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  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (4)

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    Suite et fin de la présentation de Jozef Israëls par Ph. Zilcken dans Peintres hollandais modernes, 1893

     

     

    Installé dans une chambre arrangée en atelier, au Warmoesstraat, il commence sérieusement sa carrière de peintre. Maintenant viennent les grandes toiles, les compositions longuement élaborées, les petits tableaux brossés pour la vente. Une de ses premières œuvres de cette période, une grande toile dont le sujet est tiré de l’histoire Juive, Aaron trouve dans le tabernacle les cadavres de ses deux fils, exposée en même temps que le portrait de Madame Taigny, une actrice française qui donnait des représentations à Amsterdam, n’eut aucun succès. On trouvait sa peinture affreuse, « fatale ». Seul le vieux Pieneman, un contemporain de Jan Kruseman, l’appelle chez lui et lui témoigne un peu d’admiration pour son coloris, qui marquait au milieu de la peinture de l’époque par la recherche du ton.

    Alors se succèdent des compositions historiques et théâtrales, Hamlet et sa mère, Guillaume le Taciturne et Marguerite de Parme, le Prince Maurice de Nassau devant le cadavre de son père, et de nombreuses petites œuvres, des chevaliers au clair de lune, des sujets de genre qui remplissent sa cheminée, qu’il tâche de vendre dix ou quinze florins, rarement trente.


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    page de titre de l'ouvrage de Ph. Ziclken


    Il travaille assidûment, peint beaucoup, mais rien ne fait encore pressentir l’artiste personnel qu’il deviendra peu de temps après. Le goût de l’époque était si bizarre, si anti-artistique, qu’un jour, alors qu’il avait peint un portrait de vieille femme, Jan Kruseman lui dit qu’il devait arrêter de peindre de si laides gens, parce que cela gâtait le goût.

    Ses portraits n’avaient pas plus de succès que ses autres tableaux. Un marchand qui lui en avait commandé quatre les trouva si mauvais qu’il ne les paya que soixante-quinze florins au lieu des cent promis.

    On peut voir par les faits que nous citons que les débuts sérieux dans sa carrière ne sont pas immédiatement couronnés de succès, loin de là ! Comme pour tant d’autres peintres, comme pour la plupart des vrais artistes, la lutte pour l’existence lui est dure, les désappointements sont nombreux, la vie précaire.

    Il travaille beaucoup, se remue, expose, n’est guère compris, est violemment critiqué, mais sans se décourager il continue la lutte ; et grâce à son talent et à sa persévérance, peu à peu il en arrive à s’imposer au public, à attirer l’attention sur ses œuvres.

    Une de celles-ci fit enfin sensation, le fit remarquer, et lui valut un vrai succès.

    C’était sa Rêverie, dans laquelle il concentrait tous ses efforts ; faisant tout ce qu’il peut pour traduire sincèrement ce qu’il sent. Cette Rêverie représente une jeune fille vêtue de blanc, couchée au pied d’un massif d’arbres, sur une colline au bord de l’eau.

    C’était à une Exposition d’Amsterdam où, grâce au vieux Pieneman, sa toile occupait une des places d’honneur ; par son sujet autant que par son exécution, elle attira vivement l’attention et, pour la première fois, Israëls eut l’intime satisfaction de jouir d’appréciations favorables, illimitées, qui eurent pour résultat la vente de l’œuvre à un M. Hieronimus de Vries, pour la somme, considérable pour l’artiste, de cinq cents florins.

    Ensuite il peint, entre autres tableaux, un Adagio con espressione, un homme jouant du violoncelle, qui, exposé à La Haye, n’eut dans cette ville aucun succès, fut fortement critiqué, mais eut l’honneur d’être lithographié par Allebé, le sympathique directeur actuel de l’Académie des Beaux-arts d’Amsterdam.

    Peu de temps après ces événements, vers le milieu de la même année, il tomba malade et, très misérable, il va tâcher de se guérir à Zandvoort, un petit village de pêcheurs près de Haarlem.

    Zandvoort était alors tout ce qu’il y a de plus primitif. De petites maisons en briques rouges, agglomérées au pied des dunes qui les abritent des vents du large, à demi enfouies dans le sable ; leur groupement est des plus amusants pour un œil de peintre, de même que le costume et les habitudes de leurs habitants.

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    Là, dans ce milieu nouveau, tout seul, loin du monde où il avait vécu, Israëls commence à s’apercevoir que le dramatique existe partout, que la douleur des humbles est aussi poignante que celle des grands de la terre, qu’un calme intérieur de pêcheurs baigné d’une douce lumière, est aussi harmonieux, aussi beau de couleur, aussi poétique que n’importe quel sujet historique, et le séjour de quelques mois dans ce village perdu lui montre enfin sa voie, trace sa carrière désormais brillante.

    Là, dans ce joli village maritime, au milieu de ces braves gens menant la vie dure des pêcheurs, Israëls est seul, isolé, loin des bruits d’atelier, des propos mondains, des influences et des causeries artistiques.

    Il vit de leur vie, intime et simple, demeurant chez un charpentier de marine, partageant entièrement les habitudes de ses hôtes. Il diffère seulement d’eux par son travail, peignant sans discontinuer des études d’après nature de ce qui l’entoure ; les intérieurs harmonieux, les costumes simples mais plein de caractère, les dunes aux verts des longues herbes, aux jaunes blonds des sables. Pour la première fois il est frappé par la beauté intime qu’exhalent ces sujets misérables en apparence, empreints de poésie vraie, intime, éternelle. Virgile, Théocrite, Burns, Millet avaient été touchés par le charme pénétrant de la vie des campagnards, par la beauté de leurs lignes, de leurs formes, devenues typiques par le même mouvement, le même travail répété à l’infini.

    Israëls le fut à son tour, à une période de sa vie pendant laquelle il cherchait sa voie, et se demandait comment il parviendrait jamais à faire quelque chose de bon.

    Il était dans une de ces périodes de doute que traverse tout artiste véritable. Comprenant que ce qu’il avait peint jusqu’alors n’était pas encore l’expression complète de ce qu’il sentait, sans savoir se rendre compte de ce qu’il cherchait et trouverait un jour, très proche déjà, le hasard l’avait conduit à ce village de Zandvoort qui devait devenir pour lui une source inépuisable d’inspirations du plus grand intérêt.

    Les quelques mois qu’il y passa furent féconds en travail sérieux, le premier réellement personnel qu’il eût fait jusque là. Il rapporta une série considérable d’études, sincères, d’une facture large, lumineuses, trahissant un réalisme poétique, une recherche toute artistique du sujet.

    Car notons que le sujet est toujours pour Israëls une des conditions essentielles de son œuvre. Quoique, comme nous l’avons dit plus haut, son grand talent de peintre lui suffise pour transposer le plus insignifiant objet en une œuvre de l’art le plus élevé, pour lui, la trouvaille du sujet et son arrangement dans le cadre sont les premiers éléments de son tableau. Il aime à dire qu’il préfère un beau sujet à un sujet insignifiant ; et il est certain que tous ses sujets, depuis Zandvoort, sont supérieurement beaux comme trouvaille et comme composition d’ombre et de lumière.

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    Évidemment il ne trouve pas qu’un sujet, si beau qu’il soit, mal peint, vaut quelque chose ; mais lorsque l’œuvre est supérieurement exécutée, il aime qu’elle dise quelque chose à l’esprit en même temps qu’aux yeux, qu’elle fasse sourire ou pleurer, qu’elle émeuve par sa composition même.

    Et c’est à ces sujets, découverts dans ce petit coin de terre perdu dans les dunes, qu’il doit ses premiers véritables succès.

    Retourné à Amsterdam après son séjour à Zandvoort, il va s’établir avec sa remarquable collection d’études, au Rozengracht, chez Helweg, où il passe sept années dont il a gardé un très agréable souvenir. Il a peint dans cet atelier toutes ces toiles devenues célèbres, qui créèrent sa réputation, Premier amour", le Jour avant la séparation, Près du tombeau de la mère, le Naufragé, le Berceau, Le long du cimetière, et tant d’autres.

    Son Premier amour représente une jeune fille assise à une fenêtre, tandis qu’un jeune garçon lui donne une bague de fiançailles. Cette œuvre, qui a été lithographiée par Mouilleron, lui valut un succès considérable, mais toujours encore il était incertain, il doutait de son travail, il se demandait s’il arriverait à faire mieux.

    Une année plus tard il peint Près du tombeau de la mère, cette toile devenue célèbre, empreinte d’une poésie navrante.

    Un de ces robustes pêcheurs de nos plages, portant un de ses enfants sur le bras, donnant la main à l’autre, passe à côté du cimetière où sa femme repose après une vie laborieuse, adoucie seulement par les joies familiales.

