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  • L’incomparable Emmanuel Looten

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    Une évocation par Dominique Neirynck

     

     

    Dominique Neirynck revient sur la vie et l’œuvre d’un grand poète de la Flandre française, qui a évolué au sein de l’avant-garde des années cinquante et soixante du siècle passé, entre autres dans le cercle des Michel Tapié, René Drouin, Georges Mathieu, Salvador DaliEmmanuel Looten (1908-1974) a marqué les gens de son époque tant par sa personnalité que par sa langue incomparable, des vers exhumés de la glaise, sortis d’une forge lucebertienne, trempés dans la mer du Nord. Ou du « sang, sel, sol », ainsi que le martèle le titre de l’un de ses poèmes. Sous sa plume, combien de verbes substantivés issus du flamand ? Combien de néologismes, de mots qui ne figurent dans aucun dictionnaire ? Combien de nud qui remplacent le mot nu ?

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsS’il a côtoyé le dessus du panier à Paris, il n’a pas manqué non plus de cultiver certaines sympathies dans son Septentrion natal – ne dédie-t-il pas à l’occasion un poème à Marc. Eemans ou à Willy Spillebeen, écrivain qui lui a consacré une monographie et une anthologie en néerlandais ? n’entretient-il pas une correspondance avec Michel de Ghelderode ? À plusieurs occasions, le Dunkerquois Claude-Henri Rocquet lui manifesta lui aussi son admiration et sa reconnaissance de vivre voix ainsi que par écrit : « Mon professeur de quatrième ou de troisième au collège Jean-Bart et Lamartine, à Dunkerque, esprit classique, esprit scolaire, se moquait de Mallarmé et du poète Emmanuel Looten, qui vivait à Bergues. Il nous lut, pour s’en moquer, ‘‘Le Cygne’’. Je protestai. J’aurais été bien incapable d’expliquer ce poème, mais sa beauté m’était évidente. Je lisais aussi, dans Le Nord maritime, chaque semaine, la chronique de Looten qui évoquait, dans une écriture qu’aujourd’hui je dirais un peu mallarméenne, les choses de la vie littéraire à Paris : énigme, stellaire ; signe venu comme d’un autre monde ; parole pythique au milieu des faits divers. Il arrive qu’un âne porte des reliques, une lumière. Le professeur avait cité, avec un haussement d’épaules, une phrase d’Emmanuel Looten : ‘‘Adam était-il poète ?’’ Cette question me fut comme un kōan. Qui sait jusqu’à quel point elle m’a travaillé et formé dans le sentiment de ce que doit être la poésie et de ce qu’elle est ? » (Œuvre poétique complète, tomes 3 et 4, Éoliennes, 2020, p. 218-219).

    Dominique Neirynck tient à remercier Philippe Looten, fils de Charles et neveu d’Emmanuel ; Christophe Looten, petit-fils de Charles, musicologue et compositeur d’opéra et de musique contemporaine, qui a échangé une correspondance abondante avec l’écrivain ; enfin Éric Looten, petit-fils du poète. (D.C.)

     

     

    Emmanuel Looten Michel Tapié.jpg

    E. Looten tient un petit serpent, cadeau de Michel Tapié, ici au second plan

    (coll° Charles Looten, © Roger Picard)

     

     

    Des rencontres décisives :

    Arthur Van Hecke, Charles Looten, Andrée Aroz…

     

    Ils m’ont fait découvrir Emmanuel Looten voici près de cinquante ans: le frère Charles, l’épouse Andrée Aroz, le peintre Arthur Van Hecke (1924-2003), représentant majeur du Groupe de Roubaix. Autant de témoins et passeurs d’héritage. Le 30 juin 1974, Emmanuel Looten nous quitte, à Bergues. Poète mais aussi dramaturge (le quotidien Le Monde du 25 juin 1960 lui consacre par exemple un bel article lorsqu’il remporte le Prix de la Genèse pour sa pièce Khaim ou la première mort), critique et conférencier. Né en 1908, il fait paraître À cloche-rêve, son premier ouvrage, en 1939 ; dix ans plus tard, le Prix de poésie de l’Académie Française lui est décerné. De sa propre initiative, il publie 25 livres, certains avec la complicité de deux de ses fidèles amis, Arthur Van Hecke et le critique d’art, éditeur et peintre Michel Tapié. Looten demeure l’un des chantres exceptionnels de la Flandre : « Nos Flandres sont douces. Elles sont Gezelle ou Érasme. Elles sont fortes : elles sont Jean Bart ou Barentz » (La poésie aux yeux de cœur, 1951). Je n’ai pas connu Emmanuel Looten : la rencontre de certains de ses proches m’a montré le chemin… Tout d’abord l’amitié avec Arthur Van Hecke et Lucette, lesquels me transmettent alors tout ce qu’ils savent, une confiance qui m’incite à cultiver la mémoire de cet homme. Arthur Van Hecke me parle de « Manu » à chaque échange… soit des dizaines de fois ! À la fin des années soixante-dix, je me rends à six reprises chez Charles Looten, le frère d’Emmanuel, à Bergues ; il me prête tous les ouvrages du poète. En 1978, Marie-Jeanne et moi rencontrons Andrée Aroz, l’épouse de l’écrivain, quatre ans après la mort de ce dernier, chez elle à Golfe-Juan. Je prépare alors, pour le plaisir, un livre reprenant 150 poèmes sur la Flandre qui ne verra cependant pas le jour. Ce projet me vaut une réaction de sidération positive d’Arthur Van Hecke… Pour me remercier, il m’offre une superbe marine qu’il vient tout juste de terminer ! Cadeau magnifique.

    A. Van Hecke, Autoportrait.

    Looten3.jpegEmmanuel Looten fut d’abord un physique : en 1928, il est champion de Flandre du 100 mètres en 11 secondes. Il obtient son Brevet de pilote d’avion en 1936 et sert comme aviateur pendant la Seconde Guerre mondiale ; il reçoit la Croix de guerre. Voici ce qu’Arthur Van Hecke dit de lui dans un entretien qu’il accorde à Plein Nord (octobre-novembre 1979) : « Il est impossible de synthétiser Manu en quelques mots. C’est comme si on voulait définir un peintre en montrant l’une de ses toiles. C’est un être complexe, très complexe et très naturel à la fois. Il était en perpétuelle ébullition, une ébullition qui paraissait compliquée à ceux qui ne le connaissaient pas, et qui en fait pouvait être très simple pour ceux qui le connaissaient. […] Jamais je n’ai essayé de comprendre un texte de Manu. Cela ne m’est pas venu à l’esprit et je n’en éprouve aucun besoin. Un poème de Looten, c’est la musique des mots. Quand j’écoute de la musique, je ne cherche pas à comprendre ce que l’auteur a écrit ! Peu importe ! Je me laisse aller à un plaisir des sens. […] Manu employait très souvent le mot de manouvrier. Mais il lui redonnait toute sa noblesse. Manu était un manouvrier de la poésie. […] Toute création est sacrale. Toute création authentique. Manu disait volontiers : je suis entré en poésie comme on entre en religion. C’était vrai. […] Le drame de Manu c’est cette solitude. Alors, automatiquement, il plongeait dans la poésie à corps perdu. » S’adressant à son ami, Emmanuel Looten exprime ce beau jugement : « En peinture, je me borne à aimer. »

    Pour Arthur et son épouse Lucette, il écrit « Vents de Flandre », publié dans Nada (1971).

     


    Arthur Van Hecke. Lumière intérieure

    (avec la poétesse Arlette Chaumorcel 

     

     

    Vents de Flandre

    Pour mes Amis Van Hecke

     

    Vents fous, énergumènes affolants… Furieux vents arrachant l’esprit et le souffle, qui vous dépoitraillent à nud et, tout vif, vous lacèrent. Rauque table d’harmonie, basses chuintantes, profondes. Caverneuses résonances ou sifflements diaboliques, stridant jusqu’à l’ultrason. Cela surgissait du fond de nos plaines de terre ou de mer, jailli, pulsé, clamé, hurlé à vive moelle. Souffle immensément profond, intense respirer d’une mer innombrable.

    Cri-ahan de force brute, laminée, orientée au venturi majeur du Pas-de-Calais. Forge puissante où se forment, se sculptent glaises et limons, sifflant giclant de toutes parts. Irrésistiblement montent en nous ces rafales hurlantes, engloutissant dix mille vertiges, géantes et hurlantes rafales, vaticination rageuse de ce ventre, à toutes ondes en son implosive folie. Envoûtement de sabbat, langues acérées de maléfique…

    Tournoi glapi des hells, diaboliques Korrigans, étrange souffle d’Au-Delà. Sables, poudres en tournis, monte à puissante magie, ce largo dramatique. Mystérieuse mystique de ces ondes à multiple tessiture. Poudroiement des rafales, sonoris paroxyte comme un vocal abois qui délire. Vent de mer qui nous a créés et recréés sans fin, pizzicato de furias aiguës, norias à transes folles. Marée de sons, hurle-bête pleine puissance, vocifération haut et hot… Puis adoucis soudain en murmures aigus au diapason démoniaque.

    Et de nouveau l’éventrer brutal de toutes choses, gongs de violente percussion, marée exaspérée de sons et de forces, ce broiement d’une pulvérulence des sables, dans la rage des ondes de pluie à fols ravages. Au plein fouet des forces alouvies de nature : pulsions, scansions rageuses, puissante vie aux tempêtes anormales. Battement-forge de toutes artères folles, des ondes de tornade, mer, ciel et terre. Ah ! vents furieux de nos puissantes Flandres !…

     

    Looten5.png

    poème de Looten illustré à la main par A. Van Hecke, 1962

     

    Paru dans Gwenn Fydd (1968), autre recueil aux éditions belges Sanderus (Oudenaarde), « Gris ma seule couleur… » peut se lire comme un hommage à la peinture de Van Hecke, coloriste hors pair :

     

     

    Gris ma seule couleur…

     

    Sang de gris, plein sang à griselis doré,

    Angoisse nouée d’affre en quoi ce gris me grise,

    Nuances mille où le ciel graille et croûle,

    Entrailles turbulées d’un multiple combat !

     

    Mon ciel effiloché, penaillé, émulsionne

    Cette bioflore à geste indéfinie…

    Fabuleux fermenter, sixtessencié, subtil ;

    Remuement vibrions à changeance incessée…

     

    Voici l’aube émerveillante, enjouée de souples gris adolescents.

    Gris grenus de variances, de grèges reflets grésillés, noués de fibres fines : tonalité grignée, couleur d’eau et de larmes. Ciel-force de vivance impalpable, soie d’une Flandre !

     

    Gris, ma seule couleur, richissime nuance…

     

    On pourrait citer bien d’autres pièces en hommage à l’art de son ami, par exemple « Van Hecke en nuance » (Antéité anti Pan, Jean Grassin, 1961) et « Ce bal des mots de mer » (Vers le point oméga, Jean Grassin, 1963).

     


     

     

     

    La reconnaissance avant la notoriété

     

    Parmi les noms qui accompagnent celui de Looten dans ses recueils, on relève les suivants, même s’il ne s’agit pas toujours d’une préface ou d’un avant-propos : Pierre Emmanuel, René Huyghe, Stéphane Lupasco, Michel Tapié, Paul Valéry… Une chose est sûre, le Berguois a su tisser des liens avec de grandes figures, de la Flandre au Japon en passant par Paris, entretenir des amitiés de qualité et se nourrir aux meilleures références artistiques. Mentionnons quelques passages qui ouvrent l’une ou l’autre de ses œuvres :

    « Il est bien certain que pour quiconque connaît la Flandre française, son climat, sa lumière, son ciel, les vers d’Emmanuel Looten disent exactement les mots qu’il devait dire pour y enfermer la beauté propre et particulière de son pays natal. » (Antoine Adam, préface à La Maison d’herbe, Seghers, 1953).

