Français qui a tué sa femme allemande, même si lui-même reconnaît qu’il aurait été tenté de trucider sa « bocheuse », à supposer qu’il en ait épousé une. Son hypersensibilité lui joue des tours : « Je pleure à présent partout : un enterrement, la musique quotidienne au Luxembourg (concerts rouges), une Pauline qui ramène des convalescents soldats de la campagne, des petites filles qui sautent à la corde et des conscrits qui passent en chantant ! » Malgré son pessimisme, il parvient certains jours à s’exprimer avec moins de gravité : « On rapatrie les Italiens vivant en France. Ce n’est pas pour me déplaire. […] C’est dommage que Jean Moréas soit mort, on aurait pu l’envoyer chez les Grecs pour les faire marcher comme on devrait m’envoyer, moi, aux Pays-Bas. J’imagine une Hollande augmentée des provinces flamandes belges gouvernées constitutionnellement par le présent roy des Belges, Bruxelles ville libre et la Wallonie aux Français. »

    Les époux Vanderpyl, 27 août 1916

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieCe n’est pas la relation qu’il entretient avec sa conjointe qui l’encourage à voir la vie un peu en rose : « Hermine ne m’aime pas, écrit-il alors qu’elle vient de rentrer d’un séjour dans le Midi. Elle me sent seulement moins facile à démolir qu’un autre. […] À mort Vanderpyl ! » Peu après, entre eux, voilà qu’il est de nouveau question de divorce : sa femme est déterminée à le quitter, sans pour autant compliquer les choses administrativement et en envisageant de donner le préavis de manière à libérer le logement début 1916. Elle vouvoie son mari : « Il est définitivement prouvé que nous ne pouvons nous entendre et que la vie commune est impossible : je serai toujours l’institutrice et vous le génie, je serai toujours née dans le Midi et aurai toujours les mêmes défauts. […] Je vous ai fait faire une faute en prenant un loyer très élevé et un train de vie qui même depuis la guerre ne fait qu’augmenter chaque jour et est arrivé à ses summums que je ne pouvais pas prévoir dès le début. » Elle est lasse de devoir emprunter de l’argent à droite et à gauche. Se séparer et trouver deux nouveaux petits logements, poursuit-elle, « peut se faire sans bruit et sans cris ; nous nous entendrons sûrement bien quand nous ne serons plus forcés de nous supporter mutuellement sans répit. C’est là tout ce que j’ai à vous dire ». À la mi-août 1915, on sent que le poète a le courage au fond des chaussettes. Alors que la loi Dalbiez vient d’être votée – laquelle redéfinit la place, la répartition et l’utilisation des mobilisés et des mobilisables dans les armées –, il confie à son Journal : « Je passe un nouveau conseil de révision. Dire qu’un vague méridional comme ce Dalbiez peut m’envoyer, moi, comme chair à canon dans les tranchées tandis que lui, fort de ses droits parlementaires, reste embusqué à la Chambre… Les parties ne sont pas égales. Je ne puis faire un soldat, obèse, néphritique à 39 ans. » Dix jours plus tard : « J’attends tous les jours mon appel pour aller au conseil d’aptitude relative. » Le 31 août, il adresse la lettre suivante à une vague connaissance :

    Monsieur, Je suis d’origine hollandaise, naturalisé depuis le mois de janvier 1915, né en 1876.

    Engagé volontaire du commencement de septembre 1914 (après avoir été ajourné à la fin d’août), on m’a réformé (n° 2) le 9 janvier à l’hôpital Béguin. Auriez-vous l’obligeance, Monsieur, de me dire si je suis visé par la loi Dalbiez et en ce cas où et à quelle date je dois me présenter. Je vous serais extrêmement reconnaissant de ce renseignement qui m’évitera de courir de bureau à bureau.

    D’autre part, je sais en plus du français, l’anglais, l’allemand, le hollandais et le flamand. Ayant ouï dire qu’on cherche des traducteurs pour ces 2 dernières langues, savez-vous quel serait le moyen d’être repris utilement dans les services ?

    Page du Journal de Fritz, fête chez les Brunelleschi peu avant la guerre, avec DAnnunzio, etc.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieDans son esprit, l’idée de faire office de traducteur au sein de l’armée fait de plus en plus son chemin. Bientôt, son correspondant rassure le polyglotte : « Monsieur, normalement, vous auriez dû être inscrit sur le tableau de recensement de la classe 1916, mais votre réforme comme engagé ne vous astreint pas à passer la visite de la loi Dalbiez. » Fritz recopie dans son Journal des articles de loi de naturalisation de sujets étrangers en France. Puis note le 19 septembre : « J’attends encore toujours mon appel pour paraître devant le conseil de réforme du IIIe bureau de recrutement : sera-ce demain, après demain ? […] » Le 6 octobre : « J’attends tous les jours ma feuille de convocation devant le conseil de réforme. » Le 13 : « Ça va mal. J’attends toujours mon appel. » Le 17 : « Pas de réponse encore du bureau de recrutement et voilà un mois que la loi Dalbiez est en plein fonctionnement. » Le 18 : « J’attends toujours mon appel ?! » Le stress l’incite à rédiger un nouveau testament : « Ce 19 octobre, craignant d’être sous peu incorporé dans l’armée d’active, malgré mon âge, mon poids, mes tares et mon métier purement intellectuel, moi, Fritz René Remy Vanderpyl, déclare ma femme seule héritière de tout ce qui peut m’appartenir au moment de ma mort, y compris les droits d’auteur que pourraient rapporter mes œuvres en des jours meilleurs. Comme Guy-Charles Cros est prisonnier et Frits van Hennekeler aux Indes, je nomme Frits Buekers, d’Utrecht, Jean Robaglia, de Paris et Jean Marchand, peintre, 73 rue de Caulaincourt, mes exécuteurs littéraires. » Et de poursuivre, à propos de son Journal, qu’on le détruise après en avoir extrait des fragments publiables, sauf si Hermine veut le conserver jusqu’à sa mort : « En aucun cas, je n’admets la parution de mon Journal qui n’a pas été fait pour cela : c’est en tout et pour tout un gros carnet de notes à brûler. Je demande pardon à tous ceux que j’ai insultés. Je demande pardon à la Langue française de si mal l’écrire. […] Si Jean Augé, fils de Rose Augé, le désire, je serai heureux de lui donner mon nom de famille : il s’appellera alors Jean Augé Vanderpyl. J’espère qu’il ne deviendra pas acteur. » Le 15 novembre : « Toujours rien de mon bureau de recrutement. Dois-je attendre ? Tout le monde me dit que je n’ai que ça à faire. Attendons donc. » Et le 30 : « Galliéni propose une re-révision des réformés. Vais-je y passer cette fois-ci ? »

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    L’hebdomadaire libertaire Les Hommes du Jour, dirigé par Victor Méric (source : Gallica)

      

    En décembre, par l’intermédiaire d’un officier, ami d’un ami, il essaie d’entrer au bureau de la presse (traductions) du ministère de la Guerre. Fin de l’année 1915 : « Il paraît que le ministre de la Guerre a renvoyé tous les naturalisés de son bureau ! C’est gai… ah ! les vieux dreyfusards comme Urbain Gohier, Hervé, Donnay, France, etc. etc. se vengent de l’avoir été… et les étrangers stupides paient cher de les avoir admirés ! Mais on pourrait m’employer, moi ! Je n’ai jamais été dreyfusard, ni en Hollande, ni ici. C’était même le seul trait intelligent de mon rédacteur en chef Van Marle d’avoir été (du moins de mon temps) antidreyfusard au Dagblad van Z.-H. en ’Gravenhage… seul avec moi. » Fritz évoque ici un quotidien de La Haye auquel il a donné des chroniques en 1898-1899 avant de s’établir à Paris.

    La France, 11 mai 1916

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLe 31 décembre, alors qu’Hermine se rend aux obsèques d’une parente décédée à l’âge de vingt-et-un ans : « J’ai été au bureau de recrutement. J’essaie de m’engager au bureau de la presse (section étrangère) où l’on a besoin de moi. Si cela ne réussit pas maintenant que je me suis déclaré prêt à faire tout mon devoir, malgré ‘‘leurs’’ oublis et leurs hésitations, on m’enverra probably dans les tranchées avec une baïonnette et ma lâcheté légendaire. Je le saurai, j’espère, lundi matin ! » Il arrive souvent à Vanderpyl de reconnaître son manque de courage. Ainsi, bien plus tard, un jour où Hermine est malade, il écrit dans une lettre à des proches : « Moi, soldat de IIe classe, là devant elle, je me sens tout petit poète qui ne supporterait pas un centième de ses souffrances, sans formidables gueuleries ! » Début janvier 1916, le naturalisé apprend : « Je suis versé dans la classe 1917 !!!!!! Cela promet. […] Ma femme fait des démarches pour connaître au juste ma situation militaire. » Tant bien que mal, le couple a fini par se rabibocher. Lui s’impatiente, il n’a pas encore reçu sa convocation pour un conseil de réforme : « Je m’emmerde et suis affreusement nerveux. Entre-temps, le travail du Bureau de la Presse s’accumule à la section hollandaise et je ne puis rendre aucun service parce que l’ad-mi-nis-tra-tion juge cela arbitraire !!! » Sans doute sait-il cela par le traducteur Paul Eyquem (1875-1940) – rattaché à partir de cette année 1915 au Bureau de l’Information du ministère français des Affaires étrangères. Fritz a approché cet amoureux de la Hollande – qui va d’ailleurs servir dans ce pays en plein conflit comme interprète de l’armée française et représentant du service de presse du gouvernement français –, mais cet interlocuteur ne peut guère l’aider. Enfin, le 17 janvier 1916, au bout d’un an d’« oisiveté » : « Je reçois ma feuille de route et suis envoyé avec la Classe 17 dans la garnison du Jura : Lons-le-Saulnier, sans contre-visite, sans préalable avis : Bien ! Quel charmant et bienveillant traitement… Qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Je n’en sais rien, mais je n’ai pas trop peur aujourd’hui. »

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    La caserne où est affecté Vanderpyl début 1916

     

    Deuxième classe dans les services de la censure et de la propagande

    Une coupure de La France du 11 mai 1916 nous apprend : « Le poète hollandais Fritz R. Vanderpijl qui, d’enthousiasme, s’était engagé au début de la guerre, fut réformé après quelque temps de présence dans un bureau où il fut affecté. Depuis, en vertu de la loi Dalbiez, il fut ‘‘récupéré’’ et versé au 44e Régiment d’infanterie. Maintenant, l’auteur des Saisons d’un poète est affecté à la censure des lettres à la frontière suisse. » Du 18 janvier au 20 avril 1916, Vanderpyl a semble-t-il servi au sein de l’unité militaire en question, à Lons-le-Saulnier, principalement dans les bureaux en charge de la censure ; puis il a été affecté au contrôle postal à Pontarlier où, ainsi qu’il l’indique dans une lettre adressée à Hermine le 6 août 1943 – alors qu’il est pour la première fois de retour dans le Doubs, en l’occurrence auprès de son ami le peintre Pierre Jouffroy –, il va faire quatre jours de trou. L’ancien deuxième classe revient sur cet épisode dans ses Mémoires : « Je ne m’attarderai pas aux casernes et aux endroits de ‘‘l’arrière’’ où, de la part des gradés, petits et grands, régnait l’unanime et sinistre entêtement dans l’application de règlements désuets que l’énorme tragédie du front n’avait pu entamer. On m’infligea quatre jours de prison pour avoir voulu expliquer à un commandant qu’avec les quatre langues que je parlais presque couramment, je pouvais me rendre plus utile qu’en restant un vague scribe aux ordres d’un adjudant. » Croqués dans cette sous-préfecture, deux portraits au crayon figurant Fritz sont conservés dans son Journal (ci-dessous).

    Vanderpyl, portrait non signé

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLe lubrique naturalisé a d’ailleurs gardé quelques délicieux souvenirs de ces contrées : « John Ruskin et, avant lui, Stendhal (voir ses lettres) font un cas exceptionnel de ce petit endroit dans le Jura appelé Champagnole, endroit où naquit Alice Vuillemain, aujourd’hui Mme J. Riethmann, une des femmes les plus excitantes et les plus complètement femme d’amour que j’ai connues. J’y ai passé en 1916 et soupé, en me rendant au 44e d’Infanterie à Lons-le-Saulnier où les fillettes étaient plus chaudes encore qu’en Bretagne. » C’est sans doute cette Alice (1900 ou 1903-1990) que Fritz retrouvera plus tard à Paris, mais aussi à Montbéliard, par exemple pendant la Seconde Guerre mondiale. Le 28 juin 1943, il écrit à son ami le peintre Pierre Jouffroy : « Voici un mot confidentiel pour vous personnellement qui sera suivi d’une réponse à votre lettre du 24/6. Je vous avais parlé de ma promesse à une amie (la charmante amie que vous connaissez) et qui part en vacances chez ses parents à Champagnole, de l’amener pour deux, trois jours à Montbéliard. Je ne vous gênerai d’aucune façon ; elle encore moins. Je vous prie de retenir une chambre pour elle à l’hôtel dont vous m’avez parlé. Je prendrai quelques repas avec elle et rien de choquant ou de compromettant ne se passera, même aux yeux les plus orthodoxes de vos compatriotes. Je préfèrerais prendre deux chambres et, après le départ de la demoiselle, accepter votre hospitalité, comme si j’étais arrivé à l’improviste. Cette dame séjournera très peu de temps en votre jolie petite ville. »

    Cette parenthèse dans l’Est durant la Grande Guerre a d’autre part laissé une petite trace dans l’œuvre du poète. Dans son numéro de mars 1917, la revue Le Double bouquet, placée sous le patronage d’André Germain, publie en effet une courte prose poétique intitulée « Printemps jurassien ». Des lignes en forme d’impressions picturales :

    Près du hameau aux toits rouges, il y a un petit ruisseau ; un amandier en fleurs s’y reflète ; le gazon est doré de renoncules.

    Les collines du fond sont découpées en carrés rouges, bruns et olivâtres ; de loin on distingue des semeuses.

    Les peupliers de la route, sous des voilages verts, s’effacent sur un ciel où voguent d’immenses plumes blanches. Trois fillettes vont à l’école ; elles chantent : Il faut te marier, / papillon couleur de neige, / il faut te marier /par devant le vieux mûrier…

    … et un papillon passe.

    Une flèche baroque orne l’horizon.

     

    Coupure sur la nouvelle affectation du « critique d’art », juin 1916

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieMalheureusement, à partir de cette période jurassienne et doubiste, le diariste ne nous renseigne pour ainsi dire plus sur son quotidien. En 1920, il va suivre le conseil de son ami Guy-Charles Cros : « Cros insiste pour que je recommence à tenir un journal. J’avais abandonné cette besogne depuis mon départ à Lons-le-Saulnier en janvier 1916. » En attendant, les cahiers conservés ne relatent pas, par exemple, les visites que Fritz va rendre à Apollinaire à l’hôpital, à la suite de la trépanation qu’a subie ce dernier. Ils ne nous apprennent rien non plus sur les activités de ces deux poètes au sein de la Maison de la Presse où ils vont être affectés, Fritz en juin 1916, Guillaume un an plus tard. Qu’est-ce au juste, d’ailleurs, que cet organisme qui a pour mission d’exercer une forme de censure ainsi que de la propagande en temps de guerre ? Le récent article « Presse, censure et propagande en 1914-1918 : la construction d’une culture de guerre » nous en donne une idée : « L’année 1915 voit la création du premier organisme semi-officiel, l’Office de propagande, puis, sous l’impulsion du gouvernement français, davantage conscient de l’importance de la propagande en temps de guerre, la mise en place d’une organisation coordonnatrice des services existants (privés comme gouvernementaux) : la Maison de la Presse. Cette dernière rassemble tant des journalistes, des écrivains que des universitaires et se divise en quatre sections. La première, diplomatique, se subdivise elle-même en quatre bureaux (service de réception des journalistes français et étrangers, service téléphonique et télégraphique, bureau d’étude et service des enquêtes de presse chargé de rédiger des télégrammes qui sont diffusés partout dans le monde. La deuxième section, militaire, qui remplit un rôle à peu près similaire, reçoit du GQG les informations militaires susceptibles d’être fournies à la presse pour publication et se charge d’organiser les visites des journalistes sur le front. Elle est complétée par la Section photographique et cinématographique de l’armée (SCPA), créée auparavant, qui permet la diffusion dans le monde entier des images prises à l’arrière, puis sur le front. La troisième section de ce bureau, celle de propagande, se divise selon les zones géographiques à toucher et diffuse le matériel propagandiste (livres, tracts, affiches, brochures, articles). Elle met entre autres en circulation, chez les Alliés et les neutres, les journaux de tranchées confectionnés par les soldats sur le front, dans le but avoué de donner une ‘‘fière idée du moral français’’. La dernière section, de traduction et d’analyse de la presse étrangère [celle où officie Vanderpyl, DC], fournit quant à elle, grâce au dépouillement d’environ quatre cents journaux provenant d’Europe, d’Asie et d’Amérique, la ‘‘matière documentaire’’ aux sections précédentes. Cette organisation complexe, qui offre aux journalistes des conditions de travail modernes et efficaces, ainsi que la coordination entre les différents services, permet alors de transformer finalement ce qui était au départ une information en une belle substance propagandiste. En mars 1917, la Maison de la Presse connaît ses premiers changements ; les services sont alors regroupés en deux sections : la branche de l’information et celle de la propagande. Son activité reste efficace, drainant, en décembre de la même année, la majorité des communiqués officiels lancés du Quartier général. En mai 1918, le tout nouveau Commissariat général à l’Information et à la Propagande lui succède, préservant toutefois ses principaux modes de fonctionnement. »

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    Eugène Montfort, directeur de la revue Les Marges, voisin de Fritz à la Maison de la Presse

     

    Au moins, les Mémoires de Vanderpyl nous fournissent-ils quelques éléments sur sa nouvelle affectation et sur le quotidien, certes peu enthousiasmant, qu’il mène à la Maison de la Presse, sise 3, rue François-Ier. L’écrivain est admis dans cet organisme après son retour à Paris, ceci, nous explique-t-il, grâce à son obésité : « Mon ventre me sauva de la tranchée. » Le journal L’Intransigeant du 1er juin 1916 l’annonce : « M. Fritz Vanderpyl est au service de la propagande. » Autre coupure, de la même date : « Le critique d’art Fritz R. Vanderpyl est mobilisé au bureau de la presse. » Il y passera le reste de la guerre. Chargé de travaux « dans le secteur des traducteurs de langues étrangères du ‘‘IIe Bureau’’ […] – précise-t-il dans son Mémorial sans dates en restituant l’atmosphère qui régnait autour de lui –, j’étais le seul à n’être ni agrégé, ni licencié, ni même bachelier. […] Me voici donc, moi et mon ignorance, devant la fine fleur du professorat. Inquiet de nature, apercevant irrémédiablement les dangers même imaginaires que courent ceux que j’aime et moi-même, ne montant jamais dans un train sans me rendre compte du peu de malchance qu’il faudrait pour que je sois réduit en bouillie, je me sentais, dans ce qu’on avait baptisé ‘‘La Maison de la Presse’’, comme un tout petit garçon en classe. Et je retrouvais mes inquiétudes d’enfant. » Cette composition élitiste de l’administration en question est confirmée par un attaché à l’ambassade d’Italie à Paris : « Le personnel d’étude est composé d’officiers blessés, d’interprètes et d’hommes de troupe du service auxiliaire ; les deux tiers sont membres de l’enseignement supérieur ou secondaire. Pour le recrutement de ce personnel, le chef de bureau s’adresse à l’École normale supérieure qui lui indique ses anciens élèves blessés ; la direction de l’infanterie les met ensuite à la disposition du bureau pour une période de deux, trois mois (renouvelables), à moins qu’ils soient déclarés définitivement impropres à faire campagne, auquel cas ils sont attachés définitivement au bureau. » Dans ces locaux où ses collègues ne vont pas tarder à goûter à ses sautes d’humeur, le poète rencontre un autre Hollandais naturalisé, l’ancien anarchiste Alexandre Cohen (1864-1961). Jusqu’en décembre 1917, ce journaliste sera le correspondant en France du quotidien néerlandais le plus important de l’époque, le pro-français De Telegraaf, avant d’en rester le collaborateur pendant quelques années de plus. Dans ses mémoires intitulés Van anarchist tot monarchist (D’anarchiste à monarchiste, 1936), cet ancien rebelle, l’un des condamnés du fameux Procès des Trente, se rappelle, non sans glisser une ou deux imprécisions : « Peu après mon retour de Hollande, j’ai obtenu un emploi à la Maison de la Presse où, environ un mois plus tôt, j’avais fait connaissance avec mes prédécesseurs dont le Haguenois Frits van der Pijl, poète, romancier et gastronome qui, résidant depuis des années en France, s’était engagé dans l’armée française dès la déclaration de la guerre – non pas animé par une ardeur guerrière débridée, mais, plus beau que ça ! par conscience de ses devoirs à l’égard de sa patrie d’adoption. » Le Juif frison et l’antisémite haguenois vont nouer des liens d’amitié ainsi que le prouvent deux lettres de 1926 et 1927 conservées dans les archives du second. Mais ces missives, rédigées en français par le premier, montrent aussi que le contact entre ces deux forts tempéraments, enclins à s’échauffer pour la moindre peccadille, n’a pas été sans produire maintes étincelles.