    L’entente de l’effet, le temps sombre qui contribue à rendre cette scène si simple d’une tristesse poignante, tout contribue dans cette œuvre à exprimer le sentiment fin, inné, profondément humain, si personnel, qui caractérise le sympathique talent du maître, et qu’on retrouve dans un si grand nombre de ses œuvres, planant comme une ombre de douleur.

    Cette toile eut un grand succès. Exposée à Amsterdam, elle fut achetée par l’Académie des Beaux-Arts de cette ville en souvenir de son ancien élève, à la suite des instances de Royer, le sculpteur, qui en était le Directeur à cette époque. Mais l’Académie n’était pas riche, et ce ne fut qu’avec l’aide d’un avocat israélite d’Amsterdam qu’on parvint à réunir la somme nécessaire.

    Aujourd’hui, cette toile, si caractéristique de la première manière d’Israëls, est au Rijksmuseum, ce Louvre d’Amsterdam où l’on peut suivre les progrès du peintre.

    Peu après Le long du cimetière, il peint la Veille de la séparation. Une petite chambre de paysan, blanchie à la chaux, aux dalles de pierres effritées et fendues, enveloppée d’une douce pénombre lumineuse, sombre et transparente, éclaircie par la lumière que laisse passer la fenêtre aux petites vitres.

    Après la vie d’éreintement, avec si peu de joies, le grand calme est venu. Le pauvre être humain ne souffre plus, ne sent plus, les yeux clos, les lèvres immobiles, les traits rigides. Tout est silence autour du cadavre, comme le cadavre lui-même.

    Toute l’angoisse qui suit le passage de la vie à la mort, le mystère plein d’ombre, l’inconnu triste et attirant, le calme qui suit l’agonie, sont exprimées avec une intensité que l’on ne rencontre chez aucun autre artiste.

    Œuvres exquises que ces pages sombres du grand peintre, exquises par la poésie qui les domine, par l’exécution merveilleuse, par le coloris harmonieusement foncé, sans jamais être opaque ou lourd.

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    Lettre autographe de Jozef Israëls


    Cette toile, la première dans ce genre, fut exposée à Rotterdam, où encore une fois le succès fut considérable.

    Israëls eut la dernière médaille de l’État qui fut décernée, la plus haute récompense, donnée par un jury qui comptait parmi ses membres le grand artiste Bosboom.

    D’étape en étape, Israëls arrive à la renommée, à la fortune. En 1862, il expose à Londres le Berceau et le Naufragé, cette grande toile encore un peu théâtrale, mais quand même profondément dramatique.

    Le calme est venu après la tempête qui ébranle les navires, fait frissonner et mugir les flots, couvre tout d’écume blanche, déploie indéfiniment des rideaux sombres dans le ciel livide.

    L’azur pâle, verdâtre, rayé de bandes étroites, redevient visible.

    Sur la plage, d’où la mer se retire comme à regret, des épaves, une coque de bateau de pêche, brisée, lugubre. Des hommes, des veuves, des filles guettent le cadavre que les lames amènent sur le sable, le reconnaissent ; alors quelques pêcheurs le prennent par les épaules et par les pieds et le portent lentement, suivis par la foule silencieuse et morne. Le sombre cortège qui monte lentement les dunes, se détachant en valeur contre le ciel, est d’un grand, puissant effet ; cependant les moyens d’expression ne sont pas encore aussi simples que dans ses œuvres postérieures.

    Le charme de son tableau le Berceau, et la grandeur émouvante du Naufragé lui valent à Londres un grand succès. L’Athenaeum dit des œuvres d’Israëls : « the most touching pictures of the Exhibition ».

    Le Naufragé, vendu d’abord par Gambard à Lewis, fut revendu peu de temps après à Arthur Young soixante mille francs, somme considérable pour l’époque.

    Tout à fait connu et apprécié, en 1863 Israëls se marie avec la fille d’un avocat de Groningue, qu’il connaissait depuis longtemps.

    Étant venu plusieurs fois déjà à Schéveningue pour y faire des croquis comme il en avait fait à Zandvoort, il se décida à venir habiter La Haye qui est à vingt minutes de Scheveningen, et, aujourd’hui, il habite toujours la maison connue du Koninginnegracht.

    Israëls a produit beaucoup depuis son arrivée à La Haye. Vivant simplement, à neuf heures on le rencontre faisant sa promenade matinale, à dix il est dans son atelier, à deux il reçoit des connaissances intimes.

    Régulièrement sa vie s’écoule toute de travail et de calme. Ici ses œuvres supérieures ont été pensées, créées, élaborées.

    Depuis plus de vingt ans, Israëls a fait école. Nombreux sont ceux qui plus ou moins personnellement s’inspirent des sujets qui l’ont inspiré. Mais comme tous les imitateurs plus on moins inconscients, ils n’ont pas les qualités du maître. Chez les uns, le sujet prédomine, chez les autres sa conception de la composition. Aucun néanmoins n’a la qualité suprême de l’artiste délicat, ce sentiment tant vanté et si peu compris, qui lui donne une place à part parmi les plus célèbres, qui est un joyau incomparable, qui fait de Jozef Israëls un des plus grands peintres des temps modernes, un des plus intimement artistes, et des plus poètes.


    Philippe Zilcken


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  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (3)

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    Dans la suite de son texte, Ph. Zilcken évoque la place de Jozef Israëls par rapport à la tradition et à la modernité. Il revient brièvement sur les évolutions en matière picturale et littéraire, avant de s’intéresser à la biographie de son maître.

     
     

    Nous nous sommes longuement étendus sur la facture d’Israëls, sur sa manière de peindre, de poser les couleurs, d’exprimer ses sensations au moyen de lignes et de tons, pour faire comprendre le peintre, l’homme de métier, pour tâcher de faire voir la place qu’il prend comme exécutant dans l’école contemporaine de peinture.

    Et cette place qu’il prend tout au premier rang, est encore plus belle lorsque l’on apprécie le sentiment délicat qui s’exhale de ses œuvres, et il est bien difficile d’expliquer ce côté artiste, qui résume son talent spécial, qu’il n’est possible de comprendre qu’en le sentant soi-même.

    Tout en s’inspirant, quant à sa facture, des admirables peintres de l’école hollandaise du XVIIe Siècle, les plus habiles manieurs de pinceau, les plus spirituels et consciencieux peintres de figure et d’accessoires qui aient existé, dont un grand artiste contemporain, Alfred Stevens, a dit qu’ils étaient : « les premiers peintres du monde », Israëls a tâché et réussi à exprimer le sentiment moderne dans ses œuvres, ce sentiment intime, sensitif, subtil, qui caractérise les grandes œuvres d’art de ce siècle.

    Ce sont ces qualités réunies, d’artiste moderne, et de peintre dont le métier parfait se plie à ses moindres intentions, qui font de lui une figure si remarquable et si classée.

    Les tableaux de ses grands ancêtres, les Jan Steen, les Pieter de Hooghe, les Gerard Dow, « peints avec des pierres fines broyées », n’ont pas plus que Manon Lescaut, le Voyage Sentimental ou Candide, cette acuité émue dans le sentiment qui pénètre l’être représenté, sentiment qui domine et caractérise les œuvres d’un Millet, d’un Whistler, d’un Israëls, et la merveilleuse pénétration analyste qui caractérise l’Education sentimentale ou la Faustin.

    Le sentiment exprimé dans les œuvres des siècles précédents est fort différent de celui qui anime les œuvres des grands modernes. Ainsi chaque époque a son sentiment particulier ; prenons les Italiens Primitifs, un Botticelli par exemple ; ce qui domine chez cet artiste exquis c’est une douce piété, humblement amoureuse de l’être à représenter, une intime quiétude devant la nature.

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    Jozef Israëls, photo illustrant un article de Ph. Zilcken dans l'Elzevier's Geïllustreerd Maandschrift


    Plus tard, le sentiment du décor prédomine surtout. Les œuvres du Titien, de Tiépolo, de Rubens sont avant tout pittoresques, riches, brillantes. Costumes brillants et élégants, draperies et couleurs chatoyantes, éclats de palettes d’une virtuosité très grande, exécution pleine de brio, d’habilité, de verve, d’une admirable mise en scène.

    Chez les peintres hollandais, qu’ils soient paysagistes comme Ruysdael ou Hobbema, peintres de figure comme Van der Helst, Frans Hals ou Van der Meer, c’est moins une pénétration psychique de leurs modèles qui caractérise leurs œuvres, qu’une vision superbement rendue de l’aspect des choses. Rembrandt seul a été plus loin, a su rendre en les peignant, non seulement leurs formes, mais en même temps leur caractère intime, et pourtant n’a-t-il pas souvent exprimé un coin de sentiment moral avec l’intensité de Leonard de Vinci, imprégnant sa Gioconde d’une vie spirituelle si merveilleuse.

