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  • Alsace et Hollande du Siècle d’or

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    Les peintres alsaciens du XIXsiècle

    et l’École hollandaise du Siècle d’or

     

    Auteur d’une thèse intitulée La Peinture romantique en Alsace (1780-1880), l’historienne de l’art Catherine Jordy nous propose un texte relatif aux influences hollandaises sur la peinture alsacienne. Il a paru dans La Notion d’école, textes réunis par Christine Peltre et Philippe Lorentz, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007, p. 59-70. De cette Lorraine, on pourra lire par ailleurs un article s’intéressant à l’interprétation avancée  par  Pierre-Michel Bertrand au sujet des Époux Arnolfini de Van Eyck : « Le respect de l’interprétation », Le Portique , n° 11, 2003.

     

    Catherine Jordy a publié en 2002

    L’Alsace vue par les peintres aux éditions Serge Domini.

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    D’UNE ÉCOLE L’AUTRE :

    LES PEINTRES ALSACIENS DU XIXe SIÈCLE

    ET L’ÉCOLE HOLLANDAISE DU SIÈCLE D'OR

     

    Introduction

     

    À travers quelques exemples, nous allons essayer de mettre en évidence de nombreux points communs entre la peinture alsacienne du XIXe siècle et l’École hollandaise du Siècle d’or, tant à travers la confrontation des œuvres que dans les habitudes de vie de deux régions géographiques proches à plus d’un égard. En effet, en regardant la peinture hollandaise, les Alsaciens ont trouvé un équivalent de ce à quoi ils tendaient eux-mêmes, sans toutefois aller jusqu’à imiter sans personnalité thèmes, style et manière hollandais.

    CouvJordy1.gifLa peinture alsacienne du XIXe siècle renvoie bien sûr à diverses sources d’influence. Privilégier le rapport à l’École hollandaise ne représente ici qu’un cas, mais particulièrement éclairant, de la manière dont une école ou pseudo-école se constitue en se réclamant d’un modèle reconnu sous le couvert duquel on pourra affirmer ses propres aspirations. Rappelons pour commencer les grandes tendances visibles dans les courants successifs du XIXe siècle en Alsace (1). À un classicisme tirant vers le romantisme, visible notamment chez Christophe Guérin (1758-1831) ou chez Joseph Melling (1724-1796), succède un romantisme diffus qui se fait plus présent et exalté dans le support de la lithographie. La peinture alsacienne est aussi marquée à distance par l’exemple fécond que constitue Philippe-Jacques Loutherbourg (1740-1812), actif à Londres. Le terreau sur lequel les peintres alsaciens d’un nouveau style vont croître, c’est un autre artiste qui le dispose, Martin Drolling (1752-1817), actif à Paris et auteur notamment de scènes de genre d’inspiration profondément hollandaise.

    La nouvelle école alsacienne naît dans les années 1840, autour des personnalités de Théophile Schuler (1821-1878) ou de Gustave Brion (1823-1877). Elle est issue d’un solide réalisme teinté de folklore. Hans Haug donne une définition très juste de ce qu’il a lui-même qualifié de « réalisme folklorique » (2) : « sur leur romantisme vint se greffer le naturalisme de Millet ou de Courbet, et le souvenir des petits maîtres hollandais qu’avait tant aimés leur compatriote Martin Drolling. C’est alors qu’on peut parler d’une école alsacienne de peinture de genre. » (3) Après l’Annexion de 1870, les artistes s’expatrient et continuent à exalter leur patrie perdue dans ce qu’on pourrait qualifier de postromantisme de combat, avec force représentations d’Alsaciennes en costumes, éplorées, bardées d’accessoires éloquents. Jean-Jacques Henner (1829-1905) et Gustave Doré (1832-1883) en sont les acteurs les plus connus.

     

    Présence hollandaise

    En observant les tableaux alsaciens, on s’aperçoit bien vite que nombre d’entre eux sont très directement influencés par la manière hollandaise, à tel point que, pour d’aucuns, on se trouve apparemment confronté à de serviles copistes de ladite manière.

    La peinture hollandaise est à la mode au XIXe siècle et certains la considèrent comme un âge d’or perdu, ce qui est perceptible notamment dans le célèbre ouvrage d’Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, qui évoque l’École hollandaise avec une nostalgie teintée de « tristesse mallarméenne » (4) et qui précise : « elle est la dernière des grandes écoles, peut-être la plus originale, certainement la plus locale. » (5) Si les écrivains et les critiques sont admiratifs, les collectionneurs quant à eux sont particulièrement friands de cette peinture : on peut citer à titre d’exemple Dutuit et Lugt, célébrés récemment à travers une exposition (6). En Alsace, on trouve des œuvres néerlandaises du Siècle d’or dans toutes les grandes collections, de Spetz (7) à Ritleng (8). On peut citer, à titre d’exemple, le cas de Jean-Pierre Mayno (1743-1801), l’un des collectionneurs alsaciens les plus représentatifs, à propos duquel l’historien Arthur Benoît rapporte, dans un article publié en 1875, qu’il « avait au plus haut degré le goût des arts, et ce qui reste de sa belle collection excite encore des cris d’admiration. L’école hollandaise flamande était représentée par deux paysages de Teniers ; une Tabagie par le père de ce peintre, un portrait par Van Dyck, un petit tableau de bois par Rembrandt, une tête de vieillard. Guerchin, Andrea del Sarto, André Sacchi et d’autres tenaient le haut bout de l’école italienne. Largillière et deux grandes batailles du Bourguignon brillaient dans l’école française. Les petits maîtres alsaciens étaient au grand complet : Heimlich, Melling, Loutherbourg, l’émailliste Weyler, etc. » (9)

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    Selon Samuel-Élie Rocheblave, « l’Alsacien est naturellement collectionneur » (10), mais il collectionne avant tout des livres, des estampes ou des objets divers. Son intérieur privilégie les bibliothèques ou le cabinet de curiosités au siècle des Lumières (11) mais également après la Révolution, ce en quoi il rejoint le goût des amateurs hollandais ; c’est d’ailleurs du côté d’Anvers que les premiers meubles servant à contenir les collections avaient été façonnés dans le premier tiers du XVIIe siècle (12).

    Pour en revenir au collectionneur Jean-Pierre Mayno, ce dernier aimait à s’entourer d’artistes dont certains sont devenus ses amis, par exemple les frères Guérin, qui ont vu défiler dans leur atelier ou dans l’école de dessin gratuite la plupart des maîtres de la peinture alsacienne du XIXe siècle. Ainsi, les artistes ont l’occasion de se former l’œil au vu des œuvres hollandaises qu’ils peuvent contempler dans les cabinets d’amateurs ou dans les musées. Les artistes copient beaucoup au Louvre, comme Martin Drolling, dont tous les biographes s’accordent pour dire qu’il s’est formé dans la proximité des écoles flamandes et hollandaises.

    Et comme le précise très justement Denis Lecoq, auteur d’une étude sur Drolling : « La peinture hollandaise était essentiellement bourgeoise, quoi de plus naturel qu’elle plût à la bourgeoisie française, aussi bien pour ses thèmes que pour sa technique et ses dimensions adaptées à des logements de petite taille. » (13)

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    Martin Drolling, La Petite Laitière, Strasbourg,

    Musée des Beaux-arts

     

    Convergences

    Les motifs de ressemblance avec les Hollandais sont remarqués dès la fin du XVIIIe siècle, avec notamment Loutherbourg, repéré au Salon de 1763 par Diderot : « Phénomène étrange ! Un jeune peintre, de vingt-deux ans, qui se montre et se place tout de suite sur la ligne de [Nicolas-Pierre] Berghem. Ses animaux sont peints de la même force et de la même vérité. C’est la même entente et la même harmonie générale. Il est large, il est moelleux ; que n’est-il pas ? » (14) Pour Robert Heitz, c’est plutôt d’influence flamande qu’il s’agit : « s’inspirant du magnifique métier des Flamands, il donne l’exemple d’une peinture savoureuse, haute en couleurs, éclatante de vie. » (15) Loutherbourg renouvela la tradition des marines guerrières à la hollandaise au cours de sa carrière anglaise (16), n’hésitant pas d’ailleurs à représenter avec fougue les défaites françaises. L’ensemble de l’œuvre de Loutherbourg peut être ainsi revu à l’aune de sa dette envers les Hollandais. Mais Loutherbourg est loin d’être un cas isolé…

    Avant de citer d’autres exemples, essayons de découvrir quelques points communs d’une école à l’autre, d’une région à l’autre, toutes deux liées par le Rhin.

    CouvSchama.jpgPour Simon Schama, « être hollandais, c’était avoir le sens du local, de la paroisse, de la tradition et de la coutume. C’était exiger que le pouvoir montât de la collectivité locale vers les autorités supérieures à des conditions bien précises : consentement collectif (s’agissant des cantonnements militaires ou d’impôts nouveaux, par exemple), droit de rappeler des délégations mandatées, droit de dénoncer des votes sans mandat… Au cours de la première et longue période de résistance à l’Espagne, en particulier de 1570 à 1609, les Hollandais étaient de toute évidence davantage unis par leur détestation commune que par ce qu’ils souhaitaient collectivement embrasser » (17). En adaptant les dates et en remplaçant les Espagnols par les Allemands (ou les Français), on aurait un exemple des représentations que bien des auteurs alsaciens donnent de l’Alsace et de l’être alsacien (18)…

    Le principal point commun entre l’Alsace et la Hollande, c’est une certaine opulence, « l’embarras de richesses », comme dit Simon Schama. L’Alsace est riche, prospère, avec un trafic et un commerce des plus développés. Dans les deux cas, il s’agit d’une bourgeoisie cossue et provinciale. Ce qu’on peut observer en Alsace au XIXe siècle n’est pas sans évoquer le statut d’exception de la Hollande du XVIIe siècle, pourvue d’une classe moyenne largement développée. L’abondance sous toutes ses formes est donnée à voir dans l’art, où les commanditaires ont l’occasion de se repaître d’un environnement caractérisé par la profusion de mets et de bibelots de toutes sortes. On notera tout particulièrement le goût pour les intérieurs : boiseries, dallages, éclairages, etc. Mais aussi l’intimité et le confinement.

     

    L’attachement aux choses matérielles

    Pour les Hollandais, la peinture est un objet de consommation, qu’on acquiert sans difficultés dans les foires ou au marché (19), ou plus simplement directement dans l’atelier de l’artiste. Les tableaux sont utilisés à des fins de décoration et ont donc une valeur qui se rapproche de celle du mobilier ou des bibelots. Et les images prolifèrent partout, dans les livres, les tissus, les gravures, les emblèmes, les carreaux de céramique, etc. En Alsace, la situation est différente, mais avec un résultat quasi équivalent : le tableau ne se trouve pas au marché, mais il est une denrée d’importance équivalente à celle du mobilier ou du livre, comme mise en valeur de soi et accessoire de sa mise en scène personnelle. Et là encore, l’image est partout : céramiques, meubles peints, livres illustrés et, bien sûr, gravures et lithographies. Cela dit, la reconnaissance pour l’art et surtout pour la peinture ne va pas de soi dans la province française, où l’on reste méfiant devant les artistes et leur production. « En Alsace, on aime les images, on n’aime pas l’art » (20), suggérait même Roland Recht lorsqu’il faisait état de mille ans d’images pour la Revue d’Alsace.

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    Camille Alfred Pabst, Noce en Basse-Alsace,

    Colmar, Musée d'Unterlinden

     

    La bourgeoisie cossue alsacienne est cependant une bourgeoisie moderne, curieuse et friande de nouveautés scientifiques. D’où l’encouragement apporté localement aux inventions techniques. On peut ainsi mentionner en vrac l’invention de la lithographie (ou plutôt son perfectionnement, à vrai dire), le moyen de fixer le pastel, l’impression « sous couverte », une technique qui permet de substituer aux dessins à la main des motifs imprimés, etc. (21) Cela n’est pas sans faire écho aux nouveautés techniques émergeant en Hollande au XVIIe siècle, et en particulier à l’utilisation de la célèbre chambre noire. Même la manière qu’a eue l’Alsace de s’approprier Pasteur et l’expérimentation de son vaccin antirabique sur un jeune haut-rhinois rappelle le goût hollandais pour les Leçons d’anatomie.

    Quand il s’agit de définir l’art hollandais, la plupart des exégètes s’accordent pour y voir un portrait fidèle du pays. En va-t-il de même pour l’Alsace ? Dans les deux cas, cette représentation se construit à partir d’un esprit réaliste, où l’attachement à la tradition ne contredit pas l’ouverture au progrès.