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    Lettre d’A. Cohen à Vanderpyl, 26 décembre 1926

     

    Dans son Mémorial sans dates, Vanderpyl poursuit l’évocation de ses nouveaux bureaux. Des lignes qui confirment, s’il le fallait, sa faculté à se fâcher avec autrui et qui ne témoignent guère d’un réel acharnement au travail : « Considéré aussitôt presque après mon entrée, d’une inutilité absolue, je me tins coi. Il n’y avait d’ailleurs pas de papa pour me punir à la maison de mes mauvaises notes. Je me mis à écrire pour moi. Et on me laissait faire. Quand mes collègues allaient un peu trop fort dans leur manière toute jésuitique de me narguer, je leur jetais à la face ce que je prenais pour des idées anti-sorbonniennes. Par exemple : ‘‘Voltaire n’est que le Boileau du XVIIIe siècle’’, ou : ‘‘Le grand destructeur de nos cathédrales, c’est Descartes’’, ou encore : ‘‘Il n’existe pas de grandes nations européennes qui ne soient nées d’un chantage au mariage et à l’héritage ou de manœuvres de capitalistes américains : Dieu n’a créé ni l’Angleterre, ni la Russie, ni l’Allemagne, ni l’Autriche (par prudence, je n’ajoutais pas la France à la série), mais l’Écosse, la Provence, la Bavière, les Flandres, la Hongrie, l’Ukraine, la Bretagne, le Pays de Galles, l’Alsace, l’Irlande, la Bohème, la Bourgogne, etc., etc.’’ Cette dernière tirade eut l’heur de plaire à mon voisin chargé de lire la presse espagnole : ‘‘Moi, je suis Catalan, me confia-t-il. Si je suis ici, c’est que je ne tiens pas à me faire fusiller. Et vous… vous feriez mieux de vous taire.’’ Mais un Polonais naturalisé vint m’embrasser. De vives protestations amenaient souvent un planton du capitaine Vendryes, notre chef à tous, priant ces messieurs de parler un peu moins fort. Heureusement, je n’étais pas pris au sérieux… et cela encore moins lorsque je me mêlais de poésie et avançais, par exemple, que le XVIIe siècle, à quelques petits poèmes de Corneille près, était une période dénuée de lyrisme. Ou quand on s’excitait sur Baudelaire : ‘‘Mais, gueulais-je, si l’auteur des Fleurs du mal et, après lui, Mallarmé, avaient eu le sens profond de ce qu’est la musique des mots, auraient-ils jamais essayé de traduire les poèmes de Poe ? Mettre Le Corbeau en français est exactement une entreprise de prof et de prosateur. Verlaine veut ‘de la musique avant toute chose’.’’ Cependant, si la plupart des doctes savants qui m’entouraient finirent pas m’ignorer, quelques-uns acceptaient de déjeuner chez moi lorsque ma femme m’envoyait un de ses bons petits colis de son Midi natal. »

    Mot de Segonzac (juin 1915), habitué de la table de Vanderpyl

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieAinsi, durant les premiers mois de sa prise de fonction « mangent et boivent » chez Fritz : Eugène Montfort (1877-1936), « directeur des Marges qui est à la section italienne de la Maison de la Presse et mon voisin », Paul Eyquem, chef de la section hollandaise, un certain Schmitt, chef de la section allemande, Jean Amade (1878-1949), chef de la section espagnole – sans doute le Catalan dont il est question plus haut –, un dénommé Martin, chef de la section anglaise, et Grappin, chef de la section polonaise… À ces convives viennent parfois s’ajouter Édouard Renoir, neveu du célèbre peintre, lui aussi semble-t-il rattaché à ces bureaux de la censure, l’épouse du journaliste Jean Ernest-Charles (1875-1953), et bien des auteurs dont André Billy (1882-1971), Guillaume Apollinaire, Paul Morisse (1866-1946), Arnold Van Gennep (1873-1957), Paul Léautaud (1872-1956), Louis Dumur… À la Maison de la Presse, Fritz a également fait la connaissance d’un grand amateur d’art, critique et collectionneur comme lui, Henri Fritsch-Estrangin (1872-1959), un oncle, nous dit-il, de la femme de lettres Louise de Vilmorin (1902-1969). Une missive d’Édouard Renoir, datée du 31 août 1917, à entête de la Maison de la Presse, atteste des tensions qui ont pu régner entre confrères et fournit un exemple du désir qu’avaient certaines personnes de se réconcilier avec le colérique gourmet : « Mon cher Fritz, Je veux faire la paix avec toi. J’ai eu avec mon beau-père une explication qui a très bien réussi. Je serai aussi heureux avec toi, n’est-ce pas ? J’ai voulu te faire boire un dé de maladie, tu y as vu, par une faute je tiens à le reconnaître, un tonneau de fiel. Ce que je voulais te dire était gros comme une pelure d’ongle, pas plus. Pardonne-moi. Tu es un poète, et moi, un petit garçon qui t’aime. »

    Autre conflit, cette fois entre Vanderpyl et Apollinaire. Le premier rapporte l’incident dans ses Mémoires, une scène qui eut lieu six semaines avant la mort du lieutenant de Kostrowitzky. Avant une réconciliation : « Le lendemain on se raccommoda à la Maison de la Presse à laquelle nous étions détachés tous deux. » Une autre scène mémorable avait eu lieu peu avant au domicile de Fritz, un soir où Guillaume et son épouse Jacqueline étaient venus manger alors qu’Hermine était probablement en vacances auprès de sa famille. C’est Michel Décaudin (1919-2004) qui rapporte la scène après avoir rendu visite au vieil homme le 30 juillet 1963 : Leur hôte « est avec une petite blonde. Dîner. Puis les deux s’isolent dans la chambre. Cris de la fille. J[acqueline] va voir tandis qu’A[pollinaire] se marre doucement. Elle trouve V[anderpyl] à poil, le chapeau sur la tête et le martinet à la main. Attaque V[anderpyl], jette le martinet par la fenêtre. V[anderpyl] : ‘‘Apollinaire, emmenez-la ou je la baise !’’ »

    Lettre de Vanderpyl à Apollinaire, 23 mars 1917 (source : Gallica)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieBien entendu, Fritz et ses confrères de la Maison de la Presse parlèrent de leur confrère et poète après sa disparition. Un esculape avait fait circuler le bruit selon lequel il aurait refusé de soigner Guillaume « parce que celui-ci avait, à plusieurs reprises, maltraité le chat du dit médecin ». Anecdote qui inspire le commentaire suivant au Haguenois de naissance : « C’est de l’Apollinaire pur, non pas de flanquer des coups de pied à un animal, mais de faire dire pareille énormité à un guérisseur des Mille et Une Nuits. On n’en crut pas un mot à la Maison de la Presse, car nous savions à quel point tout avait été fait pour sauver le poète. » 

    Éternel ronchon, éternel insatisfait, Vanderpyl n’acceptait pas de rester simple troufion : « Utilisé à la section des traducteurs du IIe Bureau, j’avais, en vain, sollicité le grade provisoire d’‘‘interprète stagiaire’’, qui comportait une bande de velours bleu autour d’un képi d’officier et une solde intéressante. Or, troupier de deuxième classe des services auxiliaires de la réserve de l’armée territoriale, donc ‘‘inapte à monter à dos de cheval, de mulet et de chameau’’, ainsi que me l’apprit la formule qui me refusait l’avancement auquel je pensais avoir droit, je découvris plus tard que le règlement du corps des interprètes du conflit mondial de 1914 datait de la Campagne d’Égypte : ‘‘C’est pourquoi, m’expliqua le collègue plus heureux qui me renseigna, nos boutons sont à tête de sphinx…’’ » Un article de l’époque fait écho aux revendications de l’ancien légionnaire : on refuse aux mobilisés interprètes les grades auxquels ont droit les interprètes du service armé, ce qui fait qu’ils sont, à côté de leur travail, « astreints à des servitudes de caserne ». Pourquoi ne pas les nommer adjudant ? se demande le journaliste. Restait au simple troupier à se parer des galons de gastrolâtre que lui accordaient certains de ses correspondants. Ainsi du peintre Jean Marchand qui lui envoie une carte de Chinon le 5 juillet 1918 : « À Monsieur F.-R. Vanderpyl, soldat épicurien – section néerlandaise maison de la presse 3, rue François-Ier, Paris ‘‘j’ai bu du bon vin à ta santé immortelle vieux bouc’’. » Et à se consoler en passant du bon temps. Muni d’une autorisation, il peut ainsi se rendre au théâtre le 25 septembre 1916. Et dès qu’il le peut, il reçoit et héberge des camarades moins bien lotis que lui lorsque ceux-ci bénéficient d’une permission. Ainsi d’Aeschimann, du sous-lieutenant Charpillon qu’il a connu à Lons-le-Saulnier et de plusieurs amis peintres.

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    Début d’une lettre du soldat Jean H. Marchand à Fritz, 1916

      

    Un armistice, mais pour quelle paix ?

    Après la Grande Guerre, Vanderpyl entretient des contacts avec de rares camarades de régiment, par exemple le cacochyme J. Boulanger, joailler, rue du Dragon, Liégeois et « copain de la guerre de 1914 », qu’il voit régulièrement jusqu’à la mort de ce dernier en 1951 : « je suis allé pendant neuf ans [lui] rendre visite une ou deux fois par semaine : on n’a jamais su ce qu’il avait au juste, mais un abcès succédait à l’autre et cela de 1942 à 1951 ! Léautaud, qui le connaissait lui aussi, avait perdu patience au bout de quatre ans ! » Dans son Journal littéraire, ce dernier rapporte quelques anecdotes que lui a contées Boulanger au sujet de son expérience au front. Vanderpyl parle-t-il d’un autre « copain » ou du même dans une lettre du 18 décembre 1958 qu’il adresse à Berthe Combe (1891-1974), l’épouse de Vlaminck ? Il remet en mémoire à sa correspondante qu’il a, un jour, « fait cadeau à un camarade de la guerre de 14 » d’une petite toile de son célèbre mari !

    Les guéguerres de la Closerie des Lilas

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieLe 22 janvier 1951, soit avec plus de trois décennies de recul, Fritz portera un regard plus que dubitatif sur son engagement dans la Légion : « C’est en feuilletant (car je ne pourrais pas le lire) le Journal de Gide (qui engueule pas mal de monde avec raison, ce qui ne l’empêche pas d’être un effroyable littérateur) que je pense à mon geste de 14, lorsque je me suis engagé dans l’armée. D’abord, si j’avais su que c’était dans la Légion étrangère, je serais resté chez moi, la conscience tranquille. C’était pour la première fois que je me trouvais devant un devoir, car l’un des deux, ou j’étais français de cœur et de conviction et – du côté de ma mère – par ma naissance, ou je ne l’étais pas. Je prétendais l’être, comme homme et comme poète. Je n’avais donc pas le choix et ne pouvais pas laisser aller tous les copains à la bataille et aux armées sans faire comme eux qui avaient mon âge : Segonzac, Salmon, Guy-Charles Cros, Camille Charasson, Mercereau, des neveux du côté de ma femme et la moitié des habitués des mardis de la Closerie (Franconi entre autres). Autrefois, avant août 14, je n’avais jamais pensé au ‘‘devoir’’, même pas en me mariant. Ma vie était en jeu en 1914 et c’était sérieux. Mes devoirs d’enfant et d’écolier ne m’avaient, en aucune circonstance, préoccupé. Mes devoirs d’enfant et de fils aîné vis-à-vis de mes parents encore moins. Mon père me faisait peur et mes maîtres d’école aussi. La peur supprime le sens du devoir. En 14, je n’avais pas peur ou, plutôt, j’avais moins peur d’être soldat que de rester chez moi. L’atmosphère était au devoir et au ‘‘démerde-toi’’ ensuite. »

    Le Mémorial sans dates nous apprend encore que l’ancien légionnaire n’a pas assisté aux manifestations de joie qui ont éclaté lors de l’Armistice : « Et la vie normale – ou du moins ce qu’on entend par là – revint avec son patriotisme d’autant plus ardent que le danger de le devoir payer avec sa peau se trouvait momentanément écarté. Je ne me souviens que d’un seul incident au cours des parades, cavalcades, cortèges et autres manifestations de la victoire dont je ne vis strictement rien. Je n’en fus donc pas le témoin. Une femme, patriote enragée, me raconta l’affaire, en pleurant à chaudes larmes. C’était près de la place de la Concorde ; elle en revenait. La voiture, contenant entre autres le président Wilson, déboucha du pont dans le sens de la Chambre des Députés où l’on attendait la visite du stadhouder des États-Unis. La foule salue du chapeau, du mouchoir, de la voix : ‘‘Vive l’Amérique !’’, etc… Au premier rang, presque devant celle à laquelle je dois ce récit, un seul homme resta obstinément couvert : ‘‘Enlevez votre chapeau !’’ cria-t-on derrière lui et de tous côtés. Il ne bougea point. Soudain, un coup de poing, venu de derrière, lui enfonça son melon jusqu’aux yeux. D’un mouvement irrésistible, le malheureux aveuglé réussit à se retourner : il n’avait plus de bras. ‘‘Il n’était même pas décoré’’, ajouta mon informatrice que j’avais rencontrée sur le trottoir de ma rue, encore toute bouleversée. »

    Lettre de Salmon à Vanderpyl, guerre dEspagne, 7/10/1936

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieDans une lettre du 25 mai 1955, André Salmon écrit à son vieux copain – ils se connaissent depuis plus d’un demi-siècle – que, malgré les aléas de la vie, « rien donc n’aura rien pu contre notre amitié. Ce que je dis de toi, c’est selon cette amitié et selon la justice. On m’assure qu’il restera quelque chose de mon livre. Ne te crois pas quitte. Il y aura une suite ; on te reverra, et même en militaire, chapitre 1914 ». Par ces lignes, en plus d’évoquer une amitié qui a résisté à tout, l’auteur de La Négresse du Sacré-Cœur fait allusion au premier volume de ses mémoires que venait de publier Gallimard : Souvenirs sans fin. Première époque (1903-1908). Vanderpyl y apparaît en poète qui reçoit et déclame dans sa mansarde de la rue des Écoles. Il figurera également dans le troisième volume couvrant les années 1920-1940, cette fois à propos de sa rencontre, bien antérieure à ces dates, avec Kees van Dongen. En revanche, il n’est malheureusement pas question de lui – ni en civil ni en militaire – dans le deuxième qui couvre pourtant la période 1908-1920. Ce qui amène Fritz à écrire dans son Journal : « Salmon, dans le deuxième volume de ses Souvenirs sans fin, lui qui a été si convenable avec moi dans le premier, a complètement supprimé mon nom, probablement sur l’ordre de ses éditeurs. » Il se demande si c’est lâcheté de sa part, à l’époque de la disgrâce de Fritz. Pour autant, il ne lui en voudra pas. Les deux hommes sont restés liés jusqu’à la fin. Ainsi, le 16 février 1962, depuis sa résidence de Sanary, André écrit aux Vanderpyl qui fêtent leurs noces d’or : « Je lève pour vous ma coupe. À mon rosé du Var, je joins l’essence de nos vins de jeunesse. Je suspends, tel qu’en songe, une branche fleurie de mon amandier au balcon de la rue Gay-Lussac en me souvenant des bouquets printaniers de la rue des Écoles et de la rue Princesse. »

    Tombe de Salmon, Sanary-sur-Mer (photo D. Cunin)

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieMalgré des guéguerres, les deux compères avaient toujours fini par conclure la paix. Fritz avait été heureux de retrouver André après l’Armistice, lui « que les années de tranchée n’avaient point vieilli. […] Nous avions tous lu ses notes de campagne en Argonne et en Artois, document irrécusable, édité sous le titre du Chass’bi ». Et Vanderpyl de poursuivre dans ses Mémoires, en rendant hommage à son ami et en convoquant d’autres guerres que celles qui nécessitent de revêtir un uniforme, en d’autres mots ses conflits intérieurs : « Salmon. Il est dans ma vie depuis plus de quarante ans. Surtout à cause de ces longues périodes où mes bouderies de garçon à mauvais caractère me tenaient éloigné de lui, j’ai fini par découvrir de l’ange-gardien en Salmon. Si quelqu’un, de la façon la plus désintéressée, m’a témoigné de l’amitié, c’est bien Salmon, une amitié tenace ne tenant jamais compte d’une façon de me conduire (voire de rimer) qui, souvent et souverainement, déplaisait dans des milieux où, encore très jeune, il avait déjà la parole. Je pense moins de mal de moi-même que, peut-être, il semble. Je me prenais jusqu’à il y a peu de temps, pour le seul à connaître mes batailles, livrées alors presque quotidiennement. Dénué du moindre grain d’habileté, je luttais contre une infériorité financière en accrochant des étrangers aux portes des musées ; contre une infériorité sociale en contrant du mépris pour toute situation établie ; contre une infériorité d’élocution que je croyais cacher sous une gouaille sans mesure. Je jouais ma comédie d’outcast, de déclassé pour laquelle je ne trouvais point de dernier acte. Le seul sous la main – mon retour d’enfant prodigue au bercail hollandais –, je le savais indigne de mon drame. Là est le secret entre Salmon et moi. Il a été probablement l’unique à saisir ce qui se passait en moi et que mon tempérament me refusait tout dénouement auquel j’aspire. »

    L’entre-deux-guerres une fois commencé, la Légion qui va dorénavant attendre Fritz-René Vanderpyl, c’est la Légion d’honneur. Il en sera fait chevalier par le président de la République Gaston Doumergue en septembre 1927. À ce moment-là, le critique d’art et poète gastronome est cependant loin d’avoir livré ses derniers combats.

    Daniel Cunin

     

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieFritz Vanderpyl, par Ferdinand Desnos, 1950 (collection et photo : Tamara Poniatowska)

    Au mur : son portrait à la canne peint par Charles Blanc (1933) ; son portrait au chapeau jaune et à la pipe peint par son copain Maurice de Vlaminck en 1918 ; le troisième portrait représente sans doute le grand-père paternel de Vanderpyl, à savoir Jan van der Pijl (1810-1889), fondateur du célèbre restaurant Van der Pijl de La Haye, d’après un portrait peint par Maurits Verveer (1817-1903).

     

     

    Œuvres de Fritz Vanderpyl (1876-1965)

    Van geluk dat waan is…, La Haye, N. Veenstra, 1899 (poésie).

    Les Saisons douloureuses, Paris/Créteil, L’Abbaye, 1907 (poésie).

    Les Saisons d’un poète, Paris, Eugène Figuière, 1911 (poésie).

    Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes, Paris, Georges Crès, 1913 (essai sur l’art).

    Mon chant de guerre, Paris, La Belle édition, 1917 (poésie, illustrations d’André Dunoyer de Segonzac).

    Quelques poèmes des saisons, Paris, François Bernouard, 1919 (poésie, 5 bois de Jean H. Marchand).

    Voyages, Paris, Galerie Simon, 1920 (poésie, 25 gravures sur bois de Maurice de Vlaminck).

    L’Américain, Paris, Grasset, 1923 (roman non diffusé, publié en 6 livraisons fin 1916 dans le Mercure de France sous le titre Marsden Stanton à Paris).

    Des gouttes dans l’eau. Poèmes 1916-1923, Paris, Léon Marseille, 1926 (poésie).

    Antoine Wiertz, Bruxelles, Cahiers de Belgique, série « Peintres et sculpteurs belges », n° 3, 1931 (essai sur l’art).

    Peintres de mon époque, Paris, Librairie Stock, 1931 (essais sur l’art).

    Le Guide égaré, Paris, Mercure de France, 1939 (roman).

    L’Art sans patrie, un mensonge : le pinceau d’Israël, Paris, Mercure de France, 1942 (brochure sur l’art juif).

    Poèmes 1899-1950, Nantes, Le Cheval d’écume, 1950 (poésie, anthologie rehaussée d’un bois de Maurice de Vlaminck).

    De père inconnu, Paris, Éditions du Scorpion, 1959 (roman).

     

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    Tombe de l’ancien légionnaire Kisling (ancien cimetière de Sanary-sur-Mer, photo D. Cunin)

     

    Revues et écrits non publiés

    F.-R. Vanderpyl a créé deux revues : La Revue des Salons (un numéro, 1914) et L’Arbitraire (deux numéros, 1919). Il a collaboré à la création de quelques autres, par exemple La Vie (1904-1905) autour de plusieurs membres du futur phalanstère artistique l’Abbaye de Créteil. Entre 1898 et 1963, le Franco-néerlandais a publié, outre les ouvrages susmentionnés, des milliers d’articles (quelques dizaines en néerlandais et en anglais, voire dans une autre langue, le reste en français) sur les lettres, les arts et la gastronomie, ainsi que la préface de plusieurs plaquettes d’exposition. Il a laissé un Journal manuscrit en 15 cahiers (fin 1903-courant 1963), le tapuscrit de ses mémoires (Mémorial sans date, 1949), d’un roman et de quelques essais/nouvelles. Une étude de sa main sur le Vaucluse, un ou deux romans ainsi qu’un livre sur Rembrandt n’ont pas été retrouvés ; à notre connaissance, seules les dernières pages du dernier ont paru (dans le périodique Le Goéland). Ses articles de 1914 non publiés, « Le silence de la Hollande » et « Le cas de la Hollande et ce que l’on peut espérer d’elle », figurent dans son Journal.

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    Rose Elsie, cantatrice, l’une des quatre belles-sœurs de Vanderpyl

     

    Autres sources consultées

    René Arcos, « Georges Duhamel au temps de l’Abbaye », dans Écrivains et poètes d’aujourd’hui. Georges Duhamel, Paris, Le Capitole, 1927, p. 59-98.

    Arias, « Notules », La Petite République, 16 mars 1920, p. 2.

    T. A. van Bavel, « Nederlandse vrijwilligers in Franse krijgsdienst 1914-1918 Een reconstructie », MARS et Historia, 1993, p. 307-314.

    Michaël Bourlet, « Des normaliens dans les services de renseignement du ministère de la guerre (1914-1918) », Revue historique des armées, n° 247, 2007, p. 31-41.

    Bulletin des Écrivains, n° 1, novembre 1914.