    L’art moderne ? C’est au contraire cette pénétration psychique, ce sentiment intime et pénétrant qui domine chez ses grands maitres.

    L’exécution, la facture vient en second lieu chez un Millet, un Corot, un Delacroix. Quoique jamais l’exécution ne laisse à désirer chez de très grands artistes, ils ne s’appliquent jamais exclusivement à bien peindre, ils ne pensent pas à imiter les maitres anciens, les plus merveilleux peintres qui aient existé, ayant à dire, à exprimer quelque chose de plus élevé, l’impression morale qui les a frappés. Cette nuance qui domine leur métier est le sentiment.

    Israëls s’est toujours efforcé, dès le complet épanouissement de son talent, d’allier à ses qualités de peintre, ce sentiment délicat, spécial, moderne.

    Comme peintre il a toujours tâché d’égaler les peintres anciens, d’avoir leurs qualités dans le rendu, dans le clair-obscur, dans l’harmonie générale, en un mot de faire de la bonne peinture, d’être un homme du métier sachant traduire ses impressions visuelles comme n’importe quel peintre hollandais d’autrefois.

    Comme artiste, sa conception de poète lui est spéciale et très moderne.

    Pour faire comprendre la place qu’il prend à cet égard nous devons retourner en arrière.

    La génération qui précède la sienne est caractérisée par une sentimentalité excessive, tant dans ses œuvres littéraire que dans les tableaux. Sujets anecdotiques, gravures de keepsake, poésies généralement niaises et creuses, voilà ce que produit la génération de 1820, avant que le Romantisme, puis le Naturalisme viennent tout révolutionner.

    En Hollande les tableaux du dix-huitième siècle sont généralement d’une insignifiance absolue au point de vue de l’art ; ils trahissent souvent une émotion qui se manifeste dans le sujet, mais jamais dans l’exécution.

    Après l’Empire vient en France le Romantisme, avec de Musset, Gautier, puis le Naturalisme avec Flaubert, les Goncourt, Zola. Dans les arts Corot, Millet, Courbet, Delacroix. Et en Hollande Multatuli, Israëls. Alors naissent des œuvres modernes comme sentiment, tant en littérature qu’en peinture.

    Ce n’est plus le sujet, le roman, l’anecdote gaie ou triste qui fait l’intérêt d’une œuvre d’art, mais l’intensité de pénétration, l’amour de l’artiste pour ce qu’il exécute. Germinie Lacerteux intéresse passionnément pour elle-même, pas pour ses aventures, qui sont banales et ont été cent fois décrites.

    Une jeune fille cousant, assise à sa fenêtre, d’Israëls, intéresse aussi pour elle-même, parce que le peintre a mis dans son œuvre je ne sais quelle caresse ambiante, quelle saveur de sensation ; quelque, chose de profondément et intimement humain. Les grands artistes de notre époque peuvent tous dire avec Térence : « homo sum : humani nihil a me alienum puto ».

    Et c’est l’intensité dans le sentiment qui explique le charme extrême des œuvres d’un Israëls, qui sait émouvoir avec les sujets les plus simples, les plus insignifiants en apparence.

    Israëls n’a pas été le premier à peindre les pêcheurs de nos plages et les pauvres campagnards de nos bruyères. Teniers, Van Ostade, Jan Steen, d’autres maîtres anciens encore, avaient admirablement peint des misérables de toute espèce, des loqueteux, des mendiants. Mais ces peintres n’avaient jamais pénétré intimement dans l’existence d’un être vulgaire ni su le rendre intéressant et sympathique par l’analyse et la compréhension de tout son être, de toute sa vie, de son milieu. Ce qui fait regarder longuement et aimer leurs œuvres, c’est la facture, les qualités d’exécution avant toute autre chose : le coup de pinceau savant et habile, le dessin soigné des formes, la belle peinture de l’ensemble, la pâte habilement travaillée plutôt que des qualités suggestives. On admire certaines de ces œuvres presque au même point de vue qu’un bibelot artistique, une délicate porcelaine de Chine, un laque Japonais ou un bronze antique à la patine exquise.

    Mais le côté humain, ému, la sympathie de l’artiste pour l’existence de son modèle, cette sympathie vibrante transmise sur la toile, caractérisant les grandes œuvres modernes, n’est pas visible dans la plus grande partie des œuvres d’art des siècles précédents. Certes ce furent des peintres très grands, des artistes consommés qui les exécutèrent, mais ils ne furent pas autant poètes que peintres, comme le sont les maîtres de notre époque.

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    Cette qualité suprême, la poésie vraie, intimement confondue avec l’exécution, produit une impression rare, parfois sublime ; elle fait battre le cœur plus vite, les yeux s’humecter de larmes.

    Apanage seulement de l’art le plus élevé, ce sentiment moderne, intense fait qu’on est ému jusqu’à la douleur par Flaubert ou de Goncourt, par Millet ou par Israëls, tandis que l’on ne fait que s’apitoyer sur l’héroïne d’un livre du dix-huitième siècle, ou sur une figure de Greuze.

    Duranty, dans un mot célèbre bien connu des artistes, a admirablement exprimé le sentiment qui domine dans les œuvres d’Israëls, qui plane au-dessus de ses qualités de peintre et de dessinateur, lorsqu’il a dit de lui, je ne me souviens plus au juste à propos de quelle toile, qu’elle était « peinte d’ombre et de douleur ». Jamais en conséquence la fabulation, l’anecdote ne prend chez lui la première place, mais c’est le sentiment en question qui empoigne, profondément triste dans ses tableaux tristes, enterrements, veilles silencieuses ; ou gai parfois, exubérant de lumière dans les toiles représentant des enfants de pêcheurs jouant au bord des flaques sur la plage baignée d’une atmosphère opaline, doucement éclairés par un soleil blond, qui donne au ciel et à la mer une tonalité laiteuse et tendre, à l’ensemble un charme exquis, et dont on pourrait dire, en variant le mot de Duranty, qu’elles sont peintes « avec du soleil et de la joie ».

    Parmi ces dernières œuvres dont nous voulons parler, bien connue est la série des Enfants de la mer, dont il a été publié des albums avec poésies, et qui ont été souvent reproduits par la gravure.

    Jozef Israëls naquit de parents juifs, le 27 Janvier 1827 à Groningue, une petite ville de commerce au Nord de la Hollande.

    Sa première éducation fut strictement guidée par les traditions religieuses de la famille ; ses parents le destinant à devenir rabbin, dans son enfance il étudia l’hébreux et tout en approfondissant le Talmud il dessinait à ses moments perdus. C’est ainsi, comme cela arrive avec la plus grande partie des artistes, que son talent se révéla par hasard, et fut d’abord en opposition avec son éducation première et la carrière qu’on lui avait tracée.

    Tranquillement il passa ainsi des années dans la petite ville, au milieu de sa famille, allant à l’école, où il apprenait les tout premiers éléments du dessin, sous la direction de meester Brugsma, en dessinant avec une touche sur son ardoise.

    Mais son père, qui était un petit agent de change, eut bientôt besoin de son aide dans les affaires, et jeune, il quitta l’école, pour aller dans le bureau à ses côtés. Il allait parfois aussi toucher de l’argent, et raconte volontiers lui-même que, gamin, il sortait avec le traditionnel petit sac de toile grise pour les pièces de grosse monnaie, et que souvent à cette époque il allait au bureau de Mesdag & Fils. Le père Mesdag était un homme extraordinairement fin et intelligent ; aujourd’hui ses fils sont devenus les collègues d’Israëls, et bien connu partout est le grand mariniste H.W. Mesdag.

    Étranges changements de position que le cours de la vie amène ! Jamais alors les Mesdag, chez qui le gamin juif allait toucher des traites, ne se seraient doutés qu’un jour viendrait où une toile de l’un d’eux, une vaste vue de la Mer du Nord, ornerait l’atelier de celui qui est devenu Jozef Israëls.

    Au-dessus du bureau d’affaires, Jozef avait une petite chambre, où il pouvait dessiner à son aise, tout en étant à la portée de son père ; quand celui-ci avait besoin de lui il l’appelait, le travail était interrompu par une course, et aussitôt celle-ci finie, on lui permettait de recommencer son travail. À cette époque il ne faisait encore que dessiner ; il n’était pas encore question de peinture. Il dessinait tout ce qu’il voyait, faisait surtout des copies, d’après des gravures et des lithographies, dirigé par deux maîtres, l’un nommé Buijs, l’autre van Wicheren ; ce dernier vit encore, très âgé, à Leeuwarden, et a pu suivre avec un légitime orgueil la brillante carrière de son élève.

