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  • En guise de présentation : entretien avec Madeline Roth (2007)

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    Daniel Cunin

    traducteur de littérature néerlandaise

     

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    Après des études de droit, Daniel Cunin a quitté la France pour la Hollande où il a vécu de nombreuses années. C'est donc un peu tardivement qu'il a appris la langue néerlandaise, par curiosité pour ce pays si mal connu. Ses premières traductions datent, elles, d’un peu moins de quinze ans : des articles dans des revues, des documents d’entreprise, des travaux universitaires, quelques nouvelles… Mais après le Salon du Livre de Paris de 2003, où la Flandre et les Pays-Bas étaient les invités d’honneur, beaucoup d’éditeurs se sont intéressés à la littérature de langue néerlandaise, et Daniel Cunin travaille beaucoup aujourd’hui pour les éditions du Rouergue, pour lesquelles il traduit albums et romans de la collection doAdo.

     

    - Quel est le premier livre jeunesse que vous ayez traduit ?

    - C’est Amourons-nous, de Geert De Kockere, publié en 2003. Avant ce livre Les éditions du Rouergue, me semble-t-il, n’avaient pas fait paraître la moindre traduction. Leur ligne éditoriale consistait très clairement à mettre en avant de jeunes créateurs français. Mais ils ont aimé les illustrations de Sabien Clement, et décidé de faire traduire cet album. Le coup de cœur pour les illustrations commande souvent les choix des éditeurs, surtout quand ils n’ont pas accès au texte original.

    - Ce texte présentait-il des difficultés de traductions particulières ?

    - Le texte d’Amourons-nous est constitué de petits poèmes qui reposent sur des tas d’allitérations, de jeux de mots sur la langue, le corps, la sensualité. Dans un tel cas, le traducteur risque fort de tomber dans le cliché ou la poésie de quat’sous. On est en présence d’une tradition littéraire très différente de la nôtre, dans laquelle par exemple la rime n’a pas été bannie de la poésie, et d’une culture où les poèmes que nous qualifierions de mièvreries occupent, disons,une certaine place. Aussi cette réécriture n’a-t-elle pu se faire sans modifier bon nombre de choses – raison pour laquelle la mention indiquée dans le livre est "adapté du néerlandais" et non pas "traduit du néerlandais", mais en tenant compte des illustrations, voire en se laissant guider par elles.  Quant au titre néerlandais, Jij Lievert, c’est une tournure basée sur d'autres existantes, mais qui n’existe pas elle-même ; elle est grammaticalement impossible. Aussi a-t-il fallu imaginer pour le titre français un mot qui n’existait pas non plus. Et qui soit bien entendu dans le registre de la tendresse.

    - Il y a donc un travail de traduction particulier quand le texte est accompagné d'images ?

    - Oui, il faut conserver la cohérence entre eux. En ce moment, je travaille entre autres à un livre qui devrait sortir au début de l’année 2008 au Rouergue. C’est un album qui reprend le principe de Margot la folle : un tableau plus ou moins célèbre – reproduit en quatrième de couverture – à partir duquel un auteur et un illustrateur inventent une histoire, une nouvelle œuvre. Là, il s’agit d’un tableau du peintre belge Edgar Tytgat, intitulé Prélude à un amour brisé. Sur le tableau, une femme est allongée, une jambe coupée. Or l’auteur flamand emploie l’expression "op eigen benen staan" (mot à mot : se tenir sur ses propres jambes) qui signifie « être autonome », « voler de ses propres ailes ». Texte et illustrations de l’album jouent sur cette image en évoquant une femme qui est d’avis que se marier, c’est comme se retrouver avec une jambe en moins, c’est être amputé de sa liberté, ne plus pouvoir « se tenir sur ses propres jambes ». Cette métaphore ainsi que les allusions aux bras et aux jambes dans tout l’album rendent le travail de traduction assez délicat : conserver la correspondance entre jeux de mots et illustrations ne va pas forcément de soi quand on passe dans une autre langue ; or, ne pas la conserver dans le cas présent reviendrait à démolir l’album.

    - Travaillez-vous en relation avec l’auteur ?

    - Souvent, le traducteur entre en contact avec l’auteur pour lui demander des précisions, pour vérifier s’il a lu correctement tel ou tel passage qui pose problème. Cette démarche est bien entendu nécessaire quand on traduit un roman ; dans le cas des albums, on a en général tout au CouvMonOmbreEtMoi.jpgplus deux ou trois questions à poser. Il est très utile aussi d’entendre l’auteur lire quelques pages de son livre. Cela permet de mieux entendre le texte et le ton du texte, d’autant plus que le néerlandais est une langue à accentuation de mot (selon la syllabe qu’on accentue, le mot change de sens) et que là où le français réclame des points d’exclamation et autres points d’interrogation, lui se contente bien souvent d’accentuer une syllabe en jouant avec la place des mots dans la phrase.

    - L'éditeur intervient-il dans le travail de traduction ?

    - Avec Le Rouergue, tout se passe dans des conditions idéales.  Danielle Dastugue et ses collaboratrices travaillent sur les traductions comme elles travaillent sur les textes des auteurs français. Elles les relisent avec un vrai regard critique et en faisant des suggestions. Il arrive souvent que le traducteur bloque sur un mot. La plupart du temps, il suffit d’en parler de vive voix au téléphone durant quelques secondes à peine pour trouver la solution. Qui plus est, Le Rouergue me laisse en général des délais importants pour rendre la traduction des romans et des albums ! Si je ne travaille que pour Le Rouergue en jeunesse, c’est parce que je traduis par ailleurs beaucoup pour divers éditeurs de littérature générale. Mais il m’est aussi arrivé de refuser de traduire des romans jeunesse, parce que je n’étais pas assez intéressé par les livres qu'on me proposait. Et surtout parce que je tiens à garder du temps pour traduire les albums publiés par Le Rouergue et les livres de Bart Moeyaert.

    - Pouvez-vous nous en dire davantage sur l’œuvre de Bart Moeyaert ?