    Eliott Cardet, Alexandre Illi & Catherine Tabatabay, Daniel-Henry Kahnweiler éditeur. 1909-1939, Genève, L’Exemplaire / Illilibrairie, 2021.

    Alexandre Cohen, Van anarchist tot monarchist, Amsterdam, De Steenuil, 1936.

    Jérôme Coutard, « Presse, censure et propagande en 1914-1918 : la construction d’une culture de guerre », Bulletin d’Histoire politique, hiver 2020, p. 150-171. Au sujet de la Maison de la Presse, cet auteur renvoie à Jean-Claude Montant, « L’organisation centrale des services d’information et de propagande du Quay d’Orsay pendant la Grande Guerre », dans Jean-Jacques Becker & Stéphane Audoin-Rouzeau (dir.), Les société européennes et la guerre de 1914-1918, Actes du colloque organisé à Nanterre et à Amiens du 8 au 11 septembre 1988, Paris, Publications de l’Université de Nanterre, 1990.

    Daniel Cunin, « ‘‘Je n’écris pas, je gueule !’’ Premiers pas en compagnie de Fritz Vanderpyl », en ligne.

    Daniel Cunin, « Nature morte. Une composition d’Arthur Honegger sur un poème de Fritz Vanderpyl », en ligne.

    Daniel Cunin, « Apollinaire, Durand et Dupont », en ligne.

    Daniel Cunin, « Le démon Vanderpyl. Fritz Vanderpyl à travers les yeux de Max Jacob », en ligne.

    Daniel Cunin, « De bonte hond in het Quartier Latin. De vergeten Hagenaar Fritz R. Vanderpyl (1876-1965) », en ligne.

    Daniel Cunin, « Fritz Vanderpyl, un infréquentable bon vivant parmi la bohème artistique parisienne », en ligne.

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieDaniel Cunin, « ‘‘C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier.’’ D’une rencontre et d’une amitié autour de Richard Anacréon : Gérard Conoir (1933-2023) et Fritz Vanderpyl (1876-1965) », en ligne.

    Daniel Cunin, « Een ongenietbare levensgenieter. Fritz Vanderpyl: een Hollandse poète gastronome in Parijs », De parelduiker, n° 4, 2024, p. 22-39.

    Daniel Cunin, « Een zoektocht : Een Nederlandse vriend van Guillaume Apollinaire: de dichter Fritz Vanderpyl (Den Haag, 1876 - Lagnes, 1965) of de zoektocht naar een vergeten Nederlandse schrijver in de Provence en elders », en ligne.

    Michel Décaudin (Fonds MD, Bibliothèque historique de la Ville de Paris), Cote 4-MS-FS-18-0808.

    André Delhay, « Hollande hivernale. Un peu de neige sur La Haye », L’Ère nouvelle, 10 janvier 1934, p. 3.

    www.francearchives.gouv.fr/ (décret de naturalisations d’engagés du 25 janvier 1925, Fritz René Vanderpyl, cote 8041 X 14 (numéro du dossier à consulter en sous-série BB/11 et décret de réintégrations de femmes d’étrangers du 5 avril 1916, cotes 18041 X 14).

    Max Jacob, Correspondance, par François Garnier, t. 1., 1876-1921, Éditions de Paris, pp. 97 et 100.

    Le site de Frans Janssen sur les Néerlandais dans la Légion étrangère : https://nllegioen.eu/.

    Rende van de Kamp, « Nederlandse vrijwilligers in het Franse Vreemdelingenlegioen », en ligne.

    Léo Larguier, « Le coin des libraires », Le Petit Provençal, 11 août 1913.

    Paul Léautaud, Journal littéraire. XV, Paris, Mercure de France, p. 276-277.

    Victor Méric, « De Tout un Peu. Un concours », Les Hommes du Jour, 24 avril 1909, p. 5.

    Pierre Mille, « Les Américains morts pour la France », Le Temps, 4 novembre 1916, p. 3.

    M.-C. Poinsot, Au service de la France. Les Volontaires étrangers de 1914, Paris, Dorbon-Aîné, 1915.

    Ezra Pound, The Cantos, New York, New Directions Pub. Corp., 1993, p. 530 (« Fritz still roaring at treize rue Gay de Lussac / with his stone head still on the balcony ? »). Fritz est également mentionné ailleurs, par exemple p. 25.

    André Salmon, « La Damnation bourgeoise », Vers et Prose, avril 1910 et Souvenirs sans fin. 1903-1940, nouvelle édition préfacée par Pierre Combescot, Paris, Gallimard, 2004.

    Fritz Vanderpyl, « Essai sur moi-même. II », Revue des Nations, décembre 1913, p. 87-91.

    Fritz Vanderpyl, « Lettre à Pierre Jouffroy » (28 juin 1943) (ces lettres sont conservées par les héritiers du peintre).

    X., « Les auxiliaires employés comme interprètes », La Lanterne, 6 juin 1916, p. 1.

    X., « Fritz Vanderpyl », Pourquoi pas ?, 19 septembre 1919, p. 647.

     

    Relevons que l’éditeur-galeriste Léon Marseille, avec lequel Vanderpyl a été lié, semble avoir été oublié dans le volume de Claude Schvalberg (dir.), Dictionnaire de la critique d’art à Paris, 1890-1969, préface de Jean-Paul Bouillon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014.

     

    vanderpyl,guerre 14-18,légion étrangère,censure,poésieFantaisie de James Joyce sur les Vanderpyl dans leur appartement parisien

     

     

  • EEN ZOEKTOCHT

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    Een Nederlandse vriend

    van Guillaume Apollinaire:

    de dichter Fritz Vanderpyl

    (Den Haag, 1876 - Lagnes, 1965)

    of de zoektocht naar een vergeten

    Nederlandse schrijver

    in de Provence en elders

     

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    tekst van een lezing gehouden op 18 december 2024

    door Daniel Cunin bij de KANTL in Gent

     


     

     

    Waarde collega’s, beste vrienden,

     

    Ik ben blij vandaag hier het woord te mogen voeren over een vergeten Nederlandse schrijver. Alles is in Brussel, mijn huidige woonplaats, aan het begin van de pandemie begonnen. Ik genoot toen van veel meer vrije tijd dan daarvoor om te lezen. Zo pakte ik op een dag uit mijn boekenkast Souvenirs sans fin 1903-1940, de memoires van dichter, romanschrijver en kunstcriticus André Salmon (1881-1969), een goede vriend van onder anderen Picasso, Kees van Dongen en Guillaume Apollinaire. In dit lijvige boek haalt Salmon enkele herinneringen op aan een paar Nederlandse literatoren met wier werk ik al sinds jaren vertrouwd ben, namelijk Alexander Cohen (1864-1961) en W.G.C. Byvanck (1848-1925). Maar in een paar fragmenten struikelde ik over de naam van een excentrieke dichter, die wel Nederlands klonk, maar die mij volstrekt onbekend was: Fritz Vanderpyl. Mijn nieuwsgierigheid kon ik niet meer bedwingen toen ik een paar dagen later dezelfde persoon zag opdoemen op meerdere pagina’s van het Journal littéraire van Paul Léautaud (1872-1956).

    Voor ik verder ga over mijn zoektocht naar Vanderpyl, eerst enkele basisgegevens over deze auteur, die de DBNL niet heeft gehaald.

     

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    We zagen al zijn geboorteakte: in Den Haag, op 27 augustus 1876, zag Frits Remy Reinier van der Pijl het levenslicht in een welgestelde katholieke familie. Na een niet al te beste schooltijd en een weinig overtuigend literair en journalistiek debuut in de residentie, koos de Nederlander ervoor om zijn vaderland te verlaten en in de Franse hoofdstad te gaan wonen.

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlOp 20 september 1899 komt Fritz in Parijs aan, waar hij vijfenzestig jaar lang zou wonen. Hij koesterde maar één ambitie: dichter worden. Zo goed en zo kwaad als het ging overleefde de polyglot, voornamelijk werkend als freelance gids voor rijke buitenlandse toeristen, waaronder een zekere Jack London (1876-1916). Hierdoor leerde hij elke zaal van het Louvre kennen en alle monumenten van de hoofdstad, evenals veel Franse en Europese steden en contreien. Meestal was hij platzak, maar dankzij zijn activiteit mocht hij vaak luxe hotels en restaurants bezoeken. Op deze manier verfijnde hij zijn liefde voor de gastronomie, die was ontstaan tijdens zijn jeugd, in de keukens van het gerenommeerde restaurant Van der Pijl, opgericht door zijn grootvader in Den Haag, Plaats 18.

    Vanaf eind 1900 verkeert de Hagenaar in het gezelschap van kunstenaars en dichters. Hij wordt een figuur van de bohème parisienne. Weinig uitspattingen slaat hij over. Ook al beheerst hij het Frans nog niet zo goed, na een paar jaar begint hij artikelen en gedichten in tijdschriften te publiceren, en niet de minste. Zijn omgang met kunstschilders, beeldhouders en kunstcritici stimuleert hem om over schilderkunst te schrijven.

    Begin 1912 trouwt Vanderpyl met een vrouw uit het Zuiden van Frankrijk, Hermine Augé (1872-1966), lerares fonetiek voor Engelstalige studenten. Zoals meerdere buitenlandse vrienden en kennissen neemt Fritz, aan het begin van WOI, dienst in het Vreemdelingenlegioen. Begin 1915 verkrijgt hij de Franse nationaliteit. Een paar jaar lang dient hij in Oost-Frankrijk en in Parijs, als soldaat tweede klasse, voor het ministerie van Oorlog bij de censuur en de propaganda.

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlNa de oorlog krijgt Vanderpyl voor de eerste keer in zijn leven een vaste baan. Door bemiddeling van zijn boezemvriend, de kunstschilder en schrijver Maurice de Vlaminck, mag hij immers fungeren als kunst- en culinair criticus bij het belangrijkste Franse dagblad uit die tijd, Le Petit Parisien.

    Tijdens het interbellum wordt Vanderpyl een begrip zowel bij kunstenaars en kunstliefhebbers als bij fijnproevers en kokkinnen. In 1927 krijgt hij het Legioen van Eer. Tijdens WOII zet hij zijn carrière voort, maar voor kranten onder Duits toezicht. In 1942 publiceert hij een brochure over Joodse schilderkunst waarin zijn antisemitisme doorsijpelt. Vanwege deze activiteiten komt hij in de herfst van 1944 op de lijst te staan van ongewenste schrijvers. Het is het begin van zijn ondergang, ondanks het feit dat hij – naar ik meen te weten – vrijgesproken werd van welk strafbaar feit dan ook. Ook al doet hij nog steeds zijn deur open op elke maandagavond om jonge kunstenaars en dichters te ontvangen, hij wordt langzamerhand de vergetelheid in gezogen. Bij zijn dood laat hij enkele romans, poëziebundels en essays over kunst achter, alsook een vrij indrukwekkende kunstverzameling.

     

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    De werken van Fritz-René Vanderpyl

    (zwart: poëzie; rood: kunst; paars: roman)

     

    Van geluk dat waan is…, La Haye, N. Veenstra, 1899.

    Les Saisons douloureuses, Paris/Créteil, L’Abbaye, 1907.

    Les Saisons d’un poète, Paris, Eugène Figuière, 1911.

    Six promenades au Louvre de Giotto à Puvis de Chavannes, avec une préface par Ad. Van Bever et onze illustrations hors texte, Paris, Georges Crès, 1913.

    Mon chant de guerre, Paris, La Belle édition, 1917, met illustraties van Dunoyer de Segonzac.

    Quelques poèmes de saisons, Paris, François Bernouard, 1919, met 5 houtsneden van Jean H. Marchand.

    Voyages, Paris, Galerie Simon, 1920, met 25 houtsneden van Maurice de Vlaminck.

    L’Américain, Paris, Grasset, 1923 (in enkele afleveringen, onder de titel Marsden Stanton à Paris, verschenen in Le Mercure de France, eind 1916).

    Des gouttes dans l’eau. Poèmes 1916-1923, Paris, Léon Marseille, 1926.

    Antoine Wiertz, Bruxelles, Cahiers de Belgique, série « Peintres et sculpteurs belges », n° 3, 1931.

    Peintres de mon époque, Paris, Librairie Stock, 1931.

    Le Guide égaré, Paris, Mercure de France, 1939.

    L’Art sans patrie, un mensonge : le pinceau d’Israël, Paris, Mercure de France, 1942 (brochure).

    Poèmes 1899-1950, Nantes, Le Cheval d’écume, 1950 (bloemlezing).

    De père inconnu, Paris, Éditions du Scorpion, 1959.

     

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlNu kom ik terug op mijn speurtocht. In maart 2020 was er op internet zo weinig over de heer Vanderpyl te vinden dat ik een paar uur lang aan zijn bestaan heb zitten twijfelen. Er bestond toen geen Wikipedia-pagina die aan hem was gewijd. En zoals gezegd repte de DBNL met geen woord over hem. Raar genoeg was ik opgelucht toen ik op de website van de Bibliothèque nationale de France de lijst van zijn Franse werken ontdekte.

    Ik moet iets bekennen: ik was al heel lang op zoek naar een Nederlandse schrijver die een bijzondere band met Frankrijk onderhield om daar eventueel ooit een boek over te schrijven. Decennia geleden had ik al kennis gemaakt met de essays en memoires van de bovengenoemde Alexander Cohen, de Joodse publicist uit Leeuwarden die in Nederland en Parijs veroordeeld werd vanwege zijn anarchistische activiteiten voordat hij de Franse nationaliteit verkreeg en voorstander werd van de Franse monarchie.

    De ook al genoemde W.G.C. Byvanck – auteur van het literaire relaas Un Hollandais à Paris en 1891, eerste commentator van het werk van de dramaturg Paul Claudel, en later directeur van de KB te Den Haag – had ook mijn aandacht getrokken. Zoals trouwens de Amsterdamse auteur, uitgever en tijdschriftredacteur Henk Breuker (1918-1999), vriend van de romancier Joseph Delteil (1894-1978) en van de dichter Frédéric Jacques Temple (1921-2020); samen met de laatste heeft hij de poëziebundel Stof van Gerrit Achterberg in 1952 vertaald en gepubliceerd. Ik zou ook de auteur en etser Philip Zilcken (1857-1930) kunnen noemen en de schrijfster Jacoba van Velde (1903-1985) met wie ik me een tijdlang bezig heb gehouden.

    Maar ondanks hun merkwaardige verbondenheid met mijn geboorteland kon ik de energie niet opbrengen om me volledig in het leven en het werk van een van deze vijf Nederlanders te verdiepen. Met Fritz Vanderpyl ging het anders, ook al wist ik toen zo goed als niets over zijn persoon en zijn werk. Ik vermoedde wel dat hij een buitenissige en uitbundige figuur was geweest. Het feit dat hij vergeten is, zowel in zijn geboorteland als in Frankrijk, heeft voor mij als een prikkel gefungeerd. De stimulans werd versterkt toen ik ontdekte dat hij een hechte band onderhield met een streek waar ik mijn jeugd grotendeels heb doorgebracht, te weten het Comtat Venaissin, dat zich tussen Avignon en de Mont Ventoux uitstrekt. En toen ik zeker wist dat er veel onontgonnen bronnen beschikbaar waren, kon niets mij meer tegenhouden.

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlIn het prehistorische-tijdperk was ik wellicht niet met Vanderpyl in zee gegaan: zonder Google had ik immers nooit de duizenden bijdragen die hij, tussen 1898 en 1963 heeft gepubliceerd, kunnen opdelven.

    Het is ook dankzij internet dat ik vrij snel ontdekte dat hij gelieerd was geweest met de Provençaalse kunstschilder Jean-Marie Fage (1925-2024) en met de galeriehouder Gérard Conoir (1933-2023). Het lukte mij om deze twee mannen op te sporen. Net op tijd, zoals u uit hun sterfjaar kunt opmaken. Allebei bewaarden ze heel warme herinneringen aan Vanderpyl.

    Google wist ook dat de poëet Vanderpyl in L’Isle-sur-la-Sorgue (Vaucluse) begin 1965 begraven werd. Zijn graf bevindt zich op enkele tientallen meter afstand van de eeuwige rustplaats van de beroemde dichter René Char. René Char en Vanderpyl hebben elkaar wellicht ooit ontmoet. Fage en Char waren stadgenoten, ze gingen met elkaar om. Vanderpyl bracht regelmatig zijn vakantie in de buurt van L’Isle-sur-la-Sorgue door, waar familieleden van zijn echtgenote woonden. Dankzij een tip van de oudste zoon van Fage, die ik in juni 2021 in zijn afgelegen huisje en atelier in de Vaucluse met mijn dochter bezocht, kwam ik in contact met Monique Chabaud. Monique is directeur van het museum Auguste Chabaud in Graveson, een dorpje ten zuiden van Avignon. Zij is een kleindochter van Auguste, een fauvistische kunstschilder die – zoals ik later zou vernemen – in het midden van de jaren ’20 bevriend raakte met Vanderpyl. Dertig jaar lang waren ze echte copains.

    Zelfportret van Chabaud

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlVia Monique Chabaud kwam ik uiteindelijk, in augustus 2021, in contact met de drie nazaten van Vanderpyl, te weten Provençaalse achterneven van zijn vrouw Hermine. Ook al heeft Fritz een zeer bewogen amoureus leven gehad, er zijn geen kinderen van hem bekend. Toevallig woont de jongste van zijn drie niet-biologische erfgenamen op 10 kilometer afstand van het huis van mijn ouders, dat mijn broer heeft overgenomen en waar ik altijd welkom ben. Zo gebeurde het dat ik met de erfgenamen kennis maakte. De banden van Fritz met Nederland waren langzamerhand verwaterd; daarom hebben de Vanderpyls al hun bezit aan Myose, hun favoriete nichtje, nagelaten. Het privé-archief van Vanderpyl, dat door zijn nazaten wordt bewaard, mag ik onbeperkt raadplegen.

     

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    2 pagina's uit het dagboek van Vanderpyl

     

    Naast tientalen kunstwerken en foto’s bestaat het archief uit:

    - het dagboek van Fritz, dat wil zeggen 15 dikke cahiers die de periode 1903-1963 beslaan, met korte en ook zeer lange onderbrekingen;

    - het typoscript van Mémorial sans dates, de memoires van Fritz geschreven na WOII (323 pagina’s);

    - honderden, zo niet duizenden brieven en kaarten van vrienden en kennissen die in koffers bewaard worden;

    - het typoscript van ‘Le Gentleman professionnel’, een ongepubliceerde roman, en van een paar andere teksten;

    - eerste druk van de meeste boeken van Vanderpyl;

    - enkele tientalen boeken met opdracht van bevriende auteurs, onder wie grootheden als Joyce, Pound en Eliot, maar ook Salmon, Vlaminck…

    - veel andere publicaties, met name over schilderkunst.

    De gastronomische bibliotheek van Vanderpyl hebben de nazaten aan een chef-kok uit de Provence geschonken.

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    kaart van Ezra Pound aan Fritz Vanderpyl, 27 juli 1959

     

    Wat is nu het belang van al dit materiaal? Het werk van Vanderpyl behoort weliswaar niet tot het summum van de Nederlandse en ook niet van de Franse literatuur. In het hanteren van het Frans miste hij de spontaneïteit en soepelheid van iemand als Apollinaire. Maar voor een buitenlander heeft hij een rol vervuld, door zich als dichter, romanschrijver, kunstcriticus en culinaire criticus te manifesteren, die niet te verwaarlozen is. Enkele gedichten van zijn hand mogen aan de vergetelheid ontrukt worden, bijvoorbeeld ‘Nature morte’ dat in 1917 door Arthur Honegger op muziek werd gezet.

    Zijn eerste roman, in zekere zin een sleutelroman, is niet echt sterk gecomponeerd, maar het geheel geeft een beeld van het internationale kunstenaarsleven in Parijs rond 1900; de tweede roman, getiteld Le Guide égaré (1939), is een smakelijk autobiografisch relaas dat in Den Haag begint voordat de protagonist de harde realiteit in de Franse hoofdstad ontdekt. Ik vermeld twee andere romans: De père inconnu (1959) en Le Gentlemen professionnel (ongepubliceerd).

     

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    Uit Vanderpyls honderden essays over kunst komen duidelijke opvattingen naar voren; hij stak zijn mening nooit onder stoelen of banken. Hij is getuige geweest van het ontstaan van het fauvisme, van het kubisme en van het futurisme. Een studie over deze opvattingen en zijn loopbaan als kunstcriticus zou heel mooi passen in een collectie als ‘Critique d’art’ van de Presses universitaires de Rennes.

    Vanuit een historisch perspectief verdient ook de bijdrage van de Hagenaar aan de kennis van de gastronomie onze aandacht. Hij begon als culinair criticus in een tijd waar de kranten steeds vaker happig waren op een gastronomische rubriek. Sommige van zijn kronieken over kookkunst, gevoed door zijn imponerende eruditie en zijn onbetwistbare fijnproeverstemperament, behoren wellicht tot het beste van wat hij geschreven heeft.

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlTerloops wil ik niet onvermeld laten dat zijn beide kronieken in Le Petit Parisien – de culinaire ‘La Cuisine et la Table’ en de ‘Salons et Expositions’ over de schone kunsten – bepalend zijn geweest voor de vorming van een aantal kunstenaars, bijvoorbeeld Pierre Jouffroy (1912-2000), met wie Fritz later bevriend raakte. 

    Van het dagboek van Vanderpyl zijn slechts enkele fragmenten ooit gepubliceerd, overigens op zeer onnauwkeurige wijze. De rest is nooit in het licht gegeven, evenmin als de brieven en het grootste deel van de memoires. Deze duizenden pagina’s bieden een brede blik op het literaire en culturele Parijs van de jaren 1900-1960 en op het rusteloze privéleven van een kleurrijke man.