     

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    Plus tard, sous la direction de ces maîtres, Israëls commençait la peinture à l’huile. Il allait travailler dans une grande chambre, en compagnie de quelques peintres en bâtiments qui y préparaient leurs couleurs, et a fait là beaucoup d’études, de dessins d’après nature ; il copiait aussi des paysages, des lithographies, à l’huile, en imaginant les couleurs. Là aussi il a fait ses premiers tableaux, entre autres un juif qui vendait des couvercles de pipes, un type de la petite ville, et de nombreux portraits aux trois crayons, noir, rouge et blanc, de toutes ses connaissances et de ses parents.

    Son père voyait bien qu’il n’avait pas les aptitudes et les goûts qu’il fallait pour le commerce et les affaires, et après des hésitations nombreuses, quoique trouvant le métier de peintre, d’artiste, quelque chose de fort problématique, il consentit à ce que Jozef allât à Amsterdam, pour y étudier sérieusement.

    Ce qui contribua beaucoup à lui laisser faire cela, ce furent les instances d’un mécène de la ville, un M. de Wit, qui finit par le convaincre et envoya le jeune homme chez Jan Kruseman, qui avait un atelier où travaillaient un grand nombre d’élèves, et qui était à cette époque (nous sommes en 1840) le grand peintre du jour. Il peignait de vastes toiles, conventionnelles et froides, des sujets historiques et des tableaux de genre, ceux-ci représentant généralement des Italiens et des Italiennes ; et une copie qu’Israëls fit à ses débuts était justement un de ces sujets italiens, un brigand calabrais. Avant de quitter sa ville natale, Israëls vendit au père Mesdag, pour quarante florins, un tableau, une italienne en robe de velours noirs, avec une étoffe blanche sur la tête. Celui-ci, philosophiquement, lui dit un mot profond et fin, qu’Israëls n’a jamais oublié : « Puissiez-vous toujours avoir le même plaisir en travaillant ! »

    Nous croyons qu’Israëls, à part quelques années dures à ses débuts, a toujours eu la même joie, la même saine gaité en travaillant, car artiste comme il l’est, son travail est son plus grand plaisir. Nous nous souvenons d’avoir une fois entendu sa femme dire de lui qu’il n’était heureux qu’avec sa boite à couleurs.

    Sous ce rapport il est un heureux peintre ; cherchant un idéal qu’il sait traduire sur ses toiles, ayant un but dont il ne s’écarte jamais, il a su réaliser ce qu’il voulait, du moins après les premières années de recherches et de doutes. Comme tous les vrais talents, le sien s’est développé successivement, lentement au commencement, mais sans défaillance, et alors le plaisir dans le travail est la conséquence toute naturelle du travail.

    Amsterdam le retenait deux années bien employées à faire assidûment des études, plus ou moins bien dirigées, tant chez Jan Kruseman qu’à l’Académie de dessin où il suivait les cours.

    Il ne faisait pas des tableaux, rien que des études ; surtout beaucoup de dessins d’après modèle, le meilleur genre de travail à cet âge, et dont il profita beaucoup. Ses premiers succès un peu sérieux datent de l’Académie (École des Beaux-Arts) où ses confrères lui trouvaient déjà des qualités qui les frappaient.

    Toutefois à cette époque Israëls ne savait pas encore le moins du monde ce qu’il chercherait un jour, et il ne faisait que servilement dessiner, sans aucune idée arrêtée, sans aucun but de recherches.

    Il se rappelle ces années avec satisfaction, surtout à cause du plaisir qu’il avait à se promener dans le quartier où il habitait. Ses parents l’avaient recommandé à une famille de Juifs très pieux, qui le soignaient fort bien, et qui demeuraient dans la Jodenbreêstraat, la large rue des Juifs, en plein milieu de ce Ghetto, ce vaste quartier des Juifs, bien connu de tous ceux qui ont vu Amsterdam.

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    Ce dédale, ce fouillis de ruelles étroites dont les habitants peuvent par places se donner la main d’une fenêtre à l’autre, grouillant d’une vie intense, d’une animation bruyante toute orientale, le ravissait. Des étoffes qui pendent à des cordes d’une façade à l’autre, des chiffons aux couleurs éclatantes, tantôt plongés dans une ombre vague, tantôt attrapant un rayon de soleil, donnent à ces ruelles un attrait tout particulier, et qu’on ne retrouve qu’en Orient. La foule bigarrée qui les anime d’un va-et-vient continu, bruyant, éclatant de couleurs qui rappellent Rembrandt (qui lui aussi habita et aima ce quartier), les types des marchands de toutes choses, de vieilles ferrailles, de foies de poissons, de fruits, de pommes, d’oranges, aux brillantes fanfares de jaune et de rouge ; les Juives, souvent jolies, toujours pittoresques, aimant à accrocher à leurs épaules un chiffon vermillon ou émeraude, cet ensemble curieux et plein de vie le ravissait, l’enthousiasmait au plus haut degré.

    Mais ce quartier si mouvementé, si rempli de types divers ne faisait que l’amuser ; il aimait voir la vie animée s’y dérouler, s’y promener, y flâner ; néanmoins il n’était pas inspiré par les figures qu’il voyait ; il ne faisait que suivre assidûment les cours de l’Académie et peindre à l’atelier.

    En 1845, des tableaux venant de Paris attirèrent son attention. Entre autres une Marguerite au rouet d’Ary Scheffer, fit vaguement comprendre à l’élève de Kruseman que ses maîtres peignaient avec une correction bien froide et conventionnelle, et ce tableau célèbre le frappa vivement. D’autres œuvres venant de France avaient déjà fait entrevoir au jeune artiste qu’il y avait une autre voie dans la peinture que celle qu’il suivait, et un désir croissant germa en lui, d’aller en France, à Paris, au centre de la vie artistique.

    Quoique très pauvre, ne gagnant encore guère d’argent par son travail, il décida en lui-même qu’il ferait le voyage, et la décision prise, il partit sans se soucier de l’incertain dans lequel il se lançait.

    Pour subvenir aux plus strictes exigences, son père lui faisait une pension de cinq cents florins (mille francs) par an, avec quoi il parvint, plus riche encore que beaucoup de ses camarades, à passer deux années, qui lui furent précieuses, en plein mouvement artistique de Paris. Pas la grande vie des artistes aisés, de soirées littéraires et de fêtes ; mais la vie dure de jeune peintre, travaillant de huit heures du matin à six heures du soir, sans relâche, mangeant au hasard, mal logé, mal nourri.

    Israëls me dit un jour combien il s’étonnait que c’était là cette ville où tout le monde venait tous les ans pour s’amuser, et qu’il la trouvait un enfer où les grands hommes marchaient sur les pauvres gens sans talent, du nombre desquels il se croyait être.

    Il fréquentait l’atelier de Picot, un vieux membre de l’Institut, de l’école de David, dont l’influence resta grande jusque vers sa trentième année ; Israëls dessinait et peignait selon les vieilles méthodes, dans cet atelier qui comptait environ cent cinquante élèves.

    Inhabile, assez gauche et maladroit, il vivait retiré, tranquillement par nécessité, et ne connaissait personne en dehors de ses camarades d’atelier et du graveur de Mare.

    Il suivait consciencieusement les cours de l’atelier de Picot et concourut plusieurs fois pour entrer à l’École des Beaux-Arts. À ces concours se présentaient cinq cents jeunes peintres, dont seulement une centaine étaient admis. Une fois il eut le numéro 85, une deuxième fois, plus heureux, il atteignit le numéro 18.

    Mais comme le remarque fort judicieusement M. Jan Veth dans son étude sur Israëls (Jozef Israëls, Haarlem, 1890, 198 p.), il devait mettre du temps à s’affranchir de l’influence de ces maîtres académiques, et il est clair que les noms de Buijs, Pieneman, Kruseman, Scheffer, Picot n’expliquent rien lorsque l’on considère la place à part qu’Israëls prend actuellement dans l’art moderne.

    Parmi les maîtres qu’il eut alors, il se souvient de Horace Vernet, de Pradier et de Paul Delaroche. De ce dernier, Alfred Sensier dit dans son livre sur Millet qu’ « il était le maître à la mode. Son autorité était grande en matière d’art ; son caractère morose et obstiné en avait fait un homme important, ses succès du Salon, un vainqueur jaloux de sa gloire. En outre son esprit, toujours en méfiance de lui-même, le mettait en crainte de voir bientôt disparaitre cette fragile popularité qui était son ambition et sa vie ».

