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  • A. Cohen, de l'anarchisme au monarchisme

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    Alexandre Cohen

    (Frise, 1864 - Toulon, 1961)

     

    Né à Leeuwaarden, le publiciste néerlandais Alexander Cohen se fit connaître par la virulence de ses articles dans la presse anarchiste. Il vivait à Paris durant la fameuse période des « marmites » où il se lia d’amitié avec, entre autres, Félix Fénéon et Émile Henry, et se retrouva d'ailleurs à Londres suite à la répression
gouvernementale. Devenu correspondant pour le plus grand
quotidien néerlandais de l’époque, mais aussi pour plusieurs journaux
français, il s’affirma comme l’un des plus ardents défenseurs de la France
lors du premier conflit mondial, cherchant même à partir au front – à l’âge de 50 ans – puisqu’on avait fini par lui accorder la nationalité
française. Collaborateur, à une époque, de la Revue blanche, ce polémiste juif
qui s’était employé à faire découvrir aux lecteurs français l’œuvre du rebelle
 Multatuli, devait peu à peu adopter des convictions maurrassiennes et
se déclarer royaliste. Il a partagé pendant plus de soixante-cinq ans la vie d’une Française, Élisa Germaine (Kaya) Batut (1871-1959). Alexandre Cohen est décédé à Toulon après y avoir vécu plusieurs dizaines d’années, oublié de presque tous.

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    Œuvres d’Alexander Cohen

    De Paradox (Le Paradoxe, brûlot dont A. Cohen était le seul rédacteur, 1897-1898).
    Uitingen van een reactionnair 1896-1926 (Manifeste d’un réactionnaire 1896-1926) Baarn, Hollandia-Drukkerij, 1929.
    In opstand (En révolte, autobiographie), Amsterdam, Andries Blitz, 1932.
    Van anarchist tot monarchist (De l’anarchisme au monarchisme, autobiographie, suite), Amsterdam, De steenuil, 1937.
    Multatuli, Pages choisies, traduites par Alexandre Cohen, préface d’Anatole France, Paris, Mercure de France, 1901.



    Autres éditions

    Uiterst links, jounalistiek werk 1887-1896 (Extrême gauche. Œuvre journalistique, 1887-1896), choix de textes et présentation Ronald Spoor, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1980.
    Uiterst rechts, journalistiek werk 1906-1920 (Extrême droite. Œuvre journalistique, 1906-1920), choix de textes et présentation Ronald Spoor, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1981.
    Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen), édition Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997.
    Een andersdenkende (Un anti-conformiste), choix de textes et présentation Max Nord, Amsterdam, Meulenhoff, 1959.

     

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    page de titre du choix de textes de Multatuli

    traduits par Alexandre Cohen

    et portrait de Multatuli gravé sur bois par J. Aarts

     

    Dans un hommage qu’il rend à Félix Fénéon (Le Journal, 29 avril 1894), Octave Mirbeau évoque Alexandre Cohen : « (…) voilà que, tout à coup, j’apprends que M. Félix Fénéon a été arrêté par la police. “Anarchiste dangereux et militant ” disent les notes, association de malfaiteurs, et toute la série des accusations en usage ! Il est vrai que, à part ces indications très vagues, les renseignements précis nous manquent. Comme principal motif à cette arrestation, si extraordinairement imprévue, on allègue que la police trouva, dans l’une des poches du pardessus de M. Félix Fénéon, une boîte en nickel, “sur laquelle était collé un portrait d’homme, et qui contenait des capsules de petit modèle ”. Voilà une boîte qui me paraît de la même famille que ce dangereux tube, ce mystérieux tube, ce tube si épouvantant, trouvé chez M. Alexandre Cohen, lequel tube, après de méticuleuses expériences et de prudents dévissages, fut reconnu, finalement, pour être une canne. (…) Fénéon connaissait beaucoup Alexandre Cohen, Cohen habitait en face de chez lui. Les deux amis se voyaient souvent, unis l’un à l’autre par une commune passion de la littérature et de l’art. (…) Lors de l’expulsion de Cohen, Fénéon continua à ce dernier la fidélité de son affection. Il tenta, par des démarches courageuses, d’intéresser quelques personnes à cette détresse, de rendre à cet exilé l’exil moins amer et plus supportable. Il fit cela, tout bravement, tout naïvement, pensant que ce n'était pas un crime, puni par les lois, que de ne pas abandonner un ami malheureux, et de s’employer à lui être utile et consolateur. »



    cohenSoldat.gif

     Alexandre Cohen revêtu de l'uniforme français en 1914

     

     

     

     

  • Place Clichy, rue de Douai, 1906

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    Alexandre Cohen :

    Un matin de mai à la mi-mars

     

    Dans le premier texte de son volume Uitingen van een reactionnair, Alexandre Cohen décrit sur un ton gai une traversée de Paris à la fin de l’hiver 1906. En voici les premiers paragraphes dans lesquels il évoque un quartier qu’il a bien connu.

    Suit une lettre envoyée peu après à Max Nettlau qu’il rencontrait apparemment de temps à autre à la Bibliothèque nationale. Cohen a peut-être pris froid sur l’omnibus à moins que les postillons du cocher… On constate que le publiciste s’était une nouvelle fois emporté au cours d’une discussion.

     

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    Im wunderschönen Monat Mai,

    Als alle Knospen sprangen...

    Heinrich Heine

     

    « Ewigkeit, wie bist du lang ! »

    Déjà cinquante années que Heine repose à Montmartre...

    « Aber ich, ich lebe ! »

     

    Et je grimpe sur l’impériale de l'omnibus Clichy-Odéon, la ligne qui coupe la moitié de la ville, du nord au sud, de Montmartre au Luxembourg.

    Une excursion bon marché ! Trois sous, c’est tout.

    Caisses hors du temps que ces omnibus, tirés par trois chevaux à la robe identique : trois alezans, trois blanc pommelé, trois noirs, trois à listes. Mais j’aime les moyens de transport démodés – préfère le voilier au vapeur ! – et ai en grippe les poussifs, puants et trépidants tramways à vapeur. À bas le progrès ! Aujourd’hui plus que jamais : le ciel est au soleil et mon humeur au beau fixe.

    Place Clichy ! Au centre de la place, un monument : la statue du Général Moncey, héros du Premier Empire. Le bonhomme, le menton défiant le vide, un imposant sabre courbé à la main, se tient à côté d’un canon qui pointe une bouche éclatée, comme le veut la tradition ancestrale de la statuaire militaire. Bonjour ! mon Général.

    Au pied du monument, un bouquet géant et qui en fait le tour ! Des montagnes de fleurs : des violettes couleur prune ; des violettes de Parme amarante ; des tulipes, rouge vif ou jaune criard ; des jacinthes rosées ; des giroflées odorantes jaune-roux ; des lilas vert et blanc.

    Tourbillons de gens. Masses compactes à dominante noire. De-ci de-là, une touche claire et colorée : le pantalon rouge et les guêtres blanches d’un fantassin ; les épaulettes jaunes d’un fusilier marin ; le corsage bleu d’une blonde ; le chapeau à doublure rouge d’une brunette ; les deux casques rutilants, rehaussés de plumes tricolores de deux colosses de cuirassiers dont les montures agitent des queues noires coruscantes. Une femme tenant une grappe de raisin aux énormes grains chahutée par le vent : ballons de baudruche rouge et bleu.

    Une paire de silhouettes sombres : deux croque-morts. Les rayons de soleil dansent sur leur chapeau laqué.

    Un moine vêtu d’une bure brune, tête nue et nu-pieds. Pieds nus dans ses sandales, cela va sans dire. Belle barbe !

    Les omnibus ont fait le plein de passagers. Les trams de même. Et le métro aspire d’un coup de langue un tas de gens par une de ses gueules et – cratère – en vomit autant de l’autre.

    « Allez ! roulez », crie le conducteur.

    J’occupe une place assise juste derrière le cocher. Qui chique. Et crache. Je reçois en pleine figure – revers de la médaille quand on trône à la place d’honneur – quelques postillons comme on appelle ces choses là en français. J’avance, avec la réserve qui s’impose, une remarque... une insinuation à propos de la direction du vent. Mais le cocher, convaincu de l’inaliénabilité de son droit à chiquer, réplique, avec une sécheresse déplacée : « Faut pourtant bien que j’crache ! »

    Rue de Douai ! Rue étroite. La partie supérieure de l’impériale est pratiquement à la même hauteur que les premiers étages dont les fenêtres sont ouvertes.

    Une claire silhouette se détache sur le fond sombre d’une chambre. Un tendre bout de femme devant le miroir d’une table de toilette, se tamponnant – le petit amour – les joues de poudre de riz.

    Dialogue, au passage de l’omnibus.

    Le voyageur assis derrière le cocher : « Comme vous êtes jolie ! »

    De la chambre, une voix tout sourire : « Vous trouvez ? »

    Place Saint-Georges ! À droite, la maison de feu Adolphe Thiers, le « bourgeois étroniforme » ainsi que Flaubert l’a dénommé. Ou était-ce quelqu’un d'autre ? Je ne m’en souviens pas avec une certitude absolue. La chose n’a pas grande importance ! On ne peut trouver qualificatif plus juste et plus pittoresque, c’est le principal.

    « Allez ! roulez. »

    (trad. D. C.)

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    « Lettre à Max Nettlau »,

    in Alexander Cohen. Brieven 1888-1961

    (Correspondance d’Alexandre Cohen),

    éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 301-302.

     

     

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  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (1)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (1)

     

    Taille : 1m65. Visage : ovale. Front : haut. Yeux : bleus. Nez : petit. Bouche : petite. Menton : rond. Cheveux : d’un blond foncé. Sourcils : idem. Signes particuliers : mauvaise vue. Langue maternelle : hollandais (1). Il est « de petite taille, malingre, l’air souffreteux. Il était toujours vêtu d’un complet, limé par l’usure, et d’un pardessus à capuchon ; il se coiffait d'un feutre mou dont il laissait la calotte droite. Il portait la barbe blonde en collier, et un lorgnon restait sondé à son nez. Très peu soigné de sa personne, il vivait depuis deux mois avec une jeune femme de très petite taille “plus sale que lui” (...) “L'un et l'autre descendaient les six étages, vingt, trente fois par jour, pour demander à la loge s’il n’était rien venu à leur adresse. Le fait est que des paquets de journaux recouverts entièrement par la bande, pour en cacher les titres, arrivaient presque tous les jours (...). Il veillait très tard la nuit et il empêchait le locataire de dessous de dormir. Il recevait en outre pendant la nuit, des visites de camarades. Ces visites commençaient à minuit. Elles se produisaient isolément, de sorte que pour l’entrée comme pour la sortie j’étais obligé de tirer cinq et six fois le cordon. J’ai fini par me fâcher. Il n’est pas permis à un locataire du sixième de troubler dix fois la nuit, et cela trois ou quatre fois la semaine, le sommeil d’un brave homme. Nous nous sommes chamaillés dur, et comme mon adversaire est très savant, qu’il connaît cinq ou six langues, il m’a injurié un peu dans toutes.” » (2) C’est sous ces traits peu avantageux qu’apparaît Alexandre Cohen au détour d'un document de l’administration pénitentiaire néerlandaise et du témoignage de son concierge confié à la presse quelques jours après son arrestation, survenue le 10 décembre 1893. Ce n’est pourtant pas suite aux nuisances suscitées par ce citoyen hollandais, ni à l'issue d'une rixe avec son voisinage, que la police a été amenée à intervenir. Les habitants d’un quartier populaire de Paris n’ayant pas encore rompu avec toute ruralité étaient certainement habitués à endurer d’autres gênes et à souffrir des spectacles plus outranciers que de simples scènes de tapage nocturne ou des échanges de propos peu courtois, d’autant qu’ils vivaient à quelques enjambées du Moulin Rouge et au cœur de la bohème parisienne.