    - Les albums et les romans de Bart Moeyaert sont pour la plupart publiés à Amsterdam, par une vénérable maison d’édition, Querido. Dans les librairies hollandaises et flamandes, on trouve ses textes aussi bien dans les rayons de littérature générale que dans les rayons jeunesse. Cet auteur flamand incarne la volonté de jeter une passerelle pour rapprocher ces deux univers éditoriaux. Son œuvre est évocation, nuance, non-dit. Il écrit beaucoup pour le théâtre, monte souvent lui-même sur scène : ses textes sont vraiment faits pour être en même temps lus et entendus, ce que la traduction se doit de rendre possible en français. Bart Moeyaert creuse, avec une réelle qualité d’écriture, la thématique de la violence des adultes et de ses répercussions sur les enfants et les adolescents. Plus il avance en âge, plus il dépouille, plus il élimine. C’est au lecteur d’ajouter ce qui manque. Le ton de ses albums est moins grave en général. Mais il n’y a pas grande différence entre traduire un album de Bart Moeyaert et traduire l’un de ses romans : cela réclame la même démarche de la part du traducteur. Le texte des albums est en général tout aussi travaillé que celui de certains passages des romans. Les romans étant plus complexes, ils nécessitent simplement un effort de longue haleine, une attention accrue.

    - Sur lequel de ses livres travaillez-vous en ce moment ?

    - Sur Frères, qui devrait être publié au printemps 2008, toujours aux éditions du Rouergue. C’est un livre très autobiographique, une série d’anecdotes sur l’enfance de l’auteur et de ses six frères. Ils sont sept garçons, Bart étant le petit dernier. En Belgique, le roi est le parrain de tout garçon qui est le cadet de sept frères nés successivement. Voilà pourquoi le livre en question est dédié et aux six frères du romancier et à « feu le roi Baudoin ». Traduire les textes de Bart Moeyaert demande beaucoup de  travail : après le premier jet, il convient de peaufiner sans cesse, souvent pour aller au plus court. Il faut éviter de sur-traduire, d’expliciter. Il faut retrouver en français le dépouillement de l’original. Pour ce qui est de Frères, les multiples jeux de mots compliquent encore la tâche.

    - Comment définiriez-vous le travail du traducteur ?

    - Traduire, c’est d’abord lire. Pour traduire, il faut être un bon lecteur, et maîtriser sa langue maternelle à l’écrit - puisqu’un traducteur traduit par principe une langue étrangère dans sa propre langue. Ensuite, il y a tout un travail d’écriture. Les écoles de traduction enseignent souvent et la traduction et l’interprétariat, mais il s’agit de deux métiers bien différents : un très bon interprète n’est pas forcément quelqu’un qui excelle à écrire dans sa langue maternelle. Chez moi, la tentation de la traduction est venue naturellement à partir du moment où j’ai eu envie de partager certains textes néerlandais avec des amis français. Cela d’autant plus qu’il s’agit d’une littérature encore très mal connue à l’étranger. Très peu de "classiques" néerlandais sont disponibles en langue française. J’ai eu le bonheur d’en traduire un récemment : La Chambre noire de Damoclès, de Willem Frederik Hermans. Au bout du compte, la traduction est devenue pour moi un réel apprentissage de l’écriture. Traduire me permet de concilier mes deux passions : la lecture et l’écriture, et d’en vivre, certes sans rouler sur l’or.

    - Un traducteur est-il pour autant un écrivain ?

    - Un traducteur est quelqu’un qui écrit, mais il n’a ni le souci de la page blanche - que n’a pas, je pense, le véritable écrivain -, ni le souci de créer à partir de rien. Quelqu’un a emprunté le chemin avant lui. Son travail ne consiste pas pour autant à simplement restituer plus ou moins correctement un texte ; l’essentiel à mon sens est d’obtenir en français un texte vivant, un texte qui dise ce que dit le texte original. La traduction n’affecte en rien l’original, puisque celui-ci continue son existence propre. S’il y a traduction, cela veut dire que le nouveau texte « fait » dans la langue du traducteur ce qu’il « fait » dans la langue de l’auteur. Il faut accepter que la traduction vive une vie autonome. Henri Meschonnic, dans un ouvrage qui s’intitule Poétique du traduire, dit que le fait « que l’on puisse parler du Poe de Baudelaire et de celui de Mallarmé montre que la traduction réussie est une écriture, non une transparence anonyme ».

    Propos recueillis par Madeline Roth, librairie L’Eau Vive

     

    Œuvres traduites par Daniel Cunin

    publiées aux Editions du Rouergue

     

    Embrasse-moi, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    Frères, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    Le Maître de tout, de Bart Moeyaert

    Prélude à un amour brisé, de Geert De Kockere & Isabelle Vandenabeele

    La fille sans cœur, de Pieter van Oudheusden & Goele Dewanckel

    Frisson de fille, de Edward van de Vendel & Isabelle Vandenabeele

    Waouw ! Petit Navire!, de Geert De Kockere & Noke Van den Elsacker

    Olek a tué un ours, de Bart Moeyaert, Wolf Erlbruch & Wim Henderickx (musique)

    Mon ombre et moi, de Pieter van Oudheusden & Isabelle Vandenabeele

    BartFrèresCouv.gifOreille d’homme, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    C’est l’amour que nous ne comprenons pas, de Bart Moeyaert, coll. doAdo

    On se reverra ?, de Ed Franck & Carll Cneut

    Pagaille, de Edward van de Vendel & Carll Cneut

    Nid de guêpes, de Bart Moeyart, coll. doAdo

    Moi, Dieu et la Création, de Bart Moeyaert & Wolf Erlbruch

    Rouge Rouge Petit Chaperon rouge, de Edward van de Vendel & Isabelle Vandenabeele

    Amourons-nous, de Geert De Kockere & Sabien Clement

     

    source : Citrouille, n° 48, novembre 2007

     

    Une liste tenue à jour des traductions figure sur le site de l'ATLF

    (Association des Traducteurs Littéraires de France) : www.atlf.org

     

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  • Le Royaume interdit

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    MACAO, CAMOES

    & LA CHINE

     

     

    Après La Révolte de Guadalajara (2008),

    les éditions Circé publient un nouveau roman

    de Jan Jacob Slauerhoff,

    le plus célèbre sans doute : Le Royaume interdit.