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    une des dernières photos de J. Israëls


    Il est facile à comprendre que le jeune homme, venant de quitter son pays, se sentait parfois dérouté dans ce milieu si différent de ce qu’il avait connu jusqu’alors, et que les moindres choses faisaient grande impression sur lui. Ainsi il se souvient de la colère de Paul Delaroche contre lui, une fois qu’il avait mal dessiné le genou de l’Achille, colère qui fit d’autant plus d’effet, que déjà son tempérament personnel, sa facture sui generis commençaient à poindre. Si Delaroche était violent, Picot par contre, qui connaissait sa position peu fortunée, n’a jamais voulu permettre qu’il payât sa contribution à l’atelier, parce que, tout foncièrement académique qu’il était, il aimait son travail.

    Ce n’était pas du reste, comme d’ordinaire, de ses maîtres qu’Israëls apprenait le plus, mais de ses camarades, en les voyant travailler, des critiques qu’ils se faisaient respectivement. Parmi ceux-ci, il en connut plus particulièrement deux, qui ont quelque notoriété, Pils et Lenepveu.

    Après une couple d’années de ce séjour à Paris, qui lui apprit beaucoup, pendant lequel il fut souvent très misérable, il eut envie de retourner chez lui.

    Il avait vu comment on travaillait en France, étudié longuement le Louvre, et vu une quantité de tableaux. Un jour il avait été visiter les Galeries de Versailles, à pied, et ayant passé des heures dans le musée, il était revenu à pied encore, une pareille fatigue lui valut trois jours d’épuisement.

    À peine était-il revenu à Amsterdam que la Révolution de 1848 éclata. Il regretta de ne pas y avoir assisté.



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  • Le polar en Flandre (2)

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    Le roman policier et à suspense en Flandre (2)

     

    LE SURSAUT : années 1980-1995

     

    CouvLAmbassadeur.jpgOn entre donc ensuite dans une ère beaucoup plus riche, inaugurée en premier lieu par Jef Geeraerts (né à Anvers en 1930), qui s’était déjà fait un nom dès les années soixante en particulier grâce à des romans où instincts primitifs, érotisme et Afrique occupent une place centrale (Je ne suis pas un nègre et les 4 volumes de Gangrène) (9). Son Kodiak .58 (1979) symbolise le point de départ de décennies riches en publications de qualité qui ont incité des éditeurs comme Manteau et Houtekiet - et plus récemment Davidsfonds - à bâtir un fonds « suspense ». Après avoir reçu le premier prix Gouden Strop en 1986 pour De zaak Alzheimer (porté à l’écran sous le titre La Mémoire du tueur, 2003), Jef Geeraerts a ajouté plus d’une douzaine de titres rangés dans le genre « polar » ou « thriller » ; souvent très documentées, témoignant d’une belle maîtrise, ses œuvres abordent des sujets politiques, traitent de la corruption, dénoncent les pratiques de la grande bourgeoisie et de certaines institutions, plongent dans l’univers de la  mafia (Dossier K sur la mafia albanaise). On a souvent droit à une belle peinture des hautes sphères corrompues de la société belge, à des dialogues pleins d’allant et savoureux, même si certains personnages, par exemple Albert Savelkoul et Nazim Tahir, dans De PG (Le Procureur) et Dossier K., paraissent parfois bien naïfs et si l’auteur, dans ces deux romans, propose une vision un peu trop manichéenne des choses.

     

    Trailer La Mémoire du tueur

     

    Anversois lui aussi, comme d’ailleurs beaucoup de ses confrères, Bob Mendes (né en 1928) est considéré, avec près de 20 titres, comme l’un des maîtres du roman à suspense. Deux de ses meilleurs titres ont été traduits par Emmanuèle Sandron pour les éditions belges Luce Wilquin. (La Force du feu, 2002 et Les Diamants du sang, 2004). « Un quart de siècle de passion et de vengeance, c’est ce que nous propose La Force du feu. Évoquant avec finesse les luttes d’influence qui déchirent le Moyen-Orient avant la chute du Shah d’Iran, Mendes dérouleCouvDiamantsSang.jpgtous les fastes de la tragédie. Présenté comme thriller, il s’agit plutôt d’un passionnant roman de politique fiction de grande envergure, écrit  avec maestria dans un style haletant et précis. Par l’étendue et la précision de sa documentation (notamment dans le domaine du zoroastrisme) et son sens architectonique de la construction, il s’apparente tout naturellement à des maîtres du genre tels que Ludlum, Clavell et surtout Forsyth, lequel a déjà fait appel à Mendes pour une anthologie américaine. » (H.-F. Jespers) Bob Mendes a promu en Flandre le faction-thriller ; son œuvre a été récompensée par quelques-uns des prix les plus prestigieux. (10)

    Né pour sa part en 1941 – eh oui ! à Anvers –, John Vermeulen a fait ses débuts en littérature dès l’âge de 15 ans en publiant un roman de science fiction (11), genre qu’il a continué de pratiquer sans délaisser les autres. Son premier polar date de 1981 ; le romancier l’a revisité pour reformuler sa critique de l’industrie du nucléaire : De gele dood (La Mort jaune, BMP, 2001). En tout, il en a écrit une quinzaine.

    CouvGeleDood.jpgUn de ses personnages de prédilection, Ansen Wagner, membre des services secrets européens, est une sorte de James Bond peu machiste ; les lecteurs ont pu suivre ses aventures publiées par l’éditeur d’Utrecht Bruna. Sans forcément abandonner la veine érotique ou humoristique, Vermeulen a ensuite quitté ce personnage pour s’attacher à des sujets « plus sérieux », en particulier l’écologie (Gif, Poison, 1999). Solo Race, qui évoque la pollution des mers, a reçu le Prix du Grand Jury (1988) ; Beau crime (1998) présente une juge d’instruction attirée tant par les hommes que par les femmes ; elle doit trouver le meurtrier d’une femme très sexy qui dirigeait une émission radiophonique nocturne consacrée à l’amour et à la sexualité. Quant à De Kat in het aquarium (Le Chat dans l’aquarium, 2003), il narre le cauchemar de couples qui ont gagné un séjour dans un endroit qu’ils croient idyllique. Bien que dénigré dans son pays, John Vermeulen a connu de grands succès de librairie, vendant des centaines de milliers de livres à l’étranger. John Vermeulen s’est éteint en août 2009. Dans les dernières années de sa vie, il a écrit pour l’essentiel des romans historiques (sur Bruegel, Bosch, Mercator, Nostradamus, Vinci) dont l’un a été mis en scène en Allemagne sous forme d’opéra.

    L’annonce de sa mort dans la presse francophone : « BRUXELLES 24/08/2009 (BELGA). L’auteur néerlandophone John Vermeulen est décédé le week-end dernier à l’âge de 68 ans, a annoncé l’éditeur Kramat. John Vermeulen a essentiellement écrit des thrillers et des romans de science-fiction. Il a également signé des livres pour enfants, des scénarios de films et de pièces de théâtre, des romans de fantasy et des romans historiques. Il a également publié, sous le pseudonyme féminin Tessy Bénigne, quelques romans érotiques. Ses œuvres ont été traduites en allemand, espagnol, hongrois, français, japonais et anglais. »

    CouvRoséProvence.jpgDe la même génération, on compte aussi Axel Bouts (né en 1938) qui, depuis près de trente ans, élabore une œuvre littéraire de qualité en choisissant parfois le roman policier : avec l’inspecteur Jan Toets, on découvre Courtrai, ville natale de l’auteur, ou bien un village flamand (Nieuwemaan, Nouvelle lune, 2001) ; on séjourne, avec entre autres Georges Simenon en personne, dans le Sud de la France (Rosé de Provence, 1992), entre Saint-Tropez et Aix-en-Provence. Au fil de ces romans « placides » qui sont aux antipodes des épais thrillers en vogue, on explore l’homme dans ses défauts et ses manquements. Sens de l’atmosphère et de l’intrigue également au rendez-vous dans Wolven (Loups, 1988), Het paradigma (Le Paradigme, 1991) qui a été porté à l’écran par la BRT, Résidence Elckerlyc (1996) et Elektrocutie (2003), des titres (ré)édités chez Davidsfonds. (12)

    CouvRubensRood.jpgQuant à l’Anversois Staf Schoeters (Merksem, 1949), il accorde lui aussi beaucoup d’attention au style tout en dénonçant dans sa dizaine de titres certains aspects de la société. Il fait partie des quelques Flamands qui s’adonnent au roman policier historique, par exemple dans le récent Rubens Rood (2007) où l’on voit le célèbre peintre faire planer, peu après sa mort, le mystère sur sa ville. Avec De schaduw van de adelaar (L’Ombre de l’aigle, 1998), premier volet d’une trilogie – les deux autres étant De wandelgangen van de macht (Les Couloirs du Pouvoir, 1999) et De wegen naar ontvoogding (Les Chemins de l’émancipation, 2002) – dont l’action se situe à Anvers à l’époque napoléonienne, Schoeters a remporté le prix Hercule Poirot. En lisant Ochrana (1994), le lecteur se retrouve dans le milieu des services secrets tsaristes. Rust in onvrede (1991) propose un bel équilibre entre suspense, littérature et politique. Dans Belegerd verleden (Passé assiégé, Allmedia, 2004), la quête d’un historien nous ramène à Anvers à l’époque de la Première guerre mondiale : souffrance, trahison et terreur sont au menu.