     

    Questions d’identité et conditions d’existence

    Pour la Hollande, le débat se situe encore et toujours autour de l’interprétation du réalisme pictural : faut-il suivre Ernst Gombrich, par exemple, pour qui « les peintres hollandais, spécialisés chacun dans son genre, reprenant sans cesse le même thème, finirent par démontrer en fin de compte que le sujet n’a vraiment aucune importance ? » (22) Ou bien l’agencement des objets et des personnages a-t-il avant tout un sens moral et symbolique ? On peut ne pas trancher, comme en atteste Tzvetan Todorov qui dans son très bel Éloge du quotidien balance entre les deux hypothèses : « récits édifiants ou tranches de vie ? Masques de morale ou miroirs du monde ? » (23)

    Jordy5.gifLes auteurs sont partagés. Pour Svetlana Alpers, il s’agit d’un exercice de description, où la vue est comme une peinture et réciproquement : Ut pictura, ita visio (24). Mais les choses sont montrées à leur apogée : Paul Claudel y voit la maturité qui précède la décomposition. Simon Schama reprend cette idée : « En sorte que le monde animé et inanimé de la peinture hollandaise était perçu dans un état de flux organique, se composant, se décomposant et se recomposant sans cesse. C’est ce que, dans une merveilleuse formule, Claudel baptisa son “élasticité secrète” ; cette qualité cinétique essentielle pour un pays où les éléments même de la terre et de l’eau semblaient indéterminément séparés, et où l’immense espace du ciel était dans un état de perpétuelle altération. (25) »

    Reste à savoir si les sujets alsaciens traités à la hollandaise ont les mêmes références possibles, morales et symboliques : peut-on voir dans les natures mortes des vanités, par exemple ? En réalité, la démarche est assez proche même si le décryptage symbolique a tendance à être occulté. L’inquiétude n’est plus en avant du tableau, elle est à côté de lui : la décomposition qui s’annonce sous l’amoncellement des richesses se renverse en provision face à la disette. Roland Recht explique : « C’est de certitudes qu’on a besoin dans cette région, qui permettent un certain confort. Peut-être un destin incertain a-t-il contribué à forger ces âmes peu portées à se remettre en question. (26) »

     

    Scènes et genres

    peinture,hollande,alsace,flandreVenons-en à présent aux thèmes communs aux uns et aux autres. On pourrait dire à cet égard que tous les genres abordés par les Hollandais se retrouvent, avec quelques variantes locales, dans l’iconographie alsacienne.

    Le portrait est en Alsace le genre roi (27), ce qui se conçoit aisément : un portrait est un moyen de survivance évident. Parmi la pléthore de portraits existants, certains sont introspectifs à la manière de Rembrandt, d’autres reprennent des poses et des accessoires (encadrement de fenêtres, par exemple).

    D’autres encore ne sont pas sans évoquer les portraits de groupes des corporations. Tant dans le choix des poses que dans la manière, les parentés d’une école à l’autre sont insistantes, tels ces groupes peints par l’Alsacienne Monique Daniche (28) et le Flamand Cornelis de Vos (29). Quant au Vieillard de Martin Drolling (30), sa pose évocatrice enrichit ce qui aurait pu être une banale représentation de la vieillesse. Cette étude n’est pas sans évoquer la mise en scène hollandaise de portraits qui racontent des histoires, tels l’Autoportrait de Jan Steen (31).

    Si les portraits abondent, les paysages les talonnent en nombre. Les artistes se sont livrés à une lecture de la nature particulièrement minutieuse, aidés en cela par une géographie très variée, très éloignée du plat pays batave. Là encore, on trouve de très nombreux points de convergence, tant dans les motifs que dans le traitement. C’est dans la lithographie qu’on trouve l’iconographie la plus large, mais la peinture n’est pas en reste, avec Martin Drolling et son Pont de pierre (32) qui doit beaucoup à Rembrandt, ou encore Michel Hertrich (1811-1880) et ses vues de Colmar. Mais c’est sans doute Jean-Henri Zuber (1844-1909) (33) qui a approché au plus près cette brillante maîtrise de la perspective aérienne et des « vastes ciels généralement associés à la peinture hollandaise » (34).

    Autre thème très proche de la culture hollandaise, celui de la peinture de fleurs (35), genre concentré essentiellement autour de la ville de Mulhouse (36), accompagnant fort logiquement l’extension des motifs floraux dans l’industrie textile de la région (phénomène également observable à Lyon) (37). On ne peut que constater la forte parenté qui existe entre les natures mortes de fleurs alsaciennes et les bouquets hollandais et flamands. On note toutefois chez les Alsaciens une forte propension au choix de très grands formats pour leurs compositions, tel le Vase de fleurs de Jean Benner, tableau hypertrophié de deux mètres de haut.

    Curieusement, les natures mortes ne sont pas largement répandues dans la peinture du XIXe siècle, alors qu’elles l’étaient au XVIIe siècle, il n’est qu’à se reporter à l’exemple de Sébastien Stoskopff (1597-1657) (38). Les natures mortes sont le plus souvent intégrées dans la peinture de fleurs ou dans des scènes de genre. C’est le cas, notamment, de La Petite Laitière de Martin Drolling, dont l’entassement de victuailles est manifestement apparent é à son modèle hollandais. Le thème de la cuisine est d’ailleurs particulièrement représenté en Alsace, à travers les œuvres de Henri Ebel (1849-1931), Auguste Ehrhard (1847-1916) ou encore Camille Alfred Pabst (1828-1898). (39)

    Quant aux autres thèmes, que ce soit le traitement de la vie quotidienne, la peinture d’histoire ou encore l’iconographie ayant trait à la guerre, on observe des confluences quelquefois frappantes d’une école à l’autre. Pour ne donner qu’un exemple, les scènes d’intérieur de David Teniers le jeune où les personnages sont remplacés par des singes trouvent un écho chez Hippolyte de Boug d’Orschwiller, notamment dans le Concert des singes (40).

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    Alexis de Malécy, Le Pilier des anges, 1837,

    Strasbourg, Musée des Beaux-Arts

     

    On peut encore citer un cas particulier, celui de l’artiste parisien Alexis De Malécy (1799-1842). De passage en Alsace, il choisit de représenter Le Pilier des anges. Cette représentation de l’intérieur de la cathédrale de Strasbourg dérive directement des modèles hollandais, de Saenredam à De Witte. Qu’un artiste étranger à l’école alsacienne représente l’Alsace à travers le prisme hollandais est tout à fait surprenant mais riche d’enseignements…

     

    Un cas particulier : Martin Drolling

    Toutefois, il est un artiste qui est plus influencé par l’art hollandais que tous les autres réunis : c’est Martin Drolling. Comme pour Loutherbourg, on relève chez lui une prégnance hollandaise constante qu’on retrouve dans l’ensemble de son œuvre. Pour Léonce Bénédite, « son art est un art d’imitation pure, mais comme il est fait de simplicité, de sincérité, de fidélité émue » (41). Pure imitation ? Au vu du tableau le plus célèbre de Drolling, le fameux Intérieur de cuisine du Salon de 1817 (42), la chose est loin d’être évidente. Et au vu de l’ensemble de sa production, Drolling assimile le modèle hollandais pour mieux transcender des spécificités typiquement françaises.

    Cela étant, la plupart des critiques du XIXe siècle jugent Drolling à l’aune de la peinture hollandaise, le plus souvent en sa défaveur. Ainsi, pour Charles Blanc, en 1865 : « Si Drölling était hollandais, on le jugerait en France moins sévèrement. Avouons tout de suite que le défaut de sa peinture est d’être trop mince, trop propre, trop uniforme, de ne pas présenter çà et là ces demi-négligences spirituelles qui nous ravissent dans un Teniers, ces accents vifs et ces piquants méplats qui nous enchantent dans un Metsu ; mais à part les quelques grands maîtres des écoles du Nord, Drölling vaut les autres, et pour mon compte, je le préfère au célèbre Schalken et aux imitateurs de Gérard Dow. Lorsqu’on a vu la Cuisine de Drölling qui est au Louvre, il n’est pas facile de l’oublier. » (43)

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    Martin Drolling, L'Intérieur d'une cuisine,

    Musée du Louvre

     

    Le jugement est plus favorable chez Paul Marmotan en 1886 : « Martin Drölling 1752-1817. Le meilleur peintre d’intérieur de son époque. Coloris ferme, entente parfaite du clair-obscur, fidélité irréprochable et surprenante de l’imitation, dessin fini, composition bien entendue, telles sont les qualités de ce hollandais français, prenant modèle à Paris, ou de ce français digne d’être comparé aux premiers des Hollandais les Gérard Dow et les Van Slingeladt. » (44)

     

    Vincent van Gogh et Gustave Brion

     

    peinture,hollande,alsace,flandreLe tissage des influences hollandaises aura-t-il réussi à fonder quelque chose comme une école alsacienne ? C’est encore une fois dans le regard d’un peintre qu’on en trouvera l’attestation et elle n’est pas négligeable puisqu’il s’agit de Van Gogh. Van Gogh prend résolument comme un groupe ces Alsaciens dont il se sent si curieusement proche. Sans doute Van Gogh est-il un peintre atypique et il sera difficile de le rattacher sans plus de précautions à l’école hollandaise (point commun avec nombre d’Alsaciens d’ailleurs, dontles plus connus sont actifs ailleurs qu’en Alsace) ; toujours est-il que ce Hollandais expatrié a gardé jusqu’à la fin une certaine manière hollandaise, ou au moins des éléments culturels aisément identifiables : moulins à Montmartre, pont mobile en Arles, plat pays hérissé d’églises à la verticale à Saint-Rémy… Selon Robert Heitz, Van Gogh « a témoigné [d’]une admiration fidèle – et excessive, comme cela correspondait à son tempérament » (45) aux Alsaciens. Dans une lettre adressée à son ami néerlandais Van Rappard, Vincent s’exclame : « Je disais à mon frère : mon vieux, que c’était tout de même une époque agréable pour l’art, lorsque le club d’artistes d’Alsace débutait : Vautier, Knaus, Jundt, Georges Saal, van Muyden, Brion, et surtout Anker et Th. Schuler, dont la plupart des dessins étaient expliqués et étayés en quelque sorte par d’autres artistes, notamment des écrivains comme Erckmann-Chatrian et Auerbach ! Oui, pour sûr, les Italiens sont forts, mais où est leur sentiment, leur sentiment humain ? [...] Je vous parle sérieusement, Rappard. J’aimerais autant être garçon de courses dans un hôtel, par exemple, que d’être une espèce de fabricants d’aquarelles, comme certains de ces Italiens. [...] Cependant, je ne possède pas beaucoup de reproductions d’Allemands ; de nos jours, il est malaisé de se procurer les belles, celles du temps de Brion. Dans le temps, j’avais constitué une collection de gravures sur bois, principalement de ces artistes ; j’en ai fait cadeau à un ami, en Angleterre, au moment où j’ai quitté Goupil. Je le regrette maintenant. Si vous voulez voir quelque chose de beau, commandez, au bureau de l’Illustration, l’Album des Vosges, dessiné par Th. Schuler, Brion, Valentin, Jundt, etc. » (46) On peut remarquer que Vincent place dans le « club d’artistes d’Alsace » des peintres allemands et même un Néerlandais (Anker) !

     

     

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    Gustave Brion, Cortège nuptial ou Le Cortège de la mariée, 1873,

    Strasbourg, Musée des Beaux-Arts

     

    Quant à Brion, on peut voir des points communs entre nombre de ses productions et l’œuvre de Van Gogh, avec en guise de maillon pour relier la chaîne, Millet. Cela apparaît assez clairement dans La Récolte de pommes de terre de Brion du musée de Nantes (47) qui anticipe nombre de compositions de Vincent.

     

    Des Hollandais français

    En conclusion, nous dirons simplement que l’école alsacienne doit énormément au Siècle d’or hollandais, mais aussi à l’École flamande. Les deux écoles sont très souvent considérées ensemble et en quelque sorte « syncrétisées ». Les Alsaciens se sont inspirés des compositions, de la lumière, de la manière hollandaises d’autant plus naturellement que leur pragmatisme et leur imaginaire ont de nombreux points de convergence avec elles. Cette ressemblance d’une peinture à l’autre n’a donc rien d’un copiage ou d’un clonage servile, mais relève davantage de références croisées et d’une communion d’esprit. On pourrait étendre cette comparaison à d’autres écoles nationales (avant tout l’École anglaise) (48) ou locales, notamment la peinture Biedermeier, elle aussi très nettement marquée par l’influence hollandaise. D’ailleurs, les peintres alsaciens étaient en relation avec les artistes allemands de cette obédience, certains d’entre eux ayant fait leurs études en Allemagne.