    Aux yeux des autorités et en particulier à ceux du fameux Préfet de police Lépine, Alexandre Cohen compte parmi la racaille délinquante de la pire espèce : il est anarchiste. Et il le proclame haut et fort dans les articles qu’il rédige ou dans les propos qu’il tient devant des groupes plus ou moins étoffés. L’écriture et la parole vont de pair chez ce polyglotte, toujours à la recherche d’une occasion de discourir, soucieux d’affirmer son point de vue et de mettre les points sur les i, à coups de plume ou à coups de gueule selon l’humeur et selon les circonstances. (3)

     

    Les premières armes

    HavelaarBabel2.jpgAdolescent déjà, il ne se mord guère la langue. Il ne sait pas encore qu’il gagnera sa vie - plutôt mal que bien ! - comme publiciste et traducteur, mais ses assertions, calquées sur son comportement, s’avèrent tranchantes. Turbulent, faisant l’école buissonnière bien longtemps avant l’introduction de la loi sur l’enseignement obligatoire (1901), il forme son esprit à l’abri des regards et des reproches en dévorant des livres, perché sous le faîte du toit de la maison familiale, à Leeuwarden, en Frise. Certes, M. Cohen père, juif orthodoxe, ne désire point laisser ce fils agir à sa guise, mais Alexandre a bien souvent, et quoi qu’il lui en coûte, le dernier mot : quand le moment de la prière a sonné, Alexandre joue le jeu, mais sous couvert de lire les textes sacrés il se nourrit des pages du Max Havelaar (4) ; lorsque le conseil de famille décide de faire de lui un mousse, il fuit le port avant même l’embarquement pour la bonne et simple raison qu’il éprouve de l’antipathie à l’égard du capitaine. En laissant son petit commerçant de père à ses illusions, l’enfant fugueur, l’élève renvoyé des écoles, l’apprenti tanneur rebelle qui gifle son patron, rompt avec sa famille, nie le bien fondé des opinions du patriarche et se défait des derniers fantômes de toute observance. De telles dispositions conduisent souvent un jeune homme à connaître le milieu carcéral, à endosser l’uniforme ou encore à mener la vie de bohème. Alexander Cohen va emprunter ces différentes voies.

    Il a dix-sept ans quand une première porte de cellule se referme sur lui. Il est arrêté à Anvers pour vagabondage. De la prison de Bruxelles où il est interné durant une dizaine de jours, la police le transfère à Maastricht ; là, les gendarmes, au lieu de le retenir en attendant de le remettre à un membre de sa famille, le laissent libre de visiter la ville et le traitent comme un prince. Quelques mois plus tard, le jeune juif frison demande à être incorporé dans l'armée des Indes Néerlandaises avant l'âge requis : bien que ses pleins et ses déliés ne soient pas parfaits, il est reçu au concours de commis aux écritures. Cette fonction d’ « écrivain-soldat » (5) venait d'être créée par le Ministère des Colonies et supposait l'accomplissement d’une période de six années sous les drapeaux.

    Avant même que le bâtiment Princesse Wilhelmine ne lève l’ancre le 6 septembre 1882 pour un voyage de plus d’un mois, Alexandre Cohen échappe de peu à une première sanction disciplinaire : il s’était laissé aller à déféquer dans sa chambrée.

    Une fois à Sumatra, l’intellectuel en herbe et poète de circonstance (on lui demande d’écrire et de déclamer des vers à l’occasion de l’anniversaire d’un gradé), à peine remis d’une grave maladie, écope de quatre jours de trou et se retrouve muté à Lahat, un coin perdu sur la côte est où, après quelques semaines d’une vie paisible, son impertinence, sa ténacité et sa soif de justice le poussent à mettre en branle tout l’édifice judiciaire de l’armée coloniale. Une querelle avec le médecin de la garnison est à l’origine de l'affaire, le premier médecin irascible, mais non le dernier, que Cohen croisera durant sa longue existence. Le docteur, un polonais

    se promène toujours en civil, aussi bien pendant ses visites dans la salle des malades que lorsqu’il n’est pas en service. Je ne lui en fais pas du tout grief ! Ce que je ne peux pas avaler, c’est qu’il ne rende jamais les saluts que je lui adresse. Si je salue – tel est mon raisonnement –, c’est pure politesse de ma part. Car je ne suis pas tenu de saluer un officier en costume de ville. La première fois, je pense que le docteur ne m’a certainement pas vu ou bien qu’il est distrait, ce qui peut arriver à tout le monde après tout. Mais voilà que, à peu de jours d’intervalle, la chose se reproduit. Bien que je commence à être irrité, je me promets de lui laisser une dernière chance. Jamais deux sans trois ! Quelques semaines, peut-être un mois plus tard, je le croise de nouveau. Je le salue de la manière la plus correcte qui soit – « la main droite tendue contre le calot, et dans le même temps, le regard fièrement et respectueusement dirigé vers mon supérieur » – avec toujours le même résultat négatif : il ne répond pas à mon salut. Ça suffit comme ça, voilà ce que je me dis, il peut aller crever ! Et que je crève, moi, si jamais je le salue de nouveau, à moins que, par exceptionnel, il ne soit en uniforme.

    Un beau soir, quelque temps après, je rencontre le docteur sur la grand-route. Comme à son habitude, il est en civil. Nous nous croisons, distants l’un de l’autre d’un mètre. Je le regarde droit dans les yeux – pour rien au monde je ne voudrais qu’il croie que je ne le vois pas ou qu’il me pense plongé dans mes pensées – et ne le salue pas. Tout à sa surprise, il me dévisage à la manière de quelqu’un qui n'en croit pas ses yeux ; il en reste coi. Mais à peine me suis-je éloigné de lui de quelques pas qu’il m’interpelle :

    - Fusilier !... Fusilier !

    Je ne tourne pas la tête, et continue de marcher. Je ne suis pas fusilier ! Je suis commis aux écritures ! Non que je me pique de ma position de commis aux écritures. Oh ! mon Dieu non. Si pour me flatter il avait crié : “Général ! Général !”, je n’aurais pas eu un autre comportement. Mais je ne suis pas fusilier, un point c’est tout ! Il hurle encore deux ou trois fois: “Fusilier !... Fusilier ! ”, puis finit par revenir sur ses pas, me dépasse, se place devant moi et m’adresse la parole :

    - Tu n’as pas entendu que je t'appelais ?

    - Non !

    - Tu ne vas pas me faire croire que tu ne m'as pas entendu crier ?

    - Ce n’est pas ça ! Je vous ai bien entendu crier...

    - Alors pourquoi as-tu continué de marcher ?

    - Vous avez crié : “fusilier !”, et moi, je ne suis pas fusilier.

    - Tu n’es pas fusilier ? T’es quoi alors ?

    - Je suis commis aux écritures.

    - Alors comme ça, c’est pour cela que tu ne t’es pas arrêté ?

    - Oui !

    - Bien !... Mais dis-moi maintenant, commis aux écritures, tu ne sais pas qui je suis peut-être.

    - Si ! je le sais.

    - Je suis qui alors ?

    - Le médecin.

    - Donc, tu le savais ! Pourquoi ne m’as-tu pas salué dans ce cas ?

    - Parce que rien ne m’y oblige !

    - Tu n’es pas obligé de me saluer ?

    - Non ! Je ne suis pas tenu de vous saluer quand vous êtes en civil.

    - Ah ! Tu crois ça ?

    - Non ! je ne le crois pas. J’en suis certain !

    - Eh bien moi, je vais t’apprendre le contraire !

    - Non ! vous ne le ferez pas. Je ne suis pas obligé de saluer un officier en civil... Et pour ce qui est de vous justement, il se trouve que je vous ai salué à plusieurs reprises. Mais vous ne m’avez jamais rendu mes saluts. Vous ne le faites jamais. C’est pourquoi vous m’avez offensé...

    - Ah oui ! J’ai ainsi offensé monsieur le commis aux écritures ? C’est tout à fait regrettable !

    - Oui, vous avez ainsi offensé monsieur le commis aux écritures. Je faisais montre de politesse, ce à quoi je n’étais pas tenu, et cette attention vous laisse froid ! Dorénavant, je ne vous salue plus ! ;

    - T’entendras parler de moi, toi !

    - J’en suis fort aise ! (6)

    En révolte, publié en 1932

    OpstandCohen.gif« Huit jours de salle de police pour t’être abstenu de saluer un supérieur. Tu peux disposer ! » Voilà la courte harangue qui siffle aux oreilles d’Alexandre Cohen le lendemain matin au rapport. Cette peine purgée, le commis aux écritures dépose une réclamation auprès du commandant de Palembang. Réclamation qui, estimée non fondée, lui coûte deux semaines de la même punition (vaquer la journée à son travail et passer la nuit et les dimanches enfermé dans une remise sordide). Deux semaines plus tard, Alexandre Cohen demande qu’on s'en remette au Conseil de Guerre. Dans l’attente de la décision de cette instance, il est consigné et les séjours au cachot se multiplient au moindre prétexte. Le Conseil de Guerre déclare enfin « la réclamation du commis aux écritures Cohen, n° de matricule 15527, à l’encontre de la peine de deux semaines de salle de police à lui infligée par l’adjudant de garnison de la côte est de Sumatra, non fondée, et lui inflige une peine de trois semaines de salle de police... » (7)

    Le condamné se présente bien entendu trois semaines plus tard au rapport en exigeant cette fois de l’adjudant de garnison qu’il transmette son cas devant la plus haute juridiction militaire des Indes Néerlandaises, à savoir la Haute Cour Militaire (Het Hoog Militair Gerechtshof). Et c’est les larmes aux yeux que le réclamant entend en 1884 le commandant lui lire l’arrêt de cette instance : sa demande est reçue et toutes les peines infligées depuis la plainte formulée par le médecin polonais sont déclarées nulles et non avenues. Alexandre Cohen n’en est pas pour autant quitte : les diverses représailles qu’il a endurées avant le prononcé de cette décision favorable l’ont incité à faire preuve d’insubordination.