     

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    Le mot de l’éditeur

     

    Né en Frise en 1898, poète et romancier, JAN JACOB SLAUERHOFF est l’un des grands classiques de la littérature hollandaise du vingtième siècle. Après ses études, il voyage en tant que médecin de bord, naviguant entre l’Europe et les Indes hollandaises, la Chine, le Japon, l’Amérique et l’Afrique du Sud. Souvent étiqueté comme écrivain maudit, « rebelle », « provocant », « poète de la désillusion », il exprime dans son écriture une réelle modernité, tant dans des recueils de poésies (Archipel, 1923) ou de nouvelles (Écume et cendre, 1930) que dans ses romans Le Royaume interdit (1932), La Vie sur terre (1934) et le posthume La Révolte de Guadalajara (1937). Il meurt en 1936.

    Les romans de Slauerhoff traitent de choses tout à fait ordinaires : de la recherche du bonheur, du franchissement des limites, de la soif d’aventures qui défient la fantaisie. Vers le milieu du XVIe siècle, le poète Luiz de Camões embarque à destination de l’Inde, ignorant que le Roi du Portugal veut l’exiler à Macao. C’est une époque mouvementée, une époque de conquêtes. C’est ainsi que ce voyage en mer, d’abord calme, devient une véritable aventure où l’on risque sa vie – mais ce n’est pas tout : d’étranges rêves hantent Camões, dans lesquels il ne couche pas ses vers sur le papier mais les envoie à travers l’espace. Près de 400 ans plus tard, un inconnu, opérateur radio irlandais, perd son identité. Des souvenirs étrangers se substituent aux siens, quelqu’un prend possession de lui. Un poète, dont les vers sont immortels, et une femme, dont l’amour dépasse les frontières du temps et de l’espace, se retrouvent ainsi après plusieurs siècles dans l’Empire du Milieu, le royaume interdit, qui devient pour eux le symbole d’une nouvelle liberté.

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    Extrait de la postface

    « Aux royaumes de Slauerhoff »

     

    Février 1927. Sur le Tjimanoek, bâtiment qui assure la liaison entre Java, la Chine et le Japon, le médecin de bord assiste Mme Cameiros da Silva qui accouche. Il a les plus grandes peines du monde à extraire le fœtus, mort dans le ventre de la mère. Celle-ci va tout de même survivre. Quelques mois plus tard, en juin, lors de son second séjour à Macao, ce même médecin rend visite aux époux Da Silva ; le mari, pour remercier le praticien néerlandais d’avoir sauvé sa femme, lui offre une édition des Os Lusíadas. Cinq ans après, dans les premiers numéros de Forum, revue cofondée par Eddy du Perron, voit le jour aux Pays-Bas le roman Le Royaume interdit dans lequel tant la ville de Macao que la vie en mer et l’auteur des Lusiades occupent une place primordiale.

    L’idée initiale de ce roman, le polyglotte Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936) n’a pas attendu de lire (ou relire) Camões pour l’avoir. Entre septembre 1925 et septembre 1927, profitant de ce que les bateaux sur lesquels il servait mouillaient dans différents ports chinois ou encore à Hong-Kong et Macao – à 4 heures de distance l’une de l’autre à l’époque –, il a rassemblé des éléments qui lui serviront à composer une part essentielle de son œuvre, les poèmes, nouvelles et romans « chinois ». Ainsi, dès 1928, Macao devient le titre de l’un des cycles du recueil Oost-Azië. Certains poèmes de la plaquette française, Fleurs de marécage (1929), évoquent eux aussi, non sans nostalgie, cette ville singulière au glorieux passé, en partie éteinte, que l’écrivain préférait à la moderne Hong-Kong. En feuilletant le journal que Slauerhoff a laissé, les notes qu’il a prises au cours de différents voyages, sa correspondance ou encore des esquisses de nouvelles dont certaines remontent au tout début 1927, on relève maints passages qui figurent, sous une forme plus ou moins retravaillée, dans Le Royaume interdit. Par exemple, des éléments autobiographiques sur la traversée de Hong-Kong à Macao resurgissent dans l’évocation du radio de bord, personnage sans nom, qui embarque alors qu’il est hanté par l’esprit de Camões. Il est probable toutefois que l’édition des Os Lusíadas ait aidé Slauerhoff à préciser la place à donner au poète portugais dans son histoire.

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    En plus d’être un roman sur l’éternelle errance – c’est là, disons le d’emblée, le thème central de toutes les œuvres de celui qu’on a pu baptiser « la catastrophe errante », ce médecin incapable de se fixer sur le continent, cet amant toujours en chemin vers une autre femme, vers la même femme, à l’image du marin de la nouvelle « Larrios » du recueil Écume et cendre (1930) –, Le Royaume interdit présente la singularité de déboussoler le lecteur qui se trouve dans l’impossibilité de ranger le roman dans une catégorie précise, en raison des variations permanentes de perspective qu’il offre au plan narratif comme au plan temporel et de la dimension onirique et démoniaque de nombre de ses pages. Quiconque croit, au bout de quelques-unes d’entre elles, avoir ouvert un roman d’aventures risque de rester à quai ; de même, on est loin du roman historique, du roman psychologique, voire du roman exotique pourtant prisé à l’époque. Qui est qui ? Qui parle ? Qui écrit au juste ? Comment le grand poète portugais, banni de son pays au XVIe siècle, peut-il revenir au XXe pour tenter de se glisser dans le corps d’un banni plus ou moins volontaire ? Quel est le rapport entre ce Camões désabusé, qui a laissé des mots et des vers qui ont fait le tour du monde, et le radio de bord qui envoie pour sa part des mots codés dans les airs ? Comment expliquer tous les parallèles entre ces deux existences que séparent plusieurs siècles, l’origine sociale, la langue maternelle… ? Parallèles qui, par endroits, rapprochent les deux solitaires misanthropiques au point de les confondre – métempsychose ? –, par exemple dans la scène ou le radio de bord se retrouve devant la célèbre église São Paulo de Macao, dont ne se dresse plus que la façade :

