SATIRE DE LA FRANCE ET DU PEUPLE HOLLANDAIS :
PIETER VAN WOENSEL (1747-1808) (1)
À la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, le coq français, revigoré et l’œil grand ouvert, les ergots plantés dans la terre d’Europe et la queue bien fournie en plumes, chante à tue-tête. Tel apparaît-il du moins selon la gravure reproduite en regard de la page de titre d’un almanach amstellodamois, De Lantaarn (La Lanterne), qui a connu cinq numéros entre 1792 et 1801. (2) Le lion batave a alors perdu de sa superbe et le temps n’est plus où il poursuivait le fier et belliqueux volatile dans les représentations signées par les artistes de la République, contemporains du Roi Soleil. Il y va de tellement bon cœur ce coq, qu’il commence à se prendre pour un aigle.
Il ne faudrait pas croire pourtant que la publication en question avance une prose pro-française. Bien au contraire. Pieter van Woensel, son unique rédacteur et illustrateur, ne fait pas de la propagande : son art est tout d’observation ironique, il manie la fable et l'allégorie dans une veine satirique. Il ne cesse de tourner la France en dérision sans se montrer pour autant plus complaisant à l’égard de ses compatriotes. Tout ce qui figure la volonté annexionniste des dépositaires de la Révolution est critiqué sans détour – si ce n’est celui de l’humour – et tout ce qui a trait à la société politique hollandaise se voit également fustigé. Il faut dire qu'entre les concitoyens du polémiste, les dissensions n'ont jamais été aussi profondes. Tel le coq, Pieter van Woensel se dresse au-dessus de la mêlée et s’il a des raisons de déchanter devant le spectacle que lui offrent les hommes, il déchante avec virulence et truculence ; ses mots ont le dentelé de la crête et la stridence du chant matinal.
À l'instar de bien des auteurs de son temps et de son pays, Pieter van Woensel est un bourgeois : né à Haarlem, il est médecin, fils de médecin. Mais il appartient à cette race de bourgeois dont les malles n’ont guère le temps de prendre la poussière. Voyageur invétéré, agent secret, célibataire endurci, rien ne le retient d’aller s’établir dans de lointaines contrées pour y exercer son art dans des corps d’armée. Et, à la différence des inséparables romancières Elizabeth Wolff et Aagje Deken, qui allèrent couler un doux exil « volontaire » à Trévoux (3), ce ne furent pas les changements de régime qui le poussèrent pour sa part à franchir les frontières.
Peu de temps après l’obtention de son diplôme à l’université de Leyde, le 23 novembre 1770, Pieter van Woensel est déjà sur les routes. Il prend le chemin de Saint-Pétersbourg. Il va demeurer en Russie pendant six années. L’ouvrage qu’il en rapporte, De tegenwoordige staat van Rusland (État présent de la Russie, traduit en français d’après la version allemande, 1783), publié en 1781, est dédié à Catherine la Grande. L’intérêt qu’il porte à cette puissance et à cette dame se manifestera en d’autres occasions et dans d’autres écrits. L’année qui suit la mort de la Tzarine, il promène de nouveau son œil aiguisé sur les bords de la Neva, mais c’est lors d’un passage précédent dans la capitale russe, suite à un séjour en Turquie et en Crimée, qu’il se désolidarise de la politique menée par la tzaricide. La guerre turco-russe ne l’a pas laissé indifférent.