    Mes états d’âme sont ceux d’un enragé. Plus on me sanctionne, plus la sanction est lourde – cellule, cachot : chaque jour au régime eau-riz ou le jour suivant au régime eau-riz-fers, c’est-à-dire la main droite et le pied gauche ou le pied droit et la main gauche reliés l’un à l'autre par une courte chaîne –, et plus je deviens indifférent à toute peine. Je me fiche d'être aux arrêts, je quitte le campement, vais dans le bois lorsque l’envie m’en vient. Moi qui ne bois pas – non par probité mais parce que je n’aime pas le genièvre –, me voilà traîné au rapport par je ne sais quel subalterne sycophante pour état d’ébriété ; j’ai beau protester contre cette imputation mensongère, on me punit de nouveau. Une fois les quatre jours de cellule purgés, je vais à la cantine située hors du campement – ceci bien que je sois toujours aux arrêts – m’enivre alors et avale avec des hauts le cœur deux godets de 10 centilitres de genièvre ; je percute ensuite de façon délibérée le lieutenant. “Eh bien ! mon lieutenant, vous pouvez à présent me sanctionner pour état d’ébriété. Je suis vraiment saoul cette fois !” (...) Dans le local où l’on me garde aux arrêts, je casse tout : les tréteaux de ma couchette, la couchette elle-même, la serrure de mes menottes, mes menottes. J'enfonce la porte en bois munie de barreaux. Quand je pars pour Palembang en mai ou juin 1884 pour comparaître devant le Conseil de Guerre, je suis redevable d’environ 60 florins à la Patrie et ai à coup sûr le casier judiciaire le plus chargé de toute l’armée des Indes Néerlandaises.

    J’ai payé cher mon triomphe. Mais au moins, je ne me suis pas laissé marcher dessus ! (8)

    Triomphe cher payé en effet puisque le Conseil de Guerre de Pamelang le condamne dans la foulée à six mois et deux fois un an de détention pour trois actes d’insubordination verbale caractérisée. En juin 1884, il est transféré à la prison du fort Prince d'Orange où il côtoie des détenus purgeant de longues peines et où on le destine à la confection de calots. Mais bien vite, suite à de nouvelles manifestations de rébellion, il passe le plus clair de son temps dans un réduit qualifié de cachot où il a un boulet pour fidèle compagnon. Les outrages dont il se rend coupable par ses propos lui valent par ailleurs, en guise de châtiment corporel, trois séries de dix ou vingt coups de triques. Toutefois, les jours ne sont pas intégralement sombres : monté sur la toiture d’un bâtiment, « de juin 1884 à décembre 1886, tous les soirs, je regardais la mer – la liberté. Pas une seule fois je n’y ai manqué – lorsque je n’étais pas au cachot – beau temps, pluie, tempête, déluge, avec boulet, sans boulet – les autres eux, avec leur boulet, ne s’y risquaient pas. » (9) De plus, Cohen possède la faculté de rire et de faire rire dans les situations les plus inattendues comme dans les plus compromises. Ne sera-t-il pas connu quelques mois plus tard dans les cercles révolutionnaires comme « l’homme qui a fait rire Domela », la grande figure du socialisme hollandais de ce temps, un ancien pasteur indéridable ? (10) C’est peut-être cette capacité à s’amuser de tout et à se jouer du sort qui dissuadera Cohen de déserter comme l’avait fait quelques années plus tôt un soldat de la même armée, un certain sieur Rimbaud. (11)

    gravure de Georges Rohner illustrant In Opstand

    CohenIll1.gifLe 25 décembre 1886, Alexandre Cohen fête sa libération. Il fait d’une pierre deux coups puisque son comportement a encouragé ses supérieurs à le déclarer « totalement inadaptable ». Le 27 mars 1887, de retour sur le sol natal, il est rendu à la vie civile alors qu’il a déjà décidé de tenter sa chance dans les milieux journalistiques. (12) Et six mois jour pour jour après ce Noël mémorable, l’intraitable rebelle fait son entrée dans la presse. Du 25 juin au 13 août 1887, le Groninger weekblad (L’Hebdomadaire de Groningue) (13) publie en sept livraisons un de ses textes sous le titre Naar Indië (Aux Indes Néerlandaises). Le gouvernement néerlandais opérait alors une campagne de recrutement pour renforcer son armée coloniale chahutée sur le terrain ; Cohen réagit sans attendre et le journal radical accepte d’ouvrir ses colonnes aux premiers élans du talentueux polémiste. Dans les pages en question, il décortique la brochure ministérielle, s’appuie sur sa propre expérience pour en dénoncer l’aspect « criminel » et conclut en en appelant à la violence pour faire triompher la volonté populaire. En traitant d’un thème et d’une région du monde qui ont rendu célèbre Multatuli, en maniant un style foisonnant et vif – certes pas encore toujours maîtrisé – sans éprouver de gêne à se mettre en avant, il marche sur les traces de son modèle. (14)

     

    (1) Certificat de libération, prison d’Amsterdam, 7 février 1897, in A. Cohen. Uiterst links, journalistiek werk 1887-1896, samengesteld en ingeleid door Ronald Spoor, De Engelbewaarder, Amsterdam, 1980, p. 26. Nous choisissons de retenir dès le début le prénom francisé de Cohen même si avant son arrivée en France, il se faisait sans doute appeler Alexander.

    (2) L’Intransigeant, 13 décembre 1893, propos recueillis auprès du concierge du 59, rue Lepic à Paris. Plusieurs articles de l’époque rapportent une version similaire. Cohen raconte dans ses mémoires que ses concierges lui en voulaient car il faisait des taches dans l’escalier lorsqu’il rentrait chez lui avec des affiches de Méret et d'autres artistes, qu’il avait décollées dehors - alors qu'elles venaient d'être collées - et rincées à l’eau. Il collectionnait ces affiches pour en décorer son logement.

    (3) Voir, parmi des dizaines d’autres, l’anecdote rapportée par P. van der Meer de Walcheren dans Menschen en God, I, 1911-1929, Het Spectrum, Utrecht, 1949, p. 36-37. Même avec le poids des années, A. Cohen passera encore pour « un bagarreur ». Le même auteur évoque également la personnalité de Cohen dans Mijn Dagboek, I, 1907-1911, Desclée de Brouwer, Brugge-Utrecht, z.j., p. 202-203 ; à cette époque, tous deux fréquentaient Léon Bloy, Picasso, Van Dongen et Frédéric Brou.

    (4) Célèbre roman de Multatuli publié en 1860 dont A. Cohen traduira certains passages pour des revues parisiennes avant de les réunir dans Multatuli, Pages choisies, préface d’Anatole France, Mercure de France, 1901. On se reportera au volume 31 de la collection Babel : Max Havelaar ou les ventes de café de la Compagnie Commerciale des Pays-Bas, traduction et préface de Philippe Noble, lecture de Guy Toebosch, Actes Sud, Arles, 1991 (voir illustration).

    (5) « soldaat-schrijver » littéralement « soldat-écrivain ». Sur cette période de la vie de Cohen, on peut lire en anglais : E.M. Beekman, Troubled Pleasures. Dutch Colonial Literature from the East Indies, 1600-1950, Clarendon, Oxford, 1996. Le chapitre 10 de ce livre – Alexander Cohen (1864-1963): Life in the Colonial Army – propose un bref aperçu de la vie de Cohen tout en s’intéressant surtout à la condition du simple soldat occidental ou indigène servant dans les troupes coloniales. Le témoignage autobiographique laissé par Cohen dans le premier volume de ses mémoires, In Opstand, est l’un des rares documents rédigés par un simple soldat sur le quotidien dans une telle armée.

    (6) A. Cohen, In opstand, Van Oorschot, Amsterdam, 1976, p. 79-80. E.M. Beekman (voir note 5) précise que les médecins militaires n’étaient pas tenus à porter l’uniforme.

    (7) Ibid., p. 84.

    (8) Ibid., p. 85-86.

    (9) Lettre à Kaya, 8 mars 1905. Alexandre Cohen, voyageant alors en Asie, a revu le camp dans lequel il avait été interné et fait le récit de sa visite à sa compagne qui avait dû rentrer plus tôt que lui en France. Toutes les lettres citées sont tirées de Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen),
édition Ronald Spoor, Prometheus, Amsterdam, 1997.

    (10) R. Spoor, « Alexandre Cohen: Uiterst links » in A. Cohen, op. cit., 1980, p. 14.

    (11) Voir entre autres sur Rimbaud et l’armée, l’article de M. Bossenbroek. « Arthur Rimbaud poète armé », Het Oog in 't Zeil, V, 1988, 3, p. 1-10.

    (12) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 124.

    (13) B. Bymholt. Geschiedenis der Arbeidersbeweging in Nederland, herdruk van de editie van 1894 met een nieuw register en een biografische schets, 2 dln, Van Gennep, Amsterdam, 1976, p. 411. L’hebdomadaire en question a été créé en octobre 1886 ; il avait un rédacteur socialiste, se présentait comme radical mais était en réalité plutôt socialiste modéré.

    (14) Voir cette référence à Multatuli par exemple dans J. Gans, « Alexandre Cohen tegen de macht », Het Pamflet, Weekblad tegen het publiek, integrale fotografische herdruk, P. van der Velden, Amsterdam, 1980 p. 89. Ou encore dans H. van Straten, Toen bliezen de poortwachters, proza en poëzie van 1880 tot 1920, Querido, Amsterdam, 1964, p. 60.

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (4)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (4)

     

    Alexandre Cohen

    correspondant de Recht voor Allen à Paris

     

    Trait d’union, Cohen l’est aussi dans ces années entre les anarchistes parisiens et les sympathisants hollandais. Avant l’arrivée de Christian Cornelissen (1864-1946) qui fut appelé à jouer un grand rôle à la charnière des deux siècles dans l’essor de l’anarcho-syndicalisme, Alexandre Cohen assure le passage des nouvelles entre Paris et les principales villes néerlandaises. Certes, des journaux anarchistes français et autres pamphlets circulent dans le Royaume batave tout comme des traductions d’articles ou d’ouvrages des doctrinaires ; Proudhon, E. Reclus et Pelloutier par exemple exercent alors une influence certaine dans ces milieux aux Pays-Bas. (62) D’autres individus très actifs s’emploient aussi à diffuser nombre d’écrits comme J.C.Ph.H. Methöfer, H.J. van Steenis ou encore F.W.J. Drion. (63) Mais la présence de Cohen sur place permet à Recht voor Allen de diffuser une information de première main, alors même qu’on ne pouvait se permettre de passer par le circuit coûteux et déjà traditionnel des agences de presse. Cohen l’affirme lui-même, avec sa franchise habituelle : « Si les lecteurs de RvA sont un tant soit peu au courant de la vie politique et de la situation des différents partis en France, je crois y avoir contribué pour une grande part. » (64) Sa position facilite aussi la publication d’essais de F. Domela Nieuwenhuis en France.