     « Ce feu matériel de la parole en fusion jaillit en d’étranges, d’impérieuses coulées, il transmue les vocales, les combine, provoque des alliages entre des termes rebelles qui cèdent à la pression du métal fou, du souffle de lave dont le volcan Looten est possédé. » (Pierre Emmanuel)

    Looten4.png« Il n’y a de vivant que la tension et nous savons depuis HERACLITE qu’elle ne s’établit qu’entre les contraires. Que serait une culture incapable de couvrir le champ magnétique qui vibre et crépite, de terroir à l’humanisme ? Emmanuel LOOTEN sait dresser comme un flamboiement, cet arbre lyrique qui va chercher sa sève dans la racine et le jette dans la palpitation des feuilles, vent, lumière, tempête… Et l’arbre des FLANDRES avec lui plonge dans la terre la plus dense, la plus drue, la plus charnue, pour égoutter le Sang, à sa cime, dans les tourbillons de l’Espace. » (René Huyghe, épigraphe du Sang du soir, Sanderus, 1970).

    « Ô belle phrase, qui dira, qui fera ce contour miraculeux pénétrant dans toutes les cavités sans abandonner le bel ensemble – inflexion, passage vivant, caressant, dessinant toute chose ; contenant les extrêmes dans la forme, capable de la pensée distincte, comme sous l’unité de la peau, les machines distinctes sont logées, colloquées. » (Paul Valéry, un extrait de ses Cahiers datant de 1917 en guise d’épigraphe de Sur ma rive de chair).

    On doit en outre au grand philosophe d’origine roumaine, Stéphane Lupasco (1900-1988), l’avant-dire des Timbres sériels (Jean Grassin, 1959). Sur le thème du tragique, Emmanuel Looten fera d’ailleurs souvent référence à ce penseur inclassable. Les deux hommes se connaissaient bien : « Avec Lupasco et le professeur Pierre Auger, dirai-je combien la vie est dissymétrique. » (Delà mon impossible, Barbez, 1958).

    Quant à Michel Tapié (1909-1987), descendant de Toulouse-Lautrec, critique d’art influent à qui l’on doit la formule « art informel », son importance dans la vie de Looten n’est plus à démontrer. Il a entre autres signé l’avant-dire de Gwenn Fydd : « La poésie, liée à la magie du verbe, beaucoup plus qu’à la logique grammaticale, pose aujourd’hui des problèmes opposés, dans leur apparence, à ceux vers lesquels ont dû fatalement se tourner tous les autres arts. La formalisation esthétique devant opérer dans le sens de l’efficacité artistique, doit s’occuper avant tout d’expression rayonnante d’enchantement sinon d’envoûtement verbal dans des séquences ordonnées et irréversibles. »

    Looten, Tapié, G. Mathieu (1950)

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsLa suite de son propos montre combien Looten a été favorisé par les plasticiens dont il a pu marier le nom au sien, qui pour une plaquette, qui pour un tirage unique, qui pour un recueil : « Emmanuel Looten est, peut-être, le poète le plus ‘‘illustré’’ du monde, tout appariement d’images hors de question, par des artistes d’obédiences apparemment contradictoires : de Mathieu à Appel, du maître Insho au maître Sofu, de Dali à Fautrier, de Piaubert à Serpan, d’autres : Assetto, J. Brown, Dourdin, Gillet, Fontana, Lauquin, Jean Lurçat, Arthur Van Hecke… Je pense que l’appariement le plus juste serait, encore très contradictoirement dans l’apparence, celui de la rigueur unique et du paroxysme de l’action painting, qui est aussi dépassement magique dans la mesure où il y a contrepoint d’un ordre, donc quel que soit le paroxysme expressif, la rigueur, en fin de compte, d’un axiome de choix poétiquement structurel. » Dans Le Point oméga, le Flamand dédie un poème à Lucio Fontana : « Fontana au nom fluide, effleurure d'onde / Fontavita, rapide flux lointain, rapide, / Fontanaviva, céleste source et preste, / Fantasia créante, flux enfanté de fleur... ». En 2016, la ville de Bergues a consacré une exposition, dans son Musée du Mont-de-Piété, à ces collaborations entre le poète et les peintres.

    À ces créateurs, il convient d’ajouter Michel Tapié lui-même, mais aussi Andrée Aroz, épouse du poète, qui a réalisé la couverture de nombre de ses recueils, et René de Graeve (1901-1957) né à Mouscron et qui vécut à Lille. À son sujet, Looten écrit« Cet homme était exceptionnel, hors limites ! Géant flamand, René de Graeve était ‘‘puissant’’. Ce terme de puissance, d’un pouvoir évident émanant de sa solitude nuancée qui n’était certes pas l’isolement. Qui l’approchait ressentait sa brûlure astrale : l’envoûtement ambre-feu de son regard brûlant, de sa barbe hidalgo, de sa voix pénétrante. Déjà il vous mettait à vif, à nu. Avant toute chose, ce peintre de génie pénétrait l’être et ses arcanes, corps et âme. Et l’esprit à toutes échappées. »

    Georges Mathieu

    Looten6.jpgGrâce en particulier au galeriste René Drouin (1905-1979) et à Michel Tapié, le puzzle se met en place. En matière de notoriété, pour Emmanuel Looten, tout commence en réalité autour de ces deux hommes. René Drouin influence alors considérablement la vie culturelle européenne. Il ouvre sa galerie à Paris en 1939 ; des difficultés financières le pousseront à la fermer en 1950 avant de retenter l’aventure. En attendant, il est l’un des leaders de l’avant-garde moderne : il lance Dubuffet en 1944 et Georges Mathieu en 1950. Tapié, son conseiller artistique, peintre et sculpteur par ailleurs, a pour voisin d’atelier, à Montparnasse, Jean Dubuffet. Il œuvre pour d’autres galeristes ; à la Galerie Rive Droite, il organise ainsi la première exposition en France de Karel Appel (1955). « Non seulement René Drouin faisait preuve d’une grande curiosité, mais il a eu de plus l’intelligence de s’appuyer très fortement sur Michel Tapié et ses amis écrivains ; ensemble, ils ont exposé tous les grands de ce qu’on appelait l’avant-garde », nous a confié en 2018 Chantal Lachkar, directrice de la Bibliothèque des Arts Décoratifs de Paris.

    Michel Tapié découvre Emmanuel Looten en lisant le poème « Hepta », paru en 1949 dans Le Grenier sur l’eau : « J’ai tout de suite fait confiance à la magie verbale de cet ‘‘Hepta’’ par quoi j’ai affronté l’œuvre-choc qui n’a depuis cessé de poursuivre en violence mon ami Emmanuel Looten. […] Ce moment crucial de bascule entre deux ères, entre les millénaires classiques et le vigoureux début de cette ère autre dont nous² avons la chance fantastique de vivre les débuts. […] Emmanuel Looten est bien armé pour tenter cette aventure totale : ses pointes de la plus extrême audace poussées dans le magma grammatico-étymologique, réalisées dans l’extrême vitesse d’une création aussi orgiaque que tellurique, lui permettent de conquérir en force les moyens d’explicitation de la richesse de son intérieure cosmogonie. » (préface à OIW, Caractères, 1955).

    Mais qu’est-ce donc que ce poème, « Hepta », qui le révéla à son futur ami ? Que recouvre ce « Sept » grec qui va projeter Emmanuel Looten dans une ardente vie parisienne ? Il s’agit de moins de rien que « L’Inconnaissable, L’Onde, La Femme, La Nuit, La Terre, Le Feu, le Cycle ». Extraits :

     

     

    Hepta

     

    L’Inconnaissable

    Dieu-mer, Dieu profus de vos innombrables océans, Dieu qui gantez vos loisirs de ma peau offrante, je suis fidèlement confondu de la dévastation d’Amour. J’attends le soc. J’explose aux puretés de l’infini. […]

    Votre vérité, au rugissement de cette création… Suis-je point que de Vous, sauvagement Vôtre, à sanglante gloire du corps ?

     

    L’Onde

    Voici la mer, gigantesque de l’onde, quêtant le ciel à ses envahissements torturés. Explosions terrifiant la force.

    Le ciel, s’impugnant aux ombres encloses. Un sol défaillant l’assouvissement sous la rude percussion du temps. Je suis meurtre dès cette création.

     

    La Femme

    Port… mon bras s’écoule, s’est coulé vers ce long de l’épaule… tant de courbes aventurées. Côte cursive au blond de sable, à fin contact de l’estran. Je glutissais ce retour, près de toi lové dans notre lumière. Il se tendait ces lèvres des jetées, traversières au large bondissement des marées. Largo sans fin épanoui, la mer s’écrasait et râlait. Ton corps d’offrande à grain fiévreux arcboutait les houles de notre don. En ce havre, comme touchée de grâce, l’onde calmissait. Ce boucan de la proie comme je viens des Îles du Vivant. […]

    Toi, car tu es l’Amour et mon amour. Bref et sec, un instant-missionnaire soudain s’éclate, s’étire, épidème au travers d’épidermes, ignorant diffus, policé de l’expérience. Canon de voluptés, mètres et nombres.

    Toi, car le désert humain silicate cette fleur intense. Amour-simoun de sable et de rose, ce grain soyant la chair, le sel d’un corps, l’exférer retentissant des glandes, l’énormité vitale qui éjouit ce tocsin. Tout mon corps duplice désormais…

     

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    La Nuit

    Souillure affollant mon angoisse, mécréant au plus exalter ; pus des forces créatrices en ma faiblesse. La nuit créante à ce goût mien : dégoût de l’aube possédée.

    Déjà crispe la froidure intense. Je racornis cet âge. Une faune courra, brûlures animales, cette trace que j’épouse, frigide. Mon combat s’ensevelit au lent ralentissement de moi-même.

     

    La Terre

    Donc il me faut rentrer, rentrer sur terre. Un macadam croupit, gazeux de ces reflets, mirages étrangers. Morne, voici la norme et son étau-limeur. Je tiendrai. Enfin le morse cliquetis des sensations drues. Je suis chambré de l’objectif propre, valvant cet air impossiblement désiré.

    À retour de mon tourisme étrange, je ne puis qu’atterrir ici-même. Cela est bien… Il faut rentrer. N’est-ce pas, la terre ?

     

    Le Feu

    Je suis environné soudain de forces hurlées. Mille fusées glapissantes, l’écheveau membraneux des lueurs, extase de lumières brutales ; cela claque, saute et m’arrache l’instant. Le ciel s’escalade par l’éclatement de mille furieuses poudrières. De longs drapés digitaux, de lourds volumes sensibles roulant ces larges cylindres de feu ; les pizzicati exaspérés d’étoiles agressives, sans fin variées de couleur ; un déroulé d’orbes montantes et explosées. […]

    Au travers de la purification advenue, créée du feu, source essentielle d’exister, me voici nud de moi-même, happant l’horizon, ardent tison de l’humaine et féconde impossibilité.

    Mais le feu, cruellement originel, n’est-il point ce propre moi-même ?

     

    Le Cycle

    En couche striée de froid glacial ai-je plaint ce vieil homme qui agitera son râle. Le drap se roule. Un point d’orgue accusera les orgues calmes de l’hiver. La dièse acide du printemps, le bécarre foudroyé de l’été brut, le sanglant, douloureux bémol de cette automne deuillante et voici l’hiver nietzchéen. La neige endort la planitude des paysages, une trace est dentelle par l’horizon transi, un vol d’oiseaux, lourds et noirâtres, épingle cette voussure des nuées lourdes, tunnel renouvelant, mer inversée, onde profuse comme la mer du Nord et à elle conjointe en ces prodigieux effacements de l’horizon.