    Fort curieusement, on s’aperçoit parfois que la perception de l’École hollandaise peut se faire en France à travers la connaissance de l’École alsacienne. Ainsi, comme nous l’indique Françoise Pitt-Rivers, « dans la Maison du Chat-qui-pelote, le premier de ses romans qui parle de peinture, Balzac affirme déjà son goût pour la Renaissance italienne, surtout Raphaël et les Vénitiens, en même temps que sa découverte de la peinture hollandaise à travers, il est vrai, son intérêt pour des peintres de genre français, des petits maîtres, comme Drolling. » (49)

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    Jean Cocteau, La Belle et la Bête, 1946,

    directeur de la photographie : Henri Alekan

     

    Plus près de nous, on peut trouver des échos inattendus de cette parenté entre Alsace et Hollande. Jean Cocteau – assisté de Christian Bérard – ne s’y est pas trompé, lui qui s’est inspiré, pour adapter au cinéma en 1946 le conte de Madame Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête, de deux sources picturales principales : une ambiance hollandaise pour les scènes domestiques où la Belle évolue en famille et les illustrations de Gustave Doré pour la traversée de la forêt ainsi que le château de la Bête (50). Où l’on s’aperçoit que le réalisme intimiste se marie merveilleusement avec le féerique et le rêve. Qualités intrinsèques tant pour la Hollande que pour l’Alsace…

    Ainsi pourrait-on dire, pour reprendre le mot de Paul Marmotan, lancé en 1886 à propos de Martin Drolling, que les Alsaciens – ce « club d’artistes » selon Vincent van Gogh – ont réussi à se faire passer pour des « hollandais français » (51).

     

    Catherine JORDY

     

    (1) Voir entre autres Victor Beyer, 2000 ans d’art en Alsace, Strasbourg, Oberlin, 1999, 205 p. ; Hans Haug, L’Art en Alsace, Paris, Arthaud, 1962, 304 p. ; Robert Heitz, La Peinture en Alsace, 1050-1950, Strasbourg, Dernières Nouvelles d’Alsace et Istra, 1975, 302 p. ; Catherine Jordy, La Peinture romantique en Alsace (1770-1870), thèse de doctorat en deux volumes, 2002, 868 p.

    (2) Hans Haug, « Les peintres du folklore alsacien », Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Saverne, 1958, 3e trimestre, p. 14-18.

    (3) Hans Haug, « Un peintre alsacien sous le Second Empire : Gustave Brion (1824-1877) », La Vie en Alsace, 1925, p. 42.

    (4) Voir André Chastel, « Préface », in James Thompson et Barbara Wright, La Vie et l’Œuvre d’Eugène Fromentin, Paris, A.C.R. Édition, 1987, p. 8.

    (5) Eugène Fromentin, Les Maîtres d’autrefois, Paris, Le Livre de poche illustré, 1965, p. 176.

    (6) Regards sur l’art hollandais du XVIIe siècle : Frits Lugt et les frères Dutuit collectionneurs, Exposition, Paris, Institut néerlandais, 18 mars-16 mai 2004, Paris, Adam Biro, 2004, 320 p.

    (7) André Girodie, La Collection Spetz, Moutiers, Imprimerie F. Ducloz, extrait des Notes d’art et d’archéologie, 1901, 21 p.

    Jordy3.jpg(8) Robert Forrer, Les Antiquités, les tableaux et les objets d’art de la collection Alfred Ritleng à Strasbourg, Strasbourg, Éditions de la « Revue alsacienne illustrée », 1906, 80 p. + 41 pl.

    (9) Arthur Benoît, « Collections et collectionneurs alsaciens. 1600-1820. Antiquités, monnaies, médailles, tableaux, manuscrits, gravures, curiosités, etc. », Revue d’Alsace, t. IV, Colmar, 1875, p. 199.

    (10) Samuel-Élie Rocheblave, « Un grand collectionneur alsacien. Jean Dollfus (1823-1911) », Revue alsacienne illustrée 14, Strasbourg, 1912, p. 53.

    (11) Jean-Frédéric Hermann, Les Différents cabinets de curiosité de Strasbourg avant la Révolution de 1789, 3 pages manuscrites in-4°, collection Heitz, n° 1498, Bibliothèque nationale universitaire ; Dorothée Rusque, « Cabinets d’histoire naturelle et jardin botanique à Strasbourg au XVIIIe siècle : de la curiosité à la classification », Chantiers historiques en Alsace, Jeunes chercheurs en Histoire de l’Université Marc Bloch de Strasbourg et de l’Université de Haute-Alsace, n° 6, 2003, p. 37-53.

    (12) Frits Scholten, Thomas DaCosta Kaufmann (dir.), L’Art flamand et hollandais. Belgique et Pays-Bas 1520-1914, Paris, Citadelles & Mazenod, p. 346.

    (13) Denis Lecoq, Martin Drölling 1752-1817, Strasbourg, Mémoire de maîtrise, 1982, vol. 1, p. 37.

    (14) Denis Diderot, « Loutherbourg », Essais sur la peinture. Salons de 1759, 1761, 1763, Paris, Hermann, 1984, p. 223.

    (15) Robert Heitz, La Peinture en Alsace, 1050-1950, Strasbourg, Dernières Nouvelles d’Alsace et Istra, 1975, p. 54.

    (16) Jean-Jacques Mayoux, La Peinture anglaise, Genève, Skira, 1988 [1972], p. 191.

    (17) Simon Schama, L’Embarras de richesses. La culture hollandaise au Siècle d’or, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des Histoires », 1991 [1987], p. 93.

    (18) Voir entre autres, Philippe Dollinger (sous la dir.), Histoire de l’Alsace, Strasbourg, Privat, 1970, 526 p. ; Francis Rapp (sous la direction), Histoire de l’Alsace, Col­mar/Wettolsheim, Mars et Mercure, 1985, 9 vol. ; Bernard Vogler, Histoire culturelle de l’Alsace, Strasbourg, La Nuée bleue, « La Bibliothèque alsacienne », 1994 (4e éd.), 582 p ; Alfred Wahl et Jean-Claude Richez, La Vie quotidienne en Alsace entre France et Allemagne. 1850-1950, Paris, Hachette, 1993, 341 p.

    Jordy6.jpg(19) Voir John M. Montias, Le Marché de l’art aux Pays-Bas. XVe-XVIIe siècles, Paris, Flammarion, « Art, histoire, Société », p. 138-139.

    (20) Roland Recht, « Mille ans d’images », Saisons d’Alsace, hiver 2003/2004, p. 26.

    (21) Catherine Jordy, La Peinture romantique en Alsace, op. cit., vol. 1, p. 127-131.

    (22) Ernst Gombrich, Histoire de l’art, Paris, Flammarion, 1986 [1972], p. 340.

    (23) Tzvetan Todorov, Éloge du quotidien. Essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle, Paris, Seuil, Points/Essais, 1997 [1993], p. 48-50.

    (24) Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre. La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque illustrée des Histoires » 1983, p. 82.

    (25) Simon Schama, L’Embarras de richesses…, op. cit., p. 27.

    (26) Roland Recht, loc. cit., p. 26.

    (27) Voir notamment Le Portrait dans les musées de Strasbourg. À qui ressemblons-nous ?, catalogue de l’exposition sous la direction de Roland Recht et Marie-Jeanne Geyer, Strasbourg, 1988, 400 p.

    (28) Monique Daniche, La Famille d’Étienne Livio, 1801, Huile sur toile, 159 x 218, Strasbourg, Musée Historique.

    (29) Cornelis de Vos, La Famille du peintre, 1630-1635 c., 144,5 x 203,5, Gand.

    (30) Martin Drolling, Vieillard assis, huile sur toile, 44 x 38,5, Mulhouse, musée des Beaux-arts.

    (31) Jan Steen, Autoportrait en joueur de luth, huile sur bois, 1663-1665 c., 55, 3 x 43,8, Madrid, collection Thyssen-Bornemysza.

    (32) Martin Drolling, Pont de pierre, 1796, Signé en bas Drölling, huile sur bois, 23 x 34, Strasbourg, Musée des Beaux-arts.

    (33) Notamment avec Barque de pêche sur une plage, huile sur toile, 112 x 150, Mulhouse, Musée des Beaux-arts.

    (34) Madlyn Millner Kahr, La Peinture hollandaise du Siècle d’or, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Références/Art », 1998 [1978], p. 295.

    (35)Voir notamment Élisabeth Hardouin-Fugier et Étienne Grafe, « Mille et un bou­quets. Les tableaux de fleurs au XIXe siècle en France », L’Empire de Flore. Histoire et représentation des fleurs en Europe du XVIe au XIXe siècle, Paris, La Renaissance du livre, 1996, p. 289-306.

    (36) Voir notamment Monique Fuchs, « La fleur, métaphore ou décor dans les collections du musée des Beaux-Arts de Mulhouse », Bulletin de la Société In­dustrielle de Mulhouse 811-812, 1988-1989, p. 87-94 ; Bernard Jacqué, « Peintures de fleurs, dans le musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse », Bulletin de la société industrielle de Mulhouse n° 4, 1975, n° 761, p. 69-72.

    (37) Fleurs de Lyon, 1807-1917, catalogue d’exposition, Lyon, Musée des Beaux-Arts, juin-septembre 1982.

    (38) Sébastien Stoskopff 1597-1657. Un maître de la nature morte, Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame, Aix-la-Chapelle, Suermondt Ludwig Museum, 15 mars–5 octobre 1997, Paris/Strasbourg/Aix-la-Chapelle, Réunion des Musées Nationaux, 1997, 246 p.

    (39) Voir Jean-Louis Schlienger et André Braun, Le Mangeur alsacien, Strasbourg, La Nuée bleue, 2000, 288 p.

    (40) Collection particulière.

    (41) Léonce Bénédite, La Peinture au XIXe siècle, Paris, s.d., p. 51.

    (42) Martin Drolling, Intérieur de cuisine, S.d.b.g. Drölling Pt 1815, Salon de 1817, huile sur toile, 65 x 80,8, Paris, musée du Louvre.

    (43) Charles Blanc, Histoire des peintres de toutes les écoles, 1865, vol. 3, p. 37-38.

    (44) Paul Marmotan, L’École française de peinture. 1789-1830, Paris, 1886, p. 258.

    Jean-Jacques Henner, L’Alsace, elle attend, 1871, Paris, musée Henner

    HennerElleAttend.jpg(45) Robert Heitz, La Peinture en Alsace, 1050-1950, Strasbourg, Dernières Nouvelles d’Alsace et Istra, 1975, p. 57.

    (46) Vincent van Gogh, Lettres à Van Rappard, Paris, Grasset, « Les Cahiers Rouges », 1950, p. 79-80.

    (47) Gustave Brion, La Récolte de pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852, S.d.b.g. G. Brion 52, huile sur toile, 98 x 132, Musée des Beaux-Arts de Nantes.

    (48) Voir à ce sujet Catherine Jordy, La Peinture romantique en Alsace, op. cit., vol. 1, p. 238-246.

    (49) Françoise Pitt-Rivers, Balzac et l’art, Paris, Chêne, 1993, p. 73.

    (50) Voir Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 1973 [1986], p. 146.

    (51) Paul Marmotan, L’École française de peinture. 1789-1830, Paris, 1886, p. 258.

      

     

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  • Bart Moeyaert et son œuvre

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    Portrait de Bart Moeyaert par Marie-Ange Pompignoli

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    Le jeudi 4 décembre 2008, dans le cadre de la Saison culturelle européenne, en partenariat avec la Maison des écrivains, la Joie par les livres recevait Bart Moeyaert, interviewé par Anne-Laure Cognet.

    Si en France, cinq de ses romans pour adolescents et quatre de ses albums sont traduits, son œuvre publiée en flamand est bien plus importante avec des romans pour adultes, du théâtre, des scripts, d’autres albums et romans pour enfants… En France, Bart Moeyaert est apparu dans le paysage éditorial au tournant des années 2000 comme une autre voix, un autre ton.

    couvamainsnues.jpgIl réalise son premier livre à neuf ans, alors qu’il est malade. Intitulé L’Enfant aux médicaments, il compte douze chapitres d’une page chacun tapés à la machine. Pour lui, faire un livre s’apparentait à un bricolage, car il était convaincu que les auteurs fabriquaient eux-mêmes leurs livres et ne se contentaient pas de les écrire. Il était également convaincu qu’il ne pouvait écrire que sur ce qu’il connaissait : c’est ainsi qu’il a abandonné l’histoire d’une fille qui partait en voyage, parce qu’il n’avait jamais pris l’avion...

    À douze ans, il écrit un deuxième livre, de quarante pages ; malgré ses six frères, il est très solitaire, ne participant guère aux jeux de ses aînés, en tant que benjamin de la fratrie. Il ne peut discuter de ses problèmes d’adolescence ni avec ses parents, trop vieux, ni avec ses frères, qui le considèrent comme celui avec qui on peut rire, encore moins avec ses camarades de classe (il fréquente une école de garçons où l’on ne montre rien de son ressenti, car c’est jugé « un truc de filles »).