    A. Cohen, 1894 (publié dans le journal Morgenrood)

    PortraitCohen1894.gifDurant son long séjour à Paris, Cohen expédie plus de 70 articles que F. Domela Nieuwenhuis place dans son journal devenu un quotidien en 1889. La plupart de ces textes figurent sous l’intitulé « Parijsche Brieven » (« Lettres parisiennes ») ; on devait à d’autres les rubriques « Amsterdamsche Brieven » (« Lettres amstellodamoises ») et « Rotterdamsche Brieven » (Lettres rotterdamoises). (65) Cohen est selon ses propres dires le seul correspondant rémunéré du journal (66), un « salarié » d’ailleurs en permanence débiteur de F. Domela Nieuwenhuis. Il publie ses papiers sous le pseudonyme de Souvarine, quelquefois sous celui de Demophilus ou Demophile et parfois sous son patronyme. Quelques articles portent un titre particulier et quatre sont des boekbeschouwing ou boekbeoordeling (compte rendu ou recension critique d’un ouvrage). Ses « Lettres » traitent bien entendu d’événements de fraîche date (bien qu’elles soient parfois publiées plusieurs semaines après leur rédaction) et de faits souvent très marquants : décapitation, explosion d’un puits de mine, grève, boulangisme, attentats, commémoration des victimes du coup d’État du 2 décembre 1851, colonisation, suicide de Boulanger, vie parlementaire... Pas une seule des multiples personnalités évoquées dans ses articles ne s’en tire sans égratignures. L’extrait suivant de la « Lettre parisienne » du 13 mai 1892 illustre assez bien la teneur de l’ensemble :

    Il n’est pas très compliqué de dresser le bilan des dernières escroqueries gouvernementales. Plus de 60 révolutionnaires étrangers, anarchistes ou non, ont été mir nichts, dir nichts expulsés sans qu’ils se soient rendu coupables d’autre chose que du refus de démordre de leurs idées. Les socialistes officiels (puisse feu monsieur G. me pardonner ce qualificatif) avec Guesde à leur tête, ont applaudi sans retenue cette mesure gouvernementale et ce dernier a même estimé utile de déclarer, à l’occasion d’une interview accordée au rédacteur du Figaro, que tous les anarchistes peuvent être classés en 3 catégories, à savoir : les menteurs, les idiots et les mouchards. Kropotkine est, toujours selon le ci-dessus nommé..., un hurluberlu, un fou sans la moindre valeur. Dans le même temps, tous les journaux commentaient – le plus réactionnaire en première ligne – l’exquis ouvrage de Kropotkine La Conquête du Pain dans les termes les plus favorables. Point n’est besoin d’ajouter à ce petit échantillon pour juger de la loyauté et de l'honnêteté de certains intrigants.

    Ajoutons que des arrestations se sont également produites sur tout le territoire, au total plus de 200.

    La meilleure preuve que ces arrestations n’étaient en rien justifiées réside certainement dans le fait que presque tous les prisonniers ont été remis en liberté après le 1er mai ; ils ont toutefois été traités au cours de leur détention de la plus vile des manières, comme des chiens. Plusieurs d’entre eux sont tombés malades suite au traitement alimentaire enduré. Ils doivent en partie ce traitement extrêmement brutal à ce qu’on les a considérés comme l’âme de la presse révolutionnaire. Le but recherché, entendez la disparition des journaux, n’a pas été atteint et ceux-ci paraissent aux dates prévues, avec un contenu plus révolutionnaire et plus violent que jamais. Les souscriptions ouvertes pour soutenir les épouses et les enfants des camarades emprisonnés ont rapporté infiniment plus qu’on ne l’avait espéré ; à la grande irritation et à la grande surprise des bourgeois, des dons de 5, 10 et même 20 francs figurent sur les listes. Parmi les souscripteurs, on relève les noms de personnalités des lettres très en vue à Paris. Le tirage de La Révolte a augmenté de 1000 exemplaires, celui du Père Peinard de 2500 et le journal L'Endehors, fondé il y a peu, qui prend un tour de plus en plus révolutionnaire et qui compte parmi ses collaborateurs les meilleures plumes de la nouvelle génération, voit le nombre de ses abonnés croître continuellement.

    Messieurs, c’est bien ainsi, continuez à taper dans le mille. Plus nous rallions de gens, mieux c’est !

    Ce sont nos ennemis qui nous font la meilleure propagande. Et les vieux grecs qui soutenaient que les dieux ont frappé de cécité ceux qui voulaient les corrompre avaient certainement eu à souffrir eux aussi de gouvernants aveugles.

    Ce n’est pas aujourd’hui qu’on pourra les guérir. Les gouvernants, j’entends ! (67)

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    Recht voor Allen, n° 105 (R. Spoor, Uiterst links, p. 70)

     

    La vie parisienne et mille activités absorbent Cohen mais les soucis d’argent se dissipent rarement, même s’il a touché un petit héritage. Et si le journal de Domela Nieuwenhuis ne représente l’assurance que d’une maigre rentrée d’argent, il ne faut pas en déduire pour autant qu’il bâcle les nombreux papiers qu’il expédie. Cohen est en effet un maniaque et « aucun de mes manuscrits n’est envoyé sans avoir été au préalable relu et encore relu, sans que les feuillets aient été comptés et numérotés etc. » (68) Ses articles sont hauts en couleur et d’une couleur qui tranche avec celle du S.D.B. Là n’est pas la moindre des contradictions. Il hait les sociaux-démocrates :

    Je demeure celui que j’ai toujours été : un révolutionn aire qui veut renverser l’ordre régnant, quelle que soit la manière utilisée et en recourant à tous les moyens possibles. Cependant, mes yeux se sont ouverts à beaucoup de choses qui m’étaient jusqu’alors cachées ; et s’il en est une dont je ne veux en aucun cas entendre parler, c’est de sacrifier un tant soit peu ce qui fait le propre de l’homme à l’idée de communauté. Pour parler en toute franchise, je choisis la société actuelle, que je hais comme la peste avec toute la haine dont je dispose – et elle n’est pas insignifiante ! – par-dessus l’État coercitif que nous propose la firme Liebknecht, Guesde et Cie. Ces gens là, je les poursuivrai jusqu’à ma mort de la dérision, de l’ironie et de la force probante qui sont miennes. Pour le reste, je suis et je combats aux côtés de ceux qui veulent mettre fin à l’oppression par la révolution, et peu me chaut que ceux-ci se disent communistes, socialistes ou anarchistes. (69)

    Cette même confession (moins la haine), Alexandre Cohen la renouvellera quelques années plus tard aux lecteurs de sa revue De Paradox : « Plus odieuse encore que la perspective d’un régime social-populacier est à mes yeux l’idée d’être gouverné par un sanhédrin de “savants” : des économistes, des psychologues, des anthropologues, des anthropométeurs, des criminologues, des concepteurs de matérialisme historique. Mais cela est rien moins que la social-démocratie, ni plus ni moins. (...) Pourquoi je m’en prends par prédilection à la social-démocratie et non aux autres partis politiques ? Non – comme le prétendent certains – par haine ou antipathie à l’égard de ces chefs d’orchestre d’une chapelle sans valeur artistique. Mais parce que la social-démocratie est le proche avenir, un avenir de fous. » (70)

    La particularité du socialisme hollandais et la personnalité de F. Domela Nieuwenhuis permettent de comprendre comment des individualistes comme Cohen ont pu publier leurs écrits dans les colonnes de Recht voor Allen : « Le S.D.B. existait depuis peu de temps, il était tout sauf très structuré et pouvait plutôt passer pour un mouvement tournant et fonctionnant autour de Recht voor Allen et de son rédacteur en chef Ferdinand Domela Nieuwenhuis. (...) Il est sûr que Domela Nieuwenhuis avait très tôt subi une influence libertaire qui se traduisait surtout par des prises de position tranchées et critiques à l’égard de l’autoritarisme des sociaux-démocrates allemands. » (71) Un F. Domela Nieuwenhuis assez compréhensif pour ne rien modifier à la prose de Cohen : « Bien que nous ne suivions pas Cohen dans toutes ses assertions et que nous estimions exagérés les qualificatifs qu’il emploie, nous ne souhaitons pas l’empêcher de dire pleinement ce qu’il entend dire, ce d’autant plus qu’étant sur place, il est peut-être mieux en mesure que nous de juger des événements. » (72) Et s’il arrive parfois au leader socialiste de refuser un papier de Cohen, il est sommé epistolairement par ce dernier de justifier sa décision.

    Si le socialisme en France se divise en courants derrière de fortes personnalités, le socialisme hollandais, par nature, éclate lui en tous sens. Seul F. Domela Nieuwenhuis draine alors derrière lui des fidèles qui l’imiteront en 1897-1898 lorsqu’il tournera le dos au socialisme autoritaire pour s’engager dans la voie du socialisme libre et devenir ainsi la grande figure historique de l’anarchisme.

    Les autres activistes, anarchistes de la première heure, pouvaient difficilement tirer leur épingle du jeu sans fréquenter un tant soit peu le cercle de Recht voor Allen. Avant 1885, il n’est guère question d’anarchisme aux Pays-Bas (73) et ce sont dans les années qui suivent des membres du S.D.B. et collaborateurs de Recht voor Allen qui tenteront tant bien que mal de diffuser les idées libertaires (B. van Ommeren : De Vrije Pers = La Presse Libre ; J. C. Ph. H. Methöfer : De Anarchist = L’Anarchiste ; J. J. Bersch : De Oproerkraaier = L’Agitateur). F. Domela Nieuwenhuis va jusqu’à leur avancer de l’argent, argent investi dans cette presse qui justement ne le ménage aucunement ! (74)

    F. Domela Nieuwenhuis (1846-1919)

    PortraitDomelaNieuwenhuis.jpgChacun défendant son église, le moindre prétexte alimente des querelles. Ces athées - pour beaucoup des vrijdenkers (75) - ouvraient les chapelles qui manquaient encore à la mosaïque confessionnelle qu’étaient les Pays-Bas. Bref, un joli tableau. Une touche barbouillée : « Si on désire retenir une caractéristique générale (...), on peut définir les anarchistes de Rotterdam comme étant ceux du refus de Dieu, les anarchistes de La Haye comme ceux du refus du gouvernement et les anarchistes d’Amsterdam comme ceux de l’acceptation de toutes les négligences possibles et imaginables. » Une touche couleur œil au beurre noir : « ...on tenait dans des salles à Amsterdam des réunions particulièrement animées durant lesquelles on s’emportait. Cela n’avait pas grand-chose à voir avec des débats purement théorico-historiques (...) : il était question d’en découdre sur l’existence politique des groupes qui s’opposaient à cette occasion et il n’était pas rare que des adversaires en vinssent aux mains. » Et une touche teintée d’encre sanguine: « Recht voor Allen était encore trop souvent en 1890 le terrain sur lequel divers socialistes livraient bataille pour des questions de principe ou de tactique. Souvent, cela tournait à des querelles d’hommes. Aussi, en vue du congrès de Heerenveen, on avait reçu des propositions visant à repousser tout débat sur les questions propices à faire naître de telles querelles. Clemens écrivit par exemple dans le numéro du 17 octobre 1890 de Recht voor Allen : “Le parti révolutionnaire néerlandais va-t-il péricliter entre les mains des chamailleurs ? ... Que nous ont encore apporté les derniers jours ? Le journal De Anarchist ne publie pas un seul numéro et pas un seul article qui ne contiennent des passages grossiers et offensants pour Domela Nieuwenhuis en particulier et le S.D.B. en général ; et Recht voor Allen ne fait que répondre par des remarques désobligeantes à l’égard de Croll et des anarchistes. Le pire est qu’il ne s’agit pas seulement d’un combat d’idées mais d’une polémique entre personnes qui met en jeu bien d’autres choses que les principes de chacun.” » (76) » Et pour couronner le tout, H.J. van Steenis en arrive à soupçonner un de ses compagnons nommé Van der Voo, traducteur de Jean Grave, de l’avoir vendu à la police : « Tout cet épisode est significatif du climat dans lequel les anarchistes opéraient alors. “Rendre la justice” dans son propre clan n’était pas non plus un phénomène inconnu dans les pays étrangers. Pour les anarchistes qui rejettent l’État et ses organes tels que la police et la justice, c’était là l’unique manière de résoudre les problèmes internes. » (77) En la matière, Cohen ne fait pas non plus exception à la règle, lui qui traite – pour ne retenir qu’un exemple – Christian Cornelissen de « bestiole limaceuse et toquée », de « sophiste et casuiste nauséeux ». (78)

    Il arrivait de temps à autre que ces révolutionnaires fissent le coup de poing hors de leurs rangs, en particulier avec les royalistes. Le soir du 19 février 1888 par exemple, Alexandre Cohen et son « ami » socialiste Vliegen tombent à La Haye sur des étudiants en goguette fêtant l’anniversaire de Guillaume III ; résultat : ils brûlent le drapeau orange. (79) Cohen affirme que lui et son compagnon étaient les seuls éléments agressifs de la section de La Haye ; mais l’article de Recht voor Allen du 26 février 1887 portant sur les événements survenus à Amsterdam à l’occasion du précédent anniversaire du roi, montre une fois de plus que l’on comptait d’autres « excités » dans les rangs anarchistes (80).