    Je suis le farouche convive en la même nature, de la cruauté de ces nuances jusque l’intense émerveillement. En mon pays de Flandre, le cycle des saisons prodigiantes…

     

    Looten8.Jpeg

    E. Looten par Karel Appel, 1956

     

    Revenant sur la rencontre « fondatrice » avec Tapié, le poète dira : « On me dit que je ne parlais pas français mais c’est une erreur grossière. Pourquoi voulez-vous que je parle en français ? Je parle en Looten, je suis Looten. » Dès lors ce dernier s’engouffre dans une ardente vie parisienne. Tapié lui ouvre grandes les portes de la vie artistique. Il le présente à des confrères, à des artistes, en particulier Henri Michaux, Marx Ernst, les Japonais Inshō Dōmoto et Sōfu Teshigahara, mais aussi à Salvador Dali, dont Manu et Andrée Aroz deviendront proches. Ils offrent d’ailleurs au Catalan des cornes pour enrichir sa célèbre collection. Éric Looten se souvient d’une photo les représentant tous trois, chez le peintre, sur le célèbre Canapé Boca.

    Tapié sera l’éditeur et de Karel Appel et d’Emmanuel Looten. Les dix années de l’après-guerre constituent une époque majeure de l’existence de ce dernier. Son épouse demeure sa première lectrice. Ils quittent Bergues pour s’établir à Paris, au 22 de l’avenue Raphaël dans le XVIe arrondissement. L’immeuble est attachant : il clôt une rangée magnifique tout au long de la petite rue Louis-Boilly, qui relie le jardin du Ranelagh à la partie prestigieuse du boulevard des Maréchaux, celle des ambassades et autres consulats. En face de chez eux, au cœur de ce quartier de la Muette, en plus de ce jardin, il y a le musée Marmottan… Malgré tout, Looten poursuit son activité professionnelle : commercial de l’entreprise familiale dirigée par son frère Charles. Et il n’oublie pas sa ville à laquelle il donne le titre de l’une des pièces qui composent Poèmes (G.-H. Dassonville, 1949) :

     

     

    Bergues

     

    Mon Nord est froid d’un froid de fer.

    Nos cieux offerts sont durs

    En leur pâleur de tendre porcelaine.

     

    Je vois ces vieux quais morts et leurs canaux herbus,

    Des pavés, l’orgueil tors de ma cité nouée

    En ses murailles souveraines.

     

    Mon pays s’ennoblit de ce qu’il a souffert,

    Nul ne sera vainqueur de sa force d’attendre :

    Ma Flandre est chaude comme un cœur.

     

     

    L’un des grands chocs de la vie de Looten résulte de sa rencontre (elle aussi organisée par Michel Tapié) avec un tout jeune artiste de 29 ans, Georges Mathieu. Né à Boulogne-sur-Mer en 1921, celui-ci deviendra, bien plus tard, le chef de file planétaire de l’abstraction lyrique. Looten a alors 42 ans, Michel Tapié 41, René Drouin 45. Tapié a une idée derrière la tête. Il écrit au poète : « Je souhaite voir de vous des poèmes épuisants (un livre qui serait un seul poème interminable) avec des vers longs eux-mêmes […] textes poétiques écrits comme des proses à énormes paragraphes, comme on n’en voit pas assez. » Et il édite en effet le texte qu’il reçoit, La Complainte sauvage, non sans l’orner de 11 signes, 3 lithographies et 15 idéogrammes de Georges Mathieu. Il dispose un exemplaire en vitrine chez Drouin et accroche dans la galerie huit des toutes premières créations de Mathieu ; il les emprunte à des collections privées, dont celles d’Emmanuel Looten et de Salvador Dali. L’événement se déroule exclusivement les lundi 22 et mardi 23 mai 1950 sous la houlette des quatre compères Drouin, Tapié, Mathieu et Looten.

     

    Looten2.png

     

    Le Tout Paris accourt : André Malraux, Salvador Dali, Jean Paulhan, Henri Michaux… Si Emmanuel Looten disait peu de bien de ses premières productions poétiques, La Complainte Sauvage marque un tournant. Dans le catalogue de la rétrospective René Drouin du MADParis (2017), Jean-Marie Cusinberche, historien de l’art spécialiste de Georges Mathieu et de Gauguin, écrit : « Michel Tapié réalise la maquette de l’ouvrage, superposant, sur des doubles pages, les dessins de Mathieu reproduits en rouge sur le poème de Looten, qu’il découpe en onze stances, imprimées en noir. La pagination se réfère à des idéogrammes inventés par Mathieu, conférant à la présentation et au caractère de ce livre de format oblong une manière de recueil de haïkus et de calligraphies japonaises. Une préface, ‘‘Dégagement’’, imprimée sur une feuille rose et volante, est placée avant le premier feuillet. Michel Tapié la conclut ainsi : […] je n’ai pas cru devoir tirer à plus de trente exemplaires. » Voici deux extraits de ce poème (Michel Tapié éditeur, 1950) :

     

     

     

    La Complainte Sauvage

     

    Sang éternel que recherchent les armes,

    Âme bouillie d’un cuir tout vernissé.

     

    L’immense forêt charbonnière abonde

    En rouvres écroulant mon ciel, arbres géants ;

     

    Je suis noir cavalier à forêts noircéantes,

    Mon combat est solitude propre de moi.

    Je hais le Soleil !

    […]

    La saison furiée renouvelle mes sentes ;

    De ma hutte de peau et torchis et branchures,

    Je bous au meurtrier mouvement de la terre.

    La neige doucereuse, branchages craquelins,

    Comme racines mortes braquées vers la nue.

    Ma féroce tranquillité cerne l’aura

    De ces vapeurs, pervenches souples de l’haleine.

    Soudain le fifre, éclatant renouveau,

    Le printemps, cet acide, agacé de verdure ;

    Diéses borgnes, bourgeons aux sucres ruisselés :

    Déjà l’été fougueux lapide sa démence,

    Coulées d’or cru, extrême à sensible chaleur,

    Tout ce qui, moi chef noble, m’importune

    Car je hais le Soleil.

     

    À l’occasion des expositions consacrées à Karel Appel, le nom et les poèmes d’Emmanuel Looten sont régulièrement mentionnés et cités. Ainsi en octobre 1955 à la Galerie Rive Droite puis en novembre au Steledlijk Museum d’Amsterdam : Hugo Claus, Emmanuel Looten et Michel Tapié se trouvent réunis dans le catalogue de cette exposition, la photo de Karel Appel étant réalisée par Ed van der Elsken (1925-1990), photographe entré depuis lors dans la légende. Une fois de plus, un livre est à lui seul pour ainsi dire une œuvre d’art. En 1960, un poème (« J’étincelle de lumière forte… ») est choisi parmi les sept haïkus traduits en japonais et calligraphiés sur un éventail par Sōfu Teshigahara, pour son Institut Sogetsu de Tokyo, l’une des grandes écoles d’ikebana. Le tourbillon littéraire et artistique de grande qualité au cœur duquel évolue Looten s’accompagne du développement culturel de la place parisienne autour de l’avant-garde.

     


     

     

    Le Septentrion

     

    La distance géographique encourage les échanges épistoliers entre le poète et une autre plume des plus singulières des contrées septentrionales, à savoir Michel de Ghelderode (1898-1962). Le dramaturge bruxellois d’origine flamande tenait d’ailleurs une correspondance record : 20 000 lettres. Il s’exprime ainsi sur son ami dans le catalogue Emmanuel Looten et son œuvre poétique (exposition à la Bibliothèque de Lille en 1969) : « Pour Emmanuel Looten, la poésie n’est pas un jeu, c’est un drame… C’est une vision de l’univers… C’est la formule qui métamorphose et transcende le pauvre homme en archétype. » Profitons-en pour rappeler quelques phrases majeures de Michel de Ghelderode sur la Flandre : « De nos jours, Flandre n’est plus rien qu’un songe. Flandre n’est qu’un cri comme ceux qui retentissent dans les songes, cri pur et haut que seuls les poètes doivent transmettre, ainsi que des vigies. […] Point tant ne faut qu’un tel nom se comprenne. […] Flandre demeure un lieu magnétique, jardin d’esprit où rode l’immortel Renard, où dans un arbre se balance l’Espiègle. » Tout est dit. Mais encore : « Qui dit ‘‘Flandre’’ ne lance plus un cri de guerre mais profère une formule de magie poétique. Alors, ce grand État spirituel se reconstitue par la vertu du songe, devient phosphorescent, tout de violence et de splendeur. Nous savons de ces mots contagieux, par quoi s’ouvrent les écluses d’images, toute une machinerie optique aussitôt s’éclairant. Quelqu’un a dit ‘‘Flandre’’, les volets d’un polyptyque se sont dépliés et j’ai vu : Le haut lumineux d’une aurore au cerne violet, embué d’or ; le bas empli de fumées obscures, pourprées de flammèches, le Ciel et l’Enfer peints ; entre les deux passe l’Homme portant chimère, un squelette musicien le suivant comme son ombre. Dans les craquelures des paysages, val des roses ou collines calcinées, se voient le Péché et le Rachat : l’offrande du fruit et l’érection de la Croix. »

    D’autres figures littéraires belges ont tenu une place dans l’existence de Looten. Ainsi, il dédie Le Sang du soir « À Vital Celen et à Bert Peleman, conjonction double de l’Ami véritable et du Flamand universel. » Inlassable créateur de liens entre la Flandre belge et la Flandre française, Vital Celen (1887-1956) a publié l’ensemble de la production du grand dramaturge dunkerquois Michiel de Swaen et traduit une partie de l’œuvre d’Emmanuel Looten.

     

    Looten7.png

    manuscrit de Looten (merci à Patrick Descamps, conservateur du Musée de Bergues)

     

     

    À Paris, Emmanuel Looten est membre de l’Académie Septentrionale. Ce cercle littéraire et artistique regroupe écrivains, poètes, artistes, scientifiques. La plupart sont originaires du Nord de la France ou de la Belgique, ou du moins liés d’une façon ou d’une autre à ces contrées. Créée en 1935, elle a maintenu un lien fort entre ses membres pendant un demi-siècle. Emmanuel Looten y côtoie Pierre-Mac Orlan, le peintre Marcel Gromaire, René Huyghe, Georges Mathieu, le physicien Léon Rosenfeld, Françoise Dolto… L’Académie Septentrionale n’est plus ; elle n’en a pas moins accueilli par ailleurs Louis Blériot, Niels Bohr, Paul Claudel, James Ensor, Carl-Gustav Jung, Rudyard Kipling, Maurice Maeterlinck, Henri Matisse, Raoul Nordling, Maxence Van der Meersch ! La dernière trace que laisse cette confrérie consiste en une plaquette signée, en 1968, par le comédien et metteur en scène lillois Pierre Bertin.

    Bien plus tard, le dimanche 15 juin 1980, lors d’une réunion à l’Hôtel de Ville de Bergues, je prends l’initiative de créer l’association Présence d’Emmanuel Looten. Étaient en présents, en particulier, Andrée Aroz, Charles Looten, Arthur Van Hecke, Thierry Looten (le fils d’Emmanuel). L’idée était de créer et formaliser par précaution une structure juridique dormante, regroupant les plus proches, dans le cas où un projet verrait le jour autour de l’œuvre du poète. Je dépose les statuts en Préfecture du Nord, dès juillet. Pour me remercier, Thierry Looten m’offre Le Sang du soir (Sanderus, 1970), avec ce petit mot chaleureux : « À celui par qui ‘‘Présence’’ fut présent ! »

    La Flandre, chez Emmanuel Looten, désigne souvent la Flandre historique (répartie aujourd’hui entre la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais aussi les Pays-Bas dans leur configuration plus ancienne, celle des Dix-Sept Provinces. Vision qu’il exprime dès 1949 dans l’essai Entrer en poésie, lequel fit l’objet d’une causerie à la Maison des artistes d’Anvers le 13 décembre :

     

     

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsTerre prestigieuse de nos Flandres, Anvers gigantesque à la conjonction prodigiante des ondes. Pays du Diamant, de l’industrie, de ce port, l’un des principaux du monde. Terroir de Van Dyck, des Teniers, Jordaens et Brueghels. Et notre grand Rubens. Me voici donc, moi qui suis profondément Français, parmi vous, Flamands de ma belle race dont les traditions éclairées donnent Force et Noblesse à cette Europe nôtre. […] La leçon que la Flandre donne au monde est essentielle. Elle passe par Janssen jusque Thomas a Kempis ou Van Kempen, Ruysbroeck l’admirable, Gerlac Peters ou Zuijster Hadwigh. Mysticisme et pureté religieuse. Foi poétique de Michel de Swaen, foi maritime de Barentz ; Ruyter, Jacobsen, Bart et tous les câpres. Foi musicale du plain-chant des innombrables abbayes jusque de Lassus, Josquin des Prés (ces découvreurs aussi de la fugue et du contrepoint), Adam de la Halle et dès lors Stappen, Olivier Messiaen et tant d’autres. Foi humaniste depuis Lorris jusqu’à Érasme en allant jusqu’à mon maître et parent vénéré Paul Hazard, de l’Académie Française, né du très haut et noble petit instituteur Hazard-Looten. Flandre des Saints, de l’Imagerie poétique, des mystiques, des conquérants, des marchands, des humanistes et de tant de peintres et artistes.