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    À quatorze ans, alors qu’il se sent mal dans sa peau, il commence un journal intime, parce qu’il a lu le roman d’un garçon qui fait le tour du monde, écrit sous la forme d’un journal de bord. Il ne se doute absolument pas que ce n’est qu’un procédé d’écriture pour un récit fictif. Il achète un cahier, écrit des choses sur lui-même mais trouve que sa vie quotidienne n’est pas assez intéressante, aussi y met-il du piquant : des accidents, une certaine Judith, personnage inventé, censée être dans sa classe et dont il est amoureux…

    « Personne ne savait que j’écrivais un roman, même moi, je ne le savais pas. » Trois cahiers et presque trois ans plus tard, il tape le tout sur une vieille machine à écrire (142 pages) et montre le résultat à ses parents qui le félicitent. Ce que ses parents détestaient par-dessus tout, c’était la paresse et l’oisiveté : jouer au foot, écrire des cartes postales ou un roman, « c’était très bien. »

    couvGroteOmas.jpgComme son père avait écrit des manuels scolaires, Bart Moeyaert trouve naturel d’envoyer son roman à des éditeurs. Le premier le refuse, le second lui répond, six mois plus tard : « Nous allons probablement l’éditer » ; on lui propose de corriger un certain nombre de points, dont le titre, car Duo, alors qu’il n’y a que quatre chapitres, ça ne convient pas… Mais il refuse de modifier le titre, et préfère réécrire entièrement le texte, ce qu’il fait un été durant, enfermé dans sa chambre. Cela donne finalement trente-sept chapitres, chacun étant, en alternance, le point de vue de Liselot et celui de Lander, qui forment bien, cette fois, un duo. Il a dix-neuf ans, et son livre est édité sous le titre Duet met valse noten [Duo avec fausses notes], en 1983. Il sera maintes fois réédité.

     

    Quand il découvre La Danse du coucou d’Aidan Chambers, il comprend que « tout est possible avec un livre ». À l’occasion d’un travail de recherche sur cet auteur, il le rencontre pendant un quart d’heure dans le taxi entre Amsterdam et l’aéroport de Schiphol – quelques mois plus tard il lui rend visite en Angleterre. Leur rencontre durera trois jours : « Je suis arrivé comme étudiant, je suis reparti adulte. »

    La même maison d’édition le suit pour quatre romans, mais comme il n’a pas envie d’être étiqueté « jeunesse », au troisième livre, ils se disputent, car Bart veut aussi écrire pour d’autres publics. « C’est comme un mariage qui ne marche plus : ça fait très mal, mais à un moment, il faut passer un cap », se séparer. Ensuite, quand on se voit, on s’entend mieux.

    CouvMoiDieuCreation.jpg

    En 1991, Jacques Dohmen, qui était l’un des rédacteurs les plus importants de la maison d’édition Querido aux Pays-Bas, lui propose d’être édité chez lui ; ce qu’il fait effectivement en 1995. Il publie Blote handen qui sera traduit en français sous le titre À mains nues, puis un petit texte (qui n’a pas encore été traduit en français), Afrika achter het hek [Afrique, au-delà de la barrière], illustré par Anna Höglund, une illustratrice qu’il apprécie. « J’ai beaucoup appris avec Anna Höglund », souligne-t-il. En effet, pour l’édition allemande, c’est un autre illustrateur qui a été choisi « parce que Anna Höglund n’est pas facile à vendre », et le livre a reçu une mauvaise critique et ne s’est pas vendu ; un an plus tard, un deuxième éditeur allemand publie l’album avec les illustrations d’Anna Höglund, et ça marche. Pour les albums suivants, Bart Moeyaert imposera son illustrateur(trice): «C’est mon livre qui est dans les magasins, je dois vraiment en être fier.»

    À mains nues, son premier livre traduit en français, en 1999 aux éditions du Seuil, l’a été par une traductrice qui n’« accrochait » pas à sa manière d’écrire ; le succès de l’ouvrage en France a d’ailleurs été très mitigé, ce qu’il attribue au fait qu’il n’a pas été traduit de manière adéquate. « La leçon, dit-il, c’est qu’il faut une bonne entente entre le traducteur et l’auteur. »

    Par la suite, ses livres ont été traduits en français par Daniel Cunin, qui avait lu en néerlandais un certain nombre de ses ouvrages et qui l’a recommandé à Danielle Dastugue, directrice éditoriale du Rouergue, la maison d’édition principale de Bart Moeyaert aujourd’hui en France.

    CouvOlek.jpgAvec Daniel Cunin, Bart Moeyaert échange parfois quelques méls, mais, affirme Bart Moeyaert, « si je peux lire le français, comprendre le français, je pense que le traducteur connaît mieux sa langue que moi » : il se contente donc de donner son avis sur un nom ou un détail.

    Lui-même a une activité de traducteur, pour des auteurs qu’il apprécie, tels Chris Donner ou Jürg Schubiger : « Il y a mon nom dedans, je veux être fier de ce que je fais. »

    Quatre de ses albums sont traduits en français : Moi, Dieu et la création et Olek a tué un ours, illustrés par Wolf Erlbruch, Le Conte de Luna, illustré par Gerda Dendooven (traduit par Maurice Laumré), et Le Maître de tout, par Katrien Matthys.

    On lui a proposé de faire un livre musical, ce qu’il a accepté avec enthousiasme, parce qu’il étouffe s’il reste entre ses quatre murs d’écrivain. En néerlandais, un cd accompagne effectivement chacun de ces albums.

    On lui propose d’écrire un livre sur la Genèse, ce qui n’a pas été facile mais finalement, Moi, Dieu et la création est apprécié autant par une Église très stricte que par les non-croyants !

    De même pour Olek a tué un ours, un compositeur le sollicite : Wim Henderickx, dont Bart Moeyaert trouve la musique (contemporaine) intéressante. Jeunesse Musicales lui propose d’adapter L’Oiseau Feu, et Bart en fait un conte sur un homme qui cherche à discerner le bien du mal ; et le compositeur fait une musique d’accompagnement de 40 minutes.

    Si Le Conte de Luna, adapté d’un conte slovaque, est très différent d’Olek, c’est que « ça ne m’intéresse pas de refaire deux fois la même chose ».

    couvcontedeluna.jpgLe Maître de tout (en l’occurrence, l’histoire d’un chat qui se pose la question de son emprise sur le monde) est un conte imprimé sur des pages noires, dont les images et le texte sont phosphorescents et peuvent donc être vus dans le noir… parce que finalement, le maître de tout, c’est la lumière… et l’histoire commence. « J’aime bien ne pas tout dire, donner de la matière à penser aux enfants, qu’ils se demandent : “Mais qu’est-ce qu’il dit ?” »

    Pourquoi proposer des albums qui appartiennent plutôt au genre du conte ? C’est un hasard, il a d’autres projets dans son escarcelle, auxquels il veut donner le temps de mûrir. Il a écrit des poèmes (dont deux recueils ont été publiés), sans qu’il se sente spécialement poète, il a aussi rempli des carnets de petits dessins…

    Si être auteur donne une image de sérieux, il aime casser cette image, notamment en écrivant du théâtre : « il y a une distance, mais il n’y a pas de distance ». « Je veux essayer jusqu’à ce qu’on me dise : “C’est moche, arrête”, alors peut-être j’arrêterai, mais pas avant. »

     

    Ses romans proposent de partager un univers autour de la famille, et mettent des jeunes en interaction avec le monde des adultes. Pourquoi ? Il a voulu que son récit Oreille d’homme soit « miroir du monde des jeunes, et miroir du monde des adultes. » « Je suis resté à l’époque où je trouvais que tout était difficile, quand j’avais douze ans, et encore vingt ans, trente ans » (par exemple, comment communiquer, avec un père très sévère, quand on a appris à dire « Oui, ça va » même quand ça ne va pas ?), même si la jeunesse, c’est en même temps « le plus beau temps de la vie, où tout est possible, où on peux choisir ce qu’on veux ». À vingt ans, dit-il, on est tourné vers le futur, alors que dans l’enfance, on est plus tourné vers la découverte, ce qui inclut douleur, tristesse.

    couvNiddeguepes.jpgAinsi dans Nid de guêpes, paru en 1997, il est question d’apprendre à connaître les « vraies frontières ». « Ce qui me choque parfois, insiste Bart Moeyaert, c’est que beaucoup de gens ne découvrent pas leurs frontières. » « Quand je vais dans d’autres pays, je veux être choqué, je veux voir mes propres frontières, les voir bouger », « Je veux être toujours en mouvement ». « Passer les frontières, ou pas, c’est ce que nous devons faire ». Nid de guêpes, qui raconte l’histoire de Suzanne, une jeune fille en révolte, met en scène un personnage qui décide de faire quelque chose, pour la première fois, parce que la situation est intenable ; à la fin de l’ouvrage, c’est accompli. Parallèlement, l’auteur nous dit : « j’ai osé faire des choses, passer des frontières ».

    Dans À mains nues, le héros est aussi poussé à faire quelque chose. Et de plus en plus, dans les livres de Bart Moeyaert, ses héros agissent, parce que « j’ai compris dans ma propre vie que quand je fais quelque chose, le monde change, et quand je ne fais rien, rien ne bouge ».

    Un enfant de huit ans ne comprendra certainement pas tout de ce qu’il lit, mais « tout va ensemble ». Lui-même se souvient d’être allé, jeune, à une représentation de La Mouette de Tchekov, en français, dont il n’a pas compris tous les dialogues, mais il a été enthousiasmé par l’atmosphère et le cadre qui formaient un ensemble.

    Il refuse de réduire la culture enfantine aux séries télévisées, et pense qu’en matière culturelle, on peut proposer à un enfant ce que l’on propose à un adulte – même si c’est peu à peu que l’enfant en assimilera la richesse.

    Couvlamourquenous.jpgSon père ne lui ayant jamais dit qu’écrivain, ça pouvait être une profession, Bart Moeyaert n’en a jamais eu l’idée. Entre son premier roman (1983) et Nid de guêpes (1997), il a compris qu’il pouvait écrire un « kaléidoscope » : ce qu’on veut, « mais tucomprends que ta voix est la bonne ».

    Aujourd’hui, il est beaucoup plus libre. Être libre n’empêche pas de se poser des questions du type : « Est-ce que ce que je fais est bien ? »

    À dix-neuf ans, les adultes émettaient ce jugement à son égard : « Bon travail, mais on n’obtiendra plus rien de ce jeune », or, son roman a eu un grand succès (trois tirages en un an). Trois ans plus tard, il publiait son deuxième livre, complètement différent – les critiques furent heureux, et les lecteurs, déçus. « Tout le monde ne peut pas être content », disait son premier éditeur : l’important pour Bart Moeyaert étant de faire ce qu’il veut.

    Il a écrit et dessiné une histoire, Grote oma’s [Les Grandes grand-mères], (qui n’est pas traduite), donnée en cadeau, puis republiée avec des illustrations de Kitty Crowther.

    Il a été également nommé « poète de la ville d’Anvers » en 2006 et 2007. Sa tâche consistait à suivre la vie de la ville et à écrire douze poèmes (en deux ans) sur le sujet. Pendant ces deux années, il n’est pas arrivé à écrire autre chose ; il devenait cynique, trouvait que le monde était noir et la vie, lourde. Quand sa fonction a cessé, il a voyagé pendant six mois, et a compris qu’il était libre lorsqu’il écrivait des histoires – ce qu’il a fait depuis, sans négliger les poèmes ou le théâtre, choses secondaires mais qui sont une respiration pour lui.

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    En 2009 paraît Embrasse-moi (en mars, traduction française de Kus me publié en 1991) et Graz [Graz], roman pour adultes. Il a été cité plusieurs fois pour le Prix Andersen, en 1998, 2002, 2004, et a obtenu divers prix, dont le Hibou d’or (De Gouden uil, prix néerlandophone) : trois fois, il a été nominé, on lui a dit « Bart, tu es jeune, ça viendra un jour », et la quatrième, il l’a eu, en 2001, pour Le Conte de Luna, un conte qu’il a réécrit. Il comme nte avec humour : « Tu reçois le prix pour une histoire qui n’est pas vraiment de toi ! »

    Un auteur qui nous a fait partager avec simplicité un peu de ce qui lui tient à cœur, et que l’on peut retrouver dans ses livres… ou sur son site : http://www.bartmoeyaert.com.

     

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    Source : Bibliothèque nationale de France, CNLJ - La Joie par les livres. Merci à Marie-Ange Pompignoli et Bart Moeyaert pour l’autorisation de reproduire ce texte.

     

     

  • Petit portrait de Philippe Zilcken

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    Ce que j’ai appris, je ne l’ai jamais su,

    et ce que je sais, je ne l’ai jamais appris.