O. Praamstra, Busken Huet. Une biographie, 2007
Les textes de Pieter van Woensel relatifs à la Russie n’auront pas, semble-t-il, un grand retentissement. En tout cas, ils modifieront peu l’image que les Bataves se font alors de ce pays. Le propagateur de la russophilie aux Pays-Bas sera en fait l’un des rares commentateurs de l’œuvre de Pieter van Woensel, le critique Conrad Busken Huet, dans les années 1880. (4) Le turbulent cosmopolite Van Woensel était en quelque sorte du voyage lorsque « le Sainte Beuve néerlandais » faisait parvenir sa prose parisienne à ses compatriotes. Ce périple posthume aura-t-il mis du baume à l’âme de celui qui, en philosophe désabusé, écrivait : « Celui qui n’a cessé d’arpenter le monde en tous sens se trouve mécontent, gâté et malheureux pour le reste de ses jours ? » (5)
Dans les publications de Pieter van Woensel, la Turquie n’est pas en reste. En 1791 et 1795 sont édités à Amsterdam les deux tomes de ce qui est tenu pour son meilleur travail : Aanteekeningen, gehouden op eene reize door Turkijen, Natoliën, de Krim en Rusland, in de jaaren 1784-1789 (Notes consignées à l’occasion d’un voyage en Turquie, en Anatolie, en Crimée et en Russie durant les années 1784-1789). C’est sous un pseudonyme oriental que paraît d’ailleurs De Lantaarn : « AMURATH-EFFENDI, Hekim-Bachi », ce qui peut s’entendre comme « Monsieur Amurath, médecin-chef », Amurath étant un prénom courant en Turquie. Les cinq numéros de De Lantaarn datent respectivement de 1792, 1796, 1798, 1800 et 1801. Seule la dernière fournée porte le véritable nom de l’auteur. Dans cette revue, celui qui était plus un auteur de second plan qu’un écrivain pur sang (6) se sent pousser des ailes. Il enrichit la littérature batave d’une composante féroce et ironique. Dans certaines de ses pages, on sent poindre Multatuli.
S’il est des genres que Pieter van Woensel ne manie pas (roman, poésie bien tournée, tragédie...), il est en revanche à son aise dans les petites pièces très ciblées. Aucun sujet ne le rebute : il expose son point de vue sur l’influence néfaste des prêtres en matière de gouvernement, donne son avis sur la natalité, dresse un tableau des persécutions religieuses, disserte sur l’instruction publique, illustre son essai sur l’érudition aux Pays-Bas par un âne portant des encyclopédies contre ses flancs, se prononce sur le divorce, laisse parler le médecin à certaines occasions – quelques-unes de ses études ont d’ailleurs été traduites en français –, s’adonne à la logique, évoque avec ironie Bonaparte... C’est que l’homme a acquis au cours de ses voyages la faculté de se garder de toute idée trop réductrice, d’un nationalisme trop poussé ou de préjugés comme ceux concernant l’esclavage et la situation des juifs. « Une opinion ou façon de voir garantie ou consacrée par la tradition n’a, en tant que telle, aucune valeur pour lui ; il considère la réalité d’un œil “impartial” et personnel. Il célèbre sans détour la “clarté de discernement” qui ne s’appuie en aucune façon sur une autorité, encore moins une autorité religieuse ; il tient bien plutôt à considérer les choses détachées de toute appréciation historique grâce à une force de l’esprit et une capacité de penser propres. En quelque domaine sur lequel il laisse aller sa pensée, cet “esprit libre”, indépendant, tente de percer le cœur des choses. » (7) Le recul qu'il peut prendre est d'autant plus grand qu'il n'était pas en Hollande lors des années de la fièvre patriote.
Portrait de Pieter van Woensel
Réceptif aux idéaux des Lumières, de plain-pied dans son époque (8), Pieter van Woensel - qui aimait se vêtir à la russe - désire malgré tout souligner son particularisme et faire parler son expérience d’homme. « Je préfère m’écarter des chemins qui ont la faveur de tous plutôt que systématiquement embêter les autres et m’embêter moi-même. » (9) Les armes dont il dispose pour faire valoir sur le papier sa singularité et ses qualités sont un style et une manière propres d’appréhender la réalité.
Quant au style, l’arme semble à double tranchant. Son néerlandais est « savoureux, vif et tend parfois au langage parlé, ce que personne parmi les écrivains officiels ne se serait autorisé ». (10) Simplicité donc, non appréciée de tous (11), et simplicité parfois gâchée par une certaine emphase (12). Le manque de « professionnalisme » de l’auteur se fait aussi sentir et l’artifice gratuit n’est pas rare. Cependant, la langue de Pieter van Woensel est dans la droite ligne de son attitude : « on reconnaît à son usage de la métaphore un sens inné de la réalité des plus remarquables. » (13)
La problématique de l’observation de la réalité lui tenait particulièrement à cœur ; en 1772 déjà, un travail relevant de sa formation médicale avait vu le jour sous le titre De Konst van waarnemen (L’art d’observer). Sa réflexion ira bien entendu en s’approfondissant, soutenue d’un côté par ses lectures et, de l’autre, par une capacité intellectuelle et un bon sens innés plutôt rares. (14) Aussi parvint-il à cette formule : « Observer, c’est : par les perceptions, qui pénètrent l’âme, connaître les objets qui engendrent ces perceptions en elle. » (15) Mais ce postulat ne vas pas l'empêcher de jouer avec ses dons d'observation en pratiquant la satire sur des modes plus ou moins prononcés, plus ou moins burlesques.