    Vitraux élevés, porte fermée ; il fit un petit tas de pierres, se hissa sur le rebord d’une des fenêtres, se pencha et vit que derrière cette façade l’église était dévastée ; il regarda le vide pavé de pierres tombales. Des vautours se tenaient sur les vestiges de bancs. Il se laissa tomber, les oiseaux s’envolèrent, l’un d’eux passa tout près de lui, il trébucha sur un bloc de pierre puis s’étala dans une stalle vermoulue. Empêtré dans une masse de bois mou, il se débattit, la vermoulure lui bouchait les yeux et le nez. Étouffant, il parvint tout de même à se remettre sur ses jambes. Entre-temps, l’église s’était relevée, elle était pleine de silhouettes qui allaient et venaient, la plupart montaient sur des bancs entassés sous les fenêtres et, par ces ouvertures, déchargeaient de lourds mousquets. Devant l’une d’elles, un vieux moine était en train d’actionner un canon. Par intermittence, une balle sifflait dans l’église. Il se tenait près de l’autel. Un homme en bel uniforme, mais le crâne orné d’une couronne de cheveux argentés, lui remit, au nom de Dieu, un lourd fusil. Il gagna une fenêtre, laissa ses doigts aller et venir sur le canon et la platine rouillés. Des balles étaient posées sur le rebord de la fenêtre. Il regarda en contrebas le versant de la colline : des silhouettes tentaient de gagner l’endroit où était édifié l’église, et il en tombait sans cesse ; il se mit à tirer machinalement dans le tas. Son épaule encaissait le recul de l’arme, mais il n’entendait pas les coups partir ;  après quelques secondes, il voyait une flamme vaciller sur son lourd mousquet. (…)

    D. Cunin

     

    Principales sources

    sur Le Royaume interdit

     

    CouvAriePos.jpgOutre la biographie – Wim Hazeu, Slauerhoff. Een biografie, 1995 – et les quelques livres consacrés à Slauerhoff et la Chine – Arie Pos, Van verre havens. Het werk van Slauerhoff en de Chinese werkelijkheid, 1987 ; W. Blok & K. Lekkerkerker (éd.), Het China van Slauerhoff. Aantekeningen en ontwerpen voor de Cameron-romans, 1985 ; Eep Francken, Over Het verboden rijk van J. Slauerhoff, 1977 –, on peut lire en français la thèse de Louis Fessard, Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936). L’homme et l’œuvre, Nizet, Paris, 1964 ou encore l’article de W. Blok, « Expérimentation temporelle dans le roman Het verboden rijk de J. Slauerhoff », Écriture de la religion, écriture du roman. Textes réunis par Charles Grivel. Mélanges d’histoire de la littérature et de critique offerts à Joseph Tans, Groningen/Lille, Centre Culturel Français de Groningen/Presses Universitaires de Lille, 1979, p. 123-137. La thèse récente de Hendrik Gerrit Aalders, Van ellende edel. De criticus Slauerhoff over het dichterschap (2005), fournit de nombreux éléments sur l’importance qu’ont revêtu certains poètes français pour l’écriture de Slauerhoff (Villon, Samain, Verlaine, Laforgue, Jarry, Rimbaud, Baudelaire, Segalen…). La suite de la postface revient en particulier sur le rôle fondamental qu’a joué l’œuvre de Tristan Corbière pour l’écrivain néerlandais.

     

    Voir sur ce blog Slauerhoff & Macao

    ET Slauerhoff, entre révolte et dérive

     

    Les alter échos de Jan Jacob Slauerhoff,

    par Mathieu Lindon

    « Une étrange violence, physique et intérieure, habite le Royaume interdit. Dès la deuxième page du prologue, est décrit l’affrontement de deux flottes du XVIe siècle, lorsque le Portugal œuvre à la colonisation asiatique. « La nuit, on continua de se battre à la lumière des torches ; des chaloupes armées participèrent aux combats tandis qu’une multitude de requins, ces hyènes des batailles navales, se disputaient les noyés en sang. » Cette flamboyance austère, cette cruauté sans atermoiement sont des caractéristiques de l’œuvre de Jan Jacob Slauerhoff....»

     

     

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  • Le matériau, c’est moi

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    La romancière Vonne van der Meer

     

    Née en 1952 à Eindhoven, Vonne van der Meer a très tôt aimé écrire ; durant ses études, elle a conçu une véritable passion pour le théâtre. Tout en travaillant comme metteur en scène, elle a écrit des nouvelles réunies dans un premier recueil en 1985. Vingt-cinq ans plus tard, l’œuvre compte deux pièces de théâtre, dix romans et plusieurs recueils de nouvelles.  Sa trilogie romanesque, dont l’action se situe sur une île frisonne, Vlieland, a rencontré un énorme succès aux Pays-Bas. Les éditions Héloïse d’Ormesson en ont publié les deux premiers volets : La Maison dans les dunes (2005, rebaptisé Les Invités de l’île dans l’édition de poche 10/18) et Le bateau du soir (2006) ; le réalisateur Karim Traïda les a adaptés pour la télévision néerlandaise. Un troisième roman, qui aborde le thème de l’adoption (et qui sera lui aussi porté à l’écran), paraîtra prochainement en traduction française chez le même éditeur. La romancière a eu la gentillesse de répondre à quelques questions.

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    DC. Alors que vous écrivez depuis votre adolescence, vous dites avoir trouvé votre manière en écrivant la première de vos nouvelles, L’Adieu à Phœbé, soit vers 1980. Quel a été au juste votre travail sur l’écriture entre 15 et 30 ans ?

    VvdM. Au lycée, j’ai découvert que je pouvais me perdre totalement dans l’écriture. J’ai alors essayé différents genres : poème, chanson, pièce de théâtre. À 23 ans, j’ai remporté un prix pour le monologue De Behandeling (Le Traitement) qui a été mis en scène et joué par une compagnie professionnelle. Comme je croyais tenir le bon bout, je me suis focalisée pendant plusieurs années sur l’écriture et l’adaptation théâtrales. Mais il m’a bien fallu admettre que ma force ne résidait pas dans ce genre d’écriture ; je n’ai pas trouvé un ton propre. Ce que j’obtenais, c’était trop minimaliste, trop introverti. J’ai tenté d’écrire des nouvelles qui ont été refusées par différentes revues littéraires. Puis un jour, l’une d’elles, Afscheid van Phoebe (L’Adieu à Phœbé) a été publiée, remarquée et appréciée. À partir de ce moment-là, j’ai disposé d’une « tribune » pour mes nouvelles.