    Ses autres titres : Het gelag wordt betaald (1982) ; De draak achterna (1984) ; Het perspectief van de worm (1986) ; De seismograaf, of Drie dagen uit het leven van Donald Hartman (1990); Labiele basis (1992).

    Pour sa part, l’écrivain Ward Ruyslinck, auteur entre autres de Golden Ophélia, a commis trois romans qui peuvent être rangés dans le genre policier. Wurgtechnieken (Techniques d’étranglement, 1983) traduit par Xavier Hanotte sous le titre Ultimes étreintes (La Longue vue,1986) a pour thème l’emploi de la torture comme moyen d’amadouer l’homme. On suit l’itinéraire d’un tortionnaire ; après avoir servi le pouvoir en place en Bolivie, il vient se cacher en Europe. De Claim van de Duivel (La Doléance du Diable, 1993) narre l’histoire d’un écrivain raté qui se retrouve accusé du meurtre de sa femme. Poussé par la force diabolique qui l’habite, l’homme, une fois en prison, se met à écrire pour se défendre. Le grand pessimiste – ou réaliste ? – qu’est Ruyslinck propose une vision des choses plus noire encore dansTraumachia (1999), son dernier roman.

    CouvUltimesEtreintes.jpg 

    Entre 1985 et 1990, Bart Holsters (né en 1953) a publié 4 polars prometteurs avant d’écrire sur le genre pour le quotidien De Morgen. Il met en scène un antihéros, le détective Jean-Pierre Willems. Son troisième titre, Koude Kunstjes, est un persiflage du roman policier.

    CouvTarentula1.jpg

     

    CouvPaarseDijen.jpg

    Entre deux voyages et diverses publications, le biologiste et journaliste Dirk Draulans (né en 1956) a édité chez Manteau un thriller érotique Paarse dijen (Cuisses violacées, 1990) – où un personnage qui sort du rêve de l’héroïne du roman devient un criminel – et un polar Gele modder (Boue jaune, 1992) qui aborde la question des armes chimiques. Dans un autre livre à dominante scientifique, De rode Koningin (La Reine rouge, 1994), l’auteur imagine un monde où une guerre biologique menée par une femme vise à supprimer tous les mâles : les femmes n’ont plus besoin des hommes pour vivre puisque la science leur permet de se reproduire par un système proche de la parthénogénèse.

    Relevons encore pour les années quatre-vingt deux romans qui s’apparentent au roman policier : sous le pseudonyme Conny Couperus, le célèbre Hugo Claus (1929-2008) et son ami Freddy De Vree (1939-2004) ont écrit Sneeuwwitje en de leeuwerik van Vlaanderen (Blanche neige et l’alouette de Flandre, 1985), une satire de la Flandre, de la politique et de la littérature néerlandaise – Hugo Claus devait reconnaître plus tard qu’écrire un polar n’était pas dans ses cordes (13) ; quant à l’écrivain Bruno Bartels, il a pour sa part commis De kikker ging dood (La Grenouille est morte, 1983) : le personnage principal et narrateur raconte comment il a tué sa femme et ses enfants. (D.C)

     

    quelques images de Hugo Claus

     

      

    NOTES

    CouvDoodInArles.jpg

    (9) Plusieurs romans de Jef Geeraerts ont été traduits par Marie Hooghe : Gangrène I. Black Venus, Éditions Labor, 1984 et Babel n° 178, 1995 ; Été indien, Éditions Complexe, 1990 ; Chasses, Éditions La Longue vue, 1984 ; Le Plus gros diamant du Zaïre, trad. Marie-Françoise Dispa, Hatier, 1988 ; Opération Sigma sur la Belgique, Hatier, 1987 ; Suite romaine, trad. Marie-Françoise Dispa, Hatier, 2000 ; L’Ambassadeur, Éditions des Syrtes, 2002 ; Oiseau de nuit, Le Castor Astral, 2002 ; Marcellus, Le Castor Astral, 2003 ;Sanpaku, Le Castor Astral, 2003 ; Le Récit de Matsombo, Le Castor Astral, 2005.

    (10) Henri-Floris Jespers a consacré une monographie à cet écrivain : Bob Mendes, meester in misdaad, Manteau, 2005.

    (11) De John Vermeulen, Albin Michel a publié en 1983Le Bouffon binaire, un livre de S.-F. Pour une présentation sommaire de la littérature « fantastique » de langue néerlandaise : PDF

    (12) Axel Bouts est par ailleurs l'auteur d'un beau et court roman intitulé Dood in Arles (Mort en Arles, 1987) qui mêle, dans (les arènes de) la cité romaine et sous un voile de mystère, les thèmes de la beauté et de la mort.

    (13) Hugo Claus a par ailleurs laissé quelques nouvelles policières.



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  • Pitbull

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    Décharges d’adrénaline à Malines

     

    Un assez grand nombre de polars flamands ont pour décor la ville d’Anvers (par le passé ceux d’Anton Van Casteren, dans les vingt dernières ceux de Patrick Conrad, de Piet Teigeler, de Hubert van Lier… ou encore l’Anvers de l’époque de Rubens ou de l’époque napoléonienne dans ceux de Staf Schoeters), au point qu’on a pu parler d’ « école anversoise ». Pieter Aspe situe les siens, on le sait, à Bruges ; Jos Pierreux a élu la célèbre cité balnéaire de Knokke, Marthe Maeren la ville de Gand, le policier Christian De Coninck Bruxelles. Courtrai sert souvent de cadre aux livres du romancier Axel Bouts. Pour sa part, Luc Deflo a retenu une autre ville au riche passé, celle où il est né, Malines. En 2008, son roman Pitbull a reçu le Prix Hercule Poirot qui, depuis 1998, récompense tous les ans le meilleur polar flamand.

    CouvPitbull.jpg

    Vous avez une maîtresse belle et sensuelle. Problème : elle menace de révéler son existence à votre épouse. Un homme avec qui vous échanger quelques mots dans un café se propose d’éliminer la gêneuse à condition que, de votre côté, vous tuiez la femme dont il souhaite lui-même se débarrasser. Voilà le marché – clin d’œil à L’Inconnu du Nord-Express – qu’accepte à demi-voix Benjamin Delaedt, un soir où il a un peu trop bu. Deux crimes parfaits en perspective puisque ceux qui projettent de tuer n’ont aucun lien avec leur future victime et qu’ils pourront par ailleurs disposer d’un alibi en béton. Quelques jours plus tard, Benjamin ouvre le journal et découvre que sa maîtresse a été tuée dans des conditions atroces. Pour ne pas s’attirer les foudres de l’assassin, un homme au physique imposant, il sait qu’il va lui aussi devoir passer à l’acte.

    Voici les données de départ du roman avant que la police ne s’en mêle et que ne se révèle la nature véritable d’un tueur en série qui mord ses victimes – de là le surnom qu’on va lui donner : Pitbull. Un homme en apparence quelconque – un chômeur alcoolique parmi tant d’autres –, mais qui dispose d’appui dans les plus hautes sphères judiciaires, une véritable force de la nature en même temps qu’un individu plein de charme. L’homme est tellement infatué qu’il va lui-même prendre les choses en main pour se faire co-narrateur, ce qui se traduit par des passages hilarants. On se glisse dans la cerveau de ce monstre, on en suit les méandres entre réflexions loufoques et pensées qui glacent.

    CouvSluipendGif.jpgLuc Deflo mêle avec talent intrigue en apparence classique et descente aux enfers : le lecteur est invité à entrer dans les esprits les plus sombres, les plus maléfiques, les plus pervers ; ses tueurs, qui ont pour la plupart vécu une expérience traumatique dans leur jeunesse, déploient des qualités insoupçonnées pour torturer leurs victimes : des serial killers qui aiment qui plus est jouer avec la police et se jouer d’elle. Pitbull va pousser le jeu jusqu’à la dernière page et même plus loin. Le romancier excelle à mettre en scène l’inéluctable des pulsions criminelles.