    Frank van der Goes (www.dbnl.org)

    FrankvanderGoesPortrait.gifSortis de prison ou hors de portée des orangistes, les révoltés se battaient et se dévoraient entre eux. À en croire l’essayiste F. van der Goes (1859-1939), le mouvement libertaire rassemblait pourtant des gens respectables et a priori peu portés au pugilat : « L’anarchie est dans les Pays-Bas d’aujourd’hui la forme de pensée qui recrute la plus grande partie de ses adeptes parmi les gens cultivés. Il est surprenant de voir à quel point l’anarchie touche les hommes de sciences, les gens de lettres et ceux qui ont acquis une spécialisation professionnelle ou technique. » (81)

     

    (62) D. Gevers souligne ce point dans son introduction à l’article « Anarchisme in Frankrijk en Nederland », in La France aux Pays-Bas: Invloeden in het verleden, Kwadraat, Vianen, 1985, p.201-239.

    (63) Voir par exemple à propos de textes de revues françaises repris dans la presse anarchiste néerlandaise, sur les contacts avec E. Reclus et sur un article de Van Steenis traduit en français : J.M. Welcker, Heren en Arbeiders in de vroege Nederlandse Arbeidersbewering 1870-1914, Van Gennep, Amsterdam, 1978, p. 397, 413, 461, 463, 464 et 488.

    (64) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (65) B. Bymholt, op. cit., p. 258 et 395.

    (66) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 146.

    (67) Recht voor Allen du 24-25 mai 1892, dans A. Cohen, op. cit., 1980, p. 146-147.

    (68) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 6 août 1895. Ce soin porté à la rédaction et à l’envoi de ses écrits est souvent spécifié dans sa correspondance. Il cousait par exemple très soigneusement les feuillets. Toute sa vie, il est également resté attaché au mot juste, à la qualité stylistique. « Je choisis mes mots dans le souci d’être le plus compréhensible possible » (De Paradox, p. 55).

    (69) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 30 août 1893.

    (70) A. Cohen. De Paradox, p. 105-106.

    (71) J. Moulaert, op. cit., p. 90.

    (72) Note de la rédaction sous l’article de Cohen publié dans Recht voor Allen du 24-12-1891 ; voir A. Cohen, op. cit., 1980, p. 143.

    (73) L. G. J. Verberne, De Nederlandse arbeidersbeweging in de negentiende eeuw, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1959, p. 126.

    (74) J. M. Welcker, op. cit., p. 390-391.

    (75) L. G. J. Verberne, Gesciedenis van Nederland in de jaren 1850-1925, I, Het Spectrum, Utrecht-Antwerpen, 1957, p. 80-81. Les vrijdenkers ou « libres-penseurs » contribuèrent à répandre l’athéisme dans les rangs socialistes.

    (76) Successivement : J.M. Welcker, op. cit., p. 397 ; B.W. Schaper, « Anarchisme en Socialisme », in Anarchisme: Een miskende stroming?, Polak & Van Gennep, Amsterdam, 1967, p. 104 ; B. Bymholt, op. cit., p. 608.

    (77) J. M. Welcker, op. cit., p. 477.

    (78) Lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 29 août 1897. Voir sur cet anarchiste qui passa également une grande partie de son existence en France : Tussen anarchisme en sociaal-democratie: « Het Revolutionaire Kommunisme » van Christiaan Cornelissen (1864-1943), ingeleid en geannoteerd door Bert Altena & Homme Wedman, Anarchistische Uitgaven, Bergen, 1985. En français : H. Wedman, « Christian Cornélissen 1864-1943 », Les Temps maudits, revue syndicaliste révolutionnaire éditée par la CNT-AIT, n° 5, mai 1999, p. 79-92. En anglais : H. Wedman, « Cristiaan Cornelissen. Marxism and Revolutionary Syndicalism », in M. van der Linden (réd.), Die Rezeption der Marxschen Theorie in den Niederlanden, Trier, 1992, p. 84-105 ; ou encore, en anglais : J. Stein, « Freedom and Industry. The Syndicalism of Cristian Cornelissen », Anarcho-Syndicalist Review, 28, printemps 2000, p. 13-19.

    (79) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 135.

    (80) Voir B. Bymholt, op. cit., p. 430-431.

    (81) F. van der Goes, « Het Koningschap in Nederland » (1891), Uit het werk van Frank van der Goes, De Wereldbibliotheek, Amsterdam, 1939, p. 37.

     

     

  • Alexandre Cohen : les années anarchistes (3)

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    ALEXANDRE COHEN

    LES ANNEES ANARCHISTES (3)

     

    Alexandre Cohen dans les cercles anarchistes parisiens

     

    Si le jeune homme de moins de vingt-quatre ans qui s’établit dans « la capitale du XIXe siècle » a un corps déjà marqué par les épreuves, il n’en affiche pas moins une âme intacte. Sa naïveté, son côté enfant et son culot ont certainement surpris mais aussi séduit maints Parisiens. Les yeux rivés sur la Tour Eiffel qui sort tout juste ses jambes du sol, Cohen respire enfin la liberté à pleins poumons. Le jour même de son arrivée, jour de l’Ascension, il est déjà sur la Seine, à Suresnes puis au Bois de Boulogne, une promenade en compagnie d’un typographe allemand social-démocrate (pourtant, Cohen hait déjà à l’époque et les Allemands et la social-démocratie !), Paul Trapp et de l’épouse de ce dernier ; on lui a donné à Gand l’adresse de ce couple, ce sont les seules personnes qu’il connaît à Paris. Le lendemain, il s’installe dans une modeste chambre de l’Hôtel Saint-Louis, au 75 de la rue du même nom.

    Quand bien même il est contraint de vivre chichement, le monde lui appartient. Sur les berges de la Seine, il se sent comme un poisson dans l’eau. Lui qui se réclamera tant de la France trahit peut-être lors de ses premières virées parisiennes ses origines en se révélant « un homme qui voit » (36) : « Non ! Je ne m’étais pas fait une trop grande idée de Paris, où, le jour de mon arrivée, à chaque coude, à chaque tortillement de la Seine, j’ai vu surgir quelque chose de noble qui, par la grandeur et la gloire dégagées, m’a foudroyé et dont le charme, en même temps, m’a attendri. » (37)

    CohenDosBrieven.jpgLe Paris qu’il arpente, le Paris de ses premières mansardes et de ses premières pages écrites en français, c’est le Paris des congrès socialistes : « En 1889, les social-démocrates de divers pays décidèrent, à Paris, de ressusciter, après une longue éclipse, la pratique des congrès socialistes internationaux, ouvrant ainsi la voie à la Deuxième Internationale. Quelques anarchistes crurent devoir participer à cette réunion. Leur présence y donna lieu à de violents incidents. Les social-démocrates, ayant la force du nombre, étouffèrent toute contradiction de la part de leurs adversaires. » (38) Ce congrès fut d’ailleurs préparé chez F. Domela Nieuwenhuis qui tenta, en vain, de réduire les dissensions entre socialistes allemands et socialistes français. À la suite de quoi deux congrès s’ouvrirent le 14 juillet 1889 : celui des marxistes (F. Domela Nieuwenhuis, Fortuyn et Helsdingen représentaient le S.D.B.) et celui des possibilistes (les 2 représentants néerlandais quittèrent ce congrès après le rejet de la proposition de rejoindre les marxistes). (39) Cohen a assisté en tant qu’observateur au congrès tenu à la Salle Pétrelle du 14 au 21 juillet ; il n’en garda pas un très bon souvenir comme le laisse paraître, plus d’un demi-siècle plus tard, cette remarque: « À deux Congrès de l’Internationale, celui de Paris en 1889 – où le délégué-député au Reichstag, le camarade Von Vollmar, parut orné de la croix de Fer, que, officier de l’armée bavaroise, il avait gagnée pendant la guerre de 1870 ! – et à celui de Londres, en 1896, je fus témoin, en “observateur” attentif, des répugnantes manigances de la Sozial-demokratie, et de l’abjecte soumission des chefs de Partis non-allemands, aux chefs d’orchestre teutons. Pouah ! » (40) Sans doute fut-il aussi l’un des acteurs de cette belle cacophonie : « en 1889 à l’occasion de l’Exposition universelle, une “conférence internationale anarchiste” se tient à la salle du Commerce, 94 faubourg du Temple. Personne n’ayant prévu quoi que se soit (aucun bureau ne dirige les débats), la réunion se déroule dans un désordre indescriptible. » (41)

    Le Paris qu’il arpente, c’est donc également le Paris de l’Exposition Universelle de 1889 au cours de laquelle on l’embauche pour vendre des meubles ; ses compétences en malais lui permettent par ailleurs de prendre la défense d’Indonésiens exploités par un Belge. C’est aussi le Paris du Sacré-Cœur et des actions anticléricales, le Paris des cabarets, du café-concert et de la rénovation théâtrale, le Paris des écoles littéraires et des grands magasins, le Paris du boulangisme – il se rend en avril 1891 à Bruxelles pour interviewer, à la demande du journal Vooruit, le Général Boulanger mais ne lui pose en fait qu’une seule question ! – , le Paris du scandale de Panama et des premiers 1er mai, des manifestations (Cohen assiste à celle du 8 août 1888 lors des obsèques d’Émile Eudes, il sera aussi dans le cortège accompagnant un an plus tard Félix Pyat à sa dernière demeure), le Paris de la Bourse du Travail et des libres penseurs (tous ces Benoît, Jules, Eugène Clovis et autres Anatole qu’il ne peut souffrir) (42), sans oublier le Paris de la bombance anarchiste. Ce même Paris qui rebute son contemporain et grand esthète Louis Couperus : « Je me trouve dans le Berceau de la civilisation mais la vie m’apparaît ici totalement éculée, en rien appétissante, sans la moindre émanation de juvénile beauté. Paris me laisse l’image d’une ville vieille et sale, dans laquelle tout est vieux : les dorures des cafés et des théâtres, le chaos cosmopolite des boulevards, les fiacres et les cocottes ; un affligeant bazar dans lequel vivre est une torture. Oh ! bien sûr, l’Art et la Civilisation sont au rendez-vous, mon Dieu, bien sûr ! bien sûr que je sais cela, mais il faut y vivre,... et quelle déception on ressent alors en mettant à l’épreuve ses propres idées, ses illusions !... » (43)

    Durant ces années, l’anarchiste déterminé qu’est devenu Cohen participe de cette mouvance qui a résolument rejeté la sociale démocratie. Le premier anarchiste de renom qu’il rencontre, c’est Élisée Reclus à qui il rend visite, rue des Fontaines à Sèvres, en compagnie de Domela Nieuwenhuis (1890) ; puis, au 140 de la rue Mouffetard, il fera la connaissance de Jean Grave, vêtu « de son éternelle blouse noire de typographe » et c’est dans les locaux de La Révolte qu’il sympathise avec Frédéric Stackelberg, Russe fortuné, plus blanquiste qu’anarchiste. Les deux hommes habitant dans le même quartier, ils se retrouvent souvent. Alexandre dîne une ou deux fois par semaine chez les époux Stackelberg, où d’autres invités ont pour nom Alexandre Millerand, Stéphen Pichon ou encore Aristide Briand, que Cohen, devenu correspondant parisien du plus grand quotidien néerlandais retrouvera en 1910 et en 1916, lui soutirant même une interview factice.