    Ph. Zilcken

     

     

    CHARLES LOUIS PHILIPPE ZILCKEN EN BREF

     

    Le peintre, graveur et homme de lettres hollandais Charles Louis Philippe Zilcken (La Haye, 21 avril 1857- Villeneuve-sur-Mer, 3 octobre 1930) a laissé de nombreux écrits dans sa langue maternelle comme en français (et en anglais) sur des peintres hollandais et des artistes français de son temps (les frères Maris, Jozef Israëls, Marius Bauer, Geo Poggenbeek, Hendrik Mesdag, Jan Toorop, G.H. Breitner, Félicien Rops, Henri Regnault, Jean-Baptiste Corot, Étienne Dinet, Alphonse Stengelin, Rodin, Edmond de Goncourt…) qu’il comptait pour la plupart parmi ses amis. En 1900, il a donné un premier volume de souvenirs (Souvenirs I, préface Alidor Delzant, Paris, H. Floury), dans lequel il est question de Marius Bauer, de la reine Sophie des Pays-Bas, de Verlaine en Hollande, de Venise, de Jacob Maris, du voyage en Zélande de la poétesse Ossit, de Félix Buhot, de Berthe Bady, de patinage… Un autre devait suivre l’année même de sa mort : Au jardin du passé. Un demi siècle d’Art et de Littérature. Ses mémoires rédigés en néerlandais en 1928 (Herinneringen van een Hollandsche Schilder der negentiende eeuw 1877-1927) n’ont quant à eux jamais été publiés ; ils apportent un certain nombre de précisions qui ne figurent pas dans les ouvrages rédigés en français.

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    Philippe Zilcken dans son atelier

     

    Le nom de Philippe Zilcken reste lié à celui de Verlaine puisque c’est à son initiative, à celle d’un libraire-éditeur haguenois et de quelques autres peintres, que le poète français a été invité à passer une dizaine de jours aux Pays-Bas fin 1892 pour entretenir un public choisi de poésie française. Il a d’ailleurs logé au cours de ce séjour dans la demeure de Philippe Zilcken. Ce dernier, passeur érudit, « collectionneur de race », « frère jumeau de la plume et du burin », aujourd’hui en grande partie oublié, mérite qu’on lui rende un petit hommage, d’autant plus qu’il est assez difficile de mettre la main sur ses publications.

    Sa connaissance du français lui venait de sa mère qui avait vécu en Belgique et parlait français à la maison. Alors qu’il était encore au lycée dans sa ville natale, Zilcken a été, deux après-midi par semaine (1874-1876), le secrétaire de la reine Sophie qui lui dictait son courrier en français ainsi que des études historiques comme celle publiée par La Revue des deux Mondes le 1er juin 1875 sous le titre « Les derniers Stuarts ». S’il a bien entendu beaucoup pratiqué les auteurs français tout au long de son existence, Zilcken n’en a pas moins gardé un réel amour de la langue néerlandaise : « Le hollandais, cette langue riche et extraordinairement malléable, qui sait être rigide et austère et s’adoucir en de verlainiennes caresses », écrira-t-il par exemple dans une recension pour La Revue Blanche.  Le milieu privilégié dans lequel le jeune garçon a grandi lui a permis de s’initier aux arts et de rencontrer très tôt des artistes, en particulier ceux qui fréquentaient la maison familiale où son père, mélomane et musicien, organisait des soirées musicales. L’un de ces visiteurs, Anton Mauve, fut d’ailleurs le premier à transmettre son savoir au jeune Philippe, lequel montra un certain talent alors que ses parents le destinaient à des études plus conventionnelles (le droit). Pour le peintre en herbe, la fréquentation et les conseils de Jacob et Willem Maris ou encore de Jozef Israëls se révélèrent également très précieux.

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    Profil de femme, par Ph. Zilcken

     

    La passion qu’éprouvait Philippe Zilcken pour la peinture et le dessin ne le dispensa pas de s’intéresser à d’autres choses comme la botanique, les fossiles, la bibliophilie, les bibelots extrême-orientaux. Bientôt, il transformera son intérieur en véritable musée. À propos de sa demeure haguenoise de style anglo-normand construite en 1889 qui portait le nom de son épouse, écoutons un de ses amis, l’écrivain Lodewijk van Deyssel, en 1902 : « Ceux qui ont eu l’avantage de connaître l’intérieur de l’habitation de Philippe Zilcken, la charmante Hélène-Villa – une première, délicate et fine œuvre de l’architecte Bauer – savaient combien les objets d’art formaient là un tout avec les chambres et l’atelier… ». L. Lacomblé, critique qui avait lui aussi visité les lieux, raconte que l’aquafortiste caressait les objets des yeux et qu’il n’osait élever la voix de peur de les déranger. Outre de nombreuses œuvres d’art offertes par des maîtres et confrères, le jeune aquafortiste s’entourait de japonaiseries et d’une collection pour le moins singulière, commencée chez « un petit brocanteur » d’Arles : de magnifiques chaussures de diverses époques et divers continents, qui seront exposées (au Royaume-Uni) et feront l’objet de plusieurs articles avant d’être confiées, du vivant de l’artiste, au Musée d’art décoratif de Haarlem. C’est qu’en 1902, Philippe Zilcken, manquant d’argent, a dû vendre ses 150 paires de chaussures, mais aussi pratiquement toutes ses pièces de valeur. Peut-être sa période faste était-elle terminée, peut-être s’était-on un peu lassé de ses eaux-fortes, comme le suggèrent certains critiques hollandais lui reprochant de ne pas se renouveler – opinion qu’on retrouve aussi d’une certaine façon sous la plume de son confrère Georges Lemmen qui affirme, à propos de la première exposition internationale de La Haye (1901), que Zilcken ainsi que quelques autres, « n’apportent dans une contribution trop restreinte aucune note nouvelle » (L’Art Moderne, 9 juin 1901). Mais d’autres raisons expliquent sans doute ce revers, auxquelles venaient qui plus est s’ajouter des drames familiaux : « Frappé dans ses affections les plus chères, sentant le vide de sa maison trop grande, notre ami ne veut plus conserver que quelques rares souvenirs des jours heureux », explique un commentateur (L’Art Moderne, 4 mai 1902). Après le décès de son épouse à l’automne 1895, Zilcken a en effet perdu un enfant, peut-être la petite Renée à laquelle Verlaine a dédié un poème. Toujours est-il que les différentes pièces que le peintre-graveur avait achetées ou qu’on lui avait offertes au fil de près de trente années sont vendues aux enchères les 13, 14 et 15 mai 1902 au Haagsche Kunstkring sous la direction de R.W.P. De Vries, expert d’Amsterdam et Martinus Nijhoff, libraire à La Haye. Dans Au Jardin du Passé, le premier concerné écrit : « Lorsque je revins à La Haye, une vente avait eu lieu d’une partie de mes collections de chaussures, d’estampes, d’objets d’art oriental. Je n’ai jamais possédé des pièces de grande valeur, mais j’avais pu dénicher çà et là de jolis objets qui malheureusement ne se vendirent pas très bien. Néanmoins, le tout liquidé, je pus de nouveau me livrer au travail avec une certaine indépendance. Mon ami, le célèbre écrivain Van Deyssel, avait eu la complaisance d’écrire une aimable Préface pour le Catalogue de cette vente, qui est naturellement devenu très rare (…). Cette vente a excité la curiosité de biens des gens et je crois qu’il n’y a eu qu’un seul journal qui ait dit la vérité : “M. Z… a besoin d’argent” – ce qui malheureusement n’était que trop vrai ! Il est regrettable que ces précieuses et uniques collections d’eaux-fortes modernes, en majeure partie imprimées par moi, qui vaudraient actuellement leur poids d’or – aient été vendues à des prix dérisoires, à peu près au “prix du papier”. »

    On comptait parmi les pièces qui n’étaient pas « de grande valeur » 12 estampes de Heinrich Aldegrever, un Lucas van Leyden, une trentaine d’estampes japonaises, une dizaine de dessins de Vincent van Gogh (période haguenoise), un grand dessin de Jongkind, plus de 80 gravures de Marius Bauer et presque autant de Rops, des lithos de Nicolas-Toussaint Charlet, Daumier et Odilon Redon, des œuvres de Daubigny, Goya, Jozef Israëls, Auguste Lepère, Manet, Mauve, Maris, Célestin Nanteuil, Delacroix, Henry De Groux, de précieux manuscrits du XVe siècle, des meubles, sans compter un plat en faïence de Delft peint par Mauve, des porcelaines chinoises, une partie de la belle bibliothèque… et 225 eaux-fortes originales de Zilcken lui-même ainsi que le manuscrit de Quinze jours en Hollande. Lettres à un ami de Verlaine. Il est clair que Zilcken a traversé une période noire sur laquelle il préfère ne pas s’étendre dans ses mémoires. En général, il reste d’ailleurs très discret sur ses déboires et sur sa vie familiale. En le lisant, on comprend qu’il s’est remarié après la mort d’Hélène Hauzeur, mais on n’en apprend guère plus. En lisant certains journaux de l’époque, on comprend qu'il se trouvait mésestimé en tant que peintre.

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    L'écrivain Pol de Mont, par Ph. Zilcken

     

    Quelques témoignages de la fin du XIXe siècle fournissent une description physique de l’Haguenois. On peut par exemple se reporter au portrait que brosse Pol de Mont, homme de lettres belge et célèbre promoteur de la culture flamande : « Grand, maigre, robuste malgré cette maigreur, nerveux, incroyablement nerveux dans ses mouvements et son expression, prêtant un grand soin à sa mise sans toutefois porter des habits voyants, n’ayant pratiquement rien d’un dandy mais beaucoup d’un gentleman, Philippe Zilcken attire immédiatement l’attention et laisse une impression qui vous empêche de le ranger parmi la masse du commun des mortels, les millions de monsieur Tout-le-Monde. Sa tête surtout est intéressante, plutôt petite que grande, posée sur un long cou noueux, avec des yeux qui vous dévisagent et vous scrutent de derrière le pince-nez, front haut, le plus souvent parcouru de quelques profondes rides verticales, en dessous le nez un tantinet malicieux, des oreilles solidement dessinées, le cheveu très noir plaqué, – la tête d’un observateur, – sur laquelle ne tarde pas à apparaître l’expression tendue propre aux peintres et aux dessinateurs. » Dans son Journal, Edmond de Goncourt apporte en passant quelques éléments complémentaires : « Visite de Zilcken, l’aquafortiste hollandais, venu à Paris pour faire une pointe sèche de mon facies. Un long garçon, maigre, sec, osseux, avec l’accentuation d’une forte pomme d’Adam dans un cou d’échassier. » (1)

    Au cours de sa carrière, Zilcken s’est attaché à travailler avec une grande intégrité. Dans un premier temps, il a fait de grandes eaux-fortes de reproduction pour gagner sa vie (2). De plus petites aussi pour des publications, allant soumettre ses gravures aux auteurs des tableaux qu’il reproduisait. Ce travail exigeant ne l’empêchait pas de considérer la photographie de son temps comme un art. L’historien de l’art haguenois Adriaan Pit (1860-1944) a laissé plusieurs catalogue descriptifs des eaux-fortes originales de son ami, celui de 1893 en dénombrant 201, celui de 1918, 633 (3). Un visiteur en mentionne environ 400 lorsqu’il passe à la Hélène-Villa en 1896 (4). Parmi celles-ci, l’une représente le visage de la baronne Deslandes, née comtesse Fleury ; cette femme qui publiait sous le pseudonyme Ossit avait accueilli l’artiste hollandais chez elle et lui-même avait eu le plaisir de la recevoir en Hollande (« Souvenirs de Zélande », Souvenirs, 1900, p. 113-141).

    Parallèlement au temps qu’il consacrait à ses travaux artistiques, Philippe Zilcken – souvent dans le cadre de multiples fonctions officielles et honorifiques qui lui valurent d’être nommé en 1901 Chevalier de la Légion d’honneur et de recevoir la Croix de chevalier de l’ordre de Léopold –, s’est employé à faire mieux connaître les peintres et graveurs de son pays en France, mais aussi en Italie où il a joué un rôle dans l’organisation de plusieurs expositions dont l’une consacrée au vieux Jozef Israëls (1910). Il déplorait que « nos peintres tout comme nos poètes sont moins connus [en France] que les Scandinaves ou les Polonais ». En 1896, il a fondé un comité en faveur de la création d’un musée et d’une bibliothèque Rembrandt, une entreprise qui n’aboutira pas.