    Côté enquête, c’est surtout la figure de Dirk Deleu qui se dégage – Deflo reconnaît d’ailleurs que le physique du policier n’est pas sans rappeler le sien. Cet homme sombre fait équipe avec Nadia Mendonck, une femme qu’il aime, mais leur liaison est d’autant plus compliquée qu’il ne parvient pas à oublier tout à fait son épouse Barbara dont il est séparé. Les épisodes sur la vie amoureuse de Deleu se glissent dans le récit ; ils permettent à l’enquêteur et au lecteur de reprendre un peu leur souffle, mais il n’est pas rare que cet aspect de son existence prenne une part dans l’intrigue même. Par exemple dans Sluipend gif, Barbara et Nadia se retrouvent aux mains d’un tueur en série que tout le monde croyait mort (le « Désosseur » du premier roman de Deflo : Âmes nues) ; de même, dans Pitbull, le serial killer va s’approcher dangereusement de Nadia.

    Autre personnage incontournable d’une dizaine de thrillers de Luc Deflo : le juge Jos Bosmans qui couvre parfois les méthodes peu catholiques de son ami de Deleu. L’équipe qui entoure Deleu compte par ailleurs Walter Vereecken, policier qui se déplace en fauteuil roulant depuis qu’il a été grièvement blessé par le Désosseur, Pierre Vindevogel dit Pierre le Bigleux, le médecin légiste Van Grieken…

    Maniant un style sûr et souple, Luc Deflo marie intrigue haletante et atmosphère oppressante. On ne se lasse pas de ses descriptions des crimes. Jusqu’à la fin, le lecteur ignore qui, du tueur ou des policiers, va l’emporter.

    D.Cunin

     

    Le vrai Pitbull présenté par l’auteur (à partir de 5’45)



     

     

    L’AUTEUR

     

    Après avoir beaucoup écrit pour le théâtre, Luc Deflo (né à Malines en 1958) s’est affirmé comme un des principaux représentants du thriller flamand et un des auteurs phares des éditions Manteau : dans Naakte zielen (Âmes nues, 1999) apparaissent le magistrat Jos Bosmans et l’enquêteur Dirk Deleu qui ont affaire à un tueur en série. Un duo de Malines que le lecteur retrouve souvent au fil de l’impressionnante série de livres publiée depuis : Bevroren hart (Cœur gelé, 2000), Lokaas (Appât, 2001), Kortsluiting (Court circuit, 2002) ; Sluipend gif (Poison furtif, 2003), Onschuldig (Innocent, 2004), Copycat (2005), Hoeren (Putes, 2006), Weerloos (Sans défense, 2007), Ademloos (Sans souffle, 2007), Spoorloos (Sans trace, 2007), Angst (Peur, 2008), Pitbull (2008), Lust (Désir, 2009) et Schimmen (Ombres, 2009). Mensonge, désir, folie, violence, sexe, perversité sont au menu de ces thrillers psychologiques. Plusieurs ont été traduits en allemand. Outre la dizaine d’enquêtes conduites par Deleu, il a écrit une trilogie portant sur la pédophilie. Certains livres sont en cours d’adaptation à l’écran. Le succès que rencontrent les livres de Deflo dans le monde néerlandophone lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture.

     

    Le début de Pitbull en version anglaise : PDF


    Les livres de Luc Deflo en allemand (avec des extraits) : ici

     

     

  • Alexandre Cohen : grandes lignes de la vie d’un autodidacte

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    Aperçu biographique

     

    Le nom d’Alexandre Cohen apparaît souvent dans les évocations en langue française du mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle sans que les auteurs apportent beaucoup de précisions sur ce rebelle. S’il n’a pas été l’une des figures les plus en vue, il a néanmoins occupé une place non négligeable, chaînon entre diverses personnes et divers pays, ami de F. Domela Nieuwenhuis, de Fénéon, accusé au Procès des Trente, côtoyant nombre d’activistes et d’artistes à propos desquels il a laissé un témoignage écrit. Entre 1888 et le milieu des années 1920, Alexander Cohen fut un témoin privilégié des tourmentes politiques et des manifestations artistiques dans son pays d’adoption (théâtre, romans, peinture, etc.). Le fougueux Frison a publié sous son nom et sous divers pseudonymes – Démophile, Demophilos, Demophilus, Kaya, Souvarine – dans un grand nombre de feuilles plus ou moins confidentielles comme dans des organes très lus. Chroniqueur et traducteur, celui que ses amis surnommaient Sander (et sa femme Sandro) a par ailleurs contribué à faire mieux connaître à Paris la littérature d’expression néerlandaise de son temps. Ayant obtenu la nationalité française, il a, par la suite, en tant que correspondant en France du plus grand quotidien néerlandais, joué un grand rôle dans le revirement de l’opinion publique hollandaise, très pro-allemande en 1914. Après un rappel bibliographique dans une première note sur ce blog (« Alexandre Cohen, de l’anarchisme au monarchisme ») et avant un exposé plus détaillé sur les années anarchistes du publiciste, voici une biographie sommaire – basée pour une bonne part sur celle que donne Ronald Spoor dans son édition des Lettres d’Alexandre Cohen (1997) ainsi que dans sa notice du Biografisch Woordenboek van het Socialisme en de Arbeidersbeweging.

     

    Portrait d'A. Cohen par Van Dongen, 1912

    cohen,anarchisme,spoor

    Naissance le 27 septembre 1864 de Jozef Alexander Cohen à Leeuwarden (capitale de la Frise), fils du juif orthodoxe Aron Heiman Cohen Jzoon et de sa deuxième épouse, Sara Jacobs. Alexander aura plusieurs (demi-)frères et (demi-)sœurs. Sa mère meurt en 1873 ; deux ans plus tard, son père se remarie. Très tôt, le jeune Alexander se rebelle contre l’autorité paternelle et celle de ses instituteurs et professeurs. Après une scolarité perturbée et une première expérience de la prison pour vagabondage, il s’engage dans l’armée comme « soldat-écrivain » (sorte de commis aux écritures) pour fuir son milieu familial.

    sept. 1882-fin 1886 : séjourne dans les Indes néerlandaises au sein de l’armée. Il passe une bonne partie de son temps au cachot pour insubordination. Apprend le Malais, lit beaucoup.

    février 1887-début mai 1888 : Débuts dans le journalisme : alors qu’il est de retour aux Pays-Bas, il est renvoyé de l’armée à cause de son comportement ; il commence à publier dans la presse d’extrême gauche (Het Groningen Weekblad) des articles sur les Indes néerlandaises qui dénoncent la politique du gouvernement hollandais. Devient correcteur de Recht voor Allen : les milieux socialistes, sous la houlette de F. Domela Nieuwenhuis, l’accueillent. Arrêté à La Haye pour majeisteitsschennis (insulte grave à l'égard de la personne du roi Guillaume III qu’il a traité de « Gorille ! »), il est condamné à six mois de prison, peine qu’il n’effectuera que des années plus tard. Un article écrit sous le pseudonyme de Souvarine lui vaut d’autres poursuites ; il décide de fuir la Hollande pour se réfugier à Gand où il trouve du travail au sein de la publication socialiste Vooruit. Indésirable en Belgique, il est expulsé vers la France.

    mai 1888-fin 1893 : correspondant de Recht voor Allen à Paris ; collaboration à plusieurs journaux (L’Attaque, La Revue d’évolution, Le Figaro…) ; traductions de Multatuli, Zola, Hauptmann, de brochures de Domela, etc. ; assure le lien entre l’anarchisme français et l’anarchisme néerlandais ; assiste comme observateur au Congrès international ouvrier socialiste (14-21 juillet 1889). Emmène Domela à l’Exposition Universelle où il travaille comme (piètre) vendeur de meubles ; interprète (malais), il dénonce la situation dans laquelle vivent les danseuses et musiciens javanais qui se produisent alors sur l'Esplanade des Invalides. Prend la parole à la Maison du Peuple le 10 juin 1890 pour dénoncer l’action du général Doods. Demande dès 1890 sa naturalisation. S’installe en octobre 1892 au 59, rue Lepic (après avoir vécu au 75, rue Saint-Louis dans une minuscule chambre de l'Hôtel Saint-Louis, puis dans un hôtel de la rue des Dames). Se lie d’amitié avec V. Barrucand, F. Fénéon, Emile Henry ou encore B. Kampffmeyer. 15 août 1893 : début de la vie commune avec Kaya Batut, née à Coubison (Aveyron) le 28 septembre 1871. À leur grand dépit, ils n’auront aucun enfant. Expulsé de France suite à l’attentat de Vaillant du 9 décembre. Octave Mirbeau et d'autres le défendent dans la presse et auprès des autorités.