     

     

    C’est sous ces mêmes cieux du Nord que le poète puise nombre de ses références, à commencer par les peintres, les mystiques et les compositeurs qu’il énumère dans les lignes ci-dessus. À ces artistes s’ajoutent les marins et corsaires (en flamand de Dunkerque : kapers, d’où le mot câpres) : Cornil Janssen (corsaire néerlandais du XVIIe siècle), le célèbre amiral hollandais Michel de Ruyter, le Dunkerquois Michel Jacobsen (à cheval sur les XVIe et XVIIe siècles, vice-amiral de la flotte du Roi d’Espagne), son légendaire arrière-petit-fils Jean Bart… mais aussi les navigateurs et aventuriers : Willem van Ruysbroeck (Guillaume de Rubrouck, dit Rubruquis), le Frison Willem Barentsz…

    À bien des reprises, Looten exprime ce qui le rattache à son pays natal, par exemple en 1951 dans La Poésie aux yeux de cœur, texte qu’il prononce à la Faculté des Lettres de Lille et qu’édite Michel Tapié la même année : « Ruines et deuils de tant de guerres toujours injustes, toujours supportées. Ça, nous savons bien que l’Amour – celui de notre pays ou celui du couple idéal – ne vient que de la Mort. […] Scrutez ce goût prestigieux de l’habitat, de l’intérieur – ce sens de l’homme que nous ne connaissons plus – ces décors de Vermeer par exemple… Nos Flandres sont consciencieuses, précises (leur en reprochera-t-on d’être lourdes ?), infiniment éprises aussi et par Amour, de cette Poésie qui s’appelle l’Harmonie Sociale. Combien en avance sur les douteuses vertus actuelles de socialité, cette remarquable organisation de nos anciennes cités coutumières ! On ne peut commander à la nature sinon, surtout, en lui obéissant. » Parmi les très nombreux poèmes que Looten consacre à la Flandre, le plus connu reste « Toi Flandre », dédié à son ami qui vit juste de l’autre côté de la frontière, Willy Spillebeen. Et c’est à Jozef Deleu – pendant longtemps cheville ouvrière des échanges culturels entre Pays-Bas, Flandre et France – qu’il dédie deux versions de « Ma Flandre est un songe » (Le Chaos sensible, Sanderus, 1973).

     


    Willy Spillebeen parle d'Emmanuel Looten

     

     

    Les dernières années

     

    Au fil d’une chronique en néerlandais publiée en 1981 dans Neerlandia, je décris les trois périodes de la création d'Emmanuel Looten : une première très classique, une deuxième plus puissante et souvent tournée vers la Flandre, une dernière lumineuse et sombre à la fois, marquée par la maladie et la douleur. En 1973, Andrée Aroz et Emmanuel Looten emménagent à Golfe-Juan, mais la santé du poète se dégrade en effet.

    Toutefois, sur une idée d’Arthur Van Hecke, il confie au grand réalisateur et résistant Jean Kerchbron (1924-2003) l’adaptation, pour la télévision, de sa pièce Samsoen ou la désespérance (avec Danielle Volle et Maurice Barrier, récemment disparu). C’est que le poète Looten se double d’un dramaturge (sans oublier le conférencier : Milan, Lisbonne, Amsterdam, Anvers, Bruxelles, Salle Pleyel, Sorbonne, Musée du Louvre…). Les décors sont conçus par le peintre. La pièce est diffusée le 18 mai 1974 sur FR3. Un mois donc avant la mort de Looten. À cette même époque, il remet un poème inédit, lourd de sens, à son frère Charles :

     

     

    Mon Dieu comme Votre main est lourde quand elle frappe

    Mais que Votre main soit bénie

    Pleine face j’ai reçu le dur gantelet de fer

    Des épreuves qu’il vous plut de m’infliger.

     

    Mon Seigneur et mon Dieu, pitié pour ma lâcheté,

    Si je crie, et supporte mal, si je trébuche et saigne

    Si ma douleur sauvage arde et se cabre

    Frappez encor. Dieu de bonté, pour que je sois humble.

     

    La main de justice est dure et lourde…

    Atteint de vive chair, je râle comme une bête

    Mais que cette agonie monte vers Vous ô Très haut

    Joindre sa farouche louange aux neuf chœurs des anges.

     

     

    Toute sa vie, Emmanuel a cultivé un lien étroit avec Charles. Ensemble, ils ont animé l’entreprise familiale de quincaillerie en gros. Et c’est dans ses bras que le poète viendra mourir, à Bergues. Ce que rappelle Willy Spillebeen : « Emmanuel Looten, le chantre de la Flandre française, est décédé le 30 juin 1974. Le 6 novembre prochain, il aurait atteint l’âge de 66 ans. Pris d’un malaise dans sa maison à Golfe Juan, il a eu sans doute la prémonition de sa mort prochaine : il a prié sa femme de le faire transporter dans sa maison natale de Bergues, à proximité de Dunkerque, à une distance de quelque mille kilomètres à travers la France. Il est mort peu après son arrivée. Il a été enterré à côté de son père et de sa mère dans sa terre natale. » (Septentrion, n° 2, 1974). À mes yeux, Emmanuel Looten était Flamand par ses origines et son art, Français par sa langue d’expression, et Néerlandais par son universalité.

     

    Dominique Neirynck

     

     

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    E. Looten par Karel Appel, 1956 

     

     

    Œuvres d’Emmanuel Looten

     

    Lors de la rétrospective qui lui a été consacrée à la Bibliothèque de Lille en 2003, la responsable du projet, Catherine De Boel, a rappellé que beaucoup de livres ont paru en autoédition ou à compte d’auteur. On recense en tout 87 œuvres : recueils de poésie, pièces de théâtre, essais, conférences, disques. Voici les principales, les titres laissant deviner à eux seuls la saveur singulière de cette poésie :

    1939 : À Cloche-rêve, premier recueil à l’âge de 31 ans. Emmanuel Looten parlera plus tard de « bourbeux départ ». Poèmes publiés à l’origine dans Grand Large, revue littéraire dunkerquoise.

    1942 : Flamme, couverture d’Andrée Aroz.

    1943 : Clairenef, couverture d’Andrée Aroz.

    1944 : Masque de cristal, couverture d’Andrée Aroz, illustré par René de Graeve.

    1945 : Sur ma rive de chair, épigraphe de Paul Valéry. Cet ouvrage constitue un premier tournant : les grands thèmes d’Emmanuel Looten apparaissent : « l’âme flamande sauvage et instinctive, le poids étouffant du ciel, le désir d’évasion vers un au-delà, la magie… » (catalogue Bibliothèque de Lille, 1969).

    1946 : L'Opéra fabuleux, précédé d’un inédit de Paul Hazard, cousin d’Emmanuel Looten. Prix Verlaine par la Société des poètes français.

    1947 : Chaos.

    1948 : Adam était-il poète ? (sur l’essentialisme en poésie, conférence à la salle Pleyel le 15 mars 1948).

    1948 : Sortilèges. Prix de poésie de l’Académie française.

    1949 : Poèmes, choisis et préfacés par Gabriel Laniez, gravure d'Andrée Aroz.

    1949 : Le Grenier sur l’eau, avant-dire de Henri Pichette.

    1950 : Entrer en Poésie (sur la substance poétique, conférence à la Maison des Artistes d’Anvers le 13 décembre 1949).

    1950 : La Complainte sauvage, illustrations de Georges Mathieu

    1950 : La Saga de Lug Hallewijn, pièce de théâtre, dédiée à Michel de Ghelderode (traduite en néerlandais par Willy Spillebeen).

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositions1952 : Sangs bruts, textes choisis par Alain Bosquet.

    1953 : Meutre sacral, illustré par Roger-Edgard Gillet.

    1953 : La Maison d'herbe.

    1954 : Haine, plaquette-objet illustrée par Karel Appel.

    1954 : Kermesse pourpre, plaquette-objet illustrée par Michel Tapié.

    1954 : Lieu-Chef de ma révolte (texte de la conférence prononcée à Anvers le 30 avril 1954, présentée en néerlandais par Vital Celen avec des lectures de Jacques Navadic).

    1955 : OIW, préface de Michel Tapié. (OIW [prononcez Oyoun] : terme celtique exprimant le Tout, création-principe et conduisant Paniquement le jeu du Monde. Absolu conjoint du Bien et du Mal.).

    1955 : Cogne-ciel, dessins et composition de Karel Appel (voir illustration plus haut).

    1957 : Horizon absolu.

    1958 : Rhapsodie de ma nuit, livre-objet illustré par Karel Appel.

    1958 : Delà mon impossible (texte de la conférence tenue au Louvre le 8 novembre 1957).

    1959 : Timbres sériels, avant-dire de Stéphane Lupasco, illustré par Arthur Van Hecke.

    1959 : Moi de l’Agonie, illustré par Inshō Dōmoto.

    1960 : Flandre, couverture de Jean Fautrier.

    1962 : Liturgies flamandes.

    1962 : Hepta, livre-objet illustré de la main d’Arthur Van Hecke, par 7 gouaches, sur chacun des 20 exemplaires.

    1963 : Vers le Point Oméga, couverture de Lucio Fontana.

    1965 : Terre de 13 Ciels, avec 13 dessins lithographiés, originaux, d’Arthur Van Hecke.

    1966 : Exil intérieur, prophanie de Louis Foucher, couverture illustrée par Piaubert.

    1968 : Gwenn Fydd, avant-dire de Michel Tapié (GWENN FYDD : Cette blancheur originelle [gwenn] nimbant d’une lumière primordiale, notre Croyance des Origines [fydd] ; Au troisième Cercle suprême de la Béatitude, l’exaltation d’une Foi Poétique).

    1968 : Sur ma rive de chair.

    1970 : Le Sang du soir.

    1971 : Nada.

    1973 : Le Chaos sensible, préface d’André Beucler.

     

    Quelques pistes de lecture dans les deux langues

     

    emmanuel looten,flandre,littérature,poésie,georges mathieu,willy spillebeen,claude-henri rocquet,michel tapié,peinture,expositionsEmmanuel Looten : des Flandres à Paris, 1908-1974, catalogue de l’exposition, organisée du 11 mars au 26 avril 2003, Bibliothèque municipale de Lille, Médiathèque Jean Lévy, 2003.

    J. Chardonneau (réd.), Emmanuel Looten et son œuvre poétique, catalogue de l’exposition, Bibliothèque Municipale de Lille, 1969.

    Vital Celen, Emmanuel Looten, Brussel, De Vlaamse Gids, 1954.

    Pierre Dhainaut et alii, Looten. Poètes du Nord, Pas-de-Calais et de Belgique, in nord’, revue de critique et de création littéraires du nord/pas-de-calais, n° 3, juin 1984.

    Etienne Oswald, Emmanuel Looten, le poète sauvage, Merelbeke, Neirinckx, 1971.

    Jules Roy et alii, L’Amour par écrit. Emmanuel Looten, Troyes, Amis des Cahiers Bleus, 1984.