    Naast de alinea’s die Vanderpyl heeft neergepend in zijn dagboek bevatten de cahiers honderden documenten, gaande van brieven van bekende en minder bekende mensen over uitnodigingen en foto’s van naasten tot tekeningen of pastels van bijvoorbeeld Foujita (1886-1968) of Lodewijk Schelfhout (1881-1943). Aan de hand van al deze documenten heb ik tot nu toe een paar artikelen in het Frans en in het Nederlands over het leven en het werk van Vanderpyl gepubliceerd, online en vrij recent in het tijdschrift De Parelduiker (oktober 2024, cover: portret van Vanderpyl door Vlaminck). Nu denk ik aan een reeks artikelen die gefocust zullen zijn op vrienden van Vanderpyl, een periode uit zijn leven of een belangrijke thematiek:

    - een essay over James Joyce aan de hand van de getuigenissen die Fritz heeft opgetekend en enkele ongepubliceerde brieven van de Ier en van zijn dochter Lucia;

    - een essay over de banden van Fritz met andere Engelstalige schrijvers (Pound, Eliot, Jack London, Jan en Cora Gordon, Wyndham Lewis...) en over zijn eigen publicaties in de Engelse taal;

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantl- een essay over de banden die Fritz onderhield met de Abbaye de Créteil, de kunstenaarskolonie die zijn eerste Franse bundel in 1907 heeft gepubliceerd (hij was goed bevriend met enkele leden van de Abbaye, met name de auteurs Georges Duhamel en Charles Vildrac, en ook met de kunstschilder Albert Gleizes);

    - een artikel over Fritz Vanderpyl tijdens WOI: zijn ervaring in het Vreemdelingenlegioen, zijn merkwaardige poëziebundel Mon chant de guerre uit 1917, enz.;

    - een artikel over zijn kunstverzameling en over de tientalen portretten die ooit van hem zijn gemaakt (Raoul Dufy, André Derain, Maurice de Vlaminck, Moïse Kisling en veel anderen hebben hem geportretteerd…);

    - een artikel over zijn tegendraadse esthetische opvattingen aangaande de schilderkunst, die wellicht niet los te koppelen zijn van zijn antisemitisme;

    - een artikel over Vanderpyl en het futurisme: hij kende Filippo Tommaso Marineti, Gino Severini, en hij was vooral een boezemvriend van de dichter en kunstschilder Ardengo Soffici Voor Soffici moet ik ooit naar Florence waar zijn archief ligt, dat onder andere brieven van Vanderpyl bevat en het dagboek dat de Italiaan bijgehouden heeft in de tijd dat zij elkaar bijna dagelijks in Parijs zagen, namelijk tijdens het, voor de schilderkunst, zo belangrijke eerste decennium van de 20ste eeuw.

    Tot nu toe heeft mijn queeste mij natuurlijk naar de Provence, naar Den Haag, naar Amsterdam, naar Maastricht (archief van Rolduc) en naar Parijs gebracht, maar ook naar Normandië en naar Oost-Frankrijk. Het meest aangename aan dit onderzoek is wellicht het feit dat alle deuren opengaan zodra ik de naam Vanderpyl noem. En bijna alle mensen staan ook open. In zekere zin leid ik tegenwoordig via de Hagenaar een soort dubbelleven.

     

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    In Granville in Normandië werd ik verwelkomd door de directeur van het museum Richard Anacréon (foto); ik mocht de zalen en het magazijn bezoeken waar enkele schilderijen bewaard worden van vrienden van Vanderpyl, alsook werken die ooit in zijn bezit waren, zoals de aquarel uit 1916 van Apollinaire die ‘À mon ami Fritz Vanderpyl’ is opgedragen. Brieven van en aan Vanderpyl mocht ik ter plaatse raadplegen. Dezelfde ontvangst kreeg ik in het museum Auguste Chabaud, waar ook documenten te vinden zijn; en buiten het dorp bezocht ik het domein waar de wijnboer-kunstenaar Chabaud woonde en werkte. In zijn atelier, waar de tijd lijkt stil te staan, hangen nog steeds tientallen werken van zijn hand.

    Gedenkwaardige dagen mocht ik ook met mijn Haagse vrouw in het departement Doubs meemaken. Eind jaren ’30 raakte Vanderpyl namelijk bevriend met de al genoemde Pierre Jouffroy, een jonge kunstschilder afkomstig uit de streek van Gustave Courbet. In de jaren ’50 kocht Jouffroy de bouwval van een Middeleeuws kasteel dat nu zo eruitziet:

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    Tegenwoordig is het in het bezit van de drie kinderen van deze zeer getalenteerde schilder van stillevens – ze hebben alle drie Vanderpyl vrij goed gekend; Christian, de zoon, is het laatste levende petekind van de Hagenaar. Na het bezoek aan de rijk gedecoreerde zalen van het kasteel, waar een portret door Antoon Van Dyck hangt naast enkele Courbets en twee schilderijen uit de school van Frans Hals, werden we, een dag later, op champagne en een heerlijke lunch getrakteerd. De 130 brieven van Vanderpyl aan de Jouffroys, die in het bezit zijn van de familie, mocht ik fotograferen. Deze brede briefwisseling geeft de denkbeelden van de kunstcriticus en de invloed die hij op een jonge kunstenaar kon uitoefenen heel goed weer.

    Niet veel later mocht ik een andere merkwaardige ontmoeting beleven, weer in een dorpje in de Provence. Tijdens WOI beschouwde Vanderpyl zichzelf als een van de allerlelijkste soldaten van het Franse leger – Paul Léautaud vond hij misschien nog lelijker –, maar dat weerhield hem er niet van dames te versieren. Nog op hoge leeftijd heeft hij hartstochtelijke buitenechtelijke relaties onderhouden. Zijn fijnbespraaktheid, zijn fantastische geheugen, het feit dat hij de beroemdste schrijvers en schilders had gekend – dit alles maakte blijkbaar indruk op nog vrij jonge rijke dames. Zo had hij tot in de jaren ’40 een verhouding met Marie Bonheur, een wandtapijtmaakster die eigenaresse werd – ja, ook zij – van een kasteel. Niet in Oost-Frankrijk maar midden in een dorpje in de Vaucluse.

    brief van Marie Bonheur aan Vanderpyl (fragment)

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlDe brieven van deze verliefde kunstenares spreken boekdelen. Uiteindelijk trouwde ze in Londen met een veel jongere man van Sri Lankaanse komaf. Ongeveer twintig jaar later, en ondanks het feit dat hij al gehuwd was, trouwde deze man, maar nu in Frankrijk, met een nichtje van zijn echtgenote, de oud-minnares van Fritz. De jonge schoonheid was amper twintig. Bij dit nichtje, dat wijnboerin werd in de Vaucluse en nu 82 is, ben ik in juni dit jaar zomaar langs geweest. Ik had haar telefoonnummer niet; een vriendin uit de streek kwam via via op haar adres. Deze vrouw kon zich Vanderpyl heel goed herinneren. Ik liep met haar mee naar de zolder van haar bescheiden huis en de rest van de middag hebben we de inhoud van drie dozen, die ze al een halve eeuw niet meer open had gemaakt, bestudeerd. Te voorschijn kwamen onder het stof honderden tekeningen en schetsen van haar tante Marie Bonheur, waarvan vrij veel het kasteel uitbeelden in de tijd dat Vanderpyl daar vertoefde, maar ook een tiental portretten van hem (foto). Bij een volgend bezoek gaan we kijken naar de honderden foto’s die Christine Jayewardene uit de jaren ’40-’60 in haar bezit heeft.

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    Momenteel ben ik met een nieuw artikel over Vanderpyl bezig. Het behandelt de vriendschap/vijandschap tussen Fritz en Guillaume Apollinaire. Waarom vriendschap/vijandschap? Vanderpyl, die geen makkelijke man was, is met veel landgenoten en buitenlanders bevriend geraakt, maar hij maakte ruzie met nog veel meer mensen. Picasso, Van Dongen en menig ander konden ervan getuigen. Gelukkig kwam het toch af en toe tot een verzoening. Nog kort voor de dood van de auteur van Alcools op 9 november 1918 hadden Guillaume en Fritz ruzie met elkaar op straat, zo blijkt uit een fragment uit het ‘Mémorial sans dates’.

    In het archief van Vanderpyl treft men helaas geen foto van Apollinaire aan. Een schets (van zijn hand?) zou een portret van Apollinaire kunnen voorstellen. En op een los papiertje staan wel in het handschrift van Guillaume en met zijn handtekening twee korte gedichten te lezen. Het gaat om een soort kladversie van twee opdrachten voor Marthe Roux (1890-1981), die de dichter even later in boeken van hem zou aanbrengen. Deze vrouw, die verkeerde in selecte kringen, werd verliefd op Apollinaire, maar hij had al andere vrouwen in het vizier. Ze vond troost op de schouder van Fritz, die een boezemvriend werd. Over deze flirt van Apollinaire is nog niet zoveel bekend; daaromtrent bevat het archief van Fritz waardevol materiaal.

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    Enkele brieven van Vanderpyl aan Apollinaire zijn bewaard gebleven (bron: Gallica). De galeriehouder Gérard Conoir vertelde me dat hij ooit, ergens eind jaren ’50, Vanderpyl in zijn werkkamer zag, die een lint tussen duim en wijsvinger hield waaraan een pakje epistels bungelde: ‘Les lettres que m’a adressées Apollinaire’, zei de oude man. Als het verhaal klopt, dan zijn deze brieven verloren gegaan.

    Hier de eerste vermelding van de naam Apollinaire in het dagboek van Fritz en zijn adres in een adresboekje van Apollinaire:

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    Een korte rijmbrief of gelegenheidsgedicht van Guillaume heeft Fritz wel gepubliceerd in het eerste nummer van zijn tijdschrift L’Arbitraire.

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlDe naam Apollinaire komt zeventien keer voor in de memoires van de Hagenaar en meer dan tachtig keer in zijn dagboek. Deze gegevens zullen zeker niet het beeld dat de meeste lezers van de illustere auteur koesteren ingrijpend veranderen. Nochtans zijn enkele citaten het vermelden waard en het geheel biedt de mogelijkheid om een pakkend verhaal te vertellen. De twee mannen zagen elkaar af en toe rond 1905. Maar het is pas op 6 juni 1906 dat ze een echt gesprek voeren. Eerst treffen ze elkaars in cafés, daarna nodigen ze elkaar uit om te gaan eten. Ze koken allebei graag en zijn echte gourmets. Behalve in de literaire tijdschriften waar hun beider naam in de inhoudsopgave prijkt, vind je ze bijvoorbeeld ook samen terug in een luxe-uitgave over gastronomie (foto).

    De frappante wispelturigheid van de Hollander komt geregeld tot uitdrukking als hij het onderwerp Apollinaire aansnijdt: tijdens de overstroming van de Seine in 1910 maakt hij zich zorgen over zijn vriend, die zijn appartement niet meer in kan; op andere momenten wenst hij hem te vergiftigen. Fritz twijfelt überhaupt aan de kwaliteit van de poëzie en van de kunstkritieken van zijn vriend.

    Op 11 juni 1911 schrijft Vanderpyl in zijn dagboek dat het stukje over hem dat in de krant L’Intransigeant op 30 mei is verschenen vermoedelijk van de hand van Apollinaire is. Het zou dan een paar onbekende alinea’s van de roemrijke auteur betreffen. In een literair werk dat beslist wel van Guillaume is, namelijk een verhaal uit L’Hérésiarque et Cie, komt een gids voor die hoogstvermoedelijk op Vanderpyl geïnspireerd is.

    Paris-Midi, 23/12/1943, p. 2

    vanderpyl,apollinaire,provence,la haye,den haag,lezing,kantlVan zijn kant heeft Fritz, in zijn dagboek, op twee plekken ironische c.q. humoristische dichtregels aan Apollinaire gewijd. Men treft ook in zijn archief een mooi, absurdistisch prozagedicht over hem aan, maar in zijn laatste jaren wist Fritz niet meer zeker of hij het wel zelf had geschreven.

    We hebben gezien dat Vanderpyl een zekere invloed op kunstschilders en galeriehouders heeft uitgeoefend en dat geld ook voor jonge auteurs. Kort na WOII heeft hij zich bijvoorbeeld ontfermd over de getalenteerde Georges Vergnes (1922-2000), een schrijver die onder andere La Vie passionnée de Guillaume Apollinaire in 1958 zou publiceren. Geen toeval. In dit boek komt Vanderpyl vrij vaak voor in het gezelschap van Picasso, Vlaminck, Derain, etc.

    Over Apollinaire en Vanderpyl kunt u hopelijk binnenkort meer vernemen in een paar publicaties. Een zekere bitterheid was de Hagenaar niet vreemd toen hij opmerkte dat de esthetische opvattingen van zijn vriend, ondanks zijn vroege dood, meer succes waren gaan genieten dan zijn eigen visies. Desondanks is Fritz zijn herinneringen aan hem blijven koesteren, zoals enkele kronieken bewijzen.

    En nu stel ik voor, om het jaar af te sluiten, een aperitiefje te gaan drinken. Heeft iemand een bezwaar tegen een glaasje Dubonnet en compagnie de Vanderpyl?

     

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    ‘Déjeuner de vernissage’, Le Matin (en in andere dagbladen, dessin de Tricot), 12 mei 1921, p. 4.

    Reclame voor het aperitief Dubonnet (Bron: Gallica).

    Vanderpyl (links): ‘Dus je accepteert het idee van een Salon zonder vernissage niet?’

    Louis Vauxcelles (rechts), een van de voornaamste kunstcriticus uit die tijd:

    ‘En jij, fijnproever, kun jij je een maaltijd zonder Dubonnet voorstellen?’

     

    Ik dank u voor uw belangstelling.

     

    Daniel Cunin

     

     

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    Fritz Vanderpyl, ‘Poèmes: ‘‘Avril dans la rue de la montagne Sainte-Geneviève’’; ‘‘Banlieue parisienne’’, pour Maurice Robin; ‘‘Beethoven’’, pour Ardengo Soffici’, Vers et Prose, juni-juli-augustus 1908, p. 115-117.

    (Onder zijn naam worden twee van zijn vrienden genoemd: Apollinaire en Salmon)

     

     

     

  • « C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier »

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    D’une rencontre et d’une amitié autour de Richard Anacréon

    Gérard Conoir (1933-2023) et Fritz Vanderpyl (1876-1965)

     

     

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     Richard Anacréon dans sa librairie (coll. Musée Richard Anacréon)

     

     

    Le libraire et collectionneur Richard Anacréon

     

    Né en milieu rural le 7 mai 1933 à Québriac (Bretagne), Gérard Conoir[1], « jeune garçon grandi ‘‘au cul des vaches’’ » comme il aimait le rappeler, fait, au milieu des années cinquante, la connaissance du citadin de toujours Fritz Vanderpyl[2]. Cette rencontre, qui se révèlera décisive, se produit à L’Originale, la librairie que Richard Anacréon (1907-1992), natif de Granville, a fondée à Paris, au 22, rue de Seine, pendant la Seconde Guerre mondiale. Un lieu assez intime, aux hauts rayonnages, qui abrite un salon où aiment se retrouver et converser des auteurs tels que Francis Carco[3] (1886-1958), Pierre Mac Orlan[4] (1882-1970), Marcel Aymé[5] (1902-1967), Jean Genet (1910-1986), Pierre Reverdy[6] (1889-1960), Marcel Jouhandeau (1888-1979), Léon-Paul Fargue[7] (1876-1947) ou encore les peintres Maurice Utrillo (1883-1955) et André Derain (1880-1954)[8]… Des photos de ces écrivains ornent les lieux de même que quelques œuvres d’art, dont une sculpture de Rodin. Auparavant, le bibliophile Anacréon avait travaillé au sein de l’administration du Petit Parisien où il s’est lié, on peut l’imaginer, avec Vanderpyl. De 1920 à 1940, ce dernier a en effet officié au sein de ce grand quotidien comme chroniqueur d’art et critique culinaire.

    Le musée Anacréon, Granville

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonGrand collectionneur, le Normand acquiert en particulier des manuscrits de ses amis Colette[9] (1873-1954) et Paul Valéry[10] (1871-1945) – la marraine et le parrain de la librairie, le second entreposant d’ailleurs dans ces locaux son costume d’académicien entre deux séances quai de Conti –, mais aussi maintes éditions rares, voire « truffées », et quelques centaines d’œuvres d’art. Tous ses trésors, il les léguera à sa ville natale, ceci malgré de fréquentes dénégations : il affirmait ne pas forcément porter cette cité dans son cœur. Créé en 1985, le musée Richard-Anacréon recèle entre autres quelques œuvres et documents ayant appartenu à cet autre collectionneur que Vanderpyl a été durant toute sa vie[11] : une aquarelle de 1916 réalisée par Guillaume Apollinaire[12] (1880-1918) et dédiée « À mon ami Fritz Vanderpyl », une Maternité (dessin) du Catalan Manolo[13] (1872-1945), la toile Auvers-sur-Oise de Maurice de Vlaminck (1876-1958), une photo de ce peintre portant la dédicace « À Fritz Vanderpyl / amicalement / Vlaminck », trente-neuf lettres de ce dernier adressées à « Vander »[14], une carte postale de la seconde épouse de l’artiste, Berthe Combe[15] (1891-1974), adressée à M. et Mme Vanderpyl, treize lettres d’Auguste Chabaud[16] (1882-1955), une de chacun de ces autres peintres : André Utter (1886-1948), Raoul Dufy[17] (1877-1953), André Dunoyer de Segonzac[18] (1884-1974), Jacques Villon (1875-1963) et, enfin, une du marchand d’art Paul Guillaume (1891-1934).

    Othon Friesz (archives Vanderpyl)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLe Journal qu’a tenu le Hollandais de naissance entre fin 1903 et début des années soixante nous apprend qu’il a également cédé, contre espèces sonnantes et trébuchantes, d’autres œuvres et documents à Anacréon : Poissons rouges, une huile sur carton de Robert Delaunay (1885-1941), Les Patineurs (huile sur panneau) d’Othon Friesz (1879-1949), ainsi qu’au moins une brève lettre de Paul Léautaud[19] (1872-1956), celle datée du vendredi 12 novembre 1948, qui a depuis changé de propriétaire. En voici le texte : Mon cher Vanderpyl, / J’ai reçu votre mot. / C’est un peu indécent (?) de m’appeler « monsieur » quand nous nous connaissons depuis si longtemps. / Cordialement à vous, / P. Léautaud. D’autre part, il est certain qu’Anacréon a acheté plus d’une toile, plus d’un dessin à l’instigation de Vanderpyl. Très proche de nombreux peintres depuis la première décennie du XXe siècle, celui-ci a en effet servi, pendant environ un demi-siècle, d’intermédiaire entre marchands, collectionneurs et artistes. Le Haguenois n’est donc pas totalement étranger au fait que des œuvres d’Auguste Chabaud, de Maurice de Vlaminck, du Catalan Manolo et d’autres artistes se trouvent de nos jours accrochées aux murs du musée d’art moderne de Granville ou conservées dans ses réserves[20].

     

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     La maison de Richard Anacréon à Saint-Jean-le-Thomas

     

    Rue de Seine : de la baie du Mont-Saint-Michel au Quartier Latin

     

    C’est au bord de l’océan, à Saint-Jean-le-Thomas (baie du Mont-Saint-Michel), que Gérard fait la connaissance de Richard Anacréon. À certaines périodes de l’année, ce dernier y occupe une demeure avec son compagnon, André Lecomte (1907-1982), à deux pas de la maison où s’est établie la famille Conoir. Le papa est boulanger. Après avoir fait office de mécanicien et de vacher, Gérard, qui a quitté l’école sans même le certificat d’études, effectue des travaux de jardinage dans plusieurs propriétés du village dont celle d’Anacréon. « Je jouais du râteau et de la binette sans me soucier du petit homme à l’œil vif, nez en bec d’aigle, flanqué de sa chienne, qui venait de temps à autre me voir travailler. Il n’obtenait que des monosyllabes en réponse à ses tentatives de dialogue. Comment aurais-je pu bavarder avec un libraire parisien, personnage lointain et mythique à mes yeux, même si j’ignorais qu’il portait le nom d’un poète grec antique ? »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonC’est grâce à des numéros de L’Illustration, découverts dans le grenier d’une autre habitation, que Conoir a découvert peu avant l’existence des arts plastiques : « S’ouvrait à moi un monde nouveau qui me touchait profondément : la peinture et la sculpture des musées, évoquées dans quelques-uns des articles. N’ayant jamais eu l’occasion de voir des tableaux, je n’aurais pu les juger, mais certains m’attiraient plus que d’autres. Armé de ciseaux, je découpai plusieurs de ces reproductions dont la mise en page évoquait aussi des encadrements et les fixai au mur dans ce coin de la salle commune, chez mes parents, qui m’était réservé. Ce furent des portraits d’hommes, au crayon, par Clouet. » Parfois invité à prendre l’apéritif par Richard et André, qui vivent assez ouvertement leur homosexualité, l’adolescent découvre de vraies œuvres accrochées aux murs ; pour la première fois aussi, il entend la voix d’un chanteur d’opéra, celle du ténor Georges Till (1897-1984).