     

    DC. Quelle influence a eu le théâtre sur votre écriture, quelle place occupe-t-il dans la structure de vos romans ?

    VvdM. Mon travail dans le domaine du théâtre m’a permis d’apprendre à penser de manière scénique. Et aussi de savoir la part narrative qu’il est possible de glisser dans un dialogue. Cela m’a permis aussi de me représenter très concrètement une situation donnée avant de l’écrire. Au fond, je traite mes personnages comme des comédiens. Je me pose des questions comme celles-ci : Où était-elle avant d’entrer dans cette pièce ? Pourquoi est-elle là ? Que fait-elle quand elle parle ?

     

    DC. Quel était au départ votre ambition en écrivant La Maison dans les dunes / Les Invités de l’île ? Quelle est la genèse de la trilogie romanesque insulaire ?

    VvdM. Un jour, j’ai trouvé un livre d’or dans une maison que je louais sur l’une des îles des Wadden. Les petites phrases et quelques brèves histoires consignées par d’anciens locataires ont piqué ma curiosité au plus haut point. Certaines avaient été écrites par simple politesse, d’autres paraissaient tout à fait absurdes. Ces phrases par exemple : hier, on a apporté huit cartons. Pour les prochains locataires ? On les a laissés dans le couloir. Qui sont ces gens ? voilà ce que je ne cessais de me demander. J’ai tout de suite vu qu’il y avait un roman à faire. Des locataires qui se succèdent, qui vivent toutes sortes de choses, qui pensent toutes sortes de choses sur ceux qui les ont précédés. Avec la maison en tant que personnage principal. Pareille aux jupes de la maman sous lesquelles les enfants peuvent se réfugier. Pendant plusieurs années, j’ai tourné en rond sans rien parvenir à écrire. Un jour, j’ai entendu dans ma tête la première phrase de la femme de ménage et le reste est venu tout seul.

     

    DC. La plupart de vos romans et nouvelles sont centrés sur un petit nombre de personnages qui vivent à l’époque contemporaine. Presque tous et toutes traitent de thématiques très concrètes, très humaines (les conflits dans un couple ; le suicide ; l’avortement ; l’adoption ; la lâcheté ; la jalousie ; la culpabilité ; le mensonge…). Pouvez-vous préciser votre démarche qui semble à l’opposé de celle d’écrivains qui se documentent beaucoup, par exemple celle d’une romancière comme Hella S. Haasse quand elle compose ses romans historiques ?

    VonneBateauCouv.gifVvdM. L’action de mon dernier roman, Zondagavond (Dimanche soir), se déroule pour une part durant la Deuxième Guerre mondiale. Même si je n’entraîne pas le lecteur dans cette période, il y a un personnage qui parle d’un événement remontant à 1943. Pour le lecteur, il s’agit donc d’un bond dans le temps, de la façon dont un événement d’un passé assez lointain continue d’agir dans le présent et d’influer sur la vie de certaines personnes. Mais je le reconnais : ce n’est pas devenu un roman historique. En écrirai-je un, un jour ? Je ne l’exclus pas.

    Quant à ce qui est de la documentation, j’ai par exemple assisté à des conférences sur l’architecture pour mieux cerner le personnage du mari du roman De reis naar het kind (même si au bout du compte on ne trouve peut-être trace de cela que dans une seule phrase du livre) ; pour mon dernier roman, Dimanche soir, j’ai échangé quelques lettres avec un chirurgien. En réalité, le matériau, c’est moi, c’est ma capacité à me transporter dans une situation donnée, et c’est à partir de cela que je travaille. C’est la comédienne en moi qui écrit.

     

    DC. Pouvez-vous dire deux mots à propos du roman De reis naar het kind (L’Enfant au bout du voyage), sans en dévoiler le contenu, qui paraîtra en traduction dans l’année qui vient ?

    VvdM. À mes yeux, il ne s’agit pas d’une simple histoire sur l’adoption, sur le long chemin qu’un couple doit faire pour avoir un enfant. C’est plutôt une histoire sur la volonté, celle d’une femme qui est prête à aller jusqu’au bout de son idée, de ce qu’elle désire, au point de devenir une étrangère pour son mari.

     

    DC. Avez-vous le désir d’écrire un jour une grande fresque romanesque mêlant époques différentes et nombreux personnages ?

    VvdM. Même si mes livres se concentrent sur peu de personnages, ils portent en réalité le plus souvent sur une communauté. Le roman Take 7, dont l’action se situe dans un village espagnol, en est peut-être le meilleur exemple. Quant à ce qui est d’écrire une « épopée » romanesque, je ne l’envisage pas. Je cherche seulement à écrire ce que je conçois en moi-même – sans avoir besoin de me référer à ce que d’autres ont pu faire – et ceci quelle que soit la forme que peut prendre ce que j’écris. Je ne travaille pas en me disant : « Cela, je tiens à l’écrire » ou « Il faudrait que j’écrive un roman comme cela » – peut-être y a-t-il là une différence avec ce que font les hommes.

     

    DC. Quel rôle jouent au juste dans nombre de vos livres les objets (plumes, coquillages, vêtements, livre d’or…), autrement dit ces choses « mortes » qui occupent une place importante entre les personnages ? En quoi peuvent-ils être une métaphore du quotidien de votre lecteur/lectrice ?

    VvdM. Chaque personnage met un sens sur chaque objet ; or, cela révèle bien des choses sur cette personne et permet de dire beaucoup de choses sur elle. Ces objets sont aussi des traits d’union, des liens, entre différents personnages mais aussi entre les personnages et le lecteur – un caillou devient bien plus qu’un caillou : il porte à son tour des histoires, une association d’idées. Il porte aussi l’image qui correspond à un personnage donné. Dans une nouvelle de John Updike, j’ai relevé un jour une image qui permettait de voir ce que le personnage féminin ressentait sans qu’on ait besoin de rien expliquer : c’est la même chose avec mes objets.