    Marc de Schrijver, Emmanuel Looten (1908-1974) benaderd: herinneringen uit zijn Antwerpse sfeer, Antwerpen, Antwerps Museum en Archief Den Crans, 1974.

    Willy Spillebeen, Emmanuel Looten, de Franse Vlaming, Lier, De Bladen voor de Poezie, 1963.

     

     

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    Dédicace de Looten dans un exemplaire de Gwenn Fydd

    à l'occasion d'une soirée Marc. Eemans, 6 décembre (1968 ?) 

      

     

     

  • Les sept degrés

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    Les sept degrés

    de l’échelle d’amour spirituel

    réédition d’une œuvre de Jean Ruysbroeck

    dans la traduction de Claude-Henri Rocquet

     

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    « S’élever dans l’échelle sociale, monter en grade… À ces désirs très humains, le christianisme oppose un renversement radical, au sens fort du terme. De sa forêt de Groenendael, près de Bruxelles, où il mena une vie de recueillement et de prière monastique vers la fin du Moyen Âge, Jean Ruysbroeck (1293-1381) nous envoie sous forme de mode d'emploi ce petit traité spirituel qui n'a pas pris une ride. S’y déploie en sept chapitres – les sept degrés – le paradoxe même de la vie spirituelle : le chemin de la montée est d’abord descente. » (1) Cette progression spirituelle qui est en même temps « descente », Claude-Henri Rocquet l’expose en ces termes : « Les sept degrés de l’échelle intérieure ne se succèdent pas selon la simple progression arithmétique : ils forment un édifice. D’une part, les quatre premiers : ils traitent des vertus extérieures. De l’autre, les deux derniers : consacrés à la vie contemplative, dans son commencement et dans sa perfection. Entre les vertus du dehors et l’expérience intérieure, le cinquième degré – qui occupe plus de la moitié du livre – forme un traité spirituel qui s’inscrit dans le traité d’ensemble. Et l’on retrouve, en ce degré, les trois degrés de la vie spirituelle selon Ruysbroeck et bien d’autres mystiques : l'union à Dieu par les œuvres, l’union à Dieu avec intermédiaire, l'union à Dieu sans intermédiaire.

    « Cette manière d’intégrer la gradation des trois modes de vie intérieure aux degrés de l’échelle ascétique et mystique est admirable et subtile. On pourrait dire plus exactement que les trois représentations de la vie spirituelle – monter vers le sommet, descendre dans l’abîme insondable de l’humilité, atteindre le centre – s’harmonisent et se réunissent. Ce qui est au plus haut et au plus humble, au cœur de tout, unique, insondable, évident, à jamais inaccessible et toujours présent et donné en abondance, c'est l’amour. L’unique et multiple amour. »

     

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    l’édition de référence : moyen néerlandais / latin / anglais

    Jan van Ruusbroec, Van seven trappen. Opera Omnia 9,

    éd. Rob Faesen, Lannoo/Brepols, 2003

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

    De l’échelle que Jacob vit en songe jusqu’à la montée du Carmel évoquée par saint Jean de la Croix, la vie spirituelle a souvent été perçue comme élévation, ascension, progression de l’âme vers Dieu. Pour Jean Ruysbroeck (1293-1381), mystique flamand, précurseur de la devotio moderna, cette montée à « l’échelle d’amour » invite à l’abaissement. S’épanouir en Dieu, c’est participer à l’humilité du Christ. 

    ruysbroeck,jan van ruusbroec,moyen âge,mystique,claude-henri rocquet,traduction,brabantCe livre de Ruysbroeck est une lettre de conseils adressée à une moniale maîtresse de chœur de son couvent. Il peut, certes, se lire et se méditer dans le silence et la solitude. Mais mieux vaudrait sans doute le dire, l’entendre, le chanter : des poèmes, jaillis parfois du sein de la prose, le suggèrent.

    Distribué en plusieurs voix, jalonné de chants et de musique, de silences, de pauses méditatives, ce livre apparaîtrait ainsi moins proche de l’épître, de l’homélie, du traité, que de l’office et de la célébration liturgique.

    Par-là se révélerait pleinement la beauté des Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel.

     

    Vie et œuvre de Ruysbroeck (en anglais) par Rob Faesen

     

     première édition, 2000

    ruysbroeck,jan van ruusbroec,moyen âge,mystique,claude-henri rocquet,traduction,brabantCes Sept degrés sont en réalité une édition revue et augmentée de celle parue voici déjà quinze ans. Le traducteur et préfacier s’explique sur l’origine de ce grand livre au format poche (6,50 €) : « J’avais publié une Petite vie de Ruysbroeck chez Desclée de Brouwer et Marc Leboucher, son éditeur, m’a demandé de traduire et de présenter une œuvre de Ruysbroeck dans Les Carnets. Pour respecter le format de cette collection, j’ai choisi l’un de ses livres les plus brefs et j’en ai résumé une partie. L’ouvrage étant épuisé, Bruno Nougayrède (directeur d’Artège qui a repris DDB) a souhaité rééditer Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel, mais de façon intégrale. Cette réédition m’a permis d’étoffer la présentation (un extrait ici) et ma réflexion sur le travail du traducteur. »

    Cette nouvelle exploration du texte de Jan van Ruusbroec (orthographe néerlandaise) conduit Claude-Henri Rocquet à en proposer une lecture à haute voix ; on pourrait même en chanter certains passages en les accompagnant de musique. Quant à son travail de préfacier, il le met sous l’égide de Julien Green : « L’ordre véritable est fondé sur la prière, tout le reste n’est que désordre (plus ou moins bien camouflé). Le Moyen Âge était un immense édifice dont les assises étaient le Pater, l’Ave, le Credo et le Confiteor. Tout ce qui est édifié sur autre chose ne peut que s’effondrer tôt ou tard dans la boue sanglante. » (Journal, 30 juillet 1940)

    Bruegel. De Babel à Bethléem, 2015.

    ruysbroeck,jan van ruusbroec,moyen âge,mystique,claude-henri rocquet,traduction,brabantPar ailleurs, reprenant et révisant sa transposition des Sept degrés (Van VII trappen), œuvre composée vers 1360, C.-H. Rocquet, venu au prieur de Groenendael par les peintres Bosch et Bruegel – auquel il a consacré une véritable somme en deux volets –, nous livre en guise de postface diverses considérations rassemblées sous l’intitulé « Traduire » (p. 121-134). À propos de sa traduction, relisons les propos d’Yves Roullière : « Claude-Henri Rocquet, auteur d’une biographie sur l’ermite de Groenendael, hérite de toute une tradition d’écrivains galvanisés par l’écriture ruusbrochienne Sa manière de traduire, fort élégante, contraste avec celle de dom Louf, plus rugueuse. Il est vrai que Les sept degrés de l’échelle d'amour spirituel se prête à merveille à l’adaptation littéraire, puisque ce traité est aussi un long poème à la gloire de l’Esprit Saint, véritable orchestrateur de chants multiples que le monde n’en finit pas d'entonner. » (2)


    ruysbroeck,jan van ruusbroec,moyen âge,mystique,claude-henri rocquet,traduction,brabantTout comme Michael Edwards dans son récent Bible et poésie (Éditions de Fallois, 2016), le biographe de Ruusbroec insiste à plusieurs reprises sur ce qui lie intimement la poésie et le texte fondateur du monde chrétien, poésie et écrits mystiques : « Le sens, jamais, ne se réduit à la lettre, au littéral. Il n’est pas seulement ‘‘signification’’, mais ‘‘orientation’’, ‘‘direction’’. Et plus un écrit est d’ordre poétique, ou mystique, plus grande et vive la place et la présence de la musique, du chant, dans la parole. […] Le livre est parole, souffle imprimé en signes, pensée changée en écriture, mais cette parole, il ne suffit pas qu’elle soit lue, entendue, il faut qu’elle s’incorpore, qu’elle s’incarne, devienne vivante vie comme le grain se multiplie en épi et comme le blé, récolté, moulu, pétri, cuit, mâché, devient corps et sang, force d’agir et d’œuvrer, de labourer, semer, moissonner et de changer le blé en pain, travail et chemin vers l’esprit, le mystère. » Présence de la musique dans la parole, invitation du texte à se faire corps : voici ce qu’offre le bienheureux Ruysbroeck un siècle après Hadewijch et deux avant saint Jean de la Croix.

    Daniel Cunin

     

    (1) Extrait d’un article saluant la parution de la première édition des Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel : Isabelle de Gaulmyn, « Un livre », La Croix, 27 mai 2000.

    (2) Yves Roullière, « Lectures spirituelles. Écrits IV & Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel », Christus, n° 189, janvier 2001.

     

    On pourra lire le bel entretien accordé par Claude-Henri Rocquet à Charles-Henri d’Andigné : « Ruysbroeck, maître spirituel pour temps troublés », Famille chrétienne, n° 1974 du 14 au 20 novembre 2015, p. 32-35 (extrait) :

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    Documentaire (NL) sur Ruusbroec

    (dessins : Anne van Herreweghen)

    Bronnen blijven altijd nieuw: Ruusbroec

     

  • Ruysbroeck l'Admirable / Ruusbroec de Wonderbare

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    Claude-Henri Rocquet

    et les amitiés harmoniques

     

     

    Après avoir présenté la réédition du Ruysbroeck l’Admirable de Claude-Henri Rocquet et évoqué ce qui rattache cet écrivain français aux Flandres, le blogue flandres-hollande accueille une critique de ce même ouvrage, signée Pierre Monastier.

    (version PDF)

     

     

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    L’œuvre de Claude-Henri Rocquet est un monde à part entière : ses paysages sont autant de lectures contemplatives et amoureuses ; la fertilité de sa plume puise aux richesses de l’art, la vision de son style s’étend dans un ample horizon spirituel. Il est des promeneurs connus en ce pays, que nous croisons comme une trame invisible au fil des livres publiés par l’écrivain : au détour d’une phrase, parfois en une simple incise digressive, surgissent le vieux maître Lanza del Vasto, Bruegel, Jérôme Bosch, François d’Assise, Ruysbroeck, Norge… silhouettes amicales qui traversent la destinée d’un homme dont l’œuvre est un prolongement indissociable. Nous sommes sans cesse dans une harmonique impressionnante d’artistes convoqués par un ami fidèle.

    *

    *          *

    Né en 1933 dans le nord de la France, Claude Henri-Rocquet traduit en quelques vers ses origines, dans lesquels il dévoile subrepticement les grandes lignes de son cheminement :

     

    Je suis né quai des Quatre-Écluses

    À Dunkerque le vingt octobre

    Et quelques jours plus tard cest à l’église

    Saint-Martin que lon me baptise

    Me prénommant Claude-Henri Georges.

     

    La dame qui tenait la loge

    Sappelait Madame Pertuse

    Ou pour dire vrai Pertusot

    Élevait-elle des oiseaux

    Dont sur la seiche le bec suse ?

     

    Ciel gris sur le canal deau grise

    Où le soleil faisait un incendie

    Cest là que jai reçu la vie

    Quen ai-je fait jusqu’à ce jour ?

    Il est grand temps daimer lamour.

     

    Il est grand temps daimer lamour

    Il est grand temps de vivre enfin

    Claude aujourdhui nommé Martin

    Du nom secret de ton baptême

    Cest ce que pour quoi tu vins au jour

     

    Il est grand temps d’être toi-même.