    Georges Thill

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonAnacréon persuade Gérard, pas encore âgé de dix-neuf ans – nous sommes en 1951 –, de ne pas se contenter de consacrer son temps et son existence à des travaux de journalier. Il téléphone à Henri Flammarion (1910-1985). Deux semaines plus tard, Conoir, qui ignore à vrai dire ce qu’est un éditeur, est embauché comme metteur à part au sein de cette célèbre maison parisienne, autrement dit plus ou moins comme magasinier. Il quitte la Normandie contre l’avis de ses parents. Dans la capitale, Richard et André lui achètent de quoi se vêtir car le garçon n’a emporté, dans sa valise, qu’un bleu de travail ! Les bureaux de Flammarion étant situés rue Racine, à une ou deux encablures de L’Originale, la librairie devient le point de ralliement du provincial. Ceci d’autant plus qu’il trouve bientôt, rue de Seine, un studio où se loger. Au cours de ces mêmes mois, il accède à la littérature grâce à une bibliothèque bien fournie que la maison d’édition met à la disposition de ses employés. Il lit du Carco, personnage avec lequel il s’entretient et qui lui offre même l’une de ses œuvres dédicacée et rehaussée d’une caricature de sa main. Dans ce quartier, véritable village d’artistes, le jeune Gérard croise Henry de Montherlant (1895-1972), les Jouhandeau ou encore Blaise Cendrars (1887-1961) en train de faire ses courses… Il lui arrive aussi de rendre visite à Mac Orlan et à sa femme Margueritte Luc (1886-1963) ; l’écrivain l’initie à l’art de fumer la pipe. Un jour, Conoir apporte à Fontenay-aux-Roses un paquet trop lourd pour le frêle Paul Léautaud. La puanteur de la maison du célèbre diariste le dissuade de s’attarder…

    Malheureusement, cet apprentissage de la ville se trouve brutalement interrompu : le Breton est en effet appelé sous les drapeaux. Après avoir fait ses classes, il participe, pendant plus de six mois, à des missions de maintien de l’ordre au Maroc, du côté de Boured. Blessé à la jambe lors d’une embuscade, il est hospitalisé à Fez puis dans l’Hexagone avant d’être libéré de ses obligations militaires. Ce sont ses amis parisiens qui l’accueillent à son retour de convalescence. D’ailleurs, Anacréon va lui proposer de dorénavant travailler pour L’Originale. C’est ainsi que le vacher-jardinier se retrouve bientôt à manier dans la boutique des éditions précieuses ou encore à dresser l’inventaire de la bibliothèque de la milliardaire Florence Gould, dans sa villa La Vigie à Juan-les-Pins où se presse le beau monde.

     

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    La rencontre du sosie de Henri Matisse et celle d’une demoiselle Durand

     

    Auprès des galeristes du Quartier Latin ou encore de Katia Granoff, Gérard a entrepris d’aiguiser son œil. Survient alors un coup de pouce du destin : « Les peintres commençaient à faire partie de ma vie, croyais-je, lorsque Fritz Vanderpyl surgit dans mon univers. » Lors d’une soirée où Anacréon reçoit l’accordéoniste V. Marceau (1902-1990) – un habitué des lieux, ami ou copain de plus ou moins tous les écrivains énumérés ci-dessus –, Conoir se tient debout dans l’assistance. Un homme âgé, « le sosie de Henri Matisse » rapporte-t-il, est assis sur une chaise à côté de lui. À un moment donné, ce chauve à la « barbe carrée impeccablement taillée » lui adresse la parole ; apprenant que son cadet de près de soixante ans n’a pas encore pris le temps de visiter le Louvre, il le traite de « jeune con ». Cependant, à la fin de la même soirée, le « grognard » invite le Breton à passer chez lui le samedi suivant à quatorze heures précises.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonProfitant de cette journée où il ne travaille pas, Gérard se rend pour la première fois au 13, rue Gay-Lussac, l’adresse du couple Vanderpyl pendant plus d’une moitié de siècle. Fritz le conduit au Louvre. Une promenade à laquelle bien d’autres succèderont : « La première visite fut pour les Primitifs Italiens. Suivirent les Primitifs Flamands, la Renaissance, la Peinture Française, Espagnole et ce jusqu’à épuisement de toutes les salles. Semaine après semaine il se fit mon mentor. […] Après le Louvre, ce furent d’autres musées. […] Il émaillait ses causeries d’anecdotes qui faisaient de ces créateurs des êtres de chair ressemblant à ceux que je côtoyais rue de Seine. » L’élégant critique de quatre-vingts ans accorde toujours le même soin à sa toilette : nœud papillon, gants, guêtres blanches, canne à pommeau d’argent… Selon Conoir, Fritz n’était pas du tout un homme disgracieux, au contraire de ce qu’il a pu avancer dans certains de ses écrits. Par exemple, dans son Mémorial sans dates, mémoires en grande partie inédits rédigés peu après la Seconde Guerre mondiale, il prétend qu’il était, en 1918, « un des soldats les plus laids de l’armée française (honneur que je partageais avec Paul Léautaud) ». Il faut dire qu’à l’époque, Vanderpyl, avec ses « airs de sanglier[21] », le visage dévoré par une barbe hirsute, était presque aussi large que grand.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonMalgré les générations qui les séparent, malgré le côté « brut de décoffrage » du Batave naturalisé français fin janvier 1915, Fritz et Gérard s’apprécient et vont se revoir pour ainsi dire chaque semaine, jusqu’au printemps 1960[22]. Bien que n’appréciant plus guère l’opéra[23], le premier a pu faire part de ses goûts de mélomane au second qui met justement à profit sa période parisienne pour acquérir, outre un robuste bagage pictural, une solide culture musicale et devenir un amateur d’art lyrique. Peu à peu, Vanderpyl se livre et évoque son passé tout en continuant d’« initier » son protégé. « C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier[24] », reconnaît Conoir, lequel se familiarise alors comme jamais avec le troisième art sans savoir qu’il ouvrira un jour, avec Luce Durand (1932-2018), sa future épouse, elle aussi d’origine bretonne, plusieurs galeries. C’est d’ailleurs dans ce milieu que celle-ci, passionnée par l’anglais et les arts décoratifs, travaille lorsque les jeunes gens font connaissance. Sortant sans doute de L’Originale ou s’y rendant, Gérard est appelé à la rescousse, à deux pas de là – au numéro 30 de la rue de Seine qui abritait la galerie Barreiro-Stiébel –, par deux sœurs en pleine discussion : Luce, qui occupait alors un emploi d’assistante dans ce lieu, ne se satisfait pas de son nez qu’elle souhaite soumettre à une opération esthétique. Elle sollicite l’avis de ce jeune homme qui vient à passer, lequel milite plutôt pour qu’elle ne touche pas à cet appendice. Comme on lui avait offert deux billets pour aller voir Les Enfants du paradis, Gérard s’empresse d’inviter Luce et son nez au cinéma. La légende familiale veut qu’à la sortie de la séance, il ait fait sa demande en mariage. Après une attente de deux ou trois semaines, un « oui » vint consacrer cette « rencontre amoureuse fulgurante ». Les formalités civiles une fois remplies à la mairie du VIe arrondissement de Paris, les tourtereaux se marient en septembre 1959 dans la petite église de Saint-Jean-le-Thomas. Ils passeront soixante ans ensemble.

    Fritz a donc chaperonné Conoir en lui faisant découvrir maintes œuvres et maints artistes. À l’époque, il était probablement difficile de trouver plus grand connaisseur que le bougon poète. N’avait-t-il pas été guide indépendant au Louvre pendant plus d’une dizaine d’années ? N’avait-il pas publié, en 1913, Six promenades au Louvre. De Giotto à Puvis de Chavannes puis, en 1931, Peintres de mon époque ? N’avait-il pas écrit, pendant un quart de siècle si ce n’est plus, dans une pléiade de périodiques, sur la peinture contemporaine comme sur celle du passé ? Enfin, n’avait-il pas côtoyé, depuis la première décennie du XXe siècle, tous les artistes en vue et visité l’atelier de centaines de plasticiens[25] ? Toutefois, il convient de reconnaître qu’indépendamment de ce maître, le jeune homme cultivait depuis un certain temps, et plutôt secrètement, un réel intérêt pour le dessin et la peinture. Il a en effet réalisé, au cours de ces mêmes années cinquante, « des peintures à l’huile de nature cubiste ». Les techniques liées à l’encre l’attiraient également. Par la suite, à l’instar de ses deux grands mentors, Gérard va se faire peu à peu collectionneur. C’est à Gen Paul qu’il achète sa première œuvre, un jour où il lui rend visite dans son atelier. Alors qu’il est de passage dans celui de feu André Derain, la veuve de l’artiste le laisse repartir avec « quatre dessins et une peinture au trait », pour le prix d’un seul !

     

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    Gérard Conoir & Luce Durand (vers 1959)

     

    Le 13, rue Gay-Lussac

     

    S’il a fallu à Gérard un solide estomac pour digérer tout le savoir que lui transmettait l’intarissable Vanderpyl, sa persévérance se trouvait largement récompensée à la table de l’ancien critique culinaire. À Paris, au milieu et à la fin des années cinquante, raconte-t-il, le dîner quasi hebdomadaire chez « le gourmet et gourmand », « le grand mangeur et buveur » Fritz, répondait à un rituel : c’est le maître des lieux qui cuisinait, presque toujours la même délicieuse recette de rognons de veau : « simplicité raffinée de la table, longs récits de Vander – ainsi le surnommait-on –, souvent ponctués du rituel : ‘‘Tu ne sais pas cela, tu es un con’’, maintenant énoncé avec affection ». Tant qu’il s’active aux casseroles, l’hôte interdit l’accès de la cuisine à quiconque, y compris à sa femme Hermine (1872-1966), née Augé. Celle-ci, aimable et souriante, le laisse passer à table avec les invités, préférant en général, pour sa part, vaquer à ses occupations dans son petit bureau situé côté rue – jusqu’à un âge très avancé, elle de fait a tenu à donner des cours de phonétique à des Anglo-Saxons. Dans Le Scribe qui venait de la mer, Conoir la décrit à travers la plume de Luce : « Hermine portait fort légèrement ses quatre-vingts ans. Elle affirmait être la conséquence du retour du combattant en 1871. Trotte-menu habillée d’une robe noire à col de dentelle blanche, elle tirait ses cheveux gris en un petit chignon strict. Excellente angliciste, elle donnait encore quelques cours à l’Institut Britannique. Cette Arlésienne exilée me prit sous son aile […]. Hermine parvenait parfois à se raconter. J’appris donc qu’en 1889, à l’âge de dix-sept ans, elle avait quitté seule sa Provence pour partir à Londres comme jeune-fille au pair. Cette date m’étourdissait. Rentrée en France, elle ‘‘acheta’’ une école et épousa le journaliste Fritz Vanderpyl[26]. À ce point du récit, ce dernier reprenait la parole pour ne plus la lâcher. Mais quel régal ! »

    Fritz & Hermine, vers 1960

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonAprès avoir fréquenté la rue Gay-Lussac en célibataire, Conoir, en 1959, présente sa conquête au vieux galant et à sa femme : « Fritz Vanderpyl et Hermine nous accueillirent ensemble avec la gentillesse des grands-parents. Une fois par semaine nous allions dans l’appartement feutré écouter Vander parler d’Apollinaire et des autres. Luce découvrait comme des personnages de chair et d’os ceux dont elle avait étudié abstraitement les œuvres. Quelquefois, la bonne chère et l’atmosphère douillette lui fermaient les yeux. Elle chaussait aussitôt ses lunettes teintées pour cacher sa honte. » Les deux couples ont pu évoquer Fontaine-de-Vaucluse, site auquel les Vanderpyl étaient attachés et où les jeunes mariés, peut-être à leur instigation, ont effectué, au printemps 1960, leur « première échappée » loin de Paris. Le quatuor y aurait-il partagé un bon repas au restaurant de La Colonne du chef A. Panza[27] ? Même s’ils ne vont pas se fréquenter très longtemps, Luce et Fritz s’entendent tout de suite très bien. Lui aime plaisanter avec elle des goûts « incompréhensibles » de son mari pour les artistes abstraits : « Votre mari n’y connaît rien en peinture ! » Le vieil érudit engueule Conoir lorsqu’il apprend que ce dernier montre un certain intérêt pour les œuvres non-figuratives qu’expose l’une ou l’autre des galeries de la rue de Seine : « Il n’y a que des Juifs là-bas ! » L’ancien légionnaire estimait « décadentes » les créations d’un Chagall (1887-1885), celles d’un Soutine (1893-1943). Malgré l’antisémitisme de Vanderpyl, il ne faut en aucun cas rapprocher ses conceptions esthétiques de l’Entartete Kunst[28].

    13, rue Gay-Lussac, appartement du 2e étage

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLa rue Gay-Lussac offrait à Gérard, en plus des dîners hebdomadaires rognonesques, « les lundis de Vanderpyl ». Ce dernier, homme généreux et très disert, recevait en effet artistes et poètes le plus souvent possible le lundi soir, tradition qui remontait au moins au début de l’année 1905, en pleine époque de dèche ! et que le critique gastronomique a maintenue jusqu’au tout début des années soixante. Conoir n’a pas oublié ces réunions au cours desquelles Fritz prenait la parole « devant un auditoire admiratif de peintres et de poètes. Il glosait. Sa femme interrompait parfois la péroraison pour servir du café et repartait silencieusement ». À l’instar de leur protégé, il arrivait à Anacréon de se rendre rue Gay-Lussac. Lui et Conoir figurent sur une liste établie en 1958 par leur hôte à côté d’autres invités : les artistes Maurice de Vlaminck, Robert Lotiron (1886-1966), Ferdinand Desnos (1901-1958), André La Vernède (1899-1971), Pierre Jouffroy (1912-2000) et bien d’autres… Le dimanche 20 juin 2021, lorsque je l’ai rencontré chez lui en Provence, le peintre Jean-Marie Fage (1925-2024) a également évoqué ces lundis au cours desquels il a fait connaissance avec des dizaines de visiteurs dont, justement, Gérard Conoir. Durant plusieurs décennies du XXe siècle, une grande partie de ce que Paris a compté d’artistes et de poètes renommés, français comme étrangers, est passée, un lundi ou un autre, sous le toit, sous les toits de Fritz.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonConoir se souvient encore du salon-bureau de Fritz auquel tentures, « meubles Louis XIII puissants, étains et poteries de Delft » conféraient un cachet ancien et feutré, salon que le jeune Fage a d’ailleurs peint (ci-contre)[29]. Vanderpyl y prenait place dans un fauteuil derrière lequel était accroché son puissant portrait au chapeau jaune et à la pipe réalisé par l’ami Vlaminck en 1918. Occasion pour le vieil homme de raconter qu’il avait été « l’un des premiers défenseurs des Fauves » et de revenir sur l’évolution et la dislocation de cette mouvance picturale. Autre œuvre magnifique de ce lieu : un oiseau sculpté par François Pompon (1855-1933). Gérard se rappelle aussi avoir vu un jour le maître des lieux faire un peu de rangement dans le tiroir trop plein de sa table d’écriture. Des lettres s’en échappèrent. « Les ramassant, il bougonna qu’il serait temps qu’il range cette correspondance d’Apollinaire ! Grace à cet incident, il revécut pour moi l’éclosion du cubisme et les joutes qui s’ensuivirent. » Où sont passées les lettres en question ? On sait que les deux poètes et gastronomes en ont échangées. Vanderpyl ne les a jamais, semble-t-il, vendues à Richard Anacréon.

    Paul Fort

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonPar l’intermédiaire de Fritz – « homme pas facile » mais « au grand cœur » –, Gérard rencontre donc maints artistes plus ou moins confirmés dont F. Desnos, ainsi qu’il en est fait mention plus haut. Un jour, ils vont voir dans un musée nombre de peintures de ce cousin du poète Robert Desnos (1900-1945). D’ailleurs, Conoir a conservé jusqu’à la fin de sa vie un petit tableau de Ferdinand, cadeau que ce dernier lui fit chez « Vander » pour le remercier de lui avoir offert, peu avant, une ou deux cartouches de troupes, ces cigarettes « infâmes » que l’artiste démuni appréciait. Tout comme les Vanderpyl, le peintre naïf a habité avec sa femme rue Gay-Lussac ; ce sont d’ailleurs les premiers qui ont trouvé aux seconds une place de concierges tout près de chez eux. Autre voisin en même temps que vieil ami de Fritz : le Prince des Poètes, Paul Fort (1872-1960)[30], que Gérard avait déjà vu à L’Originale et auquel il rendit visite un jour pour lui faire dédicacer L’Or suivi de Ruggieri. Chroniques de France : « À Gérard Conoir / ce qui nous manque le plus : l’Or, / toutefois je lui sors de mon escarcelle celui-ci – d’Or – ». Marie Dormoy (1886-1974), maîtresse de Léautaud à la forte et marquante personnalité, fait également partie des personnes que le futur galeriste se souvient avoir rencontrées au cours des années où il commerçait avec Fritz.

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    Tableau de F. Desnos offert à G. Conoir

     

    Galeristes à Montauban

     

    Neuf ans après l’arrivée du Breton rue de Seine, les Conoir, qui aspirent à quitter la métropole et Billancourt pour vivre plus près de la nature, partent en 1960 à bord de leur 2CV afin de s’établir dans les environs de Montauban où ils élèveront bientôt leurs deux enfants, Yvan et Ann. Le directeur des éditions et de la librairie Privat a invité Gérard, en fonction chez Vuibert depuis qu’Anacréon et Lecomte avaient pris leur retraite, à venir travailler pour lui à Toulouse. Tandis que Luce, titulaire d’une simple licence, est devenue professeur d’anglais et de dessin dans un collège de la préfecture du département de Tarn-et-Garonne – elle enseignera par la suite également au musée Ingres –, Gérard fonde en 1964, avec l’aide de son beau-frère, dans un ancien garage station-service de cette même ville, une librairie, Le Scribe – clin d’œil au « petit secrétaire pharaonique du Louvre ! », où il ajoute à son activité celle de galeriste ; inauguré une quinzaine d’années plus tard, le jour de la Saint-Apollinaire, un deuxième Scribe suivra dans des locaux plus spacieux du même faubourg Lacapelle où un grand rayon de disques se maintiendra plus d’une décennie. Bien plus tard, une fois la librairie-galerie vendue après environ trente ans d’existence, les époux Conoir persisteront à vouloir partager leur passion. Il faut que le Scribe, sans les livres, renaisse coûte que coûte de ses cendres. Aussi créent-ils, avec deux amis, Le Sphinx dans un village des environs ; contraint de quitter les lieux en question, ils font leur retour à Montauban, pour continuer cette aventure. Ils animeront cette galerie jusqu’en 2015.

    Vanderpyl, par F. Desnos

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonLe Haguenois ne vivra pas assez longtemps pour reprocher plus avant à Gérard son attrait pour des courants artistiques que lui-même, tout comme d’ailleurs Anacréon, combattait : « Le centre de ses passions [de Gérard] est toujours resté l’art contemporain, expose Jean Suzanne, et dans les deux galeries créées à Montauban ainsi qu’à Laville-Dieu-du-Temple, il a présenté et défendu avec exigence l’abstraction française, entre nuagistes comme Benrath, et l’abstraction lyrique comme Claude Georges, Claude Viseux, Serpan… Gérard et Luce Conoir, indissociables dans leurs choix, se passionnent pour ce créneau artistique peu développé en France et occulté par les courants artistiques d’outre-Atlantique. » Pour le couple, « l’évidence de la peinture pure indépendante de tout sujet » éclatera lors de la visite qu’ils firent d’une exposition Vermeer aux Pays-Bas, en 1966, à la Mauritshuis en compagnie de leurs enfants. Leur approche ne les empêchera pas d’exposer un coloriste exubérant et figuratif comme Guy Charon (1927-2021). Toutefois, « les souvenirs d’Anacréon et de Vanderpyl, ou de la Galerie Stiébel pour Luce », semblent toujours plus lointains à mesure que le couple, au fil des années soixante-dix, maintient le cap de l’abstraction, exposant par exemple Xavier Krebs (1923-2013) – homme aussi colérique que Vanderpyl – ou encore les blancs de Jean-Jacques Saignes (1932-2016).

    Luce & Gérard dans leur galerie (2011)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonDécédé le 30 janvier 2023, Gérard Conoir aura, avec son épouse Luce, réalisé leur rêve né au contact du Granvillais et du Haguenois : avoir une librairie-galerie à eux. Entre 1965 et 2015, les deux éternels amoureux ont organisé plus de 300 expositions dont une consacrée à l’artiste local sans doute le plus célèbre, avec Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867), à savoir Antoine Bourdelle (1861-1929). Bourdelle, Fritz l’a côtoyé à plusieurs reprises, avant la Grande Guerre, par exemple « autour du buffet » du Salon des Indépendants de 1913. De ce sculpteur, écrit-il en néerlandais dans son Journal au début de 1904, il a vu en décembre de l’année précédente, dans les locaux de la revue La Plume, une tête de Beethoven. Et il possédait de lui, depuis 1914, grâce à son ami Guy-Charles Cros, le buste de René, frère de ce dernier, réalisé en 1898 sur le lit de mort de ce fils du poète et inventeur Charles Cros (1842-1888). Sa correspondance recèle une lettre du 26 février 1931 de la veuve du sculpteur qui se dit « très touchée par le bel article que vous avez écrit sur l’exposition de mon mari »[31].