     

    DC. Dans un essai de Liesbeth Eugelink consacré à votre œuvre, dont on peut lire une traduction anglaise sur votre site (www.vonnevandermeer.nl), il est question de la place que vous accordez à la compassion et de la difficulté de faire entrer de la compassion dans une œuvre littéraire. Pouvez-vous préciser votre propre point de vue sur cette question ?

    VvdM. Par rapport à ce qui est dit dans cet essai, je tiens à préciser que, lorsque j’écris, je ne juge pas mes personnages. J’essaie de vivre leurs angoisses, leur jalousie, etc. ; si je sens que j’émets un jugement, c’est que ça ne marche pas. Je m’efforce d’être au plus près de mes personnages sans qu’il s’agisse pour autant d’empathie. Cette proximité qui ne juge pas se traduit peut-être par un regard compassionnel posé sur eux.

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    DC. Quels sont vos auteurs flamands et néerlandais de prédilection ? Quelles qualités appréciez-vous dans leurs œuvres ? À quels auteurs êtes-vous redevable ?

    VvdM. Les écrivains néerlandais que je préfère sont Arthur van Schendel (1), Louis Couperus (2), Maria Dermoût (3) et Thomas Rosenboom (4). Ce sont tous des romanciers d’une forte invention scénique. Ils sont tous à l’écoute de leurs personnages, leur oreille leur permet de saisir la meilleure façon dont ceux-ci peuvent s’exprimer.

    Très jeune, j’ai commencé à lire des livres pour enfants qui m’ont donné envie d’être lectrice mais aussi écrivain. Et j’ai lu aussi très tôt des auteurs dans des langues étrangères (Dickens…). Modiano est l’auteur français dont j’ai lu le plus de livres, mais ceux-ci n’exercent aucune influence sur mes propres romans. Crime et châtiment demeure l’une de mes plus belles expériences de lecture. De boeken der kleine zielen de Couperus fait aussi partie des romans que je relis tous les trois ou quatre ans au même titre que certaines œuvres d’Arthur van Schendel (L’Homme de l’eau, La Frégate Marie-Jeanne...) ou encore La Fille que j’ai abandonnée de Shūsaku Endō. Si un auteur français a exercé une certaine influence sur mon œuvre, c’est l’anthropologue René Girard. Romano Guardini compte aussi beaucoup pour moi.

     

    VonneSoirCouv.gif(1) Arthur van Schendel (1874-1946). Trois œuvres de ce romancier ont été traduites en français : Le Vagabond amoureux (Een zwerver verliefd, 1904), trad. Louis Piérard, publié dans la Revue de Hollande durant la Première Guerre mondiale puis réédité en volume ; Les Oiseaux gris (De grauwe vogels, 1937), traduit par la romancière belge Marie Gevers, Plon, 1939 et Éditions Universitaires, 1973 ; L’Homme de l’eau (De waterman, 1933), trad. Selinde Margueron, Gallimard, 1984.

    (2) Louis Couperus (1863-1923). Voir sur cet écrivain la catégorie qui lui est consacrée sur ce blog ainsi que la rubrique Vidéos-Documents. Son roman De Boeken der kleine zielen (Les Livres des petites âmes, 1901-1903) est une grande fresque familiale.

    (3) Maria Dermoût (1888-1962), née en Indonésie, n’a publié que sur le tard. Son œuvre majeure a pour cadre, comme ses autres textes, sa terre natale : Les Dix milles choses (De tienduizend dingen, 1955), trad. Denise Van Moppès et Tylia Caren, Robert Laffont, 1959.

    (4) Thomas Rosenboom, né en 1956, auteur de magnifiques fresques romanesques non encore traduites en français.

     

    Les œuvres de Vonne van der Meer

    De behandeling (monologue, théâtre, 1976)

    Het limonadegevoel en andere verhalen (nouvelles, 1985)

    Een warme rug (Un dos chaud, roman, 1987)

    De reis naar het kind (L’enfant au bout du voyage, roman, 1989)

    Zo is hij (Ainsi est-il, roman, 1991)

    Nachtgoed (nouvelles, 1993)

    Spookliefde (Amour fantôme, roman, 1995)

    Weiger nooit een dans (Ne refuse jamais une danse, théâtre, 1996)

    De verhalen (toutes les nouvelles, 1997)

    Eilandgasten (Les Invités de l’île, 1999)

    De avondboot (Le Bateau du soir, 2001)

    Laatste seizoen (Dernière saison, roman, 2002)

    Ik verbind u door (Je vous mets en ligne, roman, 2004)

    Take 7 (roman, 2007)

    Zondagavond (Dimanche soir, roman, 2009).

     

    Vonne van der Meer en français

    La Maison dans les dunes, roman, Héloïse d’Ormesson, 2004 (10/18 n° 4036 sous le titre Les Invités de l’île).

    Le Bateau du soir, roman, Héloïse d’Ormesson, 2006 (10/18 n° 4148)

    L’Adieu à Phœbé, nouvelle, Deshima, n° 3, printemps 2009.

    Le Voyage vers l'enfant, roman, Héloïse d’Ormesson, 2009.

     

    VonneCouvMaisonGC.jpgLes éditions Feryane proposent La Maison dans les dunes et Le Bateau du soir en gros caractères.

    La Maison dans les dunes a été le premier roman étranger publié par les éditions Héloïse d’Ormesson. Il a changé de titre en format de poche car il existe, selon l’éditeur de Maxence van der Meersch, une trop grande similitude entre, d’une part, le nom de la romancière et celui du romancier roubaisien, et d’autre part, le titre de son roman à elle et celui de son roman à lui : La Maison dans la dune (Albin Michel, 1932).

     

     


    La Maison dans les dunes (1908-1909)

    cycle de dix pièces pour piano du compositeur Gabriel Dupont

     

  • Le paysan immobile

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    Là-haut, tout est calme

     

     

    Dans la ferme familiale de Hollande septentrionale, Helmer relègue son père grabataire à l’étage. Il passe un coup de pinceau dans quelques pièces de la maison, fait de la chambre parentale – sa mère est décédée – sa propre chambre. Ce vieux garçon opère en fait une sorte de coup d’État : à 55 ans, il prend enfin les choses en main.