En refusant ainsi de s’occuper de ce qui n’est pas perceptible, saisissable, vérifiable, Pieter van Woensel alimente son anticléricalisme. Le publiciste ne se prive pas en effet de jeter des pierres sur tout ce qui exhale parfums ou relents bibliques ; la religion ne peut qu’exercer une mauvaise influence sur l’entendement et sur l’esprit. Le catholicisme – pourtant peu en grâce dans la Hollande d’avant 1853 si ce n’est justement sous la République Batave – est même sa tête de Turc : ce dogme n’est-il pas responsable de la mort de 33 095 890 de personnes ? (16) À côté de la religion et des questions sociales, ce sont les phénomènes et les événements politiques qui font le pain quotidien du rationaliste Pieter van Woensel lorsqu’il n’est pas au chevet de ses malades.
Deux des textes qui se dégagent de cette production kaléidoscopique sont des satires politiques figurant dans De Lantaarn de l’année 1800 et reprises, dans une version augmentée, dans le volume de 1801 : Lucca (Le Sénat de Lucques) et Historie van een Trojaansch Paerd (Histoire d’un Cheval de Troie). La première, basée sur les Lettres d’Italie (1788) de Dupaty, est une critique cocasse du système parlementaire. Les institutions visées sont les assemblées qui se sont succédées au nord de la Meuse et du Rhin à la fin du XVIIIe siècle. Pieter van Woensel reste un démocrate convaincu, mais il se plaît à dénoncer tous les travers que le régime nouvellement en vogue révèle dans la pratique : Rousseau, Montesquieu et Locke ne sortent pas indemnes des séances parlementaires, en particulier celles qui se tiennent près des plans d’eau de ’s-Gravenhage le long desquels le poète-représentant du peuple Loosjes se dégourdit les jambes. (17)
Rien n’empêche donc un homme « éclairé », patriote à ses heures et opposé au Stadhouderat, de ridiculiser les anti-orangistes qui se partagent le pouvoir comme on se partage un ballot de caramels. (18) Contradiction ? « Is de man vlees of vis ? » se demandait-on alors. N’est-il ni chair ni poisson ? En réalité, Pieter van Woensel est égal à lui-même. Il provoque, déboussole et se moque. Il se définit par opposition : « Les flagorneries et nous, ça fait deux » (19), comme l’annonce la formule placée en exergue à de De Lantaarn. Il saisit tout ce qui passe à la portée de ses yeux et de ses oreilles pour enfermer dans ses mots et ses illustrations le ridicule et la bêtise des politiciens et des penseurs. Ses convictions cèdent sans doute parfois le pas à son goût du paradoxe ; cela fait partie du jeu. Mais il est une position dont il ne démordra point : son opposition à la domination française, d'abord relative puis effective au début du XIXe siècle.
L’histoire débridée qu’est au bout du compte l’Histoire d’un Cheval de Troie - le texte le plus célèbre de Van Woensel - se veut, plutôt qu’un poème, un dessin. Ce cheval, plus grand que la girafe, le plus grand de tous les animaux répertoriés à ce jour (1800), est tellement grand qu’il se croit plus grand encore qu’il n’est, au point d’étirer ses quatre pattes sur toute l’Europe, tellement grand qu’il considère de haut tous les petits nains qui peuplent cette terre tout juste deux fois plus grande que lui, tellement grand que personne n’ose le rosser – la peur des ruades, des coups de sabots et autres représailles fait trembler tout le monde –, ce cheval si grand est né de l’accouplement d’un paon et d’un serpent.