    Si Vanderpyl a bien mis l’étrier à son jeune ami, il n’aurait sans doute guère cautionné la plupart des manifestations montalbanaises en question, dont la première – heureusement, des œuvres contemporaines figuratives ! – eu lieu la même année que son décès. Il ne faut pas croire que Fritz rejetait en bloc l’art moderne ; tout simplement, le non-figuratif poussé trop loin ne pouvait le convaincre : il le rangeait le plus souvent dans le domaine relevant de la pure décoration. Ainsi de bien des œuvres d’un Henri Matisse[32] (1869-1954) ou d’un Dufy. Il n’a pas moins été un incitateur pour le couple Conoir-Durand en devenir, de même qu’il a joué un rôle de catalyseur pour bien des peintres en leur ouvrant la cimaise de galeries, en leur permettant d’exposer dans un des grands Salons parisiens ou en suivant d’un œil à la fois critique et bienveillant leur travail. L’un d’eux, Jean du Marboré (1896-1933), dans une lettre non datée – mais on pourrait en citer bien d’autres en puisant dans les innombrables courriers que Fritz a reçus –, lui écrit par exemple : « … Je vous aime tant et respecte tant, car vos actes sont toujours mus par un idéal, et dans les ‘‘milieux artistiques’’ c’est souvent le contraire. »

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    Gérard Conoir en 2022 (photo Camille Rouquet)

     

    De quelques mystifications

     

    En 1964, le couple Vanderpyl est trop âgé pour demeurer à Paris. Fritz n’a plus totalement conscience de ce qu’il fait. Ainsi se rend-il à la boulangerie du coin en payant sa baguette avec un louis d’or ! L’honnête boulangère prévient des neveux d’Hermine. Ceux-ci montent du Vaucluse en voiture pour rapatrier en urgence la nonagénaire et son mari octogénaire dans le petit village de Lagnes[33] où ils vont finir leurs jours, lui un an avant elle. Pour la famille, ce voyage du retour en 403 demeure un épisode épique. Tout au long du trajet, Fritz n’a cessé de déclamer l’un de ses poèmes, toujours le même :

     

    Dans l’ombre provinciale où dort Saint-Séverin

    une fille de Paris m’a pris pour un marin.

    Serait-ce dans mes yeux qu’elle aurait lu des lames ?

    Le soldat Vanderpyl se trouvait là, tout âme...

     

    De surcroît, quand la compagnie s’arrête pour déjeuner quelque part le long de la Nationale 7, le gastronome fait un scandale car, dans l’établissement où l’on s’est attablés, on ne sert pas d’entremets ! Une anecdote qui remet en mémoire une lettre de l’artiste Sonia Lewitska (1880-1937), écrite un demi-siècle plus tôt, pendant la Grande Guerre : « Cher Vanderpyl, je trouve dégoûtant de ta part de dire que tu ne veux pas dîner chez nous car ‘‘C’est mal servi’’. Comment, c’est mal servi ! Tu n’as donc pas vu les salières que j’ai achetées 4 sous (…) » Posant à contrecœur le pied dans le Vaucluse, le vieillard, resté en partie un homme du XIXe siècle bien qu’il se soit mêlé aux avant-gardes, demande un fiacre pour rentrer à Paris !

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonComme d’autres amis des Vanderpyl, Conoir n’apprend leur départ de la capitale qu’après coup. Un jour, un Fritz très affaibli lui téléphone pour lui annoncer qu’il ne vit plus rue Gay-Lussac. Ce sera le dernier signe de vie. La mémoire du poète et critique – qui avait grandement impressionné son interlocuteur – n’est plus que l’ombre de ce qu’elle avait été. Au début du XXe siècle, durant la bonne dizaine d’années qu’il avait passée à jouer au cicérone pour des voyageurs étrangers, aussi bien au Louvre que dans d’autres contrées françaises et européennes, il s’en était remis à elle pour guider ces derniers alors même qu’il ne maîtrisait pas forcément son sujet. Bien souvent, en effet, il se documentait au dernier moment et ressortait ces connaissances tout juste acquises de façon à en imposer à ses clients qu’il appelle d’ailleurs, dans ses écrits, « mes victimes ». Quelques passages cocasses du Guide égaré (1939), son roman autobiographique, rapportent de telles scènes. En la matière, Gérard n’est pas en reste. Il raconte que Fritz faisait merveille dans son rôle de guide et que « son sourire s’épanouissait lorsqu’il me racontait qu’il avait accompagné, dans leur tour des châteaux de la Loire, un grand-père milliardaire et ses deux petites-filles en voyage sur le continent. Installé dans la luxueuse chambre d’hôtel qui lui était allouée à l’étape, Vanderpyl travaillait une partie de la nuit à dévorer les guides touristiques. Au lendemain, il semblait avoir visité déjà cent fois le château dont il présentait l’architecture et l’histoire… » Relevons que Fritz n’était pas tendre avec les touristes américains qu’il considérait, pour la plupart, et non sans exagérer comme à son habitude, comme des êtres bien peu cultivés : « Ce qui me fait un immense plaisir, enfonce-t-il le clou dans son Journal le 7 septembre 1914, c’est que tous ceux des Yankees qui se sont baladés avec moi en Europe ont eu des expériences inattendues. Une fois, c’est des maladies étranges ; une autre fois, c’est leur fille qui s’amourache de moi à un tel point que je n’ai qu’à dire un mot pour la garder ; puis c’est une influence pathétique de ma part sur leur femme au point qu’ils ne savent plus où se tourner et qu’ils s’enfuient ; ou c’est la guerre, ou c’est la débâcle financière, ou c’est la destruction de San Francisco, ou c’est le naufrage du Transatlantique sur lesquels ils avaient pris les prochains passages… […] à chacun de ces fous curieux, il est toujours arrivé quelque chose sauf à ceux qui ont été exceptionnellement bons pour moi. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonIl est amusant de voir qu’à bien des années de distance, et malgré des conceptions esthétiques aux antipodes les unes des autres, Gérard et Fritz se sont finalement rejoints dans le même esprit d’honnêteté et de simplicité, sans oublier une identique fibre ludique qui ne revêtait pas moins un grand sérieux, pour ne pas dire une grande gravité. En 1931, dans Peintres de mon époque, Vanderpyl présente une suite d’essais sur quinze peintres majeurs : il les a tous vus, en chair et en os, émerger et s’affirmer, de Kisling à Rouault en passant par Dufy et Picasso. Mais il y en a un seizième, un illustre inconnu qui s’appelle tout bonnement Jean… Jean Durand[34], né en 1904. Son neveu par alliance – nous dit le critique d’art –, un garçon originaire de ce Comtat Venaissin où lui-même aime passer ses vacances auprès de la famille de son épouse. Ce Jean Durand, comprend-on bien vite, est un personnage fictif, lequel permet à Fritz d’exposer son point de vue sur le marché de l’art en critiquant l’augmentation sans frein du nombre de gens qui se disent et se veulent peintres dans le Paris des premières décennies du XXe siècle. Une forme de mystification, si l’on veut, ce chapitre[35].

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonOr, n’est-ce pas ce à quoi Gérard Conoir va se livrer pendant quelques décennies, avec grand sérieux pour ne pas dire avec une grande gravité – du moins dans le secret, secret bien gardé par ses proches – en exposant à plusieurs reprises sur ses cimaises des travaux de l’invisible Maxime Kiémalov – artiste russe né en 1905, détenu à une époque dans les geôles staliniennes – puis ceux d’Alberto Carli, admirateur vénitien du compositeur Arvo Pärt ? Autant d’œuvres qui sont en réalité les siennes, ainsi que va le révéler l’exposition posthume « Hommage à Gérard Conoir » organisée en novembre 2023 à la galerie Blandine-Roques, dans sa ville d’adoption où il a laissé une vive empreinte chez les amateurs de peinture. Le Scribe qui venait de la mer narre l’existence du premier de ces deux peintres qui n’ont jamais existé. Ainsi, dans ces pages, le dissident soviétique imaginaire confie-t-il à Gérard, pour son tout premier vernissage à Montauban, ses tableaux qui furent présentés au public en l’absence de l’artiste. « Nos visiteurs, habitués à rencontrer le peintre, le cherchaient dans l’assemblée. […]  La critique salua avec enthousiasme l’œuvre restée longtemps secrète et le succès des ventes conforta le solitaire resté dans ses bois. À plusieurs reprises, j’inclus tableaux ou collages dans des accrochages de groupe, mais Kiémalov ne se montra pas. Luce ne le vit jamais. » On ne peut s’empêcher de songer à Jusep Torres Campalans, cet artiste catalan contemporain de Vanderpyl, inventé de toutes pièces par l’écrivain d’expression espagnole Max Aub (1903-1972)[36].

    Une œuvre d’A. Carli

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonPrès de soixante ans après son dernier entretien avec le Hollando-provençal Vanderpyl, le Breton-occitan Conoir parlait toujours avec une grande affection de ce vieil ami plus qu’original, auprès duquel il avait fait ses premiers vrais pas dans le monde de l’art. À son tour, nous dit-il, il a éprouvé le plaisir de passer en quelque sorte le flambeau en faisant entrer le premier compagnon de sa fille Ann dans l’univers des plasticiens, ce garçon étant « le nouveau maillon de la chaîne qui me reliait à L’Originale et au cher vieux Fritz Vanderpyl ». Si ce dernier avait élevé certaines digues esthétiques au bord de la Seine, a-t-il pu, posthumément, en vouloir à Gérard d’avoir provoqué quelques crues, non du Tarn, mais de l’art abstrait à Montauban ? On ne veut pas le croire.

     

    Daniel CUNIN

     

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    Quelques œuvres de Gérard Conoir… ou de Kiémalov ?

     

    [1] L’idée de cet article est née à la suite de mes entretiens téléphoniques avec Gérard Conoir (26 mars et 1er avril 2022). Quelques autres données – par exemple la citation qui suit directement cette première note – proviennent de l’hommage que le sculpteur Jean Suzanne a rendu à son ami : « Montauban. Le galeriste Gérard Conoir s’en est allé », La Dépêche du midi, 3 mars 2023. Je me suis aussi reporté au texte écrit par Yvan et Ann Conoir (les deux enfants de Gérard et Luce) à l’occasion de l’exposition « Hommage à Gérard Conoir », organisée à la galerie Blandine-Roques de Montauban en novembre 2023. Enfin, je remercie Yvan Conoir de m’avoir fourni certaines précisions ainsi que maints documents. En particulier le récit que sa mère a écrit sur la vie de son père – le « je » du texte – à la fin du siècle dernier : Luce G. Conoir, Le Scribe qui venait de la mer, non publié. Les plus longues citations sont tirées de ces pages biographiques.

    [2] Né à La Haye, Vanderpyl a vécu dans cette ville jusqu’à son arrivée à Paris en septembre 1899. Il n’a jamais quitté la capitale française si ce n’est pour se rendre en vacances dans le Midi et effectuer nombre de voyages (la plupart des départements français dont l’Algérie, mais aussi Londres, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne, la Suisse…) et enfin pour passer les derniers mois de sa vie dans une petite commune du Vaucluse.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[3] Gérard Conoir a sympathisé avec Carco. Vanderpyl connaissait assez bien cet auteur ainsi que ses écrits qui témoignent, selon lui, d’un certain talent. Mais il n’appréciait guère le bonhomme : dans son Journal (date non précisée), il le traite d’« horrible voyou ».

    [4] Pierre Mac Orlan faisait lui aussi partie des connaissances de Fritz. Les deux hommes passent par exemple du temps ensemble à Paris le 20 août 1920. Sans doute se sont-ils aussi vus trente ans plus tard, le vendredi 17 février 1950, à l’occasion d’un hommage rendu à Maurice de Vlaminck lors de l’une des soirées poétiques du Roméo et Juliette, 9 rue Quentin-Bauchart, au cours de laquelle l’auteur du Quai des Brumes devait prendre la parole ainsi que Carco, Dorgelès, Salmon, Maurice Delamain, Genevoix, Queneau, Marcel Sauvage et Lucienne Delforge. Fritz était convié à cet évènement.

    [5] Uniquement deux allusions à Marcel Aymé dans le Journal de Vanderpyl, ceci en octobre 1949 : Fritz lit le livre dont tout le monde parle, à savoir Le Confort intellectuel. Cet essai lui rappelle Le Neveu de Rameau (« une imitation » ?), mais en plus littéraire.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[6] Vanderpyl et Reverdy figurent au sommaire du numéro de janvier 1917 de la revue Sic et, à côté d’Apollinaire, d’André Breton, de Philippe Soupault ou encore de Max Jacob, de celui des numéros 6-7 (août-septembre 1917) de la revue Nord-Sud. À ce poète, qu’il cite dans ses mémoires, Fritz emprunte l’épigraphe du premier chapitre de ceux-ci : « Qui ne rayonne pas, qui ne se projette pas dans les autres n’est pas. » Les deux hommes ont eu l’occasion de se croiser, par exemple le dimanche 26 novembre 1916 ; Fritz avait reçu une invitation pour assister à une performance d’avant-garde « Lyre et Palette » de la salle Huyghens à laquelle participaient Apollinaire, Cendrars, Cocteau, Max Jacob, André Salmon et donc Reverdy.

    [7] « Fameux article de L.-P. Fargue (dans Paris) sur la liberté de s’exprimer. J’ai horreur de ce bonhomme cabotin et vaniteux. Mais quel papier ! » (F. Vanderpyl, Journal, 19 février 1946). Il ne lui emprunte pas moins une citation en guise d’épigraphe au chapitre X de ses mémoires : « Nous entrons dans une ère d’arrivisme forcené, dans un caviar pressé d’individualismes qui se prennent pour des forces collectives, dans un tunnel où le cerveau, devenu fou, se croit Dieu ! »

    Utrillo, par S. Valadon (1921)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[8] Vanderpyl a côtoyé à bien des reprises les peintres Utrillo (il passe par exemple l’après-midi du 11 mars 1951 cher lui) et Derain (dès l’époque du bistrot du père Azon et probablement cinquante ans plus tard à la librairie L’Originale). Il goûtait le travail des deux et admirait même celui du second. Il a consacré à chacun un chapitre de son ouvrage Peintres de mon époque (1931). À propos du premier, il écrit dans son Journal le 18 décembre 1949 : « Un nommé Bauër qui signe Guermantes a été en visite chez Utrillo : le pauvre ne savait pas se reculotter en sortant des cabinets au cours d’un déjeuner auquel j’assistais en 1943 ! Il est emmerdé par les journalistes, emmerdé par l’horrible mercante Pétridès, emmerdé par sa ridicule épouse née Pauwels, par ses domestiques et infirmières… Quel sort, celui de ce pauvre imagier qui n’est point aussi grand peintre qu’on le croit, mais habile plus qu’on le sache, un brave petit voyou parisien béatifiable. » Vanderpyl pose pour le second en avril 1914 : « Derain (André) depuis quelque temps a entrepris mon portrait. Tous ces peintres veulent me peindre, me sculpter, etc. Les résultats sont toujours mauvais. Ma gueule, dit Hermine, est trop grande pour eux. Depuis huit jours, Derain ne me fait plus poser. Cela a commencé par un lapin… puis il ne fait plus rien entendre, ni de lui, ni de sa peinture. Bizarre. » (25 avril 1914). Il semble que ce portrait ait été terminé en mai. D’ailleurs, Vanderpyl évoque ces séances de pose dans le poème « En posant… », qu’il dédie initialement au peintre : Je pose pour le visage heureux : / le peintre a les yeux sur la toile, / je le vois mélanger du bleu et du blanc : me met-il de célestes voiles ?

    Lettre de Colette à Vanderpyl

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[9] Une lettre de Colette, non datée (vers 1920-1921) et adressée à Madame/Monsieur Vanderpyl, figure dans les « archives Vanderpyl » : le refus d’un des contes de ce dernier pour la rubrique les « Mille et un Matins » du quotidien Le Matin. Dans ces mêmes archives, on trouve une signature autographe de Colette qui figure sur sa préface à « Peintures-Sculptures et Dessins de Bêtes », exposition organisée en février 1927 à la galerie Briant-Robert, 7 rue d’Argenteuil, Paris. Fin 1924, Vanderpyl a fait parvenir à Colette – qu’il n’a fait que croiser en quelques occasions et de laquelle il n’a jamais été proche – le texte de l’un de ses romans en espérant qu’elle puisse lui trouver un éditeur. Sans succès. Habitué à émettre des avis tranchés sur tout le monde, le Parisien d’adoption écrit dans son Journal (le 28 novembre 1956), non sans faire allusion à son excommunication des milieux littéraires : « On ne parle encore que de Colette, sans jamais citer Willy, son instituteur : sans lui, elle n’aurait peut-être jamais écrit que des fadaises, ces fadaises qui se trouvent au fond de tous ses bouquins sauf les tout premiers qu’elle composait sous la haute direction de son mari, son premier mari, bien entendu : c’était une grue intéressée, une gousse, intéressée aussi ; une cabotine non moins intéressée : seul Salmon dans le deuxième volume de ses Mémoires (où il a supprimé mon nom, même là où il s’imposait formellement), seul Salmon en passant promet des révélations à ce sujet dans un prochain tome de souvenirs. Je ne lui en veux pas de m’avoir vidé : il n’y est pour rien et doit obéir aux sommations d’Israël à travers Paulhan et autres honnêtes gens. » Dans ses Souvenirs sans fin (1903-1940), Salmon a intitulé un chapitre « Ici, Colette ».

    [10] Paul Valéry, du moins son Monsieur Teste, n’avait pas non plus l’heur de plaire à Vanderpyl : « Quel abus de mots, de mots, de mots arrangés inusuellement pour dire des vérités premières : Faust, les Évangiles et saint Augustin sont déjà pleins de ces idées sur l’impondérable. Et quelle prétention ! Faut-il que le public distingué soit Kon (sic) pour faire un succès à pareil bavardage de bachelier. » (Journal, 16 novembre 1951) Mais le 15 décembre de la même année, il ne manque pas de relever la citation suivante de feu l’académicien : « Je n’aime pas les Juifs, car ils n’ont pas d’art. Ils ont tout pillé en fait d’architecture, etc… aux races voisines. » Anacréon possédait un exemplaire de Monsieur Teste illustré par l’auteur.

    Un des Nus de la collection Vanderpyl, signé André Favory

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[11] Dans son Journal, Vanderpyl laisse entendre qu’il avait déjà, dans ses jeunes années en Hollande, un cabinet plein de bibelots. Dès qu’il a un toit à Paris, il se met à accumuler reproductions, dessins, gravures et autres objets, dont il dresse à l’occasion des listes… Ainsi, le 28 octobre 1956, il énumère une part des œuvres d’art qui peuplent son intérieur avant de conclure : « Même dans mon cabinet de toilettes, il y a des fleurs, des sculptures, des bibelots, des Nus sur un fond bleu clair. Je n’ai plus ni Derain, ni Raoul Dufy, ni paysages de Vlaminck, ni Friesz, etc… tout cela vendu pour manger pendant l’Occupation ! »

    [12] Voir Daniel Cunin, « Apollinaire, Durand et Dupont », http://flandres-hollande.hautetfort.com/archive/2021/06/04/apollinaire-dupont-durand-6320082.html. Les liens entre les deux hommes méritent un véritable exposé. Dans un passage non daté de son Journal (sans doute vers la fin des années quarante), Vanderpyl mentionne cette aquarelle de 1916 comme étant une « nature morte ». La dédicace de l’auteur d’Alcools pour son ami commence par : « Le pot de fleurs de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève et tout ce qui s’ensuit… »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmonIl s’agit probablement d’une allusion à un épisode de la vie amoureuse de Fritz et au pot de réséda qu’il souhaitait offrir à l’une de ses compagnes – un souhait exprimé dans l’un de ses poèmes, justement intitulé « Avril sur la Montagne Sainte-Geneviève » (publié dans Vers et Prose, juin-juillet-août 1908, p. 115, repris dans plusieurs recueils). Le réséda resurgit dans une carte postale que lui adresse son ami le poète Guy-Charles Cros le 17 février 1913. Vanderpyl tenait à avoir en permanence des fleurs autour de lui. Ce n’est pas un hasard si, début 1962, depuis sa résidence de Sanary, André Salmon écrit aux Vanderpyl qui fêtent leurs noces d’or, ces mots qui renvoient aux trois adresses principales où a vécu le poète à Paris : « Je suspens, tel qu’en songe, une branche fleurie de mon amandier au balcon de la rue Gay-Lussac en me souvenant des bouquet printaniers de la rue des Écoles et de la rue Princesse. »

    Manolo, par Picasso (1904)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[13] Vanderpyl a souvent vu Manolo – « qui, dans mon premier roman : Marsden Stanton à Paris, porte le nom de Majados » (Cf. Mémorial sans dates, les mémoires de Vanderpyl) – avant la Grande Guerre, en particulier à la Closerie des Lilas. Le roman Marsden Stanton à Paris a paru en feuilletons, fin 1916, dans le Mercure de France, avant d’être tiré à seulement quelques exemplaires par Grasset, en 1923, sous le titre L’Américain. De Manolo, le critique a également possédé une aquarelle : Rue à Montmartre (1913). Écoutons G. Conoir rapporter une anecdote à propos des deux compères : « Secoué d'un énorme rire, Vanderpyl évoqua un banquet auquel le sculpteur Manolo avait convié ses amis poètes, peintres et sculpteurs accourus de Montparnasse et descendus de Montmartre. La chère était maigre alors. La journée se déroulait souvent avec un pain et une once de saucisson. Survenait un acheteur pour l’un d’entre eux, lequel invitait ses amis, ce que fit Manolo. Le dîner fut somptueux. Au dessert, il avoua qu’il n’avait pas un sou vaillant. Consternation… puis rires. Il promit que, dans l’heure, il pourrait régler l’addition et s’éclipsa. Brandissant à bout de bras les billets indispensables, il revint très vite et s’expliqua. Dans un salon voisin, une assemblée bourgeoise festoyait à l’occasion d’un mariage. Manolo leur avait proposé une tombola : un dessin tracé séance tenante devant son public en serait le gros lot. Il emplit un chapeau de morceaux de papiers numérotés qu’il distribua moyennant finance, agrémentant la quête de facéties et de boniments. Le dessin fut attribué au gagnant. L’argent récolté, Manolo disparut sous les applaudissements. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[14] Abréviation et surnom de Vanderpyl. Avec l’auteur André Salmon ou encore les poètes Paul Fort et Guy-Charles Cros, Vlaminck sera, durant plus d’un demi-siècle, l’un des grands copains de Vanderpyl. Ce dernier a consacré de nombreux articles à cet artiste ainsi que le premier chapitre de Peintres de mon époque. Dans quelques ouvrages de teneur autobiographique de Vlaminck, par exemple Tournant dangereux (1929) et Portrait avant décès (1943), Vanderpyl apparaît, mais plutôt furtivement. Le propriétaire de la mythique Tourillière a illustré de magnifiques bois gravés (ci-contre) le recueil de Fritz intitulé Voyages (1920) et d’un autre bois sa petite anthologie Poèmes 1899-1950 (1950).