    Jean Allemane (1843-1935)

    cohen,anarchisme,zola,rue lepic,domelaLe jeune Hollandais se débat tant et plus dans la « poussière de groupuscules », groupuscules qui donnent alors vie à l’anarchisme dans une capitale suintant encore des stigmates de la Commune. « Les groupes répondaient à un besoin : ils redonnaient identité à tous ceux que l’évolution en cours était en train de marginaliser. L’anarchie ne donnait pas naissance à une contre-société ni même à de micro-contre-sociétés, elle mémorisait simplement une nostalgie et un espoir. » (44) Paris compte alors – en 1889 – dix-neuf de ces cercles très hétéroclites et étanches dans lesquels évoluent environ cinq cents personnes, des hommes pour la plupart. Une centaine d’entre eux forment le noyau dur de la contestation libertaire. Selon une statistique policière de l’époque, à côtés des adeptes – le plus souvent des artisans – se manifestent en tant que propagandistes 25 typographes (peu après son arrivée à Paris, Cohen apprend ce métier auprès de Jean Allemane qu’il appréciera beaucoup et qu’il tutoyait malgré son peu de sympathie pour les socialistes), 2 correcteurs et une dizaine de journalistes. Alexandre Cohen est de ceux là. Qu’il écrive en néerlandais ou en français, sa plume déverse une bile mal digérée par les partisans de l’ordre social et les amis de W. Liebknecht.

    Manieur et manipulateur de mots, il fréquente le beau monde de l’avant-garde littéraire, une avant-garde qui précisément s’épanche volontiers dans les revues libertaires. « De Mirbeau au jeune Barrès, l’engouement des intellectuels pour l’anarchisme a marqué une génération entière. » (45) Dans ces temps où rares sont les écrivains qui ne s’engagent pas sur le terrain politique, le vers libre n’empêche personne de faire rimer symbolisme et anarchisme. « Ce n’est pas un hasard si, précisément durant cette période 1891-1895, les idées anarchistes étaient en vogue dans les milieux littéraires et artistiques. Non seulement leur individualisme et attachement à la liberté rapprochaient les symbolistes des romantiques ; mais ils en avaient aussi hérité l’amour des grandes figures, des individus d’exception et des actions d’éclat. » (46) Si on en croit les lignes qui suivent, publiées l’année même où le « parti » anarchiste s’affiche ouvertement contre les autres écoles socialistes, ces poètes étaient des héritiers de Théophile Gautier : « N’opprimer personne et s’affranchir de toute autorité en accomplissant sa tâche rigoureusement et même avec joie, telle était la morale de Théophile Gautier ; ainsi, n’admettant la tyrannie et le commandement ni pour lui ni pour les autres, il était essentiellement et dans le sens le plus absolu du mot : un anarchiste. » (47) Un auteur comme J.-K. Huysmans ne cache pas pour sa part – dans les lettres qu’il adresse à son ami néerlandais Arij Prins –, une certaine sympathie pour les anarchistes, qui résulte surtout de son dégoût de la société française et des scandales politiques : « Ici, Paris est terrifié par la dynamite. Les bourgeois foirent dans leurs choses ; c’est la seule chose qui m’égaie un peu », lui écrit-il par exemple le 30 mars 1892, ou encore, le 26 décembre 1893 : « L’infâme année fatidique 1893 prend fin. Elle n’a été, en France, du moins, qu’un tel amas d’immondices qu’elle a rendu sympathiques les anarchistes fichant des bombes dans ce Parlement qui est l’image avariée d’un pays, en décomposition, renommant les voleurs du Panama et Wilson, témoignant ainsi d’un état d’âme de filous qu’aucune ordure n’arrête. » (48) Alexandre Cohen n’omet pas de rappeler que Paul Adam a consacré plusieurs textes à Ravachol, Ravachol qui fut durant de nombreuses semaines au centre des conversations des « mardis du Mercure de France » dont le jeune hollandais était un des habitués. Rachilde ne dédicaçait-elle pas ses romans en signant Ra(va)childe ?

    Les plus romantiques de ces idéalistes anars prennent le message de 1789 au pied de la lettre et n’acceptent pas de laisser le sang des communards se coaguler : ils travaillent à essayer d’ouvrir les yeux du peuple sans pour autant oublier la joie qui est à la base de l’existence. Ils ne veulent pas encore croire que les paroles de l’irréductible révolté Georges Darien sont irrévocables : « Gueux des villes et gueux des champs, serfs de la glèbe et esclaves de l’atelier, sont comme autrefois taillables et corvéables à merci. Tout l’antique système de servitude continue à peser sur eux. Quatre-vingt-neuf a peint en rouge leurs chaînes, d’un rouge qui s’appelle le minimum et qui empêche le fer de se rouiller. » (49)

    Affiche de Jules Chéret

    ChéretMoulinRouge.jpgCohen, comme beaucoup de ses camarades qui œuvrent d’arrache-pied sous divers pseudonymes, noircit quantité de papier ; il se refait une santé dans les locaux exigus et enfumés qui abritent les publications de Zo d’Axa (L’Endehors), de Jean Grave (La Révolte) et d’Émile Pouget (Le Père Peinard) ou dans le restaurant du compagnon Constant Martin, un repaire d’anarchistes près de la place de la Bourse où l’on mange à la française (c’est-à-dire sans se soucier des estomacs végétariens), où l’on discute ferme doctrine, où l’on entonne Je suis le vieux Père la Purge, Dynamitons tous les gavés, Dame Dynamite Que l’on danse vite et où l’on séduit de jeunes couturières ! (50) « Qui désire faire (...) une étude – une étude sans prétention aucune – d’un milieu à 100% anarchiste, ne peut mieux choisir que cet endroit où s’exprime la conception a-cratique du monde dans toutes les nuances concevables : la philosophie de l’anarchisme communiste, de l’anarchisme individualiste, la philosophie humaniste et, dans toutes les bouches également, l’anarchisme mystique. Là se réunit une communauté hétérogène qui se renouvelle peu ; tout en mangeant – certains s’attablent deux fois par jour et d’autres plus irrégulièrement – on discute, dispute et refait le monde sur des bases inébranlables, monde auquel on a fait faire peau neuve. » (51)

    À côté des « étoiles de l’Anarchie », de ceux qui « tranchent par leur vivacité physique et intellectuelle » (52), « les hommes de base de l’anarchie, (...) aiment à se réunir entre amis chez l’un d’eux ou dans l’arrière boutique d’un marchand de vin pour discuter ensemble, commenter le journal et chanter Le Père la Purge, La Révolte de Sébastien Faure ou L’Internationale Noire de Louise Michel [que Cohen a vue et entendue la première fois lors d’une manifestation anarchistes au Mur des Fédérés]. André Salmon nous les montre fidèles aux réunions, ouvertes ou secrètes, se cotisant pour s’abonner au Père Peinard ou à La Révolte. Ils sont de toutes les manifestations, débordant d’ardeur contre la police, défendant éperdument le drapeau noir, quitte à le fouler ostensiblement aux pieds lorsque l’affrontement s’éteint, pour montrer que l’on se moque des symboles. Heureux souvent d’être arrêtés, de comparaître en procès, de faire de la prison, car c’est un certain prestige qui s’y gagne, une certaine supériorité sur les “intellectuels” du mouvement qui ne prennent pas toujours de tels risques. Parmi eux, quelques exaltés sans doute, mais aussi assurément un bon nombre de tendres, de doux, “l’anarchie au fond du cœur, sensibles à la magnificence de redoutables expressions”. Tendres et graves parfois, mais en même temps joyeux et provocateurs toujours, “mauvaises têtes”, amateurs de farce et de dérision, en attendant pire, contre l’ennemie autorité. » (53)

    Alexandre Cohen fait dans cet univers le trait d’union entre les dompteurs d’auditoires et les compagnons anonymes. Ses capacités intellectuelles, sa position d’étranger (il est l’un des rares Néerlandais à laisser son nom dans l’histoire du mouvement anarchiste en France) et sa grande gueule l’autorisent à côtoyer les grandes figures du mouvement et à jouer de temps à autre un rôle de premier plan. S’il écrit à Zola qu’il n’a pas mis les pieds dans une réunion publique entre le 2 mai 1892 et le 10 décembre 1893, il oublie en fait de dire qu’il a parfois pris la parole dans des réunions et meetings comme lors du 10 juin 1892 à la Maison du Peuple où il condamna sans détour l’intervention française au Dahomey en terminant son discours par un « À bas la patrie. Vive l’Anarchie ! » qui n’échappa pas aux oreilles des fliquadards. (54) Rares sont d’autre part les personnages marquants de l’anarchisme qu’il n’a pas côtoyés de près. D’un autre côté, son vécu et sa nature portée aux joies simples le conduisent à partager des moments graves et d’autres burlesques avec les inconnus de la bannière noire. Aux stériles congrès des théoriciens, il préfère ceux réunissant mineurs et autres ouvriers (55). Il est le premier à s’amuser, à faire des farces sur le dos de la police (56) ou des bourgeois en les réveillant et terrorisant en pleine nuit aux cris de « Ravachol ! Ravachol ! » (57) Durant l’hiver 1896, dans le froid d’une cellule, il se remémore quelques-unes de ces farces et les transcrit à l’attention de Kaya dans l’argot de Montmartre :