    Ce n’est pas lui, mais son frère jumeau Henk, qui était destiné à être paysan. Celui-ci, le chouchou de leur père, est toutefois décédé à 19 ans dans un accident de voiture alors que Riet, sa future épouse, était au volant. Autrement dit, Helmer, qui souhaitait faire des études de littérature, a mené contre son gré la vie de son frère, à ceci près qu’il n’a pour sa part jamais tenté de séduire la moindre femme et qu’il a toujours dû subir un père autoritaire et buté.

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    trad. Bertrand Abraham, Gallimard, 2009

     

     

    LE MOT DE L’ÉDITEUR

     

    Helmer van Wonderen vit depuis trente-cinq ans dans la ferme familiale, malgré lui. C’est Henk, son frère jumeau, qui aurait dû reprendre l’affaire. Mais il a disparu dans un tragique accident, à l’âge de vingt ans. Alors Helmer travaille, accomplissant les mêmes gestes, invariablement, machinalement. Un jour, sans raison apparente, il décide d’installer son vieux père au premier étage, de changer de meubles, de refaire la décoration de la maison. Le besoin de rompre la monotonie de sa vie et l’envie de mettre fin à ce face-à-face presque silencieux avec un homme devenu grabataire le font agir, plein de colère retenue. Les choses s’accélèrent le jour où il reçoit une lettre de Riet lui demandant de l’aide : Riet était la fiancée de son frère. Elle fut aussi à l’origine de son accident mortel...

    En se mettant dans les pas d’un paysan du nord de la Hollande qui, à cinquante-cinq ans, comprend qu’il n’est pas trop tard pour combler ce manque qui le ronge, l’écrivain néerlandais évoque avec une grande force le désir humain de maîtriser sa vie et d’accéder à une forme de vérité intérieure. À la fois précise et poétique, l’écriture de Là-haut, tout est calme entraîne le lecteur dans une inoubliable quête de bonheur.

     

    Gerbrand Bakker est né en 1962. Après des études de lettres à Amsterdam, il a exercé différents métiers, puis publié un livre pour adolescents en 2004. Là-haut, tout est calme, son premier roman, a été le phénomène éditorial de l’année 2006 aux Pays-Bas.

     

     

    POINT DE VUE

     

    CouvBakkerGalli.jpgDans ce roman magnifique, Gerbrand Bakker narre une histoire par touches, sans précipitation, dans une langue belle et en apparence simple. L’écriture est en harmonie avec le paysage décrit et le quotidien de la ferme. De cet ensemble mélancolique se dégage une réelle attention pour l’austérité et la rudesse de la vie paysanne d’aujourd’hui. Mais aussi pour la solitude et l’absence d’affection qui mine le personnage. L’auteur n’explique rien, il se contente, au fil des 56 chapitres, de décrire sobrement le peu qui se déroule. Le titre original (Boven is het stil) souligne l’omniprésence du « calme » mais aussi du silence. Quelques motifs permettent d’articuler les évolutions majeures du livre : la corneille mantelée annonciatrice de mort ; la carte du Danemark qu’Helmer accroche dans sa chambre (le Danemark est un pays où de nombreux paysans hollandais s’exilent) ; les paires (les jumeaux, les deux ânes, les deux rameurs, les deux Henk)…

    Au-delà de la révolution intérieure que vit plutôt inconsciemment l’anti-héros, la donnée omniprésente est bien le refoulement de l’homosexualité. L’optique narrative, en privilégiant avec talent la retenue, la sobriété, le souci du détail prosaïque, le dialogue abrupt et incisif, met le lecteur en position idéale pour observer de l’intérieur les frustrations du personnage central. Seul bémol : le non-dit relatif à l’homosexualité, ou plutôt le mode transversal sur lequel les choses sont formulées, peut finir par lasser. (D.C.)

     

    CouvBovenishetstil.jpg

    « Là-haut, dans ce bout du nord de la Hollande, tout est calme, ou semble l’être. Le Waterland est une terre immobile, hors du temps, ou semble l’être. Un plat pays qui s’accouple avec un ciel bas, sans avenir. Ici, les watergangs s’écoulent lentement, emportant dans leurs eaux troubles souvenirs et regrets. Les brumes sont lourdes, assourdissent les sons. Les animaux de la ferme osent à peine s’agiter. Là-haut, chez les van Wonderen, père et fils, tout est silence. Sourde haine. (…) D’une narration comme en apesanteur, étouffée, sensuelle à en devenir venimeuse, Là-haut, tout est calme raconte une histoire de fin du monde, celle d'une chape de plomb qui s’effrite, laisse déborder un mal de vivre sournois. » (critique de Martine Laval)

     

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    Linguiste de formation, Gerbrand Bakker, issu d’une famille de paysans, a publié des dictionnaires étymologiques pour les collégiens. En plus de donner des chroniques à différents magazines, il montre un grand intérêt pour les animaux, le jardinage, la traduction et le patinage de vitesse. Son nouveau roman Juni (Juin) a vu le jour cet été, toujours chez l'éditeur amstellodamois Cossée.

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  • Instantanés d’Australie

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    Regarder le soleil d’Anne Provoost



    Éditeur de l’Histoire de la Littérature néerlandaise (1999), Fayard propose dans son catalogue de littérature étrangère plusieurs romans d’Erwin Mortier (Marcel, Ma deuxième peau, Temps de pose) et son récit Les Dix doigts des jours. Un autre auteur flamand vient de faire son entrée aux côtés de Nabokov, Kadaré, Sciascia, Soljénitsyne… Il s’agit d’Anne Provoost, surtout connue dans le monde néerlandophone pour ses essais et ses ouvrages jeunesse (Le Piège, trad. Francoise de Brebisson, Seuil, 1997). Avec Regarder le soleil (traduction de Marie Hooghe), elle signe un roman qui sollicite d’abord le regard.