    [15] Les « archives Vanderpyl » en possession de ses ayants droit contiennent nombre de lettres pleines d’affection de Berthe aux Vanderpyl. Celle-ci prenait bien plus souvent la plume que son mari, parfois sous sa dictée.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[16] À partir de leur rencontre à Graveson, localité proche du département du Vaucluse, au cours de l’été 1926 (voir « Auguste Chabaud », L’Europe nouvelle, 8 janvier 1927, p. 56-57), les deux hommes vont devenir de francs camarades, s’écrire de temps à autre et se retrouver dès que le critique reviendra en vacances dans le Midi où vit une partie de la famille de son épouse Hermine. À lui aussi, il consacre un chapitre dans Peintres de mon époque. Quant à Chabaud, qui a beaucoup écrit – non sans talent – en plus de peindre et de sculpter, il a dédié des poèmes à Fritz, écrit des vers sur lui et l’a portraituré à plusieurs reprises. L’un de ces portraits, une huile sur carton, est en possession des héritiers du peintre Pierre Jouffroy. Un autre, des héritiers de Jean-Marie Fage. Pour ce qui est des vers, en voici quelques-uns, certes des vers, pourrait-on dire, de mirliton : « Critique d’art et gastronome / Et amateur du sex-appil / Est-il besoin qu’on vous le nomme / C’est le poëte Vanderpyl. // Je sais bien, on écrit appeal / C’est vrai, mais l’on prononce appil. / Ça tombe à pic, ce n’est pas mal / Car ça rime avec Vanderpyl. » Il convient de les resituer dans les années trente, époque où Vanderpyl (on prononce en effet le « y » à la française et non à la néerlandaise) a publié de brèves nouvelles dans des revues érotiques rehaussées de photos de pin-up. Pour les tableaux de Chabaud conservés au musée Anacréon, voir : https://collections.musees-normandie.fr/search/b6c38f8b-fa06-4d7d-8b21-784cb1b140f1.

    Numéro de Sélection contenant un essai de Vanderpyl sur Dufy

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[17] Vanderpyl et Dufy – dont le Hollandais a possédé à une époque au moins quatre œuvres, l’artiste ayant d’ailleurs, à son tour, fait son portrait – se sont souvent côtoyés dans les années vingt du siècle passé, de temps à autre en compagnie d’un autre peintre de qualité, André Favory, lui aussi, comme son confrère, gratifié d’un chapitre dans Peintres de mon époque. Voir par exemple la lettre de Dufy du 7 décembre 1924 à Vanderpyl conservée au musée Anacréon, institution qui possède d’ailleurs un Nu étendu signé Favory. D’après le Journal du Haguenois, le 11 août 1920, Dufy rend visite à Fritz avec Vlaminck ; Raoul lui « apporte un bois – épreuve – d’un livre de Duhamel qu’il illustre ». Le lendemain, le nouveau critique d’art du Petit Parisien passe « l’après-midi chez Raoul Dufy : me donne une toile avec une vague mécanique ! et une belle lithographie ». Un jour, Fritz se rend à l’atelier du peintre avec son ami T.S. Eliot, lequel achète à ce dernier un dessin (lettre en anglais de Vanderpyl à Ezra Pound, 15 décembre 1951 : « Since years and years what I know about Eliot comes to me by the press. Since I went with him in the studio of Raoul Dufy where he bought a charming drauwing, I never saw him anymore. »).

    [18] Autre ami fidèle de Fritz auquel ce dernier réserve également un chapitre dans Peintres de mon époque. Le peintre a illustré le recueil de Fritz intitulé Mon chant de guerre (1917).

    F. Desnos & F. Vanderpyl chez P. Léautaud buvant du champagne (tableau de Desnos)

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[19] Pour ce qui est de Paul Léautaud, nous espérons présenter dans le futur une contribution sur ses liens avec Fritz Vanderpyl. Les deux hommes se sont certainement croisés la toute première fois dans les locaux du Mercure de France, avant 1914 ; la première collaboration de Fritz à la revue éponyme date de 1911. Il apparaît pour la première fois dans le célèbre Journal Littéraire à la date du dimanche 17 septembre 1916 : « Dîner et café avec Billy, Mme Faure-Favier, Morisse, Vanderpyl et Dehorne. » Le peintre Ferdinand Desnos, dont il est question un peu plus loin, a laissé des portraits des deux hommes. Il a d’ailleurs immortalisé l’une de leurs rencontres chez Léautaud. Vanderpyl avait rencontré ce peintre encore inconnu dans les bureaux du quotidien auquel il était rattaché : « J’ai connu Desnos entre 1920 et 30. Il fonctionnait à ce moment comme électricien au Petit Parisien, le journal au plus fort tirage d’Europe. Un beau jour, je trouvai dans mon casier de collaborateur du dit quotidien un mot d’un des chefs d’administration chez lequel je me rendis pour savoir de quoi il s’agissait. En entrant dans son bureau, je vis, appuyées sur le parquet et contre les bouts de mur, des toiles non encadrées représentant des paysages. Elles étaient le travail d’un Tourangeau relativement jeune, marié et ayant plusieurs filles. Je m’occupai à le faire admettre au Salon des Indépendants. » (feuille volante non datée dans les « archives Vanderpyl »). À Ivry-sur-Seine, la tombe de Desnos porte, semble-t-il, une épitaphe composée de vers de Vanderpyl.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[20] Relevons au passage que le musée abrite un portrait de l’écrivain André Salmon (ci-contre) réalisé en 1942 par Marie Laurencin, ainsi que d’autres œuvres et documents de cette dernière. Vanderpyl connaissait Marie Laurencin depuis au moins 1909 (le 8 septembre 1909, écrit-il dans son Journal, il dîne chez Apollinaire en présence de la peintre, de Salmon et de quelques autres convives). Même s’il a possédé l’une de ses œuvres, il n’appréciait guère son art qui se résumait, selon lui, à des « chichis ». Il la considérait même comme « la mère Humbert de la peinture », en référence à l’escroc française Thérèse Humbert. Il s’offusque des prix « rembrandtesques » qu’atteignent ses toiles, elle qui l’emmerde et l’énerve de la même façon que Proust peut le faire quand il s’efforce de lire le romancier. Il considérait que la peintre avait été créée plus ou moins de toutes pièces par Apollinaire. Le musée Anacréon détient une carte postale d’Apollinaire à Salmon en date du 21 décembre 1903, l’exemplaire d’Alcools dédicacé à ce dernier, plusieurs lettres et livres du même.

    [21] Louis Vauxcelles, « Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5.

    [22] Une dizaine d’années plus tôt, Vanderpyl avait un autre « protégé », que lui et Hermine ont d’ailleurs hébergé, en la personne de Georges Vergnes (1922-2000), lequel fera carrière comme écrivain en montrant entre autres un réel attrait, ô hasard ! et pour Apollinaire et pour la gastronomie.

    Rose Elsie

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[23] C’est ce qu’il confie à son Journal le 15 septembre 1915. Vanderpyl s’est souvent rendu à l’opéra, en particulier pour accompagner des touristes étrangers qu’il guidait ou encore pour aller écouter sa belle-sœur, la soprano Rose Elsie. Mais au bout d’un certain temps, le milieu lui a inspiré du dégoût.

    [24] Ce que confirme la mention « le petit Gérard Conoir qui débute », autrement dit qui débute dans le monde des arts (Journal de Vanderpyl, 11 novembre 1956).

    [25] Le galeriste Gérard Conoir devait l’imiter, non en vue d’écrire des comptes rendus, mais d’organiser des expositions. À travers la plume de son épouse, il évoque ce plaisir : « Joie qui ne se démentit jamais : la visite d’un atelier en vue, peut-être, d’une exposition. Scénario qui se renouvelle toujours. Entrée dans l'antre du peintre. Odeur forte de peinture, fouillis ou rigueur du rangement – allant parfois jusqu’à l’alignement des pinceaux par taille –, les toiles, nez au mur, sont à découvrir. Émerveillement des accords de couleurs, d’un rythme ou d’un graphisme. Entrebâillement sur un monde inimaginé et soudaine adhésion qui saisit le ‘‘voyeur’’ d’une violente émotion. Ni Luce ni moi ne bougeons. Puis l’un s’avance pour ‘‘flairer’’ de plus près, l’autre s’approche aussi. Quelques mots presque inaudibles sont échangés. Un signe de tête. Nous savons que nous aimons. Commence alors la discussion, les projets d’expos, le choix des œuvres. »

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[26] Vanderpyl ne devint à proprement parler journaliste qu’en 1920. Cependant, avant même sa rencontre avec Hermine au printemps 1911, il faisait imprimer des cartes de visite en se déclarant « Publiciste », résidant 43, rue des Écoles.

    [27] Dans le Journal de Vanderpyl, on trouve, au printemps 1960, sans mention de date, la facture d’un repas pour 4 à une table de ce restaurant. Les jeunes mariés ont apprécié la cuisine locale : « les truites aux amandes et l’agneau piqué d’ail ».

    [28] On verra par exemple son article « L’art dégénéré selon les Allemands d’aujourd’hui », Le Petit Parisien, 8 mai 1939, p. 8. Marc Chagall n’en a pas moins droit, lui aussi, à un chapitre, certes pas forcément très élogieux, du volume Peintres de mon époque. L’antisémitisme de Vanderpyl devra faire l’objet d’une étude approfondie. En attendant, on pourra se reporter à : Daniel Cunin, « Fritz Vanderpyl, un infréquentable bon vivant parmi la bohème artistique parisienne », https://www.les-plats-pays.com/article/fritz-vanderpyl-un-infrequentable-bon-vivant-parmi-la-boheme-artistique-parisienne et, du même, à « Een ongenietbare levensgenieter », De parelduiker, mai 2024. Ainsi, par exemple, qu’à l’ouvrage d’Alessandro Gallicchio, Nationalismes, antisémitismes et les débats autour de l’art juif. De quelques critiques d’art au temps de l’École de Paris (1925-1933), traduction de Katia Bienvenu, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme/Centre allemand d’histoire de l’art/Deutsches Forum für Kunstgeschichte (DFK Paris), 2023 (en ligne : https://books.openedition.org/editionsmsh/55423?lang=fr).

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[29] Voir sur cet artiste de l’Isle-sur-la-Sorgue, ami de René Char : Jean-Marie Fage. Tracer la lumière, Lyon/L’Isle-sur-la-Sorgue, Fage/Campredon, 2020. Alors sans le sou, Fage s’invitait assez souvent à déjeuner chez les Vanderpyl. Il a mis de tels passages à profit pour peindre l’intérieur du 13, rue Gay-Lussac. Fage a réalisé quatre portraits à l’huile (sur isorel, sur carton ou sur toile : 1951, 1957, 1960 et 1966) du poète Fritz Vanderpyl et sans doute aussi des dessins représentant ce dernier (informations transmises par Luc-Henri Fage). Notons encore que, le 2 avril 1955, Vanderpyl a été le témoin de mariage de Fage, lequel conservait dans son atelier vauclusien un portrait de Fritz, réalisé par Auguste Chabaud, sans doute le cadeau de mariage offert par le critique.

    [30] Paul Fort et Vanderpyl, c’est une amitié, avec ses hauts et ses bas, d’environ cinquante-cinq ans.

    [31] Il s’agit de l’article « La rétrospective de l’œuvre d’Antoine Bourdelle au musée de l’Orangerie », Le Petit Parisien, 13 février 1931, p. 6.

    [32] Lequel fait lui aussi l’objet d’un chapitre de Peintres de mon époque. Relevons que plusieurs chapitres de ce livre ont été réédités en 1949 en Argentine sans l’accord, semble-t-il, de leur auteur.

    vanderpyl,conoir,anacréon,littérature,collectionneur,peintre,galeriste,vlaminck,desnos,colette,valéry,andré salmon[33] Il est peu probable que Vanderpyl y ait rencontré le peintre Nicolas de Staël qui a séjourné quelques semaines dans ce village en juin-juillet 1953 (Cf. Laurent Greilsamer, Le Prince foudroyé. La vie de Nicolas de Staël, Paris, Fayard, 1998, réédition Le Livre de Poche, n° 31449, novembre 2019, p. 315-317). Si Hermine a gagné le Midi le 21 juillet de cette année-là, Fritz ne l’a fait, semble-t-il, qu’en septembre. Aurait-il apprécié la peinture du natif de Saint-Pétersbourg ? Probablement quelques-unes de ses toiles les plus récentes, lesquelles se faisaient un peu plus figuratives que les précédentes.

    [34] À propos de ce patronyme, voir notre article mentionné à la note 12 : « Apollinaire, Durand et Dupont ». Il est certain que Vanderpyl a rappelé son échange épistolaire avec Apollinaire lorsque Gérard Conoir lui a présenté sa future épouse, Luce Durand.

    [35] Quelques commentateurs sont d’ailleurs tombés dans le panneau ou, du moins, dans leur hâte de pondre leur papier, ils n’ont pas relevé la supercherie. Voir par exemple : Georges Charensol, « Les livres d’art », Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 9 mai 1931, p. 8 ; Louis Léon-Martin, « L’art en France… et à l’étranger. Coups de Bichon. Peintre de mon époque, par Vanderpyl », Paris-Soir, 9 octobre 1931, p. 2 ; Claude Blanchard, « Un livre de critique. Peintres de mon époque par Vanderpyl », Le Petit Parisien, 12 mars 1931, p. 6. René Chavance a été plus inspiré : « Aux quinze peintres susnommés, M. Vanderpyl en ajoute un seizième : Jean Durand. Ne cherchez pas. Vous ignorez Jean Durand et, pourtant, vous le connaissez tous. Jean Durand est Monsieur-tout-le-monde, qui se mêle ou se mêlera demain de prendre un pinceau et d’exposer dans un Salon. Car, pour finir, ce livre prophétise l’immanquable et totale diffusion de la peinture. » (« Les Lettres et les Arts. Peintre de mon temps », La Liberté, 12 août 1931, p. 2).

    [36] Max Aub, Jusep Torres Campalans, traduction de l’espagnol par Alice et Pierre Gascar, révisée par Lise Belperron, Gallimard, Paris, 2021.

     

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    Les Lotus, maison des Conoir à Saint-Jean-le-Thomas

     

     

  • De bonte hond in het Quartier Latin

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    De vergeten Hagenaar

    Fritz R. Vanderpyl (1876-1965)

     

     

    Hoe na enkele tegenslagen - zoals het feit dat zijn debuut meedogenloos werd afgekraakt - een onbekende Hagenaar Nederland en de Nederlandse taal vaarwel zegt om in Parijs revanche te nemen. Hoe hij daar een bizar en uniek oeuvre in het Frans opbouwt en decennialang dagelijks met de vooraanstaandste schrijvers en kunstenaars omgaat. Hoe Fritz Vanderpyl, deze nieuwe Franse burger, met het Legioen van Eer op zijn revers aan de verkeerde kant van de geschiedenis belandt en in de vergetelheid raakt.

     

     

    joyce - eliot -.jpg

     

    Een brasserie in Parijs, zomer 1920. Enkele vrienden staan op het punt te dineren – of zijn ze al klaar? Met enkele potloodstreken geeft T.S. Eliot het tafereel weer en stuurt zijn schets naar een van zijn correspondenten. We zien een besnorde ober die aarzelt de bestelling op te nemen, of de rekening te geven, terwijl vier heren aan een tafel vrolijk zitten te converseren, allen met een hoed op. Boven elk hoofddeksel heeft de jonge dichter de initialen van de bezitter geschreven. Van rechts naar links: T.S.E. voor Thomas Stearns Eliot, J.J. voor James Joyce met ovale bril, W.L. voor Wyndham Lewis en F.V. voor… een drukgebarende Fritz Vanderpyl, met everzwijnbaard.

    We dined with Joyce in Paris, schrijft Eliot, as you will I am sure be interested to know. Fritz Vanderpyl, a friend of Pound and myself, was also present, and I enclose a sketch (by me) of the party.’ Een vriend van Ezra Pound, deze Fritz? Zijn naam komt voor in de The Cantos: ‘Beer-bottle on the statue’s pediment! / That, Fritz, is the era, to-day against the past, / ‘‘Contemporary.’’ And the passion endures. / Against their action, aromas. Rooms, against chronicles. (…) Fritz still roaring at treize rue Gay de Lussac / with his stone head still on the balcony?

    FRV - COUV - CHANT.pngOp die avond is Vanderpyl al vijf jaar Fransman. Zijn naturalisatie dankt hij aan het feit dat hij in het Vreemdelingenlegioen heeft gediend om tegen de Duitsers te vechten. Hij woont inderdaad in de rue Gay-Lussac 13 (5e arrondissement), het adres waar hij meer dan een halve eeuw met zijn Provençaalse vrouw Hermine Augé zal resideren. In de loop der jaren toveren ze hun appartement om tot een museum met werken van enkele van de beroemdste kunstenaars uit de eerste helft van de twintigste eeuw. In een tijdspanne van meer dan zestig jaar ontmoet ‘Dikke Fritz’ min of meer alle Franse en in Frankrijk verblijvende schilders en beeldhouwers, bijvoorbeeld de Britse kunstenaars en schrijvers Cora en Jan Gordon die hun boek Two Vagabonds in Languedoc (1925) aan ‘Hermine and Fritz Vanderpyl in recognition of our long-standing friendship’ opdroegen.

    Bekend als de bonte hond in het Quartier Latin wordt hij een van de meest gerenommeerde kunst- en culinaire critici uit het interbellum. Ook al is hij nu totaal in de vergetelheid geraakt, zijn vrolijke en vurige persoonlijkheid - ‘Ik schrijf niet, ik bulder’ - heeft haar stempel op zijn tijd gedrukt. Memoires en dagboeken van prominente tijdgenoten brengen hem opnieuw tot leven.

    Hermine and Fritz VANDERPYL - PAR JAN AND CORA GORDON.jpg

    Van geluk dat waan is, het eerste boek van Fritz, verscheen in 1899 in ’s-Gravenhage. Jeanne Reyneke van Stuwe, waarop hij verliefd was maar die op het punt stond met Willem Kloos te trouwen, zei over deze dichtbundel: ‘’t Is wel goed-bedoeld, maar als kunst-geheel, geloof ik, niet veel waard.’ Den Haag is nu eenmaal de stad waar onze Bourgondiër in spe op 27 augustus 1876 het licht zag onder de naam Frits René van der Pijl. Op het moment dat hij het pad van de literatuur betreedt - in 1898-1899 publiceert hij onder de naam Wynandus kronieken in het Dagblad van Zuid-Holland en ’s-Gravenhage -, verlaat hij eigenlijk zijn vaderland, waar hij nooit meer zou wonen. Spanningen met zijn burgerlijke katholieke familie, en wellicht ook een diep liefdeslitteken, brengen hem ertoe zijn geluk in Parijs te beproeven. Op 20 september 1899 komt hij in de Lichtstad aan.

    FRV COUV 1939.jpgAanvankelijk leidt hij in de Franse hoofdstad een onzeker bestaan; hij slaapt soms onder bruggen en moet dan bouten gaan schroeven van de Eiffeltoren, hoog zittend op een plankje dat bungelt aan een pilaar… Hij is achtereenvolgens behanger, knecht, verkoper en tolk… Dankzij zijn talenkennis wordt hij gids voor buitenlandse toeristen, met name in het Louvre. De roman Le Guide égaré (1939) voert ons terug naar zijn omzwervingen; op een dag leidt hij een klant met de naam Jack London rond. Tegelijkertijd legt Fritz snel contacten in artistieke kringen. Reeds in 1903, toen hij zich de Franse taal eigen heeft gemaakt, schrijft hij voor een Parijs tijdschrift een paar artikelen over de Nederlandse literatuur (Van Deyssel, De Beweging, etc.) ; in La Plume, een vooraanstaand blad, verschijnt ‘Essai sur Frederik van Eeden’, zijn inleiding op de Franse vertaling van De kleine Johannes. In 1907 publiceert L’Abbaye, een kortstondig bestaande kunstenaarskolonie, Les Saisons douloureuses, een poëziebundel van de Hagenaar. Het jaar daarop verschijnt zijn naam naast die van Apollinaire op de omslag van het vooraanstaande tijdschrift Vers et Prose. Kort na de Eerste Wereldoorlog richt Fritz een eigen tijdschrift op. Al in 1904 en 1914 was hij betrokken bij het starten van een paar bladen, namelijk La Vie (met o.a. Alexandre Mercereau, Charles Vildrac, René Arcos) en La Revue des Salons.

    Het dagboek van Vanderpyl neemt ons mee naar de brasserieën waar hij samen met Apollinaire heen ging en ook meermaals naar de eettafel van de grote dichter. In zijn boekenkast had Apollinaire twee werken van Fritz staan: het essay over schilderkunst Six promenades au Louvre (1913) en het meertalige gedicht Mon chant de guerre (1917). Van de perikelen van een jonge buitenlandse kunstenaar tijdens de Belle Époque geeft Vanderpyl enkele indrukken in zijn roman Marsden Stanton à Paris (1916).