Du serpent, il a hérité deux langues pour susurrer et s’exprimer (l’âne de Don Quichotte n’était-il pas doué de la même faculté ? Don Quichotte dont Van Woensel donnera d’ailleurs une traduction en 1802) ainsi qu’un appétit féroce ; du paon, il a hérité un torse bombé et une tendance à se dandiner sur ses deux membres antérieurs. Sans compter qu’il est affublé d’un museau retroussé au-dessus des gencives, museau qui dispense d’une part une haleine « gracieuse » exhalant des senteurs qui, telles celles du lys blanc, risquent fort de faire tourner la tête aux gens, et d’autre part une haleine fétide autorisant ces mêmes gens à retrouver leurs esprits. Or ce cheval tellement grand à deux langues, au torse bombé et à l’haleine fleurdelisée ne sait pas même nager et doit attendre les grands froids pour franchir les fleuves. (20) Ce Cheval fabuleux, c’est, on l’aura compris, la France, la France révolutionnaire qui exporte un peu trop cavalièrement ses Lumières.
En fin de compte, ce Cheval de Troie a piètre figure. Et ceux qui ont fait appel à lui et qui l’ont cru sur parole n’en ont l’air que plus crédules. Aussi, Pieter van Woensel n’hésite pas à rebaptiser son pays du nom de Bestiania, pays « dont la plupart des habitations sont des écuries, habitations correspondant à la nature des habitants ». Bestiana était auparavant gouvernée par le Stalhouder, mais les « aboiements » des patriotes ont attiré l’attention du Cheval de Troie et lui ont mis l’eau à la bouche (21). Ce dernier, sous couvert d’émancipation, a imposé sa volonté et va faire valoir sa cupidité.
Il suffit d’observer l’illustration de Pieter van Woensel pour voir combien cet animal est bien peu séduisant sous son air bonasse et à quel point les habitants de Bestiania méritent d’être raillés. De ses gros naseaux, le Cheval a « reniflé » la situation ; puis il s’est avancé en terrain conquis, porteur de la Déclaration des droits de l’Homme et de ces belles paroles : « Croyez bien que rien n’est plus cher à notre cœur magnanime que votre liberté et votre prospérité car nous ne sommes capables, vous le savez, ni de flatter ! ni de mentir. »
Lors de l’arrivée du canasson libérateur, le peuple est enthousiaste : tout le monde est au balcon, on salue, on chante, on festoie dans un esprit de kermesse et on lit la Déclaration des Droits. Le petit singe est de la fête, qui brandit au bout d’un bâton le chapeau de la liberté (un bonnet phrygien bien singulier) et le perroquet y va de son bon mot : « les droits coco. » (22) Et n’est-ce pas Pieter van Woensel lui-même qui complète le tableau en signant de sa présence la caricature ? N’est-ce pas lui ce marchand de légumes qui interpelle ses compatriotes de son « kool ! kool ! kool ! » (« chou ! chou ! chou ! ») alors que tous n’ont que « Liberté ! Égalité ! Fraternité ! » à la bouche ?
C’est ce même personnage qui, dans Le Sénat de Lucques, tentait vainement de ramener ses collègues à la raison : « Appelé par les habitants de Lucques – pour mes compétences en matière chouicole et pataticole – au gouvernement du pays, pour lequel je n’ai aucune compétence à moins qu'il ne soit question de le labourer, je pensais faire le plus grand honneur à ce choix en ouvrant le moins possible la bouche. Mais, sachant par expérience que l’on peut commettre une sottise sans passer pour ridicule, j’entends ne point me distinguer de mes confrères. [...] je vous supplie, je vous implore, je vous conjure de ne pas imputer ce que je vais dire et qui va vous déplaire (ce qui me déplairait) à un esprit de chicane, mais à l’amour de l’État... » (23)
L’Historie van een Trojaansch Paerd compte bien d'autres sous-entendus et de multiples jeux de mots destinés à grossir les défauts de tous. La jaunisse que contracte le Cheval illustre bien entendu son désir de récolter beaucoup d’or (24) ; les passages relatifs au vêtement du Stalhouder et aux perruques orientent notre attention sur la superficialité de la classe dirigeante.