    gravure de Georges Rohner dans In Opstand

    CohenOpstandBombe.gifVoilà qu’une blague avec ce bon Bernard me revient dans le coco. J’avais à Pantin un aminche qui était... pipelet. Mais un chouette pipelet qui prenait dans sa turne une trifouillée de déchards sous condition qu’ils n’abouleraient jamais un radis au probloque. Sa gonzesse (du pipelet) était très mariolle aussi et plus d’une fois elle avait lavé les esgourdes au vautour d’une façon suiffarde. À la fin cette vache de probloque en avait plein le dos et il foutit ses huit jours au pipelet. Celui-ci devait décanailler au proc hain terme. J’ai oublié de te dire qu’il était gniaf. Étant déchard il se mit à la déniche d’un autre cordon. Et en même temps il tendit un piège à son probloque. Il était sûr que celui-ci aboulerait de très mauvais renseignos sur le compte de son ancien pipelet ! S’il pouvait en avoir la preuve, ce serait une affaire de dommages et intérêts à porter devant les enjuponnés à faux poids. Et un beau matin je me rendis, accompagné de Bernard chez le probloque. Bernard avait mis des frusques d’un noir intense, gibus noir (emprunté à Félix [Fénéon]) et des gants idem. Puis une petite cravate blanche. Il était grand proprio autrichien, à Pantin pour quelques jours seulement et venu exprès pour y dénicher un pipelet à la hauteur. Le gniaf lui avait offert ses services et il venait pour en savoir plus long sur son compte. Il lui fallait un pipelet énergique, dur aux locatos etc. etc. Et nous voilà en route. Malheureusement le probloque n’était pas à la turne, et nous n’y trouvâmes que sa ménagère. On nous fit entrer et assis sur le sofa j’accouchai de ma petite histoire. J’étais le traducteur pour Bernard qui ne jaspinait, disais-je, que le bulgare. Et voilà la commère à nous débagouliner des bourdes sur l’aminche. Oui, il était un bon zigue, mais pas énergique du tout. Les locatos ne casquaient pas et décanillent presque tous à la cloche de bois. Puis, elle croyait qu’il était entaché de marmitisme. Il lisait le P(ère) P(einard) et autres canetons casseroleux. Je disais que c’était fort mal et Bernard opinait dans ce sens en bulgare. Puis, voyant le trac de la donzelle de tout ce qui frisait de près ou de loin les marmites, je lui annonçai une grande entreprise avec à peu près quatre-vingt mille kilos de marchandise à la clé. Pantin ouvrirait la danse et puis Asnières (C’est là que le probloque perchait l’été). Bernard se tordait et de temps en temps seulement il disait : Oui, naturellement, en français. Il se tordait littéralement, car il ne pouvait pas s’esclaffer. Après une jaspinade d’à peu près une demi-plombe, nous partîmes et Bernard, dès qu’il était dehors, fut pris d’un éclat de rire en contradiction absolue avec son habillement solennel. Tout le monde le reluquait en pensant qu’il était saoul. J’en ris encore. Ensuite nous sommes allés raconter au père Simon, le pipelet gniaf, le résultat de nos démarches. Il en était bien content. – Autre blague. C’était dans la turne de Bernard qui habitait alors rue de Dunkerque. C’était après la glorieuse campagne du Dahomey. On ne parlait que de Bèhanzin et de Dodds, le brav’ général. Nous étions chez Bernard, Félix, Hélène et moi à prendre le thé et à rigoler. Tout à coup j’eus la riche idée de jouer au conquérant. Je dis un mot à Bernard et j’allai avec lui derrière le paravent. Là, B. se déshabillait tout à fait, je le passai au cirage – pas tout uni, mais tigré – et pour tout vêtement je lui mis autour des reins une large embrasse-rideau, et sur la tête le chapeau haut de forme de Félix. Sur le nez un lorgnon. Ensuite j’abandonnai un moment Bernard pour transformer Félix et Hélène en Mossieu et madame Carnot. Moi, je pris le rôle du brav’ général Dodds avec le poker en guise de « sabre vainqueur ». Puis j’introduisis Bernard. Bernard se prosternait profondément aux pieds du couple présidentiel et ensuite exécuta quelques danses dahoméennes sur la table. Nous étions tous malades de rire. Finalement, Félix et Hélène tenant Bernard entre eux deux se mirent au balcon et moi je commençai à crier dans la rue : Vive le général Dodds, Vive Carnot, Vive Béhanzin en montrant le balcon. Dans quelques minutes il y eut là au moins 500 personnes à regarder et à se montrer le trio au balcon. Félix saluait gravement et Bernard dansait. À la fin la police arrivait, mais le trio était déjà rentré et moi aussi. Mais le lendemain la patronne de l’hôtel donna congé à Bernard qui n’en était pas à son premier coup. C’est à dire que nous autres nous venions toujours faire du bruit chez lui jusqu’à des heures fort avancées de la nuit. (...) Quelquefois Souple comme un chat était de la partie. Il devait nous chanter : « Il était une bergère et tin tin tin, sonnons le tocsin » etc. Ou bien on lui faisait lire à haute voix quelque article très épicé du P.P. Une fois nous l’avons fait monter sur les épaules de Bernard pour arracher une affiche de Saxoléine, mais il avait le trac de tomber. et il n’a pas fait qu’arracher des affiches, une nuit, en décembre 1892, avec un froid terrible, il nous a aidés à en coller dans la rue des Abesses et à Montmartre. F.F. faisait le guet, Totor aussi, Souple comme un chat portait le pot à colle et moi je collais les flanches aux murs. (58)

    Cohen collectionnait en effet ces affiches – une nouveauté alors – et, bien que connaissant Lautrec et Jules Chéret, il préférait les chiper dans la rue et les monter dans sa mansarde, encore plus ou moins dégoulinantes de colle même s’il prenait soin de les rincer. Ce sont ces mêmes affiches qui décoreront quelques années plus tard les murs des premiers cabarets amstellodamois dans le quartier De Pijp. (59) Outre celles dessinées par les susnommés ou par Jean-Louis Forain et Adolphe Léon Willette, Cohen devait aussi en avoir de l’artiste franco-néerlandais Georges de Feure (1868-1943), de son vrai nom Georges Joseph van Sluÿters, qui vivait également à cette époque sur la butte Montmartre. (60) En plus d’en décoller, lui est ses amis en collaient donc parfois ; dans ses mémoires, il se souvient ainsi d’une nuit où lui et Félix Fénéon tirèrent de son lit son médecin, le docteur Sallazin – homme très respectable d’une soixantaine d’année et sympathisant anarchiste – pour aller coller des affiches portant la mention « Panama et dynamite » : Fénéon enduisait les affiches de colle, le docteur faisait office d’échelle, et Cohen, perché sur les épaules de ce dernier, les collait sur les murs.

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    Jean-Louis Forain, Les deux gommeux

     

    Toujours à propos de Cohen et de Kampffmeyer, de leur passion pour les dessins et les affiches, de la vie qu’ils menaient, de l’esprit qui les animait, lisons ce qu’écrit non sans verve un de leurs amis, Rudolf Rocker :

    C’est à l’Association des socialistes indépendants que je fis ma première rencontre avec Bernhard Kampffmeyer, qui, à cette époque, habitait à Paris. Lui et son frère Paul avaient participé à tout le mouvement des Jeunes ( olor: #000000;">Jungen) en Allemagne et connaissaient tous les camarades de Berlin. Wilhelm Werner m’avait recommandé dans une lettre et nous devînmes bientôt de véritables amis. Durant son séjour à Paris, Bernhard se familiarisa avec les théories anarchistes et consacra dès lors toute son énergie au mouvement libertaire. Lorsque je fis sa connaissance, il était en train de traduire en allemand La conquête du pain de Kropotkine, traduction qui devait paraître plus tard à Zürich sous le titre Wohlstand für alle. Kampffmeyer était un personnage extrêmement aimable et serviable, qui avait dépensé pour le mouvement une part non négligeable de sa modeste fortune. Comme il était toujours prodigue de son argent, il était sans cesse assailli par des « nécessiteux » de toute espèce qui profitaient ainsi de sa générosité.

    L’écrivain hollandais Alexander Cohen était alors un de ceux qui coûtait le plus cher au brave Bernhard. À force de fréquenter Kampffmeyer, je le connus bientôt très bien, car il était son inséparable compagnon à Paris. Ce Cohen mérite qu’on s’attarde sur son cas, parce que s’il s’entendait bien à couler aux dépends d’autrui une vie libre et sans attaches, il faut avouer que sa fréquentation remboursait largement les dépenses qu’il occasionnait. Alexandre Cohen était un homme doué et intelligent, qui maîtrisait la langue française aussi bien à l’oral qu’à l’écrit, ce qui est rare chez les étrangers. Il avait traduit en français les Einsame Menschen (Les Solitaires) de Gerhart Hauptmann et également, si je ne me trompe pas, Die Weber (Les Tisserands). La qualité de son travail lui avait permis de se faire un nom qui aurait pu lui permettre de gagner confortablement sa vie en tant qu’écrivain. Mais c’était un bohème de naissance, auquel manquait toute idée d’autodiscipline. Alors qu’en plus du français et de sa langue maternelle, le hollandais, il parlait aussi l’allemand, l’italien, l’espagnol et le malais, il ne faisait que rarement usage de ses connaissances et ne condescendait à travailler que s’il ne trouvait personne à taper. Il avait développé à partir de cet art de vivre toute une vision du monde et il était assez sincère pour ne pas s’en cacher.

    RavacholPortrait.jpgLorsque je fis sa connaissance, il avait environ trente ans. Tout jeune, il s’était engagé, contre la volonté de ses parents, dans l’armée coloniale hollandaise et avait servi comme soldat quelque part à Sumatra ou à Java jusqu’à ce qu’il commençât à en avoir assez et abandonnât son poste. Il n’oublia pas cependant d’emporter son fusil avec lui. Lorsque j’allai lui rendre visite dans son appartement de la rue Lepic, ce fusil était suspendu au-dessus de son lit comme un trophée et il attira tout de suite mon attention. Cet appartement méritait le détour. Il y régnait un étonnant désordre difficilement descriptible. Le bureau, les chaises, le lit, le sol, tout était recouvert de livres, de brochures et de journaux. Des vêtements émergeaient par endroit, des chemises sales, des chaussettes, des chaussures ainsi que toutes sortes d’objets domestiques. Sur les murs de cette chambre spacieuse, des portraits de Ravachol, Vaillant, Pallas étaient accrochés bien en évidence, avec à côté d’eux des affiches améliorées par quelques traits artistiques, ainsi que de précieux dessins originaux de Steinlen, Luce, Pissaro et d’autres, car Cohen avait des relations dans les milieux artistiques parisiens.

    De temps en temps, Kampffmeyer essayait de donner un peu de mesure à ce chaos que son amour germanique de l’ordre ne pouvait souffrir, mais le lendemain, on avait à nouveau l’impression que le déluge était passé par-là. Ni Cohen ni sa compagne française Kaya, aussi bohème que lui, ne comprenaient les efforts déployés par leur ami allemand. Ils se sentaient visiblement bien dans ce capharnaüm sans formes ni mesure. Cela dit, on ne pouvait pas dire que l’appartement était sale. J’avais surpris Kaya plusieurs fois en train de nettoyer les lieux. Sa façon de procéder était très particulière. Elle dégageait d’abord un coin de la pièce, le nettoyait, puis elle balançait tout ce qu’elle avait dégagé auparavant au même endroit, comme elle l’avait trouvé. Puis elle continuait jusqu’à ce que toute la pièce soit récurée sans que rien de ce fatras épouvantable ne fût changé.