    VANDERPYL - DEDICACE APOLLINAIRE.jpgNa zich aldus een plaats te hebben veroverd in de Franse troepen en op het slagveld van de schilder- en beeldhouwsalons, zal Fritz voortaan niet meer ophouden de Parijse trottoirs af te struinen om in de pers verslag uit te brengen van allerlei tentoonstellingen. In perfecte harmonie met zijn zwaarlijvigheid bracht zijn eetlust en wijnkennis hem ertoe zich te laten gelden als een montere gastronomisch criticus; in 1925 bedenkt hij bijvoorbeeld een recept voor kangoeroefilet. In Peintres de mon époque (1931) bevestigt hij zonder enige concessie zijn picturale opvattingen; in deze reeks essays portretteert hij zestien kunstenaars, onder wie zijn grote vrienden Maurice de Vlaminck en André Derain, maar ook Picasso, bij wie hij soms de vakantie doorbrengt, Kees van Dongen en... een fictieve schilder.

    Tijdens de Tweede Wereldoorlog blijft Vanderpyl bijna wekelijks publiceren over zijn favoriete onderwerpen. Deze samenwerking met kranten onder Duits toezicht, alsmede de publicatie in 1942 van een brochure over schilderkunst met een antisemitische tendens, betekent dat hij ten tijde van de bevrijding op de zwarte lijst van schrijvers belandt. Zijn vriend Paul Léautaud maakt er gewag van hoe Vanderpyl dan een moeilijke periode beleeft : ‘Ce matin, à l’angle rue Soufflot et boulevard Saint-Michel, rencontré Vanderpyl, que je n’avais pas vu depuis quelques années. Près d’une heure, sur place, à lui raconter les hauts faits de ces grands patriotes et justiciers, - après coup, - Mauriac, Claudel, Duhamel, Valéry, Lacretelle. J’y ai toujours grand plaisir. À quelques mots qu’il m’a dits, il serait toujours dans le dommage résultant de la sanction prononcée à son égard par le Comité National des Écrivains.’*

    FRV - Schalekamp - couv.pngFritz gaat echter vrij snel weer publiceren: een poëziebloemlezing in 1950, een derde roman in 1959. Het lukt hem zijn loopbaan als criticus enigszins voort te zetten, voornamelijk voor tijdschriften die auteurs bijeenbrengen die door de oorlog in diskrediet zijn gebracht. In Dr. Freud heeft hier gewoond herinnert Jean Schalekamp zich Fritz, die hij in de jaren vijftig bezocht, als ‘een van de merkwaardigste Nederlanders die ik ooit ontmoet heb (…). Strikt gesproken was monsieur Vanderpyl, of Vanderpiel zoals hij het zelf uitsprak, van beroep dichter, schrijver en kunstcriticus, geen Hollander. Hij kende zelfs geen woord Nederlands meer. Merkwaardig genoeg sprak hij zijn Frans onberispelijk, maar, na bijna zestig jaar, nog steeds met een loodzwaar Hollands accent.

    Hij was een vrij gezette, tachtigjarige heer met een keurig verzorgd wit puntbaardje en snor, een typische negentiende-eeuwse figuur, die aan het eind van de vorige eeuw naar Parijs was getrokken en daar altijd was gebleven. In dat deftige appartement, dat op het Luxembourg uitkeek, woonde hij al meer dan vijftig jaar met zijn twee jaar oudere vrouw Hermine, een levendig, donkerogig dametje uit Arles, dat nog steeds lesgaf aan het British Institute. Hij was Fransman geworden doordat hij in 1914 als tolk bij het Franse leger dienst had genomen.

    J.-M. Fage, Le salon des Vanderpyl (détail)

    VANDERPYL - SALON - FAGE.pngIk bekeek hem met een zeker ontzag. Hij was een legendarische figuur, die in een legendarische tijd geleefd had. Verlaine, Apollinaire, André Salmon, Max Jacob, Alfred Jarry, Picasso, Maurice de Vlaminck, Van Dongen, Juan Gris, Braque, Kisling, Chabaud, Foujita, doden en levenden, hij had ze allemaal gekend, met hen gedronken en eindeloos geouwehoerd in de bistro van le père Azon en andere cafés in Montmartre en Montparnasse. Zijn huis hing vol met schilderijen en portretten die ze van hem gemaakt hadden en die lijst aan lijst de muren bedekten. Voor tientallen miljoenen, schatte ik snel. Van achter een oude pendule haalde hij een kleine Kisling te voorschijn die hij daar verstopt had omdat hij hem niet mooi vond. Een kamer met portretten, een kamer met stillevens en bloemstukken, een kamer met fauvisten en surrealisten. En een paar kubisten, maar daar hield hij niet zo van. Picasso was jarenlang kwaad op hem geweest, zei hij, omdat hij in zijn boek Peintres de mon époque had geschreven dat Picasso wel kon tekenen, maar niets van schilderen wist. ‘‘Alors, tu fais toujours ton sale métier?’’ had de meester hem niet lang geleden nog toegevoegd. ‘‘Ik weet niet waar ik ze allemaal laten moet,’’ klaagde hij. ‘‘Op zolder staan er ook nog een heleboel. Ik heb er gewoon geen plaats voor in dit huis.’’ Ik wou dat hij er een paar aan mij gaf, dacht ik, maar zover ging hij niet.’**

    FRV - couv - Afrikaans.pngIn die tijd hielden de Vanderpyl’s op maandagmiddag een literair salon. Zij hielpen graag jonge kunstenaars. Jean-Marie Fage, toen een twintigjarige kunstschilder, kan zich nog herinneren dat hij altijd aan hun tafel welkom was. Een Zuid-Afrikaanse student die onderdak bij hun vond schreef: ‘Hulle is altwee al oor die sewentig en woon nou al meer as veertig jaar in daardie selfde bekrompe appartement in die Quartier Latin, temidde van die studente-jeug wat hulle albei so lief het. Soos alle fyn opgevoede, gekultiveerde kunstenaarsiele het hulle lewenswyse eenvoudig en onveranderd gebly, in weerwil van wisselende tydskokke, rampe enontberings. Madame was een van die eerste studente van die groot Franse fonetiekleermeester, Paul Passy. Elke les by haar is voorafgegaan deur twintig minute konversasie-oefening. En ek het altyd gevoel dat meer nog as om my oefening in die taalgebruik te verskaf, die liewe, moederlike ou vrou werklik ’n lewendige, selfs nuuskierige belang in my ondervindings en ontmoetings gestel het. Destyds het ek vir die eerste keer werklik met die omvangryke kultuurlewe van die Franse hoofstad kennis gemaak - opvoerings van Racine en Molière aan die Comédie Française, moderne teaterstukke (Anouilh, Sartre, Camus e.a.), en die enorme verskeidenheid kunsuitstallings wat die Paryse kultuurlewe by uitstek kenmerk.’***

    TOMBE - VANDERPYL - PLAQUES.jpgBegin 1965 werd Vanderpyl in Isle-sur-la-Sorgue begraven, de geboortestad van René Char, maar ook van Jean-Marie Fage met wie de dichter-criticus na de Tweede Wereldoorlog bevriend raakte. Fritz verbleef graag en vaak in de Vaucluse; al in de jaren ’20 ging hij op bezoek bij Auguste Chabaud (1882-1955), een andere kunstschilder die in de streek woonde. De Provence leerde hij wellicht kennen dankzij zijn vrouw die, afkomstig uit Arles, daar familieleden had. In 1966 overleed zij en deelde met hem het graf. Bij het lezen van de zeldzame gepubliceerde fragmenten uit Fritz zijn dagboek en uit zijn essay over Rembrandt blijken deze twee onuitgegeven werken te behoren tot het beste van wat hij ooit geschreven heeft. Over de Vaucluse heeft hij ook een ongepubliceerd werk achtergelaten.

     

    Daniel Cunin

     

     

    * Paul Léautaud, Journal littéraire, T. XVII, vendredi 20 août 1948, p. 288.

    ** Jean Schalekamp, In Dr. Freud heeft hier gewoond, Amsterdam / Anvers, De Arbeiderspers, Privé-Domein n° 223, p. 196-197. Paul Verlaine heeft Fritz wellicht in Den Haag meegemaakt toen de dichter op uitnodiging van Ph. Zilcken in Nederland verbleef om een paar lezingen te geven.

    *** J. de Bruyn, ‘Frankryk - ’n Persoonlike Indruk’, Tydskrif vir Letterkunde, juin 1951, n° 2, p. 59.

     

     

    Een kortere versie van dit artikel verscheen in Argus, 6 juli 2021

    met dank aan Kasper Jansen & Frans Janssen

     

     

    TOMBE - VANDERPYL - BASCOU - ISLE.jpg

    Het graf waar F. Vanderpyl en zijn echtgenote begraven liggen 

     

     

  • LE DÉMON VANDERPYL

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    Fritz Vanderpyl à travers les yeux de Max Jacob

     

     

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    Parmi les nombreux artistes que Fritz Vanderpyl a côtoyé au cours des premières décennies du XXe siècle, il y eut ceux de l’entourage de Guillaume Apollinaire, par exemple Max Jacob. Le 23 décembre 1908, le Hollandais note dans son journal intime : « Chez Apollinaire : Blum [?], Halpert, Salmon, Max Jacob, Cremnitz, Stein et sa sœur, une autre dame, Mme Picasso, Picasso. » La compagnie se retrouvait aussi assez souvent chez le père Azon : « Je retrouvais Derain dans un petit restaurant, en haut de la rue de Ravignan, se souvient Maurice de Vlaminck dans Tournant dangereux. C’était un petit bistrot pour cochers ou maçons qui se trouvait en face de l’atelier où habitaient Picasso et Van Dongen. Venaient prendre leurs repas dans cet endroit beaucoup de camarades connus ou morts à l’heure actuelle : Picasso et Max Jacob qui ne se quittaient pas, Apollinaire et Derain, Braque et Ollin l’acteur, Dupuis, capitaine de frégate ès lettres, Fritz Vanderpyl, André Salmon. Tous étaient pauvres mais pleins d’enthousiasme, de jeunesse. Le patron faisait crédit, jouait ses portions sur l’avenir de ses clients. Pauvre Azon ! Comme il n’avait pas les fonds nécessaires pour attendre bien longtemps, une faillite banale vint fermer son établissement. À deux heures du matin, l’air de la salle était irrespirable. La fumée épaisse des pipes et des cigarettes, l’alcool et le vin blanc, l’énervement général rendaient délirants les esprits surchauffés. C'est dans cette salle que naquit le cubisme. »

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireOutre les repas et les conversations, on partage des lectures : « 7 août 1914 – Je viens de voir le peintre Halpert chez lui, Bd Saint-Jacques. Il me prête le livre de poèmes bretons de Max Jacob et me montre une carte postale venue de Fontarabie, sur laquelle Delaunay l’engage à passer en Espagne, où l’on peut attendre les événements sans crainte. » (Cf. « Pages du journal inédit de Vanderpyl », présentées par Henri Certigny, Que vlo-ve, janvier-mars 1993). On est alors au tout début de la guerre. À l’instar d’un Blaise Cendrars, Fritz ne va pas tarder à s’engager dans les rangs de la Légion étrangère. Ce que Max Jacob apprend. Dans une lettre du 22 septembre à Daniel-Henry Kahnweiler, il transmet au marchand des nouvelles de leurs amis communs : « Guillaume Apollinaire est (à Orléans) à la Légion Étrangère avec Serge et Galanis. Ils y souffrent de voisinages peu agréables. Vanderpyl y est aussi et, je crois, Canudo. Aucune nouvelle de Salmon ; Mac Orlan blessé au pied est revenu puis reparti. » (Béatrice Mousli, Max Jacob, 2005, p. 154).

    fritz vanderpyl,max jacob,Apollinaire,poésie,diableRelevons au passage que le premier livre que Kahnweiler publiera une fois le conflit terminé, dans sa nouvelle série aux éditions de la Galerie Simon, sera le recueil Voyages de Fritz rehaussé de dix-huit gravures sur bois de Maurice de Vlaminck. Il s’agit d’ailleurs du premier volume illustré par ce dernier. « L’ingénuité et la violence de Vanderpyl, l’auteur des poèmes, s’accordent à merveille avec le tempérament de Vlaminck », estime Claude Roger-Max (« Vlaminck illustrateur », in Plaisir de bibliophilie, 1927, p. 79).

    En quelques occasions, Max et Fritz publient dans la même revue. Leurs noms sont ainsi réunis sur la couverture de Nord-Sud n° 6-7 (août-septembre 1917) à côté de ceux de Soupault, Apollinaire, Reverdy, Breton, etc. Dans le n° 4 d’Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art (juillet 1920 p. 4), Jacob publie un poème en prose intitulé « Jamais plus ! ». À compter de 1924, cette page relèvera des Visions infernales, recueil paru aux éditions Gallimard, que l’auteur lui-même regardait comme un « Cornet à dés chrétien ». Il s’agit d’une « traversée du démoniaque dans une confusion entre rêve, vision et réalité ; une ‘‘ethnographie du démon’’, comme il le précise dans le poème liminaire. L’atmosphère onirique est résolument placée sous le signe du cauchemar qui envahit l’individu laissé sans défense dans la nuit. » (Antonio Rodriguez, in Max Jacob, Œuvres, Quarto, 2012, p. 641)

    Le visage du démon (portrait de F. Vanderpyl par Jean Marchand)

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireDans la deuxième partie du poème, Fritz René apparaît : un démon ricanant qui lui ressemble invite Max Jacob tourner le dos à Dieu et à ses anges pour sombrer dans la nuit éternelle qui n’offre plus aucun accès ni à la Terre ni au Ciel. Faut-il voir dans ces lignes une provocation à l’égard de l’ancien légionnaire ? une goguenardise ? une forme de représailles ? Il faut dire que Vanderpyl ne prenait pas toujours des gants : « Sa franchise d’accent bien connue, sa verve parfois un peu rude et qui n’hésite pas à bousculer au besoin ses amis eux-mêmes, nous incitent à le suivre. » (R.C., « Chronique. Bibliographie », Art et décoration, janvier 1931, p. VII)La pique se fonde-t-elle sur le « rire, insolemment dionysiaque » de Fritz ? Sur le diable qui s’emparait de lui et « le précipitait dans les abîmes de la fureur », ainsi que l’évoque son ami André Salmon dans Souvenirs sans fin (1903-1940) ?

    Ce qui est certain, c’est que la physionomie et la corpulence de Vanderpyl, sa barbe en bataille et sa pipe, ont marqué ses contemporains tout autant que sa faconde, sa jovialité, sa générosité ou encore ses emportements. Certains de ses amis l’affublaient du surnom Ratapouf. Un journaliste de La Petite République voyait en lui « un réjouissant Hollandais-méridional que tout le quartier Latin a connu. Le gros Fritz, comme on l’appelait familièrement, fut célèbre de la Closerie des Lilas aux Deux Magots. Il doit être même naturalisé petit Parisien. Ce qui lui donnerait du poids. » Le célèbre critique Louis Vauxcelles le décrit comme le « meilleur des garçons avec ses airs de sanglier » (« Souvenirs d’un vieux critique. Joachim Gasquet et le dîner des Tourelles », Beaux-Arts, 28 avril 1939, p. 5).

    Le 7 janvier 1933, un journaliste, descendant en flammes dans L’Œil de Paris le portrait de Fritz peint par Charles Blanc, souligne le contraste entre bonhomie et disgrâce physique chez Vanderpyl, « le plus charmant des hommes, [qui ] n’a rien d’un Apollon. Il est coquettement obèse et son visage est de ceux dont les artistes disent poliment qu’il a du ‘‘caractère’’ ». Un autre commentateur défend le même tableau en recourant à un qualificatif pas forcément très flatteur pour l’intéressé : « Le Vanderpyl de Charles Blanc mérite une mention particulière par sa ressemblance frappante. La lèvre, les yeux, le nez sont ceux d’un bourru, du bourru bienveillant qu’est le poète gastronome. » (H.F., « Une visite au Salon d’Automne. La contribution des artistes algériens », L’Écho d’Alger, 9 novembre 1933, p. 2.) De même, toujours à propos de cette toile, L. Vauxcelles relève les manières rudes de son confrère qu’il connaissait bien : « Son Vanderpyl est beau de vie intérieure et de vérité. Le caractère intime de notre confrère, cette douloureuse tendresse qui se cache sous les éclats de la brusquerie, est ici senti et restitué. » (« Les salons d’automne », Excelsior, 1er novembre 1933, p. 6.)

    F. Vanderpyl, par F. Desnos

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireEn une autre occasion, le même auteur livre l'un des portraits les plus précis de son confrère : « J’aime Vanderpyl parce qu’il est un des très rares artistes de notre corporation encombrée de cuistres ; artiste qui sent et s’exprime avec une libre violence ; personnel en ses opinions, injuste parfois, passionné, sectaire, mais artiste jusqu’aux moelles. Vanderpyl – célèbre par ailleurs en tant que gastronome et critique érudit des choses de gueule ; Vanderpyl avec qui l’on aime faire un bon repas, parce qu’il sait l’arôme des bourgognes et la saveur des daubes, chérit la peinture comme il aime les bons plats : j’entends sensuellement, en gourmet ; et c’est ainsi – non en théoricien – qu’on doit goûter les arts plastiques ; Gasquet aimait la peinture de cette manière, qui est la vraie. Vanderpyl adore les tempéraments généreux, un Segonzac, un Dufresne, un Vlaminck ; il est, ne l’oublions pas, de souche hollandaise ; le truculent, la matière onctueuse, la belle coulée des pâtes, voilà son affaire ; ne lui parlez pas des doctes cubistes hyper-constipés : son rire, insolemment dionysiaque, éclaterait et sa voix rauque (‘‘ma voix de vieille mouette écrit-il en ses délicieuses Gouttes dans l’eau) s’enflerait jusqu’à l’imprécation. Vanderpyl est un être malaisé à pénétrer, pour qui l’aborde ; on ne le comprend – on ne le devine – que si on l’a un peu pratiqué. Vous le jugeriez, à la première rencontre, paysan du Danube, ours mal léché, infumable ; sa tête ronde enfoncée en de costaudes épaules, son allure de vieux marin, ce je ne sais quoi d’abrupt, de rugueux, déconcerte, éloigne le raseur aimable. Mais que de finesse en ce regard triste ! Et quelle tendresse, qu’elle ferveur mêlées, dont il semble avoir honte ! Quel affectueux enthousiasme Vanderpyl dépense lorsqu’il est nécessaire de défendre les artistes qu’il apprécie, le poète Guy Charles Cros, le peintre Jean Marchand – décoré le même jour que lui – le céramiste catalan Durrio, des jeunes, tel Demeurisse… Ah ! le personnage étrange et paradoxal ! Il est lourd d’aspect, tangue en déambulant : or, Vanderpyl est un dandy (monocle, bagues, cravates amusantes) ; il affecte un langage haut en couleurs, dru, cynique, débraillé ; or, il est délicat, voire précieux ; grossier à l’occasion, coléreux en diable – et c’est un tendre… Il sera furieux, notez-le, que j’essaie de montrer au public le vrai Vanderpyl ; il me décochera un petit bleu d’engueulade : ‘‘Pourquoi dis-tu ça ? D’abord ce n’est pas vrai... Et puis, ça ne les regarde pas, etc… » (« Le Carnet des ateliers », Le Carnet de la semaine, 18 septembre 1927, p. 16.)

    Louis Vauxcelles, par Pierre Choumoff (INHA)

    fritz vanderpyl,max jacob,poésie,diable,apollinaireLa présence de Fritz dans le poème en prose de Max Jacob a été relevée par un critique des Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques (11 décembre 1926) qui compose avec humour sur le recueil du Haguenois Des gouttes dans l’eau : « Et je sais tous les sons, et j’ignore les mots. Nous voici avertis : ces gouttes dans l’eau sont des notes de musique. Aucune ne se perd, toutes sont pour le moins curieuses, quelques-unes très pures. En marge de ce petit livre, des mots indiquent et expliquent la façon de lire qui lui convient : alerte, digne, avec force, explicatif joyeusement, avec passion, très lentement. Pour l’acteur des soirées poétiques de l’Odéon ou de la Comédie-Française, très bien. Vanderpyl a inventé le poème - coquetail (selon l’orthographe de M. Eugène Marsan.) Quelques mots d’italien, deux ou trois vers en hollandais, deux strophes en anglais, un peu d’allemand, secouez fort et avalez d’un trait. La poésie vous monte à la tête. Ce qu’il faut dire aussi c’est que M. Vanderpyl n’est pas qu’un poète particulièrement original, c’est aussi un gourmet. Il sait cuisiner et le prouve, même, avec des gouttes d’eau. D’ailleurs Max Jacob a écrit que Vanderpyl, qui se révolte contre tant de choses, ressemblait au diable et c’est tout dire. »

    D. Cunin

     

     

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    JAMAIS PLUS !

     

    Tu as vécu en face de l’Église, dans des salles bien cirées où de chers vieillards t’enseignent la vertu sans lunettes et par l’exemple. Tu as vécu sous l’Arc de Triomphe avec des échelles et des jeunes gens blonds.

    Tu as vécu dans les hôtels meublés où les plantes des jardins sont artificielles et où tout sent le moisi même les conversations nocturnes.

    Tu as bu des nuits entières dans d’autres hôtels, avec des compagnies et des divans.

    Et tu n’as pas songé que ton Père Céleste te regardait, que tes frères célestes qui sont les anges te regardaient.

    Maintenant tu crois que la vie terrestre continue parce qu’un démon qui ressemble au poète Fritz Vanderpyl t’invite, t’a invité : il ouvre une soupente pour toi en ricanant et là, tu es dans une nuit sans lucarne et sans espoir. Serait-ce… ? Horreur ! quoi mon Dieu, mes larmes ne vous toucheront-elles pas ?

    Il est trop tard ! ma tête heurtera le toit et le mur et cela sera la nuit toujours. La terre, la chère terre, le soleil, le cher soleil, jamais plus !

      

    Max Jacob

     

     

    MAX JACOB - JAMAIS PLUS - VANDERPYL.jpg

    Action. Cahiers individualistes de philosophie et d’art,

    n° 4, juillet 1920, p. 4.