La satire de Pieter van Woensel repose en grande partie sur l’art de jouer avec le lecteur, lecteur pris à témoin et en même temps ridiculisé puisque, considéré individuellement, il n’est autre que l’un des personnages représentés sur l’illustration. Et bien que maltraité, le lecteur doit se fier aux propos de l’auteur « car les Bestianiens composent un peuple propre, probe, popote, serviable, vraiment bon, simple, pas surdoué, peu sagace et guère maniéré ; peuple étranger à la flatuogornerie, aux façons, aux ronfleries et au tintamarre qui entrèrent dans le pays avec le Cheval de Troie. »
Ce jeu est possible grâce à l’intervention incessante de Pieter van Woensel lui-même dans le récit : l’auteur prend position, critique, s’implique, se présente comme le seul défenseur de la vérité, rejette les conventions littéraires, avance son courage, en appelle à un ange gardien. Il est celui qui ose dire les vérités entre quatre yeux ; ses propos déguisés mettent à nu la réalité tant les allusions sont claires (au risque de manquer parfois de subtilité). Mais l’humour garde toujours le dessus : « Je n’ai pas besoin de raconter [cela], dit-il, puisque vous en fûtes les témoins directs... », autrement dit, témoins de votre propre bêtise ; et, plus loin : « Amurath est tout aussi habitué à ne pas être cru lorsqu’il dit la vérité, que certaines personnes sont habituées à l'être lorsqu’elles font prendre des vessies, que dis-je, des vessies bien pleines pour les lanternes les plus lumineuses. » Cet humour constitue le trait d’union entre paragraphes et brefs chapitres qui s’enchaînent de manière apparemment désordonnée au long de la bonne cinquantaine de pages que compte cette histoire. (25)
Digressions, petits contes, confidences de l’auteur, rappels historiques, tout trouve sa place dans cette fresque aux coloris insaisissables. Animé par un souci de véracité, Pieter van Woensel en appel à des écrivains de renom, cite ses sources, se justifie (26), mais l’ironie et l’humour l’emportent encore dans ce domaine : « Horace détourne ses condisciples de toute entreprise périlleuse, et Le Livre de la Cuisinière Hollandaise nous commande de laisser tomber par terre tout ce qui brûle la main. » Ainsi, plutôt que de satisfaire à son principe de rationalité par le recours au sérieux et à l’argumentation scientifique, Pieter van Woensel estime qu’un peu de bon sens habillé de verve littéraire est préférable à tout lorsqu’il est question de faire la peau à la stupidité.
Mais un tel bon sens aurait pu coûter cher. Si d'autres, patriotes revenus de leur enthousiasme, critiquèrent le rôle grandissant de la France, Pieter van Woensel s’affirma sans doute comme l'un des auteur parmi les plus incisifs. Il n’eut pas toutefois à beaucoup se plaindre du sort que lui réserva le pouvoir. Les deux principales satires de 1800 - ainsi sans doute que les trois textes sur Bonaparte - entraînèrent la saisie de l’almanach, saisie « effectuée par le Citoyen La Pierre, Agent de la Police intérieure », comme l’annonce Van Woensel lui-même dans De Bij-Lichter (L’Éclaireur de secours), un supplément au De Lantaarn de 1800, dans lequel l’auteur dévoile son identité et se défend contre la saisie. (27) Dans l’almanach de 1796, il exposait comme par avance sa position en matière de liberté d’expression par le moyen d’un article intitulé « Van de Vrijheid » (« De la Liberté ») (28) : « Qui m’empêcherait, si j’habitais à l’heure actuelle (octobre 1794) en France, d’accabler d’injures le Roi dans la mesure où il serait encore vivant ; ou alors que je voyageais à Berlin d’idolâtrer alors le Roi ? Ou, pour parler de notre pays, à qui aurais-je nui en peignant Guillaume V (en 1876) sous les traits d’un traître à la Patrie et, le 1er octobre 1788, sous ceux d’un Père de la Patrie ? Telle est la seule liberté, la vraie liberté, la liberté pure et authentique qui nous est accordée dans cette vallée de larmes. »
Choix de textes de Van Woensel, éd. André Hanou, 2002
« Le numéro de De Lantaarn de 1801, pour la majeure partie une réimpression de celui de 1800, paraît sous son propre nom. » (29) Autrement dit, la répression exercée par les autorités amstellodamoise n’était pas de nature à impressionner le pamphlétaire (30). Comme souvent dans ce genre de situation, l’auteur gagna en renommée. Et quelques années plus tard, alors que les Napoléon occupaient le terrain, Pieter van Woensel ne craindra pas de lâcher une nouvelle fois sa plume : dans Ik ben ook in Parijs geweest (Je suis aussi allé à Paris, 1807), il se moque sans retenue des Parisiens. Caspar, son personnage, narre à son père sur un ton parlé et hilarant ses mésaventures dans la capitale française et ses découvertes gastronomiques (matelas de choux couronné à la Royale, Sauce à la Sainte-Ménéhould…).