    Après que Kampffmeyer eut soutenu à coups de sommes assez importantes son insouciant ami durant des mois, sans que celui-ci ne se sentît obligé de se mettre à faire les travaux que lui confiaient des éditeurs français, il lui fit gentiment des reproches et lui suggéra d’essayer enfin de subvenir seul à ses besoins. Ce à quoi Cohen lui répondit en toute quiétude : « Tu sais bien, mon cher Bernhard, que Bismarck a soutiré six milliards à la France après la guerre qu’elle avait perdu. Il est donc tout à fait normal que tu contribues, toi, en tant qu’Allemand, à réparer ce dommage et que tu me rendes ma part de cet argent volé. Quand ce sera fait, j’aurai toujours le temps de chercher du travail. »

    Cohen avait une répugnance absolue pour tout ce qui était allemand. L’Allemand était pour lui le Philistin dans toute sa splendeur, né avec un bonnet de nuit sur la tête. « Les Allemands ne feront jamais la révolution, disait-il, parce que le gouvernement l’a interdit. » Le mot verboten était pour lui la composante la plus importante du vocabulaire de la langue allemande et il affirmait que toute l’histoire allemande pouvait être résumée par ce seul mot. Il en avait en particulier aux Allemands pour leur respect de l’autorité qu’il prenait pour un signe de déficience mentale. « Parlez de liberté à un Allemand, disait-il, et il s’imagine aussitôt un enclos. » Naturellement, il n’estimait pas beaucoup le mouvement socialiste allemand et y voyait « du petit-bourgeois traduit en prolétarien ».

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    L’effrayant culte de la personnalité auquel on se livrait en Allemagne avec les vieux dirigeants et que des commerçants exploitaient sans vergogne à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement donna à ce farceur de Cohen une idée singulière. Il organisa dans l’atelier d’un peintre connu du Quartier Latin une exposition de tous les objets fabriqués en Allemagne dont on faisait la réclame dans les journaux socialistes pour encourager ce culte rouge. C’était une riche collection de reliques, un trésor du socialisme en quelque sorte, dont l’étendue m’étonna moi-même et me permit de voir des choses que je n’avais jamais vues auparavant. On y trouvait des épingles à cravates et des boutons de manchettes avec les portraits de Bebel, Liebknecht ou Singer, des pantoufles, des bâtons de marche, des tasses à café, des chopes, des cruches, des boîtes à couture, des coffrets à bijoux, des médailles, des vases, des boucles de ceinture, des colifichets, des parapluies, des pipes, des fume-cigare, des brosses à vêtements, des couteaux de poche, des boîtes de tabac à priser, des abat-jour, des cornets à dés, des broches, des boîtes à musique, des mouchoirs, des carnets, des boîtes d’allumettes, des étuis à cigares, des maximes illustrées et une masse d’autres objets, tous décorés avec les portraits de Marx, Lassalle ou d’autres « Hommes du peuple » fameux. Tous ces objets étaient d’un kitsch effrayant de la plus pitoyable sorte. Parmi les plus charmants d’entre eux, il y avait une bouteille de schnaps sur laquelle était gravé en relief le portrait de Marx au-dessus de deux mains serrées l’une dans l’autre ; en dessous, on pouvait lire la devise « Prolétaires de tous pays, unissez-vous ! » Quelques-uns des fameux « chapeaux de démocrates », fabriqués à Halberstadt par l’entreprenant chapelier et député du Reichstag Heine, avec le portrait de socialistes contemporains célèbres sur la doublure, étaient aussi représentés dans cette collection. À côté de ça, on pouvait voir des images et des dessins extraits de la presse socialiste allemande ou tirés à part. La plupart de ces « produits artistiques » faisaient une impression effrayante. Il y avait là une image où Lassalle, renversant le Veau d’Or, faisait une telle grimace qu’on l’aurait crû atteint d’une rage de dents. Une carte postale originale présentait aussi Marx qui, moderne Moïse, descendait du Mont Sinaï pour porter à son peuple les deux tables des nouveaux Dix Commandements. Il y avait également deux imprimés particulièrement profonds qui illustraient l’opposition entre l’économie capitaliste contemporaine et l’ordre communiste à venir. Sur la première feuille, on voyait un troupeau de cochons à moitié morts de faim qui louchaient vers une auge remplie à laquelle ils ne pouvaient manger ; car quelques verrats bien gras les empêchaient d’y accéder, de telle sorte qu’ils devaient se contenter des maigres épluchures qui tombaient à côté. La deuxième feuille montrait une porcherie joliment ordonnée, où chaque cochon avait son propre espace et pouvait manger dans son auge personnelle - ce qui permit au Figaro de parler d’un « socialisme des cochons ». (61)

    Parmi ses meilleurs amis auxquels Alexandre Cohen consacre plusieurs pages, mentionnons encore Émile Henry, rencontré à la fin de l’été 1892 au restaurant de Constant Martin. Henry se rendait souvent à la rue Lepic où les deux hommes, qui partageaient les mêmes points de vue sur l’anarchisme, parlaient surtout littérature et peinture. Il leur arrivait de réciter de la poésie une partie de la nuit, Cohen optant pour Baudelaire, Henry, imprégné du « romantisme mortifère » des Misérables, pour Hugo.

    oeuvre de Georges de Feure

    GeorgedeFeure.jpg(36) Voir A. Romein-Verschoor, « Caractère et culture des hollandais », Septentrion, II, 1973, 3, p. 5-22. Dans cet article, l’historienne insiste en particulier sur la « prédominance du visuel chez le Hollandais ». Dans une lettre à Kaya datée du 1er février 1905, Cohen, fasciné par les paysages des Indes néerlandaises, écrit : « Que la terre est belle et la vie aussi. Et quelle horreur de devoir disparaître = de ne plus voir. »

    (37) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 144.

    (38) D. Guérin, L’Anarchisme : de la doctrine à la pratique suivi de Anarchisme et Marxisme, Gallimard, Paris, 1981, p. 105.

    (39) Voir l’historique de ces activités du mouvement au niveau international pour l’année 1889 entre autres dans la section « De internationale beweging », in B. Bymholt, op. cit., p. 584-595.

    (40) Lettre en français à W. van Ravesteyn, 18 février-7 mars 1940. Cohen vomit la social-démocratie, symbole pour lui de tout ce qui est vulgaire et bas, il vomit Jules Guesde, « prophète hirsute du dieu Marx plus hirsute encore », qu’il a entendu dire de sa voix graillante : « L’Art ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Nous n’avons pas besoin d’art ! La question sociale est une question de ventre et de bas-ventre ! » (In Opstand, p. 159). Ces aversions ne font que conforter l’individualiste invétéré qu’il est dans son attirance pour l’anarchisme.

    (41) A. Nataf, La Vie quotidienne des anarchistes en France 1880-1910, Hachette, Paris, 1986, p. 134-135.

    (42) Voir A. Cohen, « Van de mislijke vrijdenkerij », De Paradox, p. 74-75.

    (43) Extrait d’une lettre du romancier cité par F. Bastet, « Met Louis Couperus op reis », in Al die verloren paradijzen… Van & over Louis Couperus, Querido, Amsterdam, 2001, p.17.

    (44) A. Nataf, op. cit., p. 124.

    (45) M. Ragon, « Les chantres de l’anarchisme », Magazine Littéraire, dossier « Les énervés de la Belle-Époque », mai 1991.

    (46) J. Moulaert, De vervloekte staat: Anarchisme in Frankrijk, Nederland en België 1890-1914, Epo, Berchem, 1981, p. 77.

    (47) T. de Banville, Mes Souvenirs, Editions d’Aujourd'hui, 1980, p. 460-461.

    (48) J.-K. Huysmans, Lettres inédites à Arij Prins (1885-1907), publiées et annotées par Louis Gillet, Droz, Genève, 1977. Notons que Cohen évoque Huysmans dans In Opstand (p. 151), Huysmans fonctionnaire qui, au sein du ministère de l’Intérieur, nous dit-il, était chargé de contrôler le courrier de cœur du général Boulanger.

    (49) G. Darien, La Belle France, p.107, cité par F. Richard, L’Anarchisme de droite dans la littérature contemporaine, P.U.F., Paris, 1988, p.134.

    (50) Alexandre Cohen a rencontré la compagne de sa vie dans ce restaurant ; il évoque ces premières heures d’une longue relation dans sa lettre à Kaya du 4 octobre 1896. C’est aussi dans ce lieu qu’il a vu et entendu Sébastien Faure, son « lieutenant-adjudant » Armand Matha – la plus belle barbe au sein de l’anarchisme militant – qui évoquait les nombreuses conquêtes féminines de son chef, « la camarade Camille » – grande  partisane de la prostitution –, Mortinet – un employé de banque –, Georges Regard et Boriot, trois « anarcho-mouchards », sans oublier Émile Henry.

    (51) A. Cohen, op. cit., 1976, p. 206.

    (52) A. Pessin, La Rêverie anarchiste (1848-1914), Librairie des Méridiens, Paris, 1982, p. 52.

    (53) Ibid., p. 53.

    (54) Voir lettre à Émile Zola, 1er janvier 1894 et les notes correspondantes.

    (55) Voir lettre à F. Domela Nieuwenhuis, 15 juin 1893.

    (56) Voir par exemple ses aventures avec Bernhard Kampffmeyer dans A. Cohen, op. cit., 1976, p. 201-205. (Cohen écrit parfois Bernhard à la française et Kampffmeyer avec un seul f). Cohen parvient à sortir son ami du commissariat alors qu’il a été arrêté par la police pour vol d’une affiche.

    (57) A. Cohen, ibid., p. 194.

    (58) Lettre à Kaya, 6 décembre 1896.

    (59) Alexandre Cohen raconte sa passion pour les affiches dans In opstand, 1976, p. 198-201. Voir au sujet des cabarets et autres lieux de rencontre à Montmartre : R.D. Sonn. Anarchisme and Cultural Politics in Fin de Siècle France, University of Nebraska Press, Lincoln and London, 1989, p. 84-87. Voir au sujet de cet apport du monde parisien à la vie du cabaret néerlandais : P.J.A. Winkels e.a., Ten tijde van de Tachtigers. Rondom De Nieuwe Gids. 1880-1895, Nijgh en Van Ditmar, ’s-Gravenhage, 1985, p. 51-55.

    (60) Voir sur cet artiste Ian Millman, Georges De Feure, Maître du symbolisme et de l’art nouveau, ACR, Paris, 1992.

    (61) Rudolf Rocker, Aus den memoiren eines deutschen Anarchisten, éd. Magdalena Melnikow & Hans Peter Duerr, Francfort/Main, Suhrkamp, 1974, trad. Jérôme Anciberro et Gaël Cheptou (merci à ce dernier pour la caricature). Relevons que Cohen, lorsqu’il gagnera bien sa vie, saura de son côté se montrer généreux vis-à-vis de ses amis (voir par exemple le témoignage de son ami communiste H.P.L. Wiessing, Bewegend portret, Amsterdam, Moussault, 1960, p. 223).