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    Exposition Zilcken dans l'atelier de l'artiste (1903)

     

    Le Haguenois a bien entendu participé lui-même à de multiples expositions dans différents pays européens : Salon des XX, Cercle artistique international d’Amsterdam (sur le modèle du Salon des XX), Kunstkring de La Haye, Exposition Internationale de La Haye (1901), Cercle Arti et Amicitiæ d’Amsterdam, Voor de Kunst à Utrecht (1915), Salon des Aquarelliste de Bruxelles, Salon de l’Estampe (janvier 1908), Durand-Ruel (mars 1906, avec Odilon Redon), Société internationale de la Gravure originale en noir (43, bd Malesherbes, novembre 1908)… La presse s’en est souvent fait l’écho. Par exemple, l’article « Impressionisten » de l’hebdomadaire De Amsterdammer du 21 février 1886, à l’occasion d’une exposition de cinq artistes haguenois, relève quelques œuvres faibles ou prosaïques de Zilcken, mais surtout des toiles de sa main qui ont beaucoup de caractère ainsi que de remarquables et puissantes eaux-fortes. Alors que l’artiste participe en 1893 à l’exposition de la Société des Aquafortistes belges au Cercle artistique, on commente son travail en ces termes : « De la lumière fine, M. Zilcken en éparpille aussi à travers ses eaux-fortes. C’est un Hollandais, comme M. Storm, mais il n’a pas la vigueur de celui-ci ni sa superbe maîtrise. Il a la ligne aérienne ; ce que nous préférons en lui, c’est la façon dont il rend la plaine hollandaise (Près de Delfshaven) parsemée de saules, de maisonnettes, de moulins. Les plans, variés de marécages, fuient avec légèreté vers l’horizon. Le Paul Verlaine (d’après Toorop) est merveilleux de vie et jamais le visage à la fois faunesque et apostolique du poète de Sagesse n’a été produit avec une telle intensité et un plus large caractère. » Durant l’automne 1905, rapporte un périodique, la ville de Leyde présente une rétrospective Zilcken regroupant une cinquantaine de toiles « impressions de voyage en Angleterre, en Belgique, en France, en Italie », dont certaines ramenées de Provence. Dans L’Art Moderne du 26 février 1911, Gabriel Mourey, qui se remémore les moments passés à la Hélène-Villa, se montre élogieux, soulignant « la subtilité, le raffinement, l’amour de la nuance » du Hollandais, son rejet de toute vulgarité, allant même jusqu’à faire de son camarade un artiste français : « C’est par cet amour de la vérité, par là seulement, j’y insiste, que Zilcken s’avoue Hollandais, car, pour le reste, surtout ce sens si raffiné, si profond, si sûr de la mesure, des belles proportions, de la clarté, c’est à la France, me semble-t-il, à cette France qui est son pays d’élection, dont il connaît, parle et écrit si finement la langue, qu’il me paraît le devoir : Zilcken est un graveur français. Plus que dans son pays natal, chez nous il se sait et se sent chez lui : son éducation, sa culture, sont françaises... » Au cours de l’été 1903, le peintre-graveur a même organisé dans sa demeure de La Haye une grande exposition réunissant plus de 80 de ses tableaux et une dizaine de ses aquarelles (5). Grâce au marchand de tableau Samuel Putman Avery (1822-1904), Zilcken va par ailleurs pénétrer assez tôt le marché américain ; ainsi, en 1892, on exposera à New York des travaux qu’il a ramenés d’Algérie (6). Au printemps 1913, nous raconte l’aquafortiste, a lieu une rétrospective au Pulchri Studio de La Haye, avec beaucoup d’études d’Egypte ; ce fut sa « dernière manifestation d’art personnel ». En janvier 1914, une centaine des ses premières eaux-fortes seront exposées au Cabinet des Estampes d’Amsterdam.

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    Affiche de l'exposition Zilcken 1913

     

    Dans la vie du peintre-graveur, la Provence et la Côte d’Azur ont occupé une place majeure même s’il a toujours considéré que la Hollande était « peut-être le pays qui recelait le plus de beauté ». Zilcken a découvert ces régions dès 1882 : « … attiré par le climat autant que par la lumière, je suis parti pour la Provence, séjournant en Arles et aux environs, puis à Marseille, excursion d’où j’ai rapporté un certain nombre d’aquarelles et d’eaux-fortes, principalement de la jolie ville d’Arles, aux fins tons gris et or accentués par les silhouettes noires des Arlésiennes ». Il y est souvent retourné, profitant par exemple d’un séjour aux Baux-de-Provence pour aller présenter ses hommages à Frédéric Mistral. Une fois établi au bord de la mer, il lui arrivait de monter dans « un canot-périssoire en toile, un “Berthon” pliant, léger, portatif et presque indestructible », qui, après une longue carrière, lui permit « encore de pagayer le long de la Côte d’Azur et de suivre, dans l’eau claire des petites calanques, parmi les algues vertes et rouges, les évolutions des méduses, des sèches et des girelles. Dans ce canot que je transportais avec moi comme un escargot sa coquille, j’ai beaucoup peint et gravé, aussi bien dans les fossés de nos polders hollandais, dans les canaux de Delft, Leyde, Amsterdam et Venise que parmi les si pittoresques bateaux de pêche de la mer du Nord… »

    Il convient de relever également l’attrait qu’a exercé l’Orient sur le peintre. Dans sa notice « … het schitterende, teere, overal reflecteerende en alles omhullende licht van het Oosten. - Philippe Zilcken als oriëntalist », l’historien de l’art Jaap Versteegh précise : Zilcken « était membre de la  Société des Peintres Orientalistes qui organisa un salon annuel à partir de 1894. En 1911, on chargea le Néerlandais de réaliser un numéro spécial de la Gazette de Hollande consacré à l’Orient ; les principaux orientalistes du moment y collaborèrent, dont Jozef Israëls, Marius Bauer et H.J. Haverman. Au bout du compte, il convient de reconnaître que Philippe Zilcken était en Hollande l’expert par excellence en matière d’art oriental. Il est temps de lui accorder la place qui lui revient. » (7) Zilcken a effectué un premier voyage en Algérie au début de l’année 1883 avec son ami Adriaan Pit. Ce sont les ouvrages d’Eugène Fromentin et des frères Goncourt ainsi que des conversations avec l’explorateur Paul Soleillet (1842-1886) qui lui avaient donné envie de se rendre dans ces départements français. Il y retournera environ vingt-cinq ans plus tard et se rendra également en Égypte.

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    Pour compléter cette évocation, il n’est pas inutile de redire (voir « La Hollande amie ») que Zilcken, grand francophile, a fait partie de ce noyau d’intellectuels hollandais qui, durant la Première Guerre mondiale, ont défendu bec et ongle la France en prenant des initiatives éditoriales, culturelles et de propagande. Barrès le rappelle dans un volume de ses Chroniques de la Grande Guerre : « … Van der Hem, Albert de Hahn, Jean Sluyters, qui expriment quotidiennement leur mépris pour les Boches, ou bien encore les peintres graveurs Ph. Zilcken, Bauer, qui s’attachent à faire connaître notre art ».

    Ayant été exproprié de sa villa de La Haye à cause de l’extension de la ville, le Haguenois va s’installer avec sa femme à Nice dans une dépendance du Château du Mont-Boron, une tour « hantée » donnant sur la mer. Par la suite, obligé de quitter ce lieu, le couple s’établit à Villefranche-sur-Mer où Zilcken finira ses jours sans abandonner ni le dessin ni l’écriture. Il termine ses mémoires par cette phrase : « Lorsque je regarde en arrière, je trouve le chemin parcouru bien long et la seule chose que j’aie apprise, c’est que tout est vanité, – que personne ne sait rien, – que la vie est un mystère… » avant de citer Hugo : « Il n’y a sous le ciel qu’une chose devant laquelle on doive s’incliner : le génie, et qu’une chose devant laquelle on doive s’agenouiller : la bonté. »

    Daniel Cunin

     

     

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    couverture de l'édition italienne de Jozef Israëls

     

    (1) Dans cette page datée du 3 avril 1895, l’écrivain poursuit : « Il me parle d’un article fait sur moi par un littérateur de ses amis, article intraduisible en français, parce que la langue hollandaise est beaucoup plus riche que la langue française et ayant cinq ou six expressions pour rendre une chose qui n’en a qu’une chez nous, – et cet article, à son dire, serait un débordement d’épithètes, ressemblant à une éruption volcanique. » Il s’agit d’un essai de Lodewijk van Deyssel consacré aux frères Goncourt, paru dans De Nieuwe Gids, juin 1888, p. 205-228. Philippe Zilcken a lui aussi écrit sur Edmond de Goncourt (Elsevier’s geïllustreerd maandschrift, juillet-décembre 1896, p. 223-233).



    Lodewijk van Deyssel en 1934

     

    (2) Dans sa thèse soutenue en 2004 à Amsterdam : Kunst in reproductie : de reproductie van kunst in de negentiende eeuw en in het bijzonder van Ary Scheffer (1795-1858), Jozef Israëls (1824-1911) en Lourens Alma-Tadema (1836-1912), publiée en anglais sous le titre Art in Reproduction. Nineteenth-Century Prints after Lawrence Alma-Tadema, Jozef Israëls and Ary Scheffer, Amsterdam University Press, 2007, Robert Maarten Verhoogt évoque la personnalité de Zilcken en tant que « reproducteur » d’œuvres de peintres, notamment de celles de Jozef Israëls.

    (3) Adriaan Pit a publié lui aussi en français : La gravure dans les Pays-Bas au XVe siècle et ses influences sur la gravure en Allemagne, en Italie et en France, Paris, Desclée de Brouwer, 1891-1892 (ouvrage qui reprend des articles de la Revue de l’art chrétien) ; Les origines de l’art hollandais, Paris, H. Champion, 1894 ; La sculpture hollandaise au Musée National d’Amsterdam, Amsterdam, Van Rijkom, 1903. Présentant le premier catalogue descriptif des eaux-fortes de Zilcken, L’Art Moderne écrit : « Ce catalogue, très coquet et rédigé avec grand soin, mentionne deux cent et une pièce différentes, d’une variété extraordinaire. Il y a des paysages, des portraits, des études de figures, des croquis de fleurs, des reproductions de tableaux, des fantaisies, etc. On est surpris de voir un œuvre aussi considérable accompli par un artiste qui est encore classé parmi les jeunes. »

     

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    (4) P.A. Haaxman, « Philip Zilcken », Elsevier’s Geillustreerd Maandschrift, juillet-décembre 1896, p. 1-21. (une partie des éléments de cette notice sont empruntés à ce précieux article qui nous offre une visite de la demeure de Zilcken).

    (5) Pour cette exposition « à domicile », Zilcken a demandé conseil à Jean-François Rafaëlli. La lettre que ce dernier lui a envoyée figure dans Au Jardin du Passé ; elle avait déjà été publiée dans le catalogue de cette exposition originale - il était rare à l'époque de voir un artiste organiser une exposition de ses oeuvres dans son propre atelier - et dans L’Art Moderne du 20 septembre 1903.

    (6) Catalogue of Etchings By Ph. Zilcken of the Hague, Holland. Exhibited at the Grolier Club, New-York April, 1892. Voir l’encart du New York Times du 10 avril 1892.

    (7) www.kunstpedia.com/authors/68/Versteegh,-Jaap

     

    certaines reproductions de cette page figurent sur le site www.geheugenvannederland.nl

     

     

  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (2)

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    La première partie du texte que Philippe Zilcken consacre à Jozef Israëls dans Peintres hollandais modernes porte sur le dessin et la manière du maître haguenois.

     


    JOZEF ISRAËLS


    Depuis bientôt cinquante ans qu’Israëls peint, depuis une trentaine d’années que le succès lui prodigue ses faveurs, il a produit considérablement.

    Comme beaucoup de ses compatriotes, il ne s’est par borné à un seul genre spécial ; quoiqu’il ait peint beaucoup de tableaux d’intérieur, cela ne l’a pas empêché de rendre toute la gamme des effets de plein air de son pays : de tranquilles jours gris, des soirs lourds et sombres, des paysages de grèves, argentés par un pâle soleil opalin, parfois des clairs de lune.

    Et toujours, jouant un rôle important dans ces paysages admirablement sentis, la figure humaine, l’enfant et la femme de préférence prennent une place prédominante.

    Parce qu’Israëls a peint la figure rustique, le pauvre, le pêcheur, l’ouvrier ou le campagnard, on l’a parfois comparé à Millet, mais s’il y a un rapprochement entre ces peintres, c’est seulement celui-ci, que tous les deux sont artistes plus que peintres ; et que l’intensité de sentiment que montre telle toile de Millet est la même que celle des bonnes œuvres d’Israëls.

    En Hollande Israëls occupe une place prépondérante dans l’art de son temps, d’abord par son talent, ensuite par l’influence qu’il a exercée sur l’école de peinture contemporaine. Et nous ne croyons pas exagérer en disant qu’il appartiendra à l’histoire générale de la peinture moderne, étant du petit nombre d’artistes qui ont su exprimer un côté personnel de leur tempérament, qui ont eu quelque chose à dire, qui ont été des premiers à réagir violemment contre les recettes (nous n’osons pas même dire « traditions »), qui ne produisaient guère plus que des tableautins inertes, glacials de convention, de manque de vie et de sincérité.

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    Les peintres de l’école hollandaise de 1830, pseudo-classiques, secs, guindés, anti-artistiques au possible, ne peignaient, en paysage, que des décors sans atmosphère, en figure, que des anecdotes historiques ou burlesques, des mélodrames romantiques ou des bergeries d’opéra-comique, adaptations maladroites de recettes anciennes à des sujets de romances. Résultat : des œuvres froides, sans vie, mal conçues et mal exécutées, sans charme ni mérite, qui ressemblaient aussi peu à des œuvres d’art que des poupées modernes à des statues classiques. Et cette école de 1830 sévit encore, de nos jours. Quoique la peinture moderne s’impose, depuis quelques années déjà, aux amateurs intelligents et aux gens de goût, les œuvres de cette époque atteignent encore des prix élevés et sont parfois hautement prisées par leurs possesseurs. On comprendra par cela d’autant mieux qu’une peinture aussi révolutionnaire que celle d’Israëls le paraissait, eut de la peine à s’imposer au public, puisque, même aujourd’hui, maintenant que l’admiration de l’étranger vient montrer quels grands peintres les Hollandais ont l’honneur de compter parmi eux, ces peintres sont encore souvent discutés et incompris.