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    « Née en 1964, récompensée par de nombreux prix, Anne Provoost est néanmoins une quasi-inconnue en France, à l’exception du Piège (Seuil, 1997). Regarder le soleil répare une lacune évidente, mais classe d’emblée son auteur parmi les écrivains exigeants dont la prose réclame du temps – le temps du poème et du voyage. (…) L’une des caractéristiques de Regarder le soleil est de laisser en suspens un grand nombre de ses pistes sous le vent et le soleil du cœur de l’Australie. Le roman ne dit que ce qu’il décrit. C’est sa justesse et sa pureté. En faisant de la sensualité méticuleuse d’une enfant solitaire la colonne vertébrale de son livre, Anne Provoost prend le risque d’un roman ambitieux et radical, où l’intrigue est une préoccupation secondaire. » (Nils C. Ahl, Le Monde des Livres, 27/08/2009)



    LE MOT DE L’ÉDITEUR


    Dans un ranch de l’outback australien, une fillette, Chloé, vient de perdre son père. Elle reste seule avec sa mère, Linda, qui devient progressivement aveugle. Linda continue de faire tourner la ferme, mais elle perd peu à peu le contrôle de la situation... et de sa fille, qui profite de cette liberté toute relative pour errer dans la campagne. En une série de chapitres narratifs nous est dépeinte, par le biais de l’enfant, la lente décomposition de la mère. De grandes émotions sont décrites, mais de manière voilée, ainsi que l’on doit regarder le soleil : indirectement, ou à travers un filtre. Un roman poignant, admirablement servi par une sobriété de moyens qui lui confère une étrange poésie et un charme insidieux, comme la poussière rouge du bush.


     

    POINT DE VUE

    Tout le livre – à l’exception de l’avant-dernier chapitre – est narré au présent par Chloé : celle-ci rapporte par bribes ce qu’elle voit, perçoit, entend, vit : conversations des adultes, bruits, changements du paysage, passage d’une saison à l’autre… En retenant cette optique, l’auteur essaie d’exposer avec authenticité la complexité psychologique d’une petite fille qui n’est pas encore à même d’exprimer tout ce qu’elle ressent. Les vides de la narration restituent la perception enfantine : on ignore pourquoi les parents ont quitté la Belgique, on ignore comment la chute du père s’est réellement produite, on passe brutalement d’une saison à l’autre…

    ProvoostAnnePortret.jpgÀ côté du thème du deuil, le roman s’intéresse essentiel- lement au regard, mais le regard qui est en danger – comme l’annonce le titre du livre « regarder dans le soleil » (ce que fait la mère, à travers les négatifs de photos) : tant le regard de la mère en deuil qui perd la vue que celui de la très jeune narratrice solitaire qui voit ce que sa mère ne voit plus, mais sans vraiment comprendre ce qu’elle voit. La relation mère-fille doit sans doute beaucoup aux romans d’Alice Munro : la mère se reconnaît dans sa fille mais elle tente en même temps de se retrouver elle-même en s’éloignant mentalement de son enfant. Ce qui (dés)uni mère et fille trouve sans doute sa formulation la plus marquante dans la scène où Linda prend le volant à la tombée de la nuit, contre l’avis de Chloé : peu après, elle écrase un wombat femelle : la femme qui devient aveugle écrase un marsupial lui-même plus ou moins aveugle ; son premier souci est alors de voir si elle a également écrasé le petit que la mère porte en principe dans sa poche.

    À ces regards s’ajoute celui de la romancière, un regard qui privilégie l’inspiration picturale. Le roman se caractérise en effet par une lenteur extrême de la narration, de nombreuses descriptions (belles toiles « poétiques », brossées avec sobriété et stylistiquement soignées) des paysages sauvages aux différentes heures du jour, aux différentes saisons, avec des arrêts sur image (une tempête, un incendie qui menace les rares habitations, souvent aussi la flore et la faune locales : les animaux incarnent l’incapacité de communiquer qui est aussi celle de l’enfant) ; sur ces descriptions et les dialogues se greffe un jeu permanent, fait de suggestions, entre ce que le lecteur sait et le malaise qu’éprouve Chloé.

    Le dernier chapitre, où tout se couvre de neige autour de la ferme, est certainement le plus réussi des douze. Mais la plupart d’entre eux ont d’abord été conçus comme des nouvelles, et cela se ressent un peu. (D.C.)

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    couverture de l'édition néerlandaise, Querido, Amsterdam

     

     

    ENTRETIEN AVEC L’AUTEUR


    Pourquoi avoir situé votre roman en Australie, alors que vous vivez en Belgique ?

    La situation géographique est très importante, l’histoire a toujours des liens avec les lieux où elle se déroule. A l’époque de l’écriture de ce livre, je voyageais sans cesse. Je n’ai supporté ces perpétuels changements de lieu qu’à la condition de pouvoir, chaque fois, en rapporter des nouvelles. Si j’ai choisi de jouer sur une grande diversité de lieux, l’Australie est sans doute le pays qui m’a le plus fasciné : on se trouve plongé dans une nature, monumentale et étrange à la fois. Ce lieu évoque pour moi à la perfection le sentiment de « se perdre ». Ainsi, j’ai ramené de ce voyage deux petites histoires, comme des autres pays que j’ai visités, et ce fut le point de départ de ce roman...

    Comment ces fragments sont-ils devenus un livre ?

    Après en avoir écrit quatre ou cinq dans ces conditions, j’ai découvert que si chaque histoire était issue de lieux différents, une constante les reliait toutes : le regard qu’une enfant pose sur sa mère qui souffre. Le fil rouge était là sans que je m’en sois aperçu ! Ce fut une très étrange expérience, tout à fait nouvelle. Mais, rétrospectivement, elle me parait la conséquence inconsciente de mon besoin, à l’époque, de m’isoler. Je pense avoir écrit ici le roman le plus « introspectif » de ma carrière. (la suite : ici)


    extrait du roman lu par Danielle Losman : ici


    Anne Provoost - entretien vidéo en anglais : ici

     


    trailer du film Failing (2001) de Hans Herbots, tourné en Ardèche, adaptation du roman Vallen (Le Piège)




    pages françaises sur le site de l'auteur : ici

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