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    Lettre d'A. Cohen à Zola

     

    début 1894-mai 1896 : période londonienne. Collabore à The Torch of anarchy. Moments de détresse et de solitude ; trouve du réconfort auprès de nouveaux amis : les sœurs Rossetti, Louise Michel, Kropotkine, etc. ; quelques articles marquants écrits en différentes langues (sur l'avortement, Oscar Wilde, Emile Henry, etc.). Rentré clandestinement en France, il se livre à la police : le jugement le condamnant à 20 ans de travaux forcés (Procès des Trente) est cassé, mais Cohen est de nouveau expulsé. Retour à Londres.

    mai 1896-juillet 1899 : Retour en Hollande, toujours avec Kaya. Activités politiques (International Socialist Workers and Trade Union Congress, 1896). Arrêté, il est contraint d’effectuer la peine à laquelle il a été condamné en 1888. Nombreuses lettres à Kaya. Commence sa collaboration à La Revue blanche. Lassitude de l’activisme politique. S’installe à La Haye avec Kaya. 6 novembre 1897 : parution du premier numéro de De Paradox. 27 août - 7 septembre 1898 : séjour des Fénéon chez les Cohen. 19 novembre 1898 : dernier numéro de De Paradox. Début 1899 : les Cohen s’installent sur l’île frisonne de Schiermonnikoog. Cohen prend ses distances par rapport à l’anarchisme et devient un « sceptique ».

    14 juillet 1899-mars 1904 : Retour clandestin à Paris, obtention d’un permis de séjour. Assure pendant quatre ans la rubrique « Lettres néerlandaises » du Mercure de France. Collabore au Petit Sou. 1901 : parution des Pages choisies de Multatuli. Rédacteur au service étranger du Figaro. Amitié avec Kees van Dongen.

    mars 1904-avril 1905 : séjour en Asie avec Kaya. Grâce aux relations qu’il entretient avec Henri de Jouvenel, Cohen est envoyé en mission par des ministères français pour comparer dans certains domaines les systèmes coloniaux français et néerlandais. Chargé par L’Illustration d’envoyer des articles.

    1905-1917 : rend son rapport aux ministères concernés : « Rapport sur l’organisation du Service de Santé civile et l’Assistance médicale aux Indigènes aux Indes Néerlandaises ». Lance en septembre 1905 une campagne dans la presse en faveur de la libération de F. Domela Nieuwenhuis, emprisonné en Allemagne. Du 15 septembre 1906 au 15 septembre 1917 : correspondant parisien du quotidien néerlandais De Telegraaf, une collaboration parfois houleuse, ponctuée de conflits avec des membres de l’Association syndicale de la presse étrangère. Publie de nombreux articles dans les deux pays et les deux langues sur la politique, l'Afrique du Sud, divers procès, les arts ainsi que des entretiens avec des hommes politiques. 10 novembre 1907 : naturalisé français. Rejoint le 3 août 1914 sa compagnie dans les Vosges. Réformé dix jours plus tard. Devient correspondant de guerre et publie dans De Telegraaf des pages de son « Journal d’un soldat français » ainsi que « L’affaire du Telegraaf : La presse et l’opinion publique en Hollande » (Revue hebdomadaire, 26 février 1916).

    août 1917-mai 1924 : vit à Courcelles-Tréloup. Cohen continue malgré tout, jusqu’en septembre 1922, de travailler pour De Telegraaf. Il collabore parfois aussi au Temps (nov-déc. 1918). Épouse Kaya le 23 mars 1918 à la mairie du XVIIIe. Son père meurt début 1919.

    1925-1932 : le couple vit à Marly-le-Roi. Cohen prépare son recueil d’articles : Uitingen van een reactionnair (1896-1926) qui paraît en 1929. Écrit durant la seconde moitié de 1931 le premier volume de ses mémoires In opstand, publié à l’automne 1932. Cohen est entre-temps devenu un lecteur assidu des grandes plumes de l’Action Française. Il restera profondément royaliste et dénoncera le communisme jusqu’à la fin de ses jours.

    1932-1961 : Installation à Toulon où la vie est moins chère. Écrit Van anarchist tot monarchist, la suite de ses mémoires (à partir de son expulsion de France fin 1893) ; le livre paraît en 1937. Place de temps à autre un article dans la presse néerlandaise. En 1941, vend en viager sa maison – qu’il a non sans humour baptisée Le Clos du Hérisson – qui sera touchée par des bombardements. Durant les années d’après-guerre, le couple vit dans une misère noire ; ils reçoivent de la nourriture de quelques amis hollandais ou encore du vieil anarchiste Rudolf Rocker. Un fonds est créé aux Pays-Bas pour leur venir en aide. Les Cohen revoient à quelques reprises les sœurs Rossetti. La presse néerlandaise reparle de Cohen à l’occasion de ses 90 ans. Un journaliste néerlandais se déplace à Toulon pour enregistrer un entretien avec Alexandre et Kaya (laquelle perd peu à peu la vue) qui est diffusé à la radio. En 1959, Cohen écrit un essai sur le style et la langue néerlandaise. Un choix de ses écrits paraît la même année, en format de poche, dans son pays d’origine. En octobre 1959, lors d’un séjour chez une nièce de Kaya, celle-ci chute en essayant d’empêcher son mari de tomber dans les escaliers du jardin. Ayant perdu conscience, elle est hospitalisée et meurt le 16 octobre. Trois jours plus tard, elle est enterrée à Nice. Avant la fin de la même année, Alexandre quitte pour de bon Le Clos du Hérisson. Il sera bientôt accueilli par les Petites sœurs des Pauvres de Toulon. Le 30 octobre 1961, il meurt dans leur hospice.           (Daniel Cunin)

     

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    Alexandre Cohen et Kaya lisant l'Action française, fin années 1930

     

    Liste non exhaustive des journaux et revues dans lesquels A. Cohen a publié : De Amsterdammer, L’Attaque, La Contemporaine : Revue Illustrée, Ons Eigen Tijdschrift, Eindhovensch Dagblad, L’Endehors, Entretiens Politiques et Littéraires, L'Européen, Le Figaro, De Groene Amsterdammer, Groninger Weekblad, Den Gulden Winckel, Haagse Post, (La Petite république), (L’Illustration), Mandril, Mercure de France, Morgenrood, De Nieuwe Eeuw, De Nieuwe Gids, Nieuws van den Dag voor Nederlandsch-Indië, La Nouvelle Revue, (La Patrie), De Paradox, Het Parool, Le Père Peinard, Le Petit Sou, Recht voor Allen, La Révolte, La Revue Anarchiste, La Revue Blanche, La Revue Bleue, La Revue d'Évolution, La Revue hebdomadaire, La Société Nouvelle, Soerabajasch-Handelsblad, De Telegraaf, Le Temps, The Torch of Anarchy, Vooruit, Vrij Nederland...

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    Début d'un article d'A. Cohen sur Toulon (1952 ?)

     

     

    On consultera en langue française sur Alexandre Cohen et l’anarchisme néerlandais les articles suivants publiés dans la revue Septentrion :

     

    Hendrik Brugmans, « Le témoignage d’un libertaire néerlandais », Septentrion, 1975, n° 2 (sur Ferdinand Domela Nieuwenhuis et réédition de : Ferdinand Domela Nieuwenhuis, Le Socialisme en danger, Payot, Paris).

    A.L. Constandse, « La naissance du socialisme aux Pays-Bas et F. Domela Nieuwenhuis », Septentrion, 1977, n° 3.

    Hendrik Brugmans, « Arthur Lehning : homme libre et libertaire », Septentrion, 1980, n° 3.

    A.L. Constandse, « L’anarchisme aux Pays-Bas et en Flandre », Septentrion, 1980, n° 1.

    Max Nord, « L’amour d’Alexander Cohen pour la France », Septentrion, 1981, n° 2.

    A.L. Constandse, « Anarchisme français et anarchisme néerlandais », Septentrion, 1983, n° 2.

    Annette Portegies, « Le garçon qui ne valut jamais rien : la correspondance d’Alexander Cohen », Septentrion, 1999, n° 1.

    Jo Tollebeek, « “Révolutionnaires de toutes tendances” : sur la mort d’Arthur Lehning », Septentrion, 2000, n° 2.

     

    Reproductions : le portrait de Cohen par Kees van Dongen a été publié en regard de la page de titre de Uitingen van een reactionnair (1896-1926). La lettre à Zola figure dans Alexander Cohen. Brieven 1888-1961 (Correspondance d’Alexandre Cohen), éd. Ronald Spoor, Amsterdam, Prometheus, 1997, p. 40. La photo de Cohen et de Kaya figure dans Uiterst links, jounalistiek werk 1887-1896 (Extrême gauche. Œuvre journalistique, 1887-1896), choix de textes et présentation Ronald Spoor, Amsterdam, De Engelbewaarder, 1980, p. 44.

     

     

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