    Le grand effort d’Israëls a été d’allier à l’amour des humbles, une conception grandiose du milieu où ses figures se meuvent. Il a repris ainsi, avec les Maris, et avec Mauve, les traditions anciennes, redevenues nouvelles par suite de l’abandon où on les avait laissées, en réimportant dans son pays un naturalisme sincère qui a été la note caractéristique des peintres Hollandais et Flamands de la grande époque.

    Quoiqu’il n’en paraisse rien dans ses œuvres, qui ont l’air d’être travaillées presque péniblement quelquefois, qui ne sont jamais peintes de jet, avec des coups de pinceaux décidés, mais plutôt tapotées à petites touches, Israëls cache un savoir très grand derrière ces semblants de maladresse, d’inhabilité dans l’exécution. Mieux que personne il sait la science du dessin, le secret de construire ses figures. Derrière la naïveté un peu voulue de ses tableaux se dérobe une science consommée des proportions et de l’anatomie d’une figure ; il sait admirablement raisonner le pourquoi d’une attitude, d’un geste, d’une pose. Aussi est-il vivement indigné lorsqu’on lui reproche de ne pas savoir bien dessiner, reproche que lui font fréquemment les ignorants.

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    Il y aura toujours un abîme entre deux opinions opposées concernant le dessin. Pour certaines personnes, pour le grand nombre, dessiner c’est tracer proprement les contours des formes, avec un trait arrêté qui cerne les masses ou les détails. C’est ce dessin, qu’enseignent les maîtres de dessin, les écoles, les académies. C’est aussi le dessin élémentaire primitif des peuples anciens, des primitifs de toutes les époques. Lorsque ce trait est senti, lorsqu’en le traçant l’artiste a suivi avec amour les moindres inflexions, appuyant son crayon délicatement pour indiquer une courbe molle, vigoureusement pour accentuer une partie solide, lorsque ce dessin linéaire est d’un Italien primitif, ou d’un Holbein, d’un Clouët, il est admirable. Mais combien ce dessin ne devient-il pas vite une suite de conventions, des traits ou des lignes cernant des masses proportionnées suivant des formules géométriques ! Alors il peut être très utile pour la peinture décorative, qui exige, avec du goût et du talent, une grande science ; pour des dessins industriels, dont la qualité première est l’heureuse distribution des lignes et des tâches dans lesquelles la vie et les détails des sujets représentés sont au moins accessoires, tandis que le tout doit être plutôt de convention, afin de faire de l’effet à distance ; un effet décoratif, qui n’est obtenu qu’au moyen de masses fort simples, dont les détails seraient invisibles par la distance même.

    Ce dessin-ci, aux contours immobiles pour ainsi dire, est le dessin que le public croit être le seul dessin ; et du moment que des coups de crayon heurtés, brusques, nerveux, d’un Rembrandt, d’un Michel Ange, d’un Millet sont sous ses yeux, il se trouve désorienté ; habitué à une pureté, une propreté bourgeoise des lignes, il ne comprend pas ce dessin, tout à fait artistique, puisqu’il exprime plus que la forme copiée servilement, la synthèse de la forme ; qu’il donne la vie, le mouvement, l’action, non pas d’une manière inerte comme une photographie instantanée, mais avec une apparence de vie. Il ne voit pas, ce public, dans le trait interrompu, exagéré, dans les coups de crayon qui cherchent une forme, se répètent parallèles au même endroit, qui sont noirs, épais, ou imperceptibles, brusquement interrompus, un dessin bien autrement vivant, exprimant beaucoup plus ; exigeant un talent supérieur, toujours très rare, des facultés de vision et de compréhension que ne demande pas le dessin conventionnel, qui s’apprend par cœur à l’école.

    Nous nous sommes étendu si longuement sur les différentes manières de comprendre le dessin, pour tâcher de faire valoir les mérites de celui d’Israëls. Lorsque le maître peint une jeune fille qui coud, il cherche avant tout à rendre le geste, le mouvement, l’attitude. Pour cela il n’existe pas de recettes ni de trucs. C’est la vision, ou plutôt le sentiment qui domine cette vision qui guide la main qui ignore ce qu’elle fait. Ceci déjà suffirait à démontrer la supériorité d’un dessin caractériste (rendant le caractère des formes au lieu de copier celles-ci) sur un dessin impersonnel, ce dessin caractériste dépendant bien plus du cerveau que de la rétine, de la réflexion et du sentiment que de la vision.

     

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    Ce dessin senti, tout artistique, si peu apprécié en général, est une des plus remarquables qualités d’Israëls et donne à ses œuvres ce charme si particulier qu’elles exhalent ; il n’aura pas la correction un peu mièvre d’un Meissonier, d’un Knaus, il y aura des fautes réelles parfois, mais il donnera le caractère d’une tête, exprimera avec intensité tel état d’âme d’une créature humaine, au lieu d’avoir l’air d’être un dessin fait d’après un mannequin habillé.

    Il y a nombre de tableaux de figure et de paysage, dont les auteurs passent pour savoir dessiner correctement. Cette soi-disant correction apparente déguise le plus souvent la pauvreté de l’esprit et l’absence de talent.

    Il faut être infiniment plus artiste pour jouer au théâtre un rôle avec émotion, que pour réciter froidement ce même rôle sans fautes de diction, de geste, mais d’une manière apprise, impersonnelle. Théâtre, peinture, musique, tous les arts ont la même exigence suprême, l’interprétation originale et sentie. J’ai entendu jouer merveilleusement un Wieniawsky, vu un Rossi, une Sarah Bernhardt, non sans incorrections, sans fausses notes, mais être si supérieurement artistes ! Ces incorrections sont les fautes de dessin d’un Millet, d’un Israëls. Absorbé par de hautes préoccupations, par des « pensées qui montent jusqu’au ciel » comme dit Victor Hugo, par la recherche de la vie, du mouvement, de l’expression ; et, rendant ces facteurs de tout œuvre d’art véritable, il ne s’aperçoit pas qu’il a fait la main trop petite ou trop grande en exprimant le geste, mis les yeux trop haut ou trop bas en traduisant l’expression.

    Et ses qualités sont trop rares, trop supérieures, pour que je n’aie pas insisté pour les faire apprécier.

     

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    La peinture d’Israëls est aussi très personnelle. Comme je le disais plus haut, ce n’est pas par larges coups de pinceaux, avec de belles coulées de pâte, ou au moyen d’empâtements, de frottis, de glacis qu’il travaille. Soigneusement il indiquera sur la toile vierge l’ensemble de la composition qu’il va peindre ; d’abord il massera les valeurs principales, les ombres et les clairs, le blanc et le noir du tableau. Cette esquisse faite, il prendra des modèles, et, d’après ceux-ci, ou quelquefois d’après des dessins faits antérieurement, il commencera lentement à construire son tableau, à créer ses figures. Avec de minces pinceaux et des brosses petites, il dessinera dans la couleur, posera de petites touches successives, de petites lignes vermicellées, les unes au dessus des autres, lentement, patiemment. Ces petites touches se fondent, s’harmonisent ; et avec le temps, la pâte ainsi obtenue, acquiert une belle qualité, devient un bel émail, qualité propre à toute bonne peinture.

    Ces petites touches un peu flottantes, décomposant imperceptiblement les couleurs par leur juxtaposition, donnent admirablement le sentiment d’atmosphère ambiante. Aussi ses toiles ont-elles toujours une douce lumière argentine, jamais de « trous », de parties opaques ou lourdes. Une fine lumière éclaire les objets, les figures ; des reflets les isolent, l’air circule, hommes et choses semblent se mouvoir dans l’air, « tournent », et par là même ont du relief, de la solidité, du « corps », par contraste avec la légèreté des perspectives aériennes.

    Ces qualités rares ne sont pas seulement visibles dans ses paysages avec figures, ou dans ses scènes d’intérieur. Lorsqu’il peint une tête, un portrait ou une tête de fantaisie, ces mêmes qualités contribuent au plus haut degré à donner l’expression, la vie, le relief des choses. Pas le relief brutal, le trompe-l’œil commun, vulgaire, la tête qui « sort du cadre », mais le sentiment, l’impression que telle tête peinte n’est pas une surface de toile colorée, plus ou moins plate ou en relief, mais que cette tête est solide, substantielle, isolée dans l’air qui l’entoure de tous côtés, par derrière et entre le spectateur et la toile. Et cela par la justesse des tons, mis en place dans leurs valeurs relatives.

    Dernièrement j’entendais Jacob Maris, le grand peintre au fin bon sens, raisonner longuement ces mérites d’Israëls, démontrer combien ces qualités sérieuses sont rares, à l’occasion d’un portrait d’un très célèbre peintre français, dont la peinture a une apparence de solidité, qui en réalité n’est qu’une rudesse de surface, un relief trompeur manquant « d’enveloppe », de cette profondeur d’atmosphère qui fait valoir la forme solide, et par contraste, l’isole, semble la faire vivre, respirer.

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    Ce mérite n’est certes pas de peu d’importance, et encore moins est-il commun. Ces qualités sont celles des grands maîtres coloristes ou luministes, d’un Velasquez, d’un Rembrandt. Aussi Israëls pense-t-il beaucoup à Rembrandt, qui fut peut-être avec le peintre espagnol son plus sérieux maître. Mais quand il dit familièrement : « Comment trouvez-vous mon Rembrandt ? », en parlant d’une de ses œuvres, il veut simplement dire : Trouvez-vous qu’elle a quelques-unes de ces qualités de vie, d’atmosphère ambiante, de clair et d’ombre, de vie, qui distinguent les toiles de ces maîtres.

    On n’en est plus à croire que le genre rembrantique était de faire une brusque tombée de lumière au milieu d’ombres profondes. Certes cet effet a souvent été recherché par Rembrandt, mais la caractéristique de sa peinture est de faire tout visible et saillant, et se détachant dans le cadre, de ne jamais sacrifier une partie secondaire en mettant des tons qui, restant opaques, ne s’éloignent pas, n’étant pas au plan exigé, ne donnent pas la sensation d’air circulant ou dans une chambre ou dans un paysage.

    Si je m’étends sur ces mérites des coloristes, c’est que l’on a cru que pour imiter Rembrandt il suffisait d’enduire une toile de bitume, de couleur foncée, brunâtre, et de faire tomber une abondante lumière sur un sujet principal. Maintenant qu’une étude approfondie et une compréhension artistique a démontré que ses ombres foncées ne sacrifiaient rien, que l’air circule toujours autour des choses, il est avéré que ses toiles, fraîchement peintes, avaient plutôt une tonalité grise par la juxtaposition de tons puissants, plutôt argentine que brune.

    Ces qualités de fin luministe, qui caractérisent les tableaux d’Israëls, sont exprimées au même degré d’intensité dans ses aquarelles.

    J’ai déjà dit ailleurs, à propos d’Israels, que les aquarellistes Hollandais, et lui en premier lieu, ne craignent pas de maculer, de salir la feuille de Whatman. Tandis que certains peintres la ménagent, s’efforcent de lui garder sa fraîcheur de papier neuf, tout en la couvrant de légères teintes, Israëls la frottera avec une éponge, des chiffons, de la gomme élastique. Il la lavera, l’essuiera, la fera sécher, amincira à la longue, à force de travail, le papier qui s’use, et fatigué de la sorte, il perdra son aspect de papier ; sa substance inerte sera transformée et l’œuvre évoquera des corps, des ombres, des perspectives aériennes.

    Les tons fins, argentins de ses toiles, la jolie douce lumière qui les baigne, ces charmes s’accentuent encore dans ses aquarelles. Aux couleurs transparentes de la couleur à l’eau, il mélangera un rien de gouache, un peu de blanc, quelques couleurs opaques qui, se mêlant avec les autres, lui donneront des tons mineurs, des blancs mats, des chairs rosées, des verts de patine, délicieusement fins, exprimant admirablement les différentes substances. Ainsi élaborées, ses aquarelles n’ont pas la fraîcheur froide des aquarelles anglaises, par exemple, et elles seront infiniment plus travaillées, plus artistiques. Loin d’être de pâles copies de la nature, montrant une impression superficielle, les aquarelles d’Israëls de même que ses tableaux, montrent un artiste ému, pénétré religieusement par le sujet qu’il peint, un peintre qui juge tout intéressant, jusqu’aux plus infimes choses, un panier dans un coin, un morceau de linge, les pierres ou les herbes du sol, parce que son œil est attiré et ému par la couleur et la forme de toute chose. Et alors l’art produit sa grande métamorphose, les plus misérables intérieurs de chaumières, les plus pauvres ouvriers, les plus ordinaires objets deviennent intéressants, beaux même, par l’intérêt ou l’émotion que l’artiste a ressenti et su exprimer dans son œuvre, et qu’il transmet à ceux qui peuvent le comprendre.