     


    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseIl n’est pas une strophe qui ne fasse mention de sa destinée spirituelle, du catholicisme de son enfance à l’orthodoxie revendiquée aujourd’hui, après de longues années marquées par le positivisme et un athéisme de cœur. L’œuvre traduit livre après livre son questionnement essentiel, artistique et mystique. Le professeur Rocquet s’efface sans cesse derrière l’homme de la quête ; à l’académisme glacial de l’universitaire scrupuleux, il substitue une langue ciselée, passionnée, vivante. Doit-il à ses modèles pareil positionnement ? Il écrit en effet de Ruysbroeck :

    « Cette façon dentendre et d’écouter la parole divine est la façon liturgique et monastique. Cest la façon du monastère, de la cellule, du chœur et de lautel. Ce nest pas celle de lUniversité. Cest la lectio divina, et lon parlait alors de ruminatio. Ce nest pas la disputatio, la démonstration, le syllogisme : art de lUniversité. [] Écriture inscrite au creux de la main et connue par cœur. »

    Claude-Henri Rocquet est un véritable écrivain, et nous n’aurions assez de cent pages pour mettre en exergue les vibrations de son ardente plume ; ainsi la méditation sur la fresque de Giotto représentant François d’Assise s’adressant aux oiseaux :

    « Tout le bleu le plus pur du monde naurait pas suffi à Giotto pour peindre ce moment céleste. Il montre la foule de ces petits aux pieds de saint François et quelques-uns accotent encore et vont se poser, sur la branche dun arbre, dans la poussière du chemin, pour goûter l'enseignement et le poème de François comme on se délecte deau fraîche, dune perle de rosée au creux dune feuille. Le cœur de Giotto est comme lun de ces oiseaux qui se recueillent et jubilent.

    Cest ici l’Éden, retrouvé, et le Paradis où nous serons avec tous les animaux, ressuscités avec nous. Toute la Création resurgira de lombre où le temps laura plongée. Les oiseaux chanteront avec nous Dieu dun chant éternel. Toute larme sera essuyée. Il ny aura plus de mort. Oiseaux, petits enfants du ciel, vous vivrez dans les arbres et parmi les rameaux de la Jérusalem céleste comme vous avez vécu avec Noé dans larche. Et toi, corbeau, même ton chant nous ravira ! Et toi, colombe, ta place est au plus haut des cieux, pour toujours. Oui, cest un paradis que cette prédication ailée qua peinte Giotto. Un poème, silencieux, pour faire entendre une musique, un chant. Un alléluia pour louer, comme Dante, en son dernier coup darcher, lAmour. »

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    La publication récente de Ruysbroeck ladmirable en est un nouveau témoignage : cet ouvrage reprend en grande partie sa Petite vie de Ruysbroeck publiée chez DDB il y a plus de dix ans - moins le chapitre intitulé « Lire aujourd’hui Ruysbroek » -, auquel est ajouté un ensemble de textes aux thématiques diverses, rassemblé sous le titre : « Ruysbroeck et la mystique maternelle ». 

    Ruysbroeck s’inscrit dans une terre flamande que décrit avec exultation Claude-Henri Rocquet. Hadewijch d’Anvers, Béatrice de Nazareth, Marguerite Porete, etc., forment une de ces traditionnelles « morris dansen » qu’ont peintes avec munificence Pieter Brueghel et Jeronimus Bosch, également convoqués par l’écrivain. Le récit vit et vibre de cette foi en mouvement des XIIIe et XIVe siècles.

    Les chapitres s’attachent formellement aux lieux traversés par Ruysbroeck, lieux spirituels ou physiques, pour mieux déployer une théologie élaborée au fil des années, surtout àpartir de ses cinquante ans, lorsqu’il décide d’abandonner sa charge de chapelain de Sainte-Gudule pour gagner la forêt de Soignes et fonder le prieuré de Groenendael : les trois chemins qui conduisent au Royaume de Dieu, les trois degrés de la vie sanctifiée, les trois types d’hommes bons et fidèles, les sept clôtures… Chaque distinction faite par le mystique vise in fine l’unité ; il redécouvre en un langage propre les grandes intuitions des Pères du Désert.

    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastase« Jamais Ruysbroeck noublie que Dieu est un en trois Personnes. Que lessence de Dieu est Unité et Trinité. Et lun et le ternaire sont en lhomme, en lhumanité, en chaque homme.

    Comme il est trois degrés dans le chemin vers Dieu, il est trois degrés dans la nature humaine : corps, âme, esprit. Mais chaque degré a son unité, et les trois degrés, bien que le supérieur ait à gouverner linférieur ont ensemble leur unité. Au plus haut degré de la nature, au plus haut degré de la nature humaine, lunité est lessence, lunité est celle de l’être, par quoi toute créature existe, sans quoi elle ne serait pas, et cette essence est en Dieu. Ainsi, dans la nature même en son plus haut degré, lhomme accède à la surnature divine.

    Entrer en soi-même et entrer dans le mystère de Dieu sont un même chemin. Sengloutir dans labîme de Dieu et se donner à son prochain sont le même chemin. Entrer dans la conscience de sa conscience, de la conscience humaine, est rencontrer le Christ, essence de lhomme, homme essentiel, homme commun à tous les hommes, et cest rencontrer en lui lessence de Dieu. Rencontrer le Christ, lun de la Trinité, cest rencontrer la Trinité et lUnité. » 

    Commentant un autre extrait de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet insiste :

    « Cette union dont parle Ruysbroeck, cette communion, cette ‘’vie commune’’ dans lamour, est au cœur de sa vie et de son œuvre. Lexégèse de Ruysbroeck ne se sépare pas de son expérience intérieure, de son enseignement mystique. »

    Il est une joie qui filtre à chaque page, celle de l’apprenti qui trouve dans ses maîtres des chemins mystiques insoupçonnés, des instruments pour façonner année après année l’âme en conformité avec l’Absolu, un mode d’emploi exemplaire pour inscrire ses pas dans ceux qui ont parcouru la vallée terrestre avant lui.

    Ruusbroec, Opera Omnia, 8, Brepols, 2001
    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseClaude-Henri Rocquet est le fils secret de ses sujets ; ses modèles sont des géniteurs. Ses livres sont autant d’hommages à ceux qui l’ont enfanté spirituellement à une grâce qu’il sert, qu’il tente d’étreindre d’envolées lyriques mais qui le dépasse continuellement. Il a trop vécu intérieurement dans ces plaines mystiques flamandes pour rester à distance d’une expérience de l’amour infini, qu’il effleure de toute sa vigueur comme la main caresse les nombreux cahiers qui parsèment son bureau. Comme Ruysbroeck, il semble ne plus savoir écrire désormais sans que jaillisse, volontairement ou non, les fruits de sa propre contemplation silencieuse. Son Ruysbroeck ladmirable est un enchâssement mystique, son humble propos s’insérant en des tonalités semblables dans la douzaine d’ouvrages écrits par le moine six siècles plus tôt, jusqu’à confier - lui qui est marié à l’écrivain Anne Fougère : « Tout homme qui cherche son unité en Dieu, par lamour, est moine. »

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    La deuxième partie de son ouvrage, qui compte une soixantaine de pages, est plus surprenante : non seulement elle consiste en un assemblage composite de quatre textes, mais certains d’entre eux ne présentent qu’un lien indirect avec la figure de Ruysbroeck ; ce dernier ferait presque figure de prétexte à la publication, ne serait-ce que dans le premier texte, qui offre une belle méditation sur sainte Véronique, seule femme présente dans Le Portement de la croix de Jérôme Bosch, ou encore dans le troisième texte intitulé « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », qui s’ouvre sur Ruysbroeck pour aussitôt glisser vers Hadewijch d’Anvers avant de traiter l’épineuse problématique de l’apocatastase, sur laquelle Claude-Henri Rocquet achoppe. 

    La question de la mort et des fins dernières habite l’œuvre de notre auteur ; il serait fastidieux de relever toutes les phrases qui abordent, même subrepticement, la fin de la vie ici-bas. Alors qu’il résume Les sept clôtures de Ruysbroeck, Claude-Henri Rocquet glisse un rapide commentaire, sans s’y attarder.

    « La journée du jour sachève ainsi comme sachèvera la journée de la vie. Sendormir est apprendre à mourir comme s’éveiller préfigure la résurrection. [] À son réveil, au réveil de la mort, celle qui dort verra venir à sa rencontre son bien-aimé. »

    Dans son commentaire des fresques de Giotto sur François d’Assise, la mort est partout : des stigmates du saint à la mort du chevalier de Celano et du Poverello ; le crucifix en est le centre, le cœur, le sens.

    « Cet office des morts, et ce crucifix qui se penche vers nous et vers François, est un credo, laffirmation de notre espérance. Il tient ensemble la naissance et la mort du Christ. »

    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseCar c’est bien de la mort du Christ dont il est question ultimement, dans laquelle toute vie et toute mort s’inscrivent. La mort ouvre un abîme dramatique à toute existence humaine ; le sacrifice du Christ sur la croix trace un sillon d’espérance : le drame trouve son bienheureux déploiement. L’écrivain ne saurait y demeurer insensible : que deviennent les premiers mots quand la seule perspective d’avenir certaine est un dernier souffle ? L’acte d’écriture est encore le témoin d’une existence donnée, réalisée, transmise, pourvu qu’il soit offrande de vie jusque dans sa finitude.

    « Plus j’écris et plus jai le sentiment que la pensée de la mort est au cœur de lacte d’écrire – pour se préparer à la mort, et pour y opposer la mémoire, la force de vie, lespérance. Et plus jai conscience de la vanité de toute parole, de toute pensée, de toute écriture – de leur radicale insuffisance – devant la mort quand il faut la vivre, en réalité, en vérité. Il ny a que le silence et la charité qui tiennent devant la mort. »

    Cette espérance porte le poète qui quitte son jardin secret pour naître au monde par la publication, jusqu’à sa propre mort et son éternelle renaissance.

    « Et maintenant que nul n'aura plus soin de vous
    Mes arbres et mes herbes folles
    Frères et sœurs de sève et de silence
    Vivez vivez tenaces contre le rocher
    Je vous confie au ciel à sa pluie à ses flammes
    Je vous confie à vous-mêmes je vous confie
    Au temps et à la terre
    Au loin j'écouterai dans la rumeur humaine
    Votre sagesse instruire les étoiles » 

    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseCette éternité même interroge encore le croyant qu’il est, irréductible porteur d’une lumière qui éclabousse de ses deux bois la face d’un monde errant. Se peut-il qu’un être sombre sans fin, loin de Dieu ? Le questionnement affleure dans la première partie de l’ouvrage de Claude-Henri Rocquet, né de quelques lignes de Ruysbroeck que l’auteur ne comprend pas ni n’admet : le mystique flamand, à la hauteur de vue si prodigieuse, conçoit néanmoins l’existence d’un enfer éternel. Il s’interroge avec indignation, presque naïvement. 

    « Comment un homme dun tel cœur pouvait-il concevoir quune partie de lhumanité fût exclue éternellement de la lumière éternelle ? Comment une âme montée si haut dans la contemplation et dans lamour de Dieu pouvait-elle oublier que la miséricorde de Dieu est infinie ? Comment pouvaient en elle saccorder lexpérience de lamour fou de Dieu et la croyance à lenfer ? Comment ce mystique pouvait-il sabstenir despérer lapocatastase [nous y sommes ! PM], cest-à-dire la réintégration finale de toute lhumanité dans la lumière et lamour de Dieu ? - L’époque ? L’époque nexplique pas tout. [] Cest quun fil sépare, au plus haut degré de la vie intérieure, lexpérience de Dieu et lillusion spirituelle. »

    Claude-Henri Rocquet ne poursuit pas davantage : après plusieurs interrogations, certaines maladroites dans leur formulation, il a mentionné cette infime distinction entre expérience et illusion, distinction non perçue par le mystique au XIVe siècle mais dont lui, six siècles plus tard, semble avoir la clef. Quelle est-elle ? Nous l’ignorons. Il faut attendre le troisième texte ajouté dans cette édition pour voir resurgir la question qui, décidément, le hante. Ruysbroeck ne s’y attardait pas ; Rocquet ne peut sauter à pieds joints au-dessus de l’obstacle. L’espérance qu’il professe ne saurait trouver une contradiction dans un scénario privé d’un happy end convenu.