Les Droits de l'Homme
Le succès remporté par Pieter van Woensel fut de courte durée. L’ homme n’eut pas même le loisir de voir ses prédictions se réaliser totalement : sa patrie en partie ruinée convertie en département d’une puissance étrangère. « Le 17 avril 1808 est décédé à La Haye, à l’âge de 61 ans des suites d’une fracture, notre frère bien aimé, M. Pieter van Woensel Docteur Général de la Marine Royale » (annonce de la famille dans un journal). Comme on entrait dans un siècle où idées et sciences allaient s’emballer, on oublia vite ce guérisseur des corps et des esprits. Voici comment on pouvait résumer sa vie un demi-siècle plus tard : « Dans sa jeunesse un nomade, célibataire jusqu’aux bouts des ongles ; à côté de cela, créature anticléricale et, dans le fond de son cœur, cosmopolite rationaliste. » (31) La destinée littéraire de ce « faiseur d’almanachs » semble s’arrêter avec l’énoncé de ces qualités. Cependant, quelques-uns, au vu des écrits portant sur la discrimination et d’autres questions sociales, relèvent que Pieter van Woensel a encore quelque chose à nous dire ou pour le moins que ses réflexions et impertinences valent mieux que la prose de certains héritiers des philosophes du XVIIIe siècle : « il était déjà un peu trop éclairé » (32) pour être rangé avec ces enfants des Lumières. Il est certain que son œuvre recèle des traits lumineux : ne pariait-il pas par exemple sur le fait que le travail parlementaire risquait de conduire Monsieur Tout-le-Monde à trouver son fromage acheté en magasin emballé dans le papier de résolutions et autres circulaires ? Ses petits essais donnent aussi un avant-goût de tous les sujets et thèmes qui contribuent aujourd’hui à alimenter les tiroirs et dossiers des administrations.
La question présente est toutefois de savoir si Pieter van Woensel compte un successeur capable de jouer, sur le même mode ironique, l’équarrisseur avec le nouveau Cheval de Troie avachi de tout son long sur le Vieux continent et à qui les effluves de chou semblent avoir fait tourner la tête. Si jamais ce manieur de mots et de hachoirs existe, il trouvera peut-être un coin de lumière qui avait échappé à l’œil averti de Pieter van Woensel et ne sera pas ébloui au point de ne pas retenir qu’ « il ne faut guère de réflexion pour conclure que Dieu n’est mort que dans certaines âmes ». (33) Mais Dieu n’a-t-il pas connu le même sort que le fromage ?
Daniel Cunin
(6) Pieter van Woensel. Amurath-Effendi, Hekim-Bachi, ingeleid en geanoteerd door Drs J.J. Wesselo, Thieme, Zutphen, 1974, p. 9. Voir également du même auteur les articles publiés dans la revue Tirade, n° 29 de mai 1959 et n° 150 d’octobre 1969. Le volume : Pieter van Woensel, Staat der geleerdheid in Turkijen, bezorgd door Meike Broecheler, Leiden, Astraea, 1995, présente un choix de pages des Aanteekeningen, gehouden op eene reize door Turkijen, Natoliën, de Krim en Rusland in de jaaren 1784-1789, Amsterdam, Holtrop, 1791. Quant à Bettina Noak, elle s’est intéressée aux opinions de l’écrivain sur les sociétés turque et occidentale : « Met een vreemde blik : Pieter van Woensel over de Turkse en de westerse samenleving, Neerlandistiek in contrast: bijdragen aan het Zestiende Colloquium Neerlandicum, Amsterdam, Rozenberg Publishers, 2007, p. 73-86.
(24) Le Cheval tombe malade et souffre de la jaunisse (geelzucht) qui résulte en fait de sa volonté d’accumuler la plus grande quantité d’or possible (geldzucht = « cupidité »).
(33) H. Juin, Léon Bloy, Obsidiane, Paris, 1990.