    Et c’est au moyen d’une vision supérieure, exprimée par des lignes senties, vivantes, et par la justesse des tons et des valeurs relatives, qu’Israëls parvient à émouvoir le spectateur, qu’il lui donne l’impression de la réalité ; mais d’une réalité que lui seul a vue et comprise ainsi, une réalité qui n’est pas la nature même, mais une quintessence de celle-ci, une synthèse faite par un poète. Israëls peint comme Paul Verlaine l’a si exquisément dit :


    Pas la couleur, rien que la nuance !

    Oh ! la nuance seule fiance

    Le rêve au rêve et la flûte au cor.


    Ph. Zilcken


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  • Jozef Israëls, par Ph. Zilcken (1)

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    Philippe Zilcken consacre les 40 premières pages de ses Peintres hollandais modernes (Amsterdam, J.M. Schalekamp, 1893) à l’un de ses maîtres, Jozef Israëls (1824-1911). C’est ce texte que nous reproduisons en trois parties avec la plupart des illustrations qui l’accompagnent (certaines coquilles et maladresses stylistiques ont été corrigées). En 1890, avec l’écrivain naturaliste Frans Netscher, le graveur avait déjà rédigé Josef Israëls, l’homme et l’artiste, illustré de douze eaux-fortes de Willem Steelink, la première d’une assez longue série d'études biographiques qu’il devait, au fil des années, offrir aux amateurs d’art.


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    Jozef Israëls, photo p. 3


    Dans ses souvenirs (1930), Zilcken raconte à propos de son enfance haguenoise : « Il est vraisemblable que la fréquentation d’artistes supérieurs (l’auteur songe surtout à Jozef Israëls, Anton Mauve et à Johannes Bosboom) contribua à développer en moi le goût de l’art, sous toutes ses formes. » Une page publiée plus tôt en néerlandais (Elsevier’s Geïllustreerd Maandschrift, 1904) fournit quelques précisions sur les premières impressions qu’il a gardées du maître : « Peu de temps après que M. et Mme Israëls se furent installés à ’s-Gravenhage, j’ai eu le privilège, que mon jeune âge m’empêchait d’apprécier à sa juste valeur, de les rencontrer. Il nous arrivait, à mes parents et à moi, de rendre visite au Maître. À cette époque, leur demeure sise Koninginnegracht, bouillonnait encore de vie. Le dimanche après-midi, Tilde et Itje jouaient sur le rebord d’une fenêtre donnant sur la rue. Isaac montrait déjà alors une grande aisance à dessiner. (…) Depuis cette époque, j’ai eu l’honneur d’apprendre à mieux connaître Jozef Israëls ; à chaque fois, j’ai pu apprécier en lui le brillant causeur, l’observateur plein d’esprit, le penseur profond sans oublier bien entendu le peintre au talent et à la sensibilité rares. C’est d’ailleurs lui qui m’a encouragé à assumer une carrière artistique. Bien plus tard, il est venu quelques fois chez moi pour faire des pointes sèches ou pour imprimer une nouvelle estampe. Sous son contrôle et sa direction, j’ai écrit en 1893, à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, une biographie documentée pour la revue De Gids. Puis les années ont passé. Aujourd’hui, en janvier 1904 (le 27), Jozef Israëls a fêté ses 80 ans. Quatre-vingts années ! Dont près de soixante-dix passées à travailler. Car lorsque j’ai accompagné il y a peu le photographe qui se rendait dans son atelier pour faire de lui un (dernier) portrait, j’ai trouvé le peintre au travail, certes un peu voûté sans doute, un tout petit peu moins allègre, mais sémillant et s’activant comme à son habitude ! Sur les chevalets, plusieurs tableaux, une aquarelle blonde près de la fenêtre, et lui passant de l’un à l’autre de ces travaux en cours. Dans sa maison, tout a changé ; sa fille Mathilde a épousé il y a longtemps M. Cohen Tervaert ; Isaac habite depuis 1885 à Amsterdam et Aleida, son épouse, nous a quittés il y a déjà bien des années. Ainsi, cette maison autrefois si gaie et animée est aujourd’hui bien silencieuse. Mais ce qui n’a en rien changé, ce qui a gardé tout son allant et tout son esprit, c’est l’énergie de l’artiste qui, malgré son grand âge, travaille sans interruption et produit des œuvres que l’on rangera parmi ses plus admirables. Aujourd’hui encore, tout comme par le passé, Israëls “n’est heureux qu’avec son attirail de peintre”, ainsi que le disait un jour sa femme en ma présence. »

    La « biographie » parue en 1894 que Zilcken mentionne est un texte qui occupe en réalité une vingtaine de pages dans la principale revue culturelle hollandaise du XIXe siècle, De Gids. De nombreux éléments sont repris par l’auteur dans Peintres hollandais modernes ; manquent toutefois l’évocation de l’intérieur de la demeure d’Israëls, où sont accrochées de multiples œuvres (de Eugène le Roux, Ary Scheffer, Josselin de Jong, Ingres, Millet, Mathijs Maris, Bosbomm, J.H. Weissenbruch, Lecouteux, Isaac Israëls, Mesdag, Daubigny…), ainsi que celle de l’atelier. On apprend par ailleurs que Jozef Israëls est aussi un grand lecteur des auteurs classiques « de tous les temps » ; il apprécie en particuliers Goethe et Heine.

    D’autres écrits de Philippe Zilcken reviennent sur le rôle du mécène J. Staats Forbesqui a promu la peinture d’Israëls en Angleterre. En France, Israëls - qui s'est rendu quelquefois à Barbizon - a exposé des œuvres à plusieurs reprises, aux Expositions Universelles, au Salon d’Automne ou encore à l’occasion d’une exposition d’estampes au Grand Palais en 1906 où Zilcken était lui aussi représenté. Ce dernier est par ailleurs revenu sur la toile intitulée Rêverie dans un petit article de l’hebdomadaire De Amsterdammer (19 janvier 1902), toile entre-temps rebaptisée Méditation.

    Une page d’Au jardin du passé résume plus ou moins ce que l’aquafortiste a pu écrire à propos de son aîné : « Josef Israëls est, quoi qu’on en dise, un de nos plus grands artistes du XIXe siècle. Destiné à devenir rabbin, très intelligent, son œuvre se ressent de sa jeunesse pauvre dans le nord du pays, ainsi que de ses idées philosophiques. Comme tant d’autres, Israëls alla à Paris dans l’atelier de Picot : mais la révolution de 48 le ramena en Hollande, “content de quitter la grande ville, où les hommes marchaient les uns sur les autres pour arriver à quelque chose...” Malade, il doit aller se reposer dans un village de pêcheurs, au bord de la mer du Nord, et c’est là, dans cette ambiance simple et saine, qu’il trouve sa voie. Dès lors, c’est le peuple – de pêcheurs surtout – qui l’attire et il rend toute leur vie mouvementée et dramatique souvent, dans un milieu admirablement pittoresque. Israëls a eu le don de magnifier la beauté, d’intensifier la nature ; comme chez Rodin, il y a chez lui de l’impalpable qui flotte autour de ses œuvres et ce “sentiment” transpose, au moyen de sa facture spontanée et personnelle, le plus humble sujet en pure symphonie de couleurs. Israëls avait un esprit très fin, parfois ironique. Un jour que je lui racontais avoir vu dans une collection un petit tableau attribué à lui qui me semblait quelque peu douteux, l’artiste me dit en souriant : “S’il est beau, il est véritable”, et quelques secondes après : “Moi je les trouve tous beaux !” Une autre fois, tant soit peu paradoxalement, il me dit avec beaucoup de justesse : “Ce que l’on a le moins en son pouvoir, c’est son propre travail”, voulant montrer par là combien ce que tout artiste cherche à exprimer reste loin de sa conception première. Le succès de ce volume (Zilcken parle ici de l’étude parue en 1890) me mena à écrire d’autres biographies d’artistes, et ainsi, j’ai pu contribuer à faire connaître nos grands peintres, trop peu appréciés en dehors de leur petite patrie. Un quart de siècle s’est écoulé depuis la mort de ces artistes, Mauve, les Maris, Israëls : une révolution mondiale a bouleversé les esprits aussi bien que les choses ; et les nouvelles générations ne sont souvent plus aptes à comprendre leur art élevé, profond. Néanmoins, ils resteront, de même que l’élite de leurs grands ancêtres, les Jan Steen, Vermeer, Rembrandt, non seulement par leurs qualités d’exécution, mais par le profond sentiment, si éloigné de toute sentimentalité qui anime et ennoblit leurs œuvres. »

     

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    les Peintres Hollandais Modernes dans L'art Moderne, 27/05/1894 (PDF)


    Avant les pages consacrées à Jozef Israëls, voici la préface des Peintres hollandais modernes ; elle présente la particularité d’avoir été revue par Verlaine lors du séjour qu’il effectua chez le peintre-graveur haguenois.

     

     

    PRÉFACE

     

    Nulle prétention littéraire. J’ai marché comme j’ai pu…

    Michelet

     

    Avant tout, un mot à propos de la langue employée : le Hollandais étant si peu su au delà des frontières des Pays-Bas, une langue étrangère s’imposait qui fût sue partout… où l’on s’occupe d’art et le français venait en premier lieu. Et maintenant, que le lecteur veuille excuser les incorrections et les barbarismes de langage, et ne considérer que l’intention, la pensée de l’auteur, et lui pardonner d’employer une langue dont il n’est pas le maitre.

    Ce volume, commencé il y a déjà une couple d’années, mérite entièrement la critique que Jan Veth faisait à propos d'Israëls, la première de ces études.

    Ce critique infiniment compétent disait avec une parfaite justesse que je m’arrêtais spécialement à certains détails caractéristiques ; en effet, ces essais sur nos grands contemporains sont avant tout une réunion de notes, tâchant de les faire mieux comprendre au public intelligent.

    Ce ne sont que des souvenirs, des appréciations personnelles, des notes, enfin, explicatives le plus souvent, réunies avec l’espoir de faire mieux saisir l’évolution de l’art subtil, sincère, élevé, de ces artistes d’élite, à nombre de leurs contemporains, instruits sans doute, mais pas artistes eux-mêmes, et partant, ne sachant pas toujours concevoir les mobiles qui ont amené telle œuvre ou tel effet.

    Et aussi avec l’espoir de faire aimer plus et mieux apprécier nos grands peintres par ceux qui ont en eux une fibre susceptible d’être cultivée, tâche délicate, mais exclusive, semble-t-il, de la critique.

    Le moment n’est peut-être pas encore arrivé, ces artistes étant trop nos contemporains, pour juger définitivement la place qu’ils prendront dans l’histoire de l’art moderne. Nous sommes néanmoins convaincu comme nous l’avons toujours été, ayant avec nous l’aristocratie intellectuelle, que leurs œuvres resteront un des plus beaux titres de gloire de leur patrie pour les temps à venir, et que leur grande et belle probité de hauts artistes, d’esprits supérieurs, rayonnera avec intensité au milieu des ténèbres qui envelopperont leurs contemporains dans l’oubli.

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    Peintres hollandais modernes, ill. p. 7


    Quelques repères bibliographiques : un simple coup d’œil sur les publications portant sur Jozef Israëls permet de constater que le peintre, après avoir été apprécié de son vivant, a plus ou moins « disparu » durant une cinquantaine d’années ; le regain d’intérêt pour son œuvre date des années 1980 suite à une grande exposition consacrée à l’École de La Haye en 1983.  Il existe un ouvrage assez volumineux de 1999 traduit en anglais : Dieuwertje Dekkers, Jozef Israëls (1824-1911), Zwolle, Waanders. Jozef Israëls a lui-même laissé des poèmes ainsi que le récit de son voyage en Espagne (traduit en allemand et en espagnol) ; il existe une version anglaise (trad. Alexander Louis Teixeira de Mattos) de son essai sur Rembrandt (voir sur www.archive.org, site qui propose également en PDF le texte de l'ouvrage anglais de J.E. Phythian, Jozef Israëls, Londres, 1912). Une thèse rédigée en néerlandais étudie les œuvres du maître représentant des pêcheurs. Une autre, disponible en anglais et intitulée : Art in Reproduction : Nineteenth-Century Prints after Lawrence Alma-Tadema, Jozef Israëls and Ary Scheffer, est consultable en ligne sur : www.narcis.info

    Notons encore que Philippe Zilcken avait convaincu les éditeurs de l'ouvrage en plusieurs volumes Grands peintres français et étrangers (Paris, Launette, 1884-1886) de publier, outre son texte sur H.W. Mesdag, un article consacré à J. Israëls.