    *

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    Il y a ceux qui affichent sèchement leur certitude qu’il existe des âmes humaines déjà damnées. D’autres plus nombreux - tel notre écrivain - ne peuvent imaginer qu’un seul être subisse les affres d’une damnation éternelle ; pire, il en est parmi eux qui le conçoivent d’abord comme un océan de feu et de soufre, non comme un refus ferme de la présence divine… Claude-Henri Rocquet n’échappe curieusement pas à ce travers. Dans ces deux options extrêmes, Dieu et l’homme se voient radicalement privés de leur liberté ; il est une nécessité d’une grande embrassade finale, d’une orgie béatifique, à la manière des grands banquets gaulois, après une belle aventure humaine.

    C.-H. Rocquet, François et l'itinéraire, 2008
    ruusbroec,ruysbroeck,claude-henri rocquet,flandre,belgique,mystique rhéno-flamande,éditions salvator,apocatastaseClaude-Henri Rocquet commence par condamner avec raison des excès commis ici-bas par des hommes d’Église, avant de les confondre finement avec la notion d’un enfer éternel, en un raisonnement léger et douteux, par des références bibliques qu’il interprète en les forçant. C’est qu’il sait ce à quoi il se frotte : toute la tradition de l’Église, majoritaire les premiers siècles, unanime depuis le deuxième concile de Constantinople en 553 (Ruysbroeck compris), qu’il durcit sciemment en un injuste choix entre Origène et Augustin.

    Plus encore, Claude-Henri Rocquet s’oppose au texte saint lui-même. Le terme apocatastasis n'apparaît qu'une seule fois dans la Bible, lorsque Pierre, après avoir guéri un mendiant handicapé, se tourne vers les témoins et annonce la fin des temps.

    Il [Jésus] doit rester dans les cieux jusqu’à ce que vienne le temps où Dieu restaurera toutes choses (apocatastasis), comme il l'a promis il y a longtemps par ses saints. (Ac 3,21)

    Comme tout hapax, le mot lucanien a un sens incertain : ce tout renvoie-t-il à l’universel, à l’ensemble de la promesse, à l’alliance abrahamique accomplie pleinement par le Messie…? En revanche, le Nouveau Testament regorge, sous une forme ou une autre, de références indiquant l’éternité de l’enfer : Mt 3,12 ; 13,41-42 ; 18,8 ; 25,41 ;  Mc 9,44-49 ; Lc 16,23-24 ; Jude 7 ; Ap 14,11 ; 20,11 ; 22,4-5… Claude-Henri Rocquet le sait ; c’est pourquoi il continue son impuissante lutte, par une accusation de fondamentalisme, de « littéralisme », de « théologie de la terreur », etc. Il se fait Alexandrin contre l’école d’Antioche, maître ès interprétations contre toute forme de magistère imposé ; sa théologie devient pure affectivité devant un problème qu’il ne sait résoudre, sinon en prenant la place de Dieu. La langue s’enflamme, l’écrivain l’emporte ; la raison est mise au ban, le philosophe se meurt. 

    Claude-Henri Rocquet est un homme fin. Il connaît les arguments adverses. Il ne les affronte pas. S’il ne peut les contredire, il les balaye avec dextérité, d’un revers de main. La liberté de l’homme qui ne s’achèverait pas par un pardon absolu de Dieu n’est plus selon lui que « ratiocination », « sophisme », « vain cliquetis de concepts ». Il ne prend finalement pas la mesure du drame qui se joue depuis la Création dans cet espace infime de la liberté. Elle n’est pas un concept mais une réalité existentielle, inscrite dans notre nature… Il refuse de la prendre au sérieux.

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    Rogier van der Weyden,

    Polyptyque du jugement dernier,

    Musée de l’Hôtel-Dieu, Beaune (1446-1452) 

     

    N’est-il pas de miséricorde dans cette pudeur de Dieu à ne pas la forcer ? Quel serait l’amant qui imposerait de force l’union ?

    Que votre oui soit un oui, que votre non soit un non Le « oui » serait pour lui définitif mais pas le « non »… curieuse contradiction résolue dans une miséricorde divine qui force la volonté de l’homme à l’extrême.

    Si je ne puis affirmer qu’il n’y a aucune âme humaine en enfer, il m’est néanmoins permis de l’espérer, à la suite de Charles Péguy ou de Hans-Urs von Balthasar. Le déclarer reviendrait à usurper le jugement de Dieu ; l’espérer nous place à côté du Christ sur la croix lorsque, au moment d’expirer, il implore le pardon pour toute l’humanité.

    La condamnation de l’apocatastase par le cinquième concile œcuménique à Constantinople (reconnu par les Églises catholiques et orthodoxes) m’interroge personnellement sur les conséquences anthropologiques que cela suppose. Claude-Henri Rocquet s’indigne de la possibilité d’un enfer éternel qu’il ne peut concevoir ni de cœur ni d’intelligence ; je préfère davantage considérer attentivement ce que l’affirmation d’un enfer éternel, énoncé presque unanimement par la Bible et la tradition, nous dévoile de la réalitéde la compassion.

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    Claude-Henri Rocquet, juin 2014 (© MHC) 

     

    En affrontant la question de l’apocatastase, Ruysbroeck s’est retiré et Claude-Henri Rocquet imposé au premier plan. Ainsi l’écrivain procède-t-il régulièrement, brisant les conventions arbitraires qui envisagent une biographie avec distance, avec - quel terrible vocable ! - objectivité. Il s’enthousiasme, pleure, chante, complimente, condamne avec une même liberté, dont témoignent les nombreuses pages noircies au fil du temps : ici, il s’oppose à sa propre Église sur un problème délicat ; là, il arbore un christianisme face à une société agonisante en l’absence de sens. Son écriture obéit au seul diktat de l’amour, de l’homme à Dieu. Laissons-le déployer une dernière fois sa parole des profondeurs, au moment de clore notre propos, par une de ces pages où perce l’insaisissable mystère, celui de la Transfiguration - si chère aux orthodoxes - et de l’ultime révélation.

    « Admirable par la connaissance de l’Écriture, par la lecture inspirée de l’Évangile et de lApocalypse. Cest par l’Écriture que Ruysbroeck explique le mystère indicible de lexpérience mystique, par la manne et le caillou blanc, par la Transfiguration sur le Tabor : parole commune. Cest sur l’Écriture quil fonde son enseignement, lautorise, le vérifie. Et en même temps, lexpérience intérieure et la contemplation éclaire l’Évangile, ouvre le livre scellé. Quelquun avant Ruysbroeck avait-il montré le chemin qui va de la révélation du Tabor à la révélation de lApocalypse ? Entendre Ruysbroeck, cest apprendre à lire le livre intérieur de lhomme, le livre humain que nous sommes, et cest apprendre à lire l’Écriture, à nous y orienter comme les mages guidés par l’étoile à Bethléem, à voir dans le paysage montagneux quelle constitue, livre après livre comme les plis des plaines et des monts, les plis des horizons successifs, - à voir se lever le soleil sur les vallées obscures, et se dessiner le fil des chemins, à voir le paysage de la parole apparaître comme un édifice, un temple, l’évidence de la Jérusalem éternelle. Et cest le même livre, le livre de lhomme et le livre de Dieu, le livre intérieur à chacun et le livre plus intérieur. La connaissance de lun accroît la connaissance de lautre, la lumière de lun saccroît par la connaissance de lautre. Noverim me, noverim Te. Une lumière éclaire une lumière. Un seul livre : dun côté si clair et tout proche, et de lautre, insondable, disant lindicible, couvert de la nuée obscure qui enveloppe les trois disciples jetés face contre terre et qui ont vu la face éblouissante de Dieu conversant avec Élie et Moïse. Un même livre : puisque Dieu sest fait homme et a parlé parmi nous laraméen comme Ruysbroeck le thiois, le flamand. »

     

    Pierre Monastier

    28 août 2014

     

     

    Joseph Haydn,


    Les Sept Dernières Paroles du Christ sur la Croix,



    Quatuor Ludwig,

    

texte de Claude-Henri Rocquet, 
dit par Alain Cuny

     

     

    Œuvres de Claude-Henri Rocquet citées dans l’article

     

    - Ruysbroeck ladmirable, Salvator, Paris, 2014.

    - Vie de saint François dAssise selon Giotto,

    Éditions de L’Œuvre, Paris, 2011.

    - Les Sept Dernières Paroles du Christ sur la croix,

    Arfuyen, Paris, 1996.

    - Le Village transparent, Éolienne, Paris, 1994.

    - LAuberge des vagues, Granit, Paris, 1986.

      

     

  • Ruysbroeck selon Claude-Henri Rocquet

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    À l’occasion de la réédition de

    Ruysbroeck l’admirable

     

     

    Ce « Nord » dont je parle est un pays réel et c’est un pays imaginaire. « La Flandre est un songe », dit Ghelderode, qui fait de cette espèce de devise le titre d’une de ses œuvres que je préfère. C’est un pays aux frontières aussi imprécises que celle du ciel et de la mer à l’horizon.

    C.-H. Rocquet

     

     

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    Né à Dunkerque voici plus de quatre-vingts ans, Claude-Henri Rocquet n’a pas manqué, au fil de ses ouvrages, de revenir à la Flandre au sens large, le plus souvent à travers des écrits sur la peinture – les plus récents s’apparentant à des méditations dans une « écriture qui s’arrime au mystère de la foi » (1) –, parfois au cœur de poèmes (en prose) comme dans L’auberge des vagues (Granit, 1986) où il chante Joachim Patinir et la ville natale.

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystiqueÉvocation des jeunes années, le texte « Nord » révèle cette tendresse pour les contrées septen- trionales, qui n’empêche toutefois pas lauteur de tourner son regard vers l’Italie de François d’Assise et de Giotto, lAmérique du dissident Hopper ou encore vers l’Espagne de Goya« Le temps et l’espace, le réel et l’imaginaire forment un seul tissu, et ce tissu, pourtant collectif, est singulier en chaque âme, en chaque esprit. Français, parce que de naissance et de langue française, on se reconnaît Flamand, et cette filiation, ce fil, comme souterrainement, rêveusement, vous conduit en Espagne – il m’a conduit à écrire Goya. La patrie n’est pas une île mais un archipel. La patrie est une constellation. »

    Des livres assez récents marquent également l’intérêt que le Parisien d’adoption porte à deux grandes figures des Pays-Bas : Vincent van Gogh jusqu’au dernier soleil (Paris, Mame, 2000) et Érasme et le grelot de la Folie (illustré par Céline Le Gouail, Paris, Les Petits Platons, 2012). À propos de l’écriture des pages consacrées à Van Gogh, Claude-Henri Rocquet précise que « c’est aux mineurs de ma famille, de mon pays, que je pensais quand je l’imaginais en Belgique, pasteur et déjà peintre, le Borinage étant de même nature que les mines du nord de la France… » 

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    Passé d’un athéisme (du cœur et positiviste) à lÉglise orthodoxe, Claude-Henri Rocquet s’est penché sur le catholique Jan van Ruusbroec, offrant une des œuvres du mystique brabançon en traduction : Les Sept degrés de l’échelle d’amour spirituel de Jean Ruysbroeck (Paris, Desclée de Brouwer, 2000). Deux ans plus tôt, il avait publié un Ruysbroeck l’admirable dont une version corrigée a vu le jour en 2003 sous le titre Petite vie de Ruysbroeck, toujours chez Desclée de Brouwer. C’est ce même livre, dans une édition remaniée et augmentée, que viennent de donner les éditions Salvator.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,boschDans les belles pages de « Nord » justement, Claude-Henri Rocquet expose son chemine- ment d’historien de l’art en qui va naître le désir de revenir, par la mar- che et l’écriture, sous les cieux flamands : « Ce n’est pas le Nord qui m’attachait à Bosch, mais sa peinture, son monde intérieur, son œuvre, l’énigme de cette œuvre. Je ne savais presque rien de Ruysbroeck ; j’ai eu l’intuition qu’une part de l’œuvre de Bosch s’éclairerait à la lumière de Ruysbroeck. J’ai commencé à le lire. Et Ruysbroeck rayonne dans certaines pages de Bruegel. Pourtant, si j’ai eu le désir d’écrire une ‘‘petite vie de Ruysbroeck’’, ce qui impliquait la lecture attentive de toute l’œuvre, ce n’est pas le maître spirituel, le mystique, et sa mystique, qui en premier lieu m’attirait vers lui, mais son lien avec le Nord, avec la forêt de Soignes, près de Bruxelles, où je suis allé, marchant de Groenendael à Rouge-Cloître, sous les grands hêtres pourpres, et qui est devenue pour moi un lieu mythique : ma forêt de Brocéliande. »

