Ruysbroeck l'Admirable / Ruusbroec de Wonderbare
Claude-Henri Rocquet
et les amitiés harmoniques
Après avoir présenté la réédition du Ruysbroeck l’Admirable de Claude-Henri Rocquet et évoqué ce qui rattache cet écrivain français aux Flandres, le blogue flandres-hollande accueille une critique de ce même ouvrage, signée Pierre Monastier.
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L’œuvre de Claude-Henri Rocquet est un monde à part entière : ses paysages sont autant de lectures contemplatives et amoureuses ; la fertilité de sa plume puise aux richesses de l’art, la vision de son style s’étend dans un ample horizon spirituel. Il est des promeneurs connus en ce pays, que nous croisons comme une trame invisible au fil des livres publiés par l’écrivain : au détour d’une phrase, parfois en une simple incise digressive, surgissent le vieux maître Lanza del Vasto, Bruegel, Jérôme Bosch, François d’Assise, Ruysbroeck, Norge… silhouettes amicales qui traversent la destinée d’un homme dont l’œuvre est un prolongement indissociable. Nous sommes sans cesse dans une harmonique impressionnante d’artistes convoqués par un ami fidèle.
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Né en 1933 dans le nord de la France, Claude Henri-Rocquet traduit en quelques vers ses origines, dans lesquels il dévoile subrepticement les grandes lignes de son cheminement :
Je suis né quai des Quatre-Écluses
À Dunkerque le vingt octobre
Et quelques jours plus tard c’est à l’église
Saint-Martin que l’on me baptise
Me prénommant Claude-Henri Georges.
La dame qui tenait la loge
S’appelait Madame Pertuse
Ou pour dire vrai Pertusot
Élevait-elle des oiseaux
Dont sur la seiche le bec s’use ?
Ciel gris sur le canal d’eau grise
Où le soleil faisait un incendie
C’est là que j’ai reçu la vie
Qu’en ai-je fait jusqu’à ce jour ?
Il est grand temps d’aimer l’amour.
Il est grand temps d’aimer l’amour
Il est grand temps de vivre enfin
Claude aujourd’hui nommé Martin
Du nom secret de ton baptême
C’est ce que pour quoi tu vins au jour
Il est grand temps d’être toi-même.
Il n’est pas une strophe qui ne fasse mention de sa destinée spirituelle, du catholicisme de son enfance à l’orthodoxie revendiquée aujourd’hui, après de longues années marquées par le positivisme et un athéisme de cœur. L’œuvre traduit livre après livre son questionnement essentiel, artistique et mystique. Le professeur Rocquet s’efface sans cesse derrière l’homme de la quête ; à l’académisme glacial de l’universitaire scrupuleux, il substitue une langue ciselée, passionnée, vivante. Doit-il à ses modèles pareil positionnement ? Il écrit en effet de Ruysbroeck :
« Cette façon d’entendre et d’écouter la parole divine est la façon liturgique et monastique. C’est la façon du monastère, de la cellule, du chœur et de l’autel. Ce n’est pas celle de l’Université. C’est la lectio divina, et l’on parlait alors de ruminatio. Ce n’est pas la disputatio, la démonstration, le syllogisme : art de l’Université. […] Écriture inscrite au creux de la main et connue par cœur. »
Claude-Henri Rocquet est un véritable écrivain, et nous n’aurions assez de cent pages pour mettre en exergue les vibrations de son ardente plume ; ainsi la méditation sur la fresque de Giotto représentant François d’Assise s’adressant aux oiseaux :
« Tout le bleu le plus pur du monde n’aurait pas suffi à Giotto pour peindre ce moment céleste. Il montre la foule de ces petits aux pieds de saint François et quelques-uns accotent encore et vont se poser, sur la branche d’un arbre, dans la poussière du chemin, pour goûter l'enseignement et le poème de François comme on se délecte d’eau fraîche, d’une perle de rosée au creux d’une feuille. Le cœur de Giotto est comme l’un de ces oiseaux qui se recueillent et jubilent.
C’est ici l’Éden, retrouvé, et le Paradis où nous serons avec tous les animaux, ressuscités avec nous. Toute la Création resurgira de l’ombre où le temps l’aura plongée. Les oiseaux chanteront avec nous Dieu d’un chant éternel. Toute larme sera essuyée. Il n’y aura plus de mort. Oiseaux, petits enfants du ciel, vous vivrez dans les arbres et parmi les rameaux de la Jérusalem céleste comme vous avez vécu avec Noé dans l’arche. Et toi, corbeau, même ton chant nous ravira ! Et toi, colombe, ta place est au plus haut des cieux, pour toujours. Oui, c’est un paradis que cette prédication ailée qu’a peinte Giotto. Un poème, silencieux, pour faire entendre une musique, un chant. Un alléluia pour louer, comme Dante, en son dernier coup d’archer, l’Amour. »
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La publication récente de Ruysbroeck l’admirable en est un nouveau témoignage : cet ouvrage reprend en grande partie sa Petite vie de Ruysbroeck publiée chez DDB il y a plus de dix ans - moins le chapitre intitulé « Lire aujourd’hui Ruysbroek » -, auquel est ajouté un ensemble de textes aux thématiques diverses, rassemblé sous le titre : « Ruysbroeck et la mystique maternelle ».
Ruysbroeck s’inscrit dans une terre flamande que décrit avec exultation Claude-Henri Rocquet. Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth, Marguerite Porete, etc., forment une de ces traditionnelles « morris dansen » qu’ont peintes avec munificence Pieter Brueghel et Jeronimus Bosch, également convoqués par l’écrivain. Le récit vit et vibre de cette foi en mouvement des XIIIe et XIVe siècles.
Les chapitres s’attachent formellement aux lieux traversés par Ruysbroeck, lieux spirituels ou physiques, pour mieux déployer une théologie élaborée au fil des années, surtout àpartir de ses cinquante ans, lorsqu’il décide d’abandonner sa charge de chapelain de Sainte-Gudule pour gagner la forêt de Soignes et fonder le prieuré de Groenendael : les trois chemins qui conduisent au Royaume de Dieu, les trois degrés de la vie sanctifiée, les trois types d’hommes bons et fidèles, les sept clôtures… Chaque distinction faite par le mystique vise in fine l’unité ; il redécouvre en un langage propre les grandes intuitions des Pères du Désert.
« Jamais Ruysbroeck n’oublie que Dieu est un en trois Personnes. Que l’essence de Dieu est Unité et Trinité. Et l’un et le ternaire sont en l’homme, en l’humanité, en chaque homme.
Comme il est trois degrés dans le chemin vers Dieu, il est trois degrés dans la nature humaine : corps, âme, esprit. Mais chaque degré a son unité, et les trois degrés, bien que le supérieur ait à gouverner l’inférieur ont ensemble leur unité. Au plus haut degré de la nature, au plus haut degré de la nature humaine, l’unité est l’essence, l’unité est celle de l’être, par quoi toute créature existe, sans quoi elle ne serait pas, et cette essence est en Dieu. Ainsi, dans la nature même en son plus haut degré, l’homme accède à la surnature divine.
Entrer en soi-même et entrer dans le mystère de Dieu sont un même chemin. S’engloutir dans l’abîme de Dieu et se donner à son prochain sont le même chemin. Entrer dans la conscience de sa conscience, de la conscience humaine, est rencontrer le Christ, essence de l’homme, homme essentiel, homme commun à tous les hommes, et c’est rencontrer en lui l’essence de Dieu. Rencontrer le Christ, l’un de la Trinité, c’est rencontrer la Trinité et l’Unité. »
Commentant un autre extrait de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet insiste :
« Cette union dont parle Ruysbroeck, cette communion, cette ‘’vie commune’’ dans l’amour, est au cœur de sa vie et de son œuvre. L’exégèse de Ruysbroeck ne se sépare pas de son expérience intérieure, de son enseignement mystique. »
Il est une joie qui filtre à chaque page, celle de l’apprenti qui trouve dans ses maîtres des chemins mystiques insoupçonnés, des instruments pour façonner année après année l’âme en conformité avec l’Absolu, un mode d’emploi exemplaire pour inscrire ses pas dans ceux qui ont parcouru la vallée terrestre avant lui.
Ruusbroec, Opera Omnia, 8, Brepols, 2001
Claude-Henri Rocquet est le fils secret de ses sujets ; ses modèles sont des géniteurs. Ses livres sont autant d’hommages à ceux qui l’ont enfanté spirituellement à une grâce qu’il sert, qu’il tente d’étreindre d’envolées lyriques mais qui le dépasse continuellement. Il a trop vécu intérieurement dans ces plaines mystiques flamandes pour rester à distance d’une expérience de l’amour infini, qu’il effleure de toute sa vigueur comme la main caresse les nombreux cahiers qui parsèment son bureau. Comme Ruysbroeck, il semble ne plus savoir écrire désormais sans que jaillisse, volontairement ou non, les fruits de sa propre contemplation silencieuse. Son Ruysbroeck l’admirable est un enchâssement mystique, son humble propos s’insérant en des tonalités semblables dans la douzaine d’ouvrages écrits par le moine six siècles plus tôt, jusqu’à confier - lui qui est marié à l’écrivain Anne Fougère : « Tout homme qui cherche son unité en Dieu, par l’amour, est moine. »
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La deuxième partie de son ouvrage, qui compte une soixantaine de pages, est plus surprenante : non seulement elle consiste en un assemblage composite de quatre textes, mais certains d’entre eux ne présentent qu’un lien indirect avec la figure de Ruysbroeck ; ce dernier ferait presque figure de prétexte à la publication, ne serait-ce que dans le premier texte, qui offre une belle méditation sur sainte Véronique, seule femme présente dans Le Portement de la croix de Jérôme Bosch, ou encore dans le troisième texte intitulé « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », qui s’ouvre sur Ruysbroeck pour aussitôt glisser vers Hadewijch d’Anvers avant de traiter l’épineuse problématique de l’apocatastase, sur laquelle Claude-Henri Rocquet achoppe.
La question de la mort et des fins dernières habite l’œuvre de notre auteur ; il serait fastidieux de relever toutes les phrases qui abordent, même subrepticement, la fin de la vie ici-bas. Alors qu’il résume Les sept clôtures de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet glisse un rapide commentaire, sans s’y attarder.
« La journée du jour s’achève ainsi comme s’achèvera la journée de la vie. S’endormir est apprendre à mourir comme s’éveiller préfigure la résurrection. […] À son réveil, au réveil de la mort, celle qui dort verra venir à sa rencontre son bien-aimé. »
Dans son commentaire des fresques de Giotto sur François d’Assise, la mort est partout : des stigmates du saint à la mort du chevalier de Celano et du Poverello ; le crucifix en est le centre, le cœur, le sens.
« Cet office des morts, et ce crucifix qui se penche vers nous et vers François, est un credo, l’affirmation de notre espérance. Il tient ensemble la naissance et la mort du Christ. »
Car c’est bien de la mort du Christ dont il est question ultimement, dans laquelle toute vie et toute mort s’inscrivent. La mort ouvre un abîme dramatique à toute existence humaine ; le sacrifice du Christ sur la croix trace un sillon d’espérance : le drame trouve son bienheureux déploiement. L’écrivain ne saurait y demeurer insensible : que deviennent les premiers mots quand la seule perspective d’avenir certaine est un dernier souffle ? L’acte d’écriture est encore le témoin d’une existence donnée, réalisée, transmise, pourvu qu’il soit offrande de vie jusque dans sa finitude.
« Plus j’écris et plus j’ai le sentiment que la pensée de la mort est au cœur de l’acte d’écrire – pour se préparer à la mort, et pour y opposer la mémoire, la force de vie, l’espérance. Et plus j’ai conscience de la vanité de toute parole, de toute pensée, de toute écriture – de leur radicale insuffisance – devant la mort quand il faut la vivre, en réalité, en vérité. Il n’y a que le silence et la charité qui tiennent devant la mort. »
Cette espérance porte le poète qui quitte son jardin secret pour naître au monde par la publication, jusqu’à sa propre mort et son éternelle renaissance.
« Et maintenant que nul n'aura plus soin de vous
Mes arbres et mes herbes folles
Frères et sœurs de sève et de silence
Vivez vivez tenaces contre le rocher
Je vous confie au ciel à sa pluie à ses flammes
Je vous confie à vous-mêmes je vous confie
Au temps et à la terre
Au loin j'écouterai dans la rumeur humaine
Votre sagesse instruire les étoiles »
Cette éternité même interroge encore le croyant qu’il est, irréductible porteur d’une lumière qui éclabousse de ses deux bois la face d’un monde errant. Se peut-il qu’un être sombre sans fin, loin de Dieu ? Le questionnement affleure dans la première partie de l’ouvrage de Claude-Henri Rocquet, né de quelques lignes de Ruysbroeck que l’auteur ne comprend pas ni n’admet : le mystique flamand, à la hauteur de vue si prodigieuse, conçoit néanmoins l’existence d’un enfer éternel. Il s’interroge avec indignation, presque naïvement.
« Comment un homme d’un tel cœur pouvait-il concevoir qu’une partie de l’humanité fût exclue éternellement de la lumière éternelle ? Comment une âme montée si haut dans la contemplation et dans l’amour de Dieu pouvait-elle oublier que la miséricorde de Dieu est infinie ? Comment pouvaient en elle s’accorder l’expérience de l’amour fou de Dieu et la croyance à l’enfer ? Comment ce mystique pouvait-il s’abstenir d’espérer l’apocatastase [nous y sommes ! PM], c’est-à-dire la réintégration finale de toute l’humanité dans la lumière et l’amour de Dieu ? - L’époque ? L’époque n’explique pas tout. […] C’est qu’un fil sépare, au plus haut degré de la vie intérieure, l’expérience de Dieu et l’illusion spirituelle. »
Claude-Henri Rocquet ne poursuit pas davantage : après plusieurs interrogations, certaines maladroites dans leur formulation, il a mentionné cette infime distinction entre expérience et illusion, distinction non perçue par le mystique au XIVe siècle mais dont lui, six siècles plus tard, semble avoir la clef. Quelle est-elle ? Nous l’ignorons. Il faut attendre le troisième texte ajouté dans cette édition pour voir resurgir la question qui, décidément, le hante. Ruysbroeck ne s’y attardait pas ; Rocquet ne peut sauter à pieds joints au-dessus de l’obstacle. L’espérance qu’il professe ne saurait trouver une contradiction dans un scénario privé d’un happy end convenu.
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Il y a ceux qui affichent sèchement leur certitude qu’il existe des âmes humaines déjà damnées. D’autres plus nombreux - tel notre écrivain - ne peuvent imaginer qu’un seul être subisse les affres d’une damnation éternelle ; pire, il en est parmi eux qui le conçoivent d’abord comme un océan de feu et de soufre, non comme un refus ferme de la présence divine… Claude-Henri Rocquet n’échappe curieusement pas à ce travers. Dans ces deux options extrêmes, Dieu et l’homme se voient radicalement privés de leur liberté ; il est une nécessité d’une grande embrassade finale, d’une orgie béatifique, à la manière des grands banquets gaulois, après une belle aventure humaine.
C.-H. Rocquet, François et l'itinéraire, 2008
Claude-Henri Rocquet commence par condamner avec raison des excès commis ici-bas par des hommes d’Église, avant de les confondre finement avec la notion d’un enfer éternel, en un raisonnement léger et douteux, par des références bibliques qu’il interprète en les forçant. C’est qu’il sait ce à quoi il se frotte : toute la tradition de l’Église, majoritaire les premiers siècles, unanime depuis le deuxième concile de Constantinople en 553 (Ruysbroeck compris), qu’il durcit sciemment en un injuste choix entre Origène et Augustin.
Plus encore, Claude-Henri Rocquet s’oppose au texte saint lui-même. Le terme apocatastasis n'apparaît qu'une seule fois dans la Bible, lorsque Pierre, après avoir guéri un mendiant handicapé, se tourne vers les témoins et annonce la fin des temps.
Il [Jésus] doit rester dans les cieux jusqu’à ce que vienne le temps où Dieu restaurera toutes choses (apocatastasis), comme il l'a promis il y a longtemps par ses saints. (Ac 3,21)
Comme tout hapax, le mot lucanien a un sens incertain : ce tout renvoie-t-il à l’universel, à l’ensemble de la promesse, à l’alliance abrahamique accomplie pleinement par le Messie…? En revanche, le Nouveau Testament regorge, sous une forme ou une autre, de références indiquant l’éternité de l’enfer : Mt 3,12 ; 13,41-42 ; 18,8 ; 25,41 ; Mc 9,44-49 ; Lc 16,23-24 ; Jude 7 ; Ap 14,11 ; 20,11 ; 22,4-5… Claude-Henri Rocquet le sait ; c’est pourquoi il continue son impuissante lutte, par une accusation de fondamentalisme, de « littéralisme », de « théologie de la terreur », etc. Il se fait Alexandrin contre l’école d’Antioche, maître ès interprétations contre toute forme de magistère imposé ; sa théologie devient pure affectivité devant un problème qu’il ne sait résoudre, sinon en prenant la place de Dieu. La langue s’enflamme, l’écrivain l’emporte ; la raison est mise au ban, le philosophe se meurt.
Claude-Henri Rocquet est un homme fin. Il connaît les arguments adverses. Il ne les affronte pas. S’il ne peut les contredire, il les balaye avec dextérité, d’un revers de main. La liberté de l’homme qui ne s’achèverait pas par un pardon absolu de Dieu n’est plus selon lui que « ratiocination », « sophisme », « vain cliquetis de concepts ». Il ne prend finalement pas la mesure du drame qui se joue depuis la Création dans cet espace infime de la liberté. Elle n’est pas un concept mais une réalité existentielle, inscrite dans notre nature… Il refuse de la prendre au sérieux.
Rogier van der Weyden,
Polyptyque du jugement dernier,
Musée de l’Hôtel-Dieu, Beaune (1446-1452)
N’est-il pas de miséricorde dans cette pudeur de Dieu à ne pas la forcer ? Quel serait l’amant qui imposerait de force l’union ?
Que votre oui soit un oui, que votre non soit un non… Le « oui » serait pour lui définitif mais pas le « non »… curieuse contradiction résolue dans une miséricorde divine qui force la volonté de l’homme à l’extrême.
Si je ne puis affirmer qu’il n’y a aucune âme humaine en enfer, il m’est néanmoins permis de l’espérer, à la suite de Charles Péguy ou de Hans-Urs von Balthasar. Le déclarer reviendrait à usurper le jugement de Dieu ; l’espérer nous place à côté du Christ sur la croix lorsque, au moment d’expirer, il implore le pardon pour toute l’humanité.
La condamnation de l’apocatastase par le cinquième concile œcuménique à Constantinople (reconnu par les Églises catholiques et orthodoxes) m’interroge personnellement sur les conséquences anthropologiques que cela suppose. Claude-Henri Rocquet s’indigne de la possibilité d’un enfer éternel qu’il ne peut concevoir ni de cœur ni d’intelligence ; je préfère davantage considérer attentivement ce que l’affirmation d’un enfer éternel, énoncé presque unanimement par la Bible et la tradition, nous dévoile de la réalitéde la compassion.
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Claude-Henri Rocquet, juin 2014 (© MHC)
En affrontant la question de l’apocatastase, Ruysbroeck s’est retiré et Claude-Henri Rocquet imposé au premier plan. Ainsi l’écrivain procède-t-il régulièrement, brisant les conventions arbitraires qui envisagent une biographie avec distance, avec - quel terrible vocable ! - objectivité. Il s’enthousiasme, pleure, chante, complimente, condamne avec une même liberté, dont témoignent les nombreuses pages noircies au fil du temps : ici, il s’oppose à sa propre Église sur un problème délicat ; là, il arbore un christianisme face à une société agonisante en l’absence de sens. Son écriture obéit au seul diktat de l’amour, de l’homme à Dieu. Laissons-le déployer une dernière fois sa parole des profondeurs, au moment de clore notre propos, par une de ces pages où perce l’insaisissable mystère, celui de la Transfiguration - si chère aux orthodoxes - et de l’ultime révélation.
« Admirable par la connaissance de l’Écriture, par la lecture inspirée de l’Évangile et de l’Apocalypse. C’est par l’Écriture que Ruysbroeck explique le mystère indicible de l’expérience mystique, par la manne et le caillou blanc, par la Transfiguration sur le Tabor : parole commune. C’est sur l’Écriture qu’il fonde son enseignement, l’autorise, le vérifie. Et en même temps, l’expérience intérieure et la contemplation éclaire l’Évangile, ouvre le livre scellé. Quelqu’un avant Ruysbroeck avait-il montré le chemin qui va de la révélation du Tabor à la révélation de l’Apocalypse ? Entendre Ruysbroeck, c’est apprendre à lire le livre intérieur de l’homme, le livre humain que nous sommes, et c’est apprendre à lire l’Écriture, à nous y orienter comme les mages guidés par l’étoile à Bethléem, à voir dans le paysage montagneux qu’elle constitue, livre après livre comme les plis des plaines et des monts, les plis des horizons successifs, - à voir se lever le soleil sur les vallées obscures, et se dessiner le fil des chemins, à voir le paysage de la parole apparaître comme un édifice, un temple, l’évidence de la Jérusalem éternelle. Et c’est le même livre, le livre de l’homme et le livre de Dieu, le livre intérieur à chacun et le livre plus intérieur. La connaissance de l’un accroît la connaissance de l’autre, la lumière de l’un s’accroît par la connaissance de l’autre. Noverim me, noverim Te. Une lumière éclaire une lumière. Un seul livre : d’un côté si clair et tout proche, et de l’autre, insondable, disant l’indicible, couvert de la nuée obscure qui enveloppe les trois disciples jetés face contre terre et qui ont vu la face éblouissante de Dieu conversant avec Élie et Moïse. Un même livre : puisque Dieu s’est fait homme et a parlé parmi nous l’araméen comme Ruysbroeck le thiois, le flamand. »
Pierre Monastier
28 août 2014
Joseph Haydn,
Les Sept Dernières Paroles du Christ sur la Croix,
Quatuor Ludwig,
texte de Claude-Henri Rocquet, dit par Alain Cuny
Œuvres de Claude-Henri Rocquet citées dans l’article
- Ruysbroeck l’admirable, Salvator, Paris, 2014.
- Vie de saint François d’Assise selon Giotto,
Éditions de L’Œuvre, Paris, 2011.
- Les Sept Dernières Paroles du Christ sur la croix,
Arfuyen, Paris, 1996.
- Le Village transparent, Éolienne, Paris, 1994.
- L’Auberge des vagues, Granit, Paris, 1986.