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    La fin de l’introduction intitulée « L’ami invisible » éclaire mieux encore le parcours de cet écrivain resté attaché à un Ita- lien dascendance maternelle flamande, Lanza del Vasto (2) : « Je ne sais plus d’où me vint l’intuition d’un lien entre Jérôme Bosch et Ruysbroeck, qu’un siècle et demi sépare, mais c’est en cherchant, voici trente ans, le sens et le dessein, la structure spirituelle, de l’œuvre de Bosch que j’ai rencontré celle de Ruysbroeck. […] Plus tard, quand j’écrivais une vie de Bruegel, j’imaginai, où plutôt je vis, un épisode qui ne se trouve nulle part évoqué : Bruegel égaré dans la forêt de Soignes, fiévreux, malade, et sauvé, guidé, par une lumière, une présence. C’était comme un rêve du personnage en même temps qu’un rêve pour moi, qui l’écrivais. Avais-je le droit d’inventer ainsi un moment à la lisière de l’histoire et du songe ? Certaines peintures de Bruegel, et la littérature elle-même, autorisaient cette couleur fantastique. Mais la page, en somme dédiée à Ruysbroeck, et tout éclairée par le rayonnement du tilleul de Soignes, je l’écrivis un 2 décembre. Et j’ignorais alors que le 2 décembre est jour de la mort et de la fête du bienheureux Jean Ruysbroeck, à Malines. Quand je l’ai su, il m’a semblé que ce que je croyais de l’ordre du fantastique était proche du surnaturel, de l’invisible, et qu’il s’agissait moins d’imaginaire que d’imaginal. J’ai pris cette coïncidence pour un signe adressé de son séjour incorporel par un ami et j’ai placé devant mes livres, comme une icône, la reproduction du seul portrait qu’on ait de lui : la copie, ancienne, d’une peinture perdue. Ruysbroeck, vêtu de noir et de blanc, l’habit des augustins, y lève les yeux vers le signe d’un rayonnement. J’avais acquis toute son œuvre pour accompagner mon voyage dans la Flandre de jadis, celle de Bruegel, et pour la lire le jour venu.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch« Il est vrai que j’avais senti, à l’origine de ce livre sur Bruegel, la présence, le soutien, de Lanza del Vasto. Lanza n’était plus de ce monde. Je savais ce qu’il devait à saint Augustin et à saint Thomas. J’ignorais que cet hom- me né en Italie, mais d’une mère anversoise, devait à Ruysbroeck, en partie, sa conversion.

    « En écrivant sur Bruegel et Bosch, je me rapprochais de mon pays natal, La Flandre, Dunkerque, je le découvrais dans une autre lumière, je reconnaissais le sens qu’à pour notre vie le fait d’être né dans une certaine famille, un certain paysage, sous un certain ciel, et je comprenais mieux que la vocation de toute patrie est d’être une terre spirituelle, un lieu où l’invisible prend forme et couleur, où le visible et le sensible accueillent le surnaturel, un lieu de passage, un lien particulier entre l’humain et le divin. C’est à partir de ce sentiment spirituel de la patrie que toutes les patries, et les plus lointaines, les plus étrangères, les plus hostiles, nous sont fraternelles. Et j’eus le désir d’écrire un livre consacré à l’esprit du Nord, à la merveille resplendissante et douce des béguinages, à Memling et à l’art populaire, à cette piété dont Ruysbroeck est la source, la résurgence, et l’Imitation de Jésus-Christ, le joyau. Le livre que je termine aujourd’hui vient de là.

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    « J’ai voulu m’approcher de Ruysbroeck par le chemin de ses livres : traverser la forêt de ses livres, en recevoir la lumière. Je le vois comme Jérôme Bosch a représenté les anachorètes, les ermites : à l’abri d’un saule creux, au bord d’un ruisseau, tandis que les dernières agitations de l’âme achèvent de s’effacer comme se dissipe un mauvais rêve. »

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    Si la nouvelle édition de Ruysbroeck l’admirable ne reprend pas le chapitre « Lire aujour- d’hui Ruysbroek », elle en comprend de nou- veaux regroupés sous l’intitulé « Ruysbroeck et la mystique maternelle » (3). Claude-Henri Rocquet s’explique : « Le livre publié, un dialogue avec Michel Cazenave, à France Culture, m’a rendu plus attentif à ce qui chez Ruysbroeck porte sur le ‘‘féminin’’ et j’ai écrit ‘‘Ruysbroeck et la mystique maternelle’’, qui prolonge la nouvelle édition de Ruysbroeck l’admirable. Bosch sans doute s’est nourri de l’enseignement de Ruysbroeck. Et Ruysbroeck écrivait et voyait en peintre. Tout près du monastère de Groenendael, à Rouge-Cloître, Hugo van der Goes vécut ses dernières années. »

     

    (1) Articles : « Bosch » et « Bruegel l’ancien » dans l’ Encyclopædia Universalis, Paris, 1965.

    « La Fable de Babel » p. 111-112 et « Notice sur ‘‘La pie sur le gibet’’ n°76 », p. 274, dans le catalogue de l’exposition « Fables du paysage flamand, Bosch, Bles, Brueghel, Bril » au Palais des Beaux-Arts de Lille du 6 octobre 2012 au 6 janvier 2013, sous la direction d’Alain Tapié, Paris, Éditions Somogy.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch« Bruegel-Majewski, du tableau au film », Magazine des Arts, avril-mai 2012, n°2, p. 86-97.

    « Le peintre de Rouge-Cloître » (sur Hugo van der Goes), NUNC, n° 32 (dossier Charles Péguy), février 2014, p. 107-118.

    Livres : Bruegel, la ferveur des hivers, Paris, Mame, 1993.

    Jérôme Bosch et l’étoile des mages, Paris, Mame, 1995.

    Bruegel ou L’atelier des songes, Paris, Denoël, 1987, rééd. Zurfluh, 2010 (épuisé).

    « Dans l’histoire de l’art et de la littérature, les influences ont sans doute moins d’importance, elles sont moins fascinantes, moins riches de sens, que les métamorphoses, les filiations : l’œuvre de Bau- delaire se transforme en celle de Mallarmé, celle de Mallarmé en Valéry, et nous savons ce que Rimbaud doit à Hugo et Claudel à Rimbaud. La création engendre et suscite la création.

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystique« Les contemporains de Bruegel voyaient en lui un ‘‘nouveau Bosch’’. Quand j’ai écrit sur l’un et l’autre, vers 1968, pour l’Ency- clopædia Universalis, je voyais deux esprits s’oppo- ser, sinon se contredire : un esprit religieux et mysti- que, inséparable de la Bible, un esprit imprégné de la pensée antique, et tourné vers la terre et la ‘‘nature’’. Je déchiffrais Bosch à la lumière de Ruysbroeck. Et puis, chez Bruegel, j’ai vu, au-delà de la terre paysanne, au-delà de ses Géorgiques, sa proximité avec les géographes de son époque et, dans certaines de ses œuvres, sa relation avec le mythe : le Labyrinthe et Babel. Ce qui m’a conduit à reconnaître en lui un esprit religieux, un peintre chrétien.

    « La question de ‘‘l’hérésie’’ me semble au cœur de l’œuvre de Bosch : dans Le Jardin des délices, en particulier. Pour certains, cette peinture est une apologie de l’hérésie des Adamites ; pour d’autres, dont je suis, la mise en scène est le rejet de ce dévergondage ‘‘spirituel’’. La famille de Bruegel est celle de l’ ‘‘humanisme chrétien’’.

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch« Je n’envisage ici que le ‘‘sens’’ de ces œuvres. Je ne dis rien de leur génie, de la beauté de leur peinture. Qu’ils soient du Nord, ‘‘flamands’’, compte dans mon attachement à leur œuvre : ma ‘‘prédilection’’. Leur paysage est celui de ma naissance et de ma jeunesse. Ils ont puisé aux traditions populaires, aux jeux de mots et aux traditions du peuple : au ‘‘folklore’’, si l’on veut désigner cela d’un mot. Cela, chez Bruegel, s’allie à un grand savoir, une réflexion de philosophe : la kermesse et Platon, le carnaval et la bibliothèque peuvent confluer. C’est sur ce point, et non par les truculences, que se rejoignent Rabelais et Bruegel, Érasme.

    « Le sens du ‘‘peuple’’, chez Bruegel, n’est pas seulement celui des hommes en un certain lieu de la Terre, en un certain temps de l’Histoire, une patrie : ce sens du ‘‘peuple’’, en son fond, est un humanisme, un sens du ‘‘genre humain’’, une connaissance de l’homme. Un amour de l’homme, aussi ; mais sans l’amour, qu’est-ce que la ‘‘connaissance’’ ? »  (entretien de Claude-Henri Rocquet avec Pascal Amel, « L’œil de Claude-Henri Rocquet. Écrire la peinture », (art absolument), n° 52, mars-avril 2013, p. 105-106.)

    claude-henri rocquet,ruysbroeck,ruusbroec,peinture,littérature,mystique,bruegel,bosch(2) Claude-Henri Rocquet, Lanza del Vasto, serviteur de la paix, Paris, L'Œuvre, 2011.

    Anne Fougère & Claude-Henri Rocquet, Lanza del Vasto : pèlerin, patriarche, poète, Paris , Desclée de Brouwer, 2003.

    Lanza Del Vasto, Les Facettes du cristal : entretiens avec Claude-Henri Rocquet, Paris, Le Centurion, 1981.

    quatrième de couverture

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystique« La rencontre de Lanza del Vasto est l’une des grâces majeures de ma vie. Si vers ma vingtième année je n’avais pas rencontré cet homme, sa lumière, son enseignement, et sa patience envers le jeune maladroit que j’étais, aurais-je eu connaissance du très ancien et toujours vivant chemin de l’homme, aurais-je commencé d’ouvrir les yeux dans la nuit intérieure, aurais-je su dissiper enfin le mensonge de l’inepte violence ? Mais cette grâce, qui fut d’abord un émerveillement, j’en ai sans doute longtemps méconnu la nature et la force. Longtemps, je me suis tenu à l’écart de cette grande figure paternelle, j’étais irrité de sa foi en ce Dieu dont notre bavardage fait un mort, un ennemi ; je me crus même un cœur hostile à ce cristal. Pourtant, à travers les années, parfois, il m’arrivait de rêver de lui et de ses compagnons ; et la blancheur de ces rêves au réveil m’était douce : lumière et laine dans le désert et la confusion des jours. »

    Claude-Henri Rocquet, Ruysbroeck, Ruusbroec, peinture, littérature, mystique(3) Pages publiées sous une forme différente : « Ruys- broeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle » in Alain Dierkens & Benoît Beyer de Ryke (ed.), Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec – Études sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe_XIVe siècle), Bruxel- les, Éditions de l’Université de Bruxelles, [Problèmes d’Histoire des religions], t. XIV, 2004, p. 211-226. Il s’agit des chapitres : « Luc et Véronique », « Mystique nuptiale, mystique maternelle, Eucharistie », « Sainte Belgique » et « Le livre des douze béguines », le quatrième portant en grande partie sur la question de la traduction.

     

     

    Claude-Henri Rocquet, conférence, fin 2012, Nîmes 

     

     

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    Le jardinier de Babel

    portrait de Claude-Henri Rocquet par Xavier Dandoy de Casabianca

    (vidéo, 1993